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Les théories tiers-mondistes du droit international semblent connaître un « second souffle » dans la littérature anglophone depuis le milieu des années 90, comme en témoignent les réunions académiques des Third World Approaches to International Law (twail), aux universités d’Harvard en 1997, d’Osgoode Hall en 2001 et d’Albany en 2007. En mars 1997 s’est ainsi tenue à l’Université d’Harvard la première conférence académique dédiée aux twail. À cette occasion, les participants ont adopté une déclaration commune dans laquelle ils énoncent deux objectifs : regrouper les chercheurs concernés par les défis et opportunités auxquels est actuellement confronté le tiers-monde d’une part, et dénoncer une doctrine dominante qui, selon eux, participe à légitimer un processus global de marginalisation et de domination des peuples du tiers-monde, d’autre part[1]. Ce réseau de chercheurs déclare partager une volonté commune de démocratiser le droit international, et ce, pour avancer dans la formulation de propositions constructives et alternatives à celles du premier monde[2].

Sur ce point, les twail s’inscrivent dans la continuité des premières analyses tiers-mondistes du droit international, et simultanément, il nous semble que des unes aux autres, on peut repérer des déplacements dans l’analyse. Les twail se démarquent en effet des théories tiers-mondistes de la première génération sur deux points en particulier : la conceptualisation de la souveraineté des États ainsi que celle du principe d’universalité, pierres angulaires du droit international.

C’est cette tension entre les liens de continuité et de discontinuité qui unissent les twail aux premières théories tiers-mondistes que nous voudrions éclairer ici[3]. Cet article procède en trois temps. Dans une première partie, nous tenterons de rendre compte schématiquement du contexte historique et sociopolitique dans lequel il faut remettre la production de cette littérature tiers-mondiste. Dans un second temps, nous montrerons qu’il existe une posture méthodologique commune entre la première et la seconde génération des théories tiers-mondistes, les twail s’appuyant sur l’un des principaux concepts hérités de la colonisation : le concept de « tiers-monde ». Son usage constitue en lui-même un point de vue épistémologique critique vis-à-vis de la doctrine dominante. Enfin, dans une troisième et dernière partie, ce sont les discontinuités qui retiendront notre attention. Alors que la première génération s’appuyait avant tout sur les notions de souveraineté nationale et sur le principe d’universalité pour changer l’ordre international établi, les twail développent une analyse critique de ces deux concepts, auxquels ils opposent respectivement les principes de société civile et de pluralisme.

I – Contexte d’émergence des théories tiers-mondistes et des twail

Les premières théories tiers-mondistes ont émergé au lendemain de la décolonisation et dans la période dite de la guerre froide. La priorité était alors donnée à l’indépendance nationale, au droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, à l’intégration dans l’ordre juridique international et à l’établissement de correctifs interétatiques dans le champ du commerce international. Les twail se construisent dans un tout autre contexte. L’indépendance nationale est acquise pour la majeure partie des États du tiers-monde, et la dislocation du bloc soviétique, en mettant un terme à la guerre froide, a laissé place à une période dite de mondialisation qui serait caractérisée par l’acceptation d’un certain nombre de valeurs communes, telle que l’économie de marché ou la démocratie libérale. C’est dans ce contexte, et à partir du constat de l’échec des stratégies préconisées par les premiers auteurs tiers-mondistes, que les twail se forgent et proposent de nouvelles méthodes d’analyse et de nouveaux objectifs.

A — La décolonisation et le nouvel ordre économique international

Dans le champ du droit international, la prise en compte des intérêts spécifiques des peuples du tiers-monde est relativement récente[4]. De fait, avant la décolonisation et l’accession à l’indépendance, les peuples du tiers-monde étaient régis uniquement par le droit interne des puissances coloniales et leurs revendications n’étaient pas ou peu prises en compte par les institutions internationales. Mais dès 1960, à la suite de la Conférence de Bandung, puis du vaste mouvement de décolonisation, les nations du tiers-monde s’organisent. Disposant d’une majorité à l’Assemblée générale des Nations Unies, elles peuvent alors imposer une série de déclarations légitimant leurs aspirations en matière de développement économique et politique[5]. L’adoption de pratiques communes et la volonté de construire des positions unifiées pour apparaître comme un groupe de pays organisés politiquement, ou comme un bloc face au premier monde leur permettent de modifier à leur profit les règles du droit international : les déclarations sur l’octroi de l’indépendance aux pays et peuples coloniaux[6] ou sur la souveraineté permanente sur les ressources naturelles en sont des exemples[7]. Ainsi, avec la décolonisation, les droits humains et l’ensemble des valeurs humanitaires du droit international se retournent contre leurs promoteurs au nom du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes[8]. De même, dans le champ commercial, il ne s’agit pas tant pour ces jeunes États de contester les fondements régissant les échanges commerciaux, comme la clause de la nation la plus favorisée ou le traitement national, que de s’intégrer dans ce système en établissant des mécanismes compensatoires, des règles plus justes et plus équilibrées, qui prennent en compte leur niveau de développement. Ils défendent alors l’établissement d’un nouvel ordre économique international[9].

C’est dans ce contexte qu’un courant doctrinal, notamment francophone, tente de théoriser les apports des États tiers-mondistes à la construction du droit international et insiste pour modifier le contenu et le mode de formation du droit international[10]. Pour les auteurs de ce courant, l’égalité souveraine des États demeure abstraite tant que l’inégalité de développement n’est pas corrigée. Ils montrent ainsi les intérêts contradictoires entre les pays du tiers-monde et ceux des États occidentaux, défendent le caractère contraignant de certaines résolutions de l’Assemblée générale des Nations Unies, et dénoncent « la chronolâtrie juridique » du droit international classique en affirmant qu’« une norme n’est pas nécessairement meilleure parce qu’elle a reçu la consécration de nombre de générations et triomphé de l’épreuve du temps[11] ». Dans ce cadre l’État est présenté comme le principal acteur de l’émancipation des peuples et les Nations Unies comme une institution porteuse d’espoirs, représentante de tous les États, et chargée d’assurer le respect de ce Nouvel ordre économique international.

Toutefois, dès leur émergence, les théories tiers-mondistes se heurtent à une forte résistance. Les partisans de la doctrine dominante en droit international refusent de reconnaître une quelconque légitimité scientifique à ce courant d’analyse, et au concept de tiers-monde en particulier[12]. K. Mickelson a bien montré comment ces théories ont largement été discréditées par la doctrine juridique dominante, les considérant généralement comme « idéologiques », « communistes », « réactives », « utopistes », « peu cohérentes », et limitées à des questions spécifiques, ou ad hoc[13].

B — La mondialisation

Le contexte dans lequel il faut replacer les twail est celui à la fois de l’effondrement de l’urss, du déploiement des politiques construites par les institutions de Bretton Woods à l’échelle internationale et du développement considérable du droit international, tant au plan normatif qu’institutionnel. La pertinence du concept de tiers-monde est toujours contestée mais cette résistance prend appui sur une nouvelle rhétorique. En premier lieu, le tiers-monde serait éclaté. Il est convenu qu’il n’est plus possible de comparer le Brésil ou Taïwan avec la Bolivie ou l’Ouganda. Ainsi, pour A. Pellet, « l’unité est très fortement menacée par les disparités de plus en plus évidentes entre ?les tiers-mondes’ : alors que l’Afrique s’enfonce dans le sous-développement, l’Amérique latine connaît un renouveau démocratique sans que ses difficultés économiques en soient résolues, tandis que le développement de l’Asie ou, du moins, de certains États asiatiques, est une réalité tangible[14] ». En second lieu, le concept de tiers-monde est contesté au nom d’un universalisme abstrait, « la mondialisation » ; et la fin de la guerre froide aurait permis l’émergence d’un consensus sur le droit international et certaines de ses valeurs qui n’existaient pas auparavant à l’échelle de la planète[15]. La « mondialisation » véhiculerait des concepts universaux. L’acceptation à l’échelle planétaire de l’économie de marché et du principe des élections libres serait révélatrice d’un partage de valeurs communes et, pour les plus convaincus de la fin des grands conflits idéologiques[16]. Il serait dès lors temps pour certains de « tourner la page » de la période coloniale, et de prendre en considération les spécificités de chacun mais également les responsabilités propres aux États du tiers-monde[17]. Le passé colonial et les contradictions entre les deux groupes de pays apparaissent ainsi mises au second plan par rapport à l’urgence d’identifier les problèmes et les responsabilités spécifiques à chaque pays.

C’est donc dans ce contexte et contre cette nouvelle rhétorique que se forge un nouveau courant tiers-mondiste depuis la fin des années 90.

C — Les éléments caractéristiques des twail

Dans la Déclaration commune, adoptée en 1997, les twail se définissent contre « un réseau de chercheurs particulièrement concernés par les défis et les opportunités auxquels sont confrontés les peuples du tiers-monde dans le nouvel ordre mondial[18] ». Ils dénoncent une doctrine dominante (dominant voice of international law scholarship) qui participe et contribue encore aujourd’hui « à légitimer un processus global de marginalisation et de domination » des peuples du tiers-monde.

Pour J. Gathii, trois caractéristiques centrales permettent de distinguer les twail de l’analyse dominante en droit international : la reconnaissance de la centralité de la colonisation dans la construction du droit international contemporain ; une approche critique des rapports entre le capital, la libéralisation des échanges et les enjeux « identitaires » ; une approche critique également de l’État qui n’est plus considéré comme l’unique et principal acteur de l’émancipation des peuples[19].

La volonté d’inscrire l’analyse du droit international dans son histoire, une histoire qui ne se limite pas à celle de l’Occident, mais qui prenne en considération le rôle de la colonisation dans la formation des normes et des États du tiers-monde ainsi que les revendications de ces États, est certainement l’une des caractéristiques centrales des twail. Il s’agit de revoir la manière de comprendre l’évolution du droit en intégrant les rapports Nord/Sud à l’analyse ainsi que de révéler les techniques utilisées par les acteurs dominants pour imposer leurs vues. Comme nous le verrons, le caractère universel des droits humains ou des concepts de « souveraineté », de « civilisation » ou de « développement » est tout particulièrement dénoncé comme un instrument de légitimation, d’ingérence et de contrôle des peuples du tiers-monde.

Le deuxième élément caractéristique est un regard critique sur les stratégies actuellement développées pour assurer le « développement » des peuples du tiers-monde. Si la critique du système économique dominant est plus ou moins radicale selon les auteurs, ils partagent tous la conviction que le système actuel ne répond pas aux aspirations du tiers-monde et qu’il est par conséquent nécessaire de le dénoncer et de construire de nouvelles alternatives en dehors des stratégies préconisées par la doctrine dominante. Enfin, la dénonciation de l’État nation, de son caractère unifié ainsi que les doutes sur sa capacité à répondre aux attentes des peuples du tiers-monde constituent également l’une des caractéristiques centrales et communes aux twail.

Les objectifs poursuivis par les twail sont, selon M. Mutua, de trois ordres, étroitement reliés les uns aux autres[20]. Premièrement, il s’agit de comprendre et de déconstruire l’utilisation du droit comme un outil permettant la création et la perpétuation d’un système hiérarchique, sexiste et raciste, au service d’une minorité d’États du premier monde. Deuxièmement, les twail souhaitent construire un ordre international alternatif à l’ordre existant. Enfin, ils doivent contribuer, par la recherche scientifique, à l’éradication de la misère des peuples du tiers-monde. Les twail s’engagent à poursuivre ces objectifs en se déclarant « anti-hiérarchiques », « contre-hégémoniques », suspicieux à l’encontre des croyances et vérités universelles et ouverts à d’autres courants critiques tels que les Critical Legal Studies, les Critical Race theory, les analyses féministes du droit international ou encore les postcolonialistes[21].

Les twail ne constituent cependant pas un bloc homogène, parfaitement unifié. Au contraire, c’est un courant qui se déclare ouvertement éclaté tant du point de vue des thématiques, des spécialités et des questions qui le traversent, que du point de vue de l’analyse. Dans leur déclaration commune, ils se défendent de partager une vision « unique de la direction et des stratégies » à adopter. La diversité est donc positivement revendiquée par les twail. Elle marquerait une rupture avec les formes d’organisations « passées », « archaïques », « dogmatiques », « intrusives » et « centralisées » attribuées aux vieilles pratiques nationalistes au profit d’autres formes d’organisation, fondées sur l’« inclusion dans la diversité », la « décentralisation », « l’horizontalité », la prise en considération des « identités plurielles »[22].

Cette stratégie « pluraliste » a des implications concrètes : ces auteurs qui se réclament des twail ne partagent pas tous la même analyse de ce qui peut et doit être fait pour établir un ordre international plus juste[23]. Ainsi, souligne O.C. Okafor, certains twail se disent ouvertement socialistes (B.S. Chimni), d’autres peuvent être davantage rattachés au poststructuralisme (B. Rajagopal, V. Nesiah), ou à l’analyse féministe du droit international (C. Nyamu, S. Tamale[24]). Une approche pluraliste est, selon eux, la plus à même de regrouper les chercheurs préoccupés par les revendications du tiers-monde et de proposer une analyse du droit international et de son évolution qui ne soit ni dogmatique, ni impérialiste[25]. Comme le résume D. Fidler, la « quête » des twail pour construire un ordre international post-hégémonique peut être symbolisée par le slogan « l’unité dans la diversité[26] ».

L’unité des twail se situe ainsi essentiellement dans leur opposition commune à l’ordre international existant ainsi que dans l’adoption d’une méthode d’analyse du droit, qui prenne appui sur l’histoire du colonialisme et des résistances[27].

II – Les continuités avec les premiers auteurs tiers-mondistes

Au regard de ce qui précède il apparaît que les twail sont des héritiers des premières théories tiers-mondistes. Tout comme celles-ci, les twail défendent le caractère central des contradictions entre les pays du tiers-monde et du premier monde et tout comme celles-ci, ils insistent sur la nécessité de développer une autre approche du droit international.

A — La centralité des contradictions entre les deux groupes de pays

Dans la continuité des premiers auteurs tiers-mondistes, et a contrario de l’analyse dominante dans le champ du droit international, les twail mettent l’accent sur le caractère encore structurant des contradictions entre le tiers-monde et les anciennes puissances coloniales. Pour ces auteurs, s’il est vrai qu’on ne peut raisonner sur le tiers-monde pris comme un tout, défini géographiquement et défendant une politique globale et cohérente, il reste en revanche possible et nécessaire de raisonner sur l’opposition entre pays du premier monde et pays du tiers-monde[28]. Ainsi, sans minimiser l’hétérogénéité des pays du Sud[29], certains éléments justifient toujours le recours au concept de tiers-monde. En premier lieu, de nombreux points communs caractérisent encore aujourd’hui les États de la périphérie : le passé colonial, la faiblesse de l’État, leur marginalisation dans les institutions internationales, leur extrême pauvreté[30]. En second lieu, le tiers-monde constitue l’un des rares concepts permettant de contester le caractère global et unitaire du droit international ; en soulignant les contradictions entre deux groupes de pays, il permet notamment de dénoncer des politiques hégémoniques qui, derrière le « sceau de l’universalité », imposent des pratiques qui ne correspondent qu’aux intérêts d’une minorité. En troisième lieu, le maintien d’accords dits de développement ou de coopération, qui régulent encore aujourd’hui les échanges, l’aide financière, et dans une large mesure les rapports politiques entre les deux groupes de pays, justifie également la pertinence du concept ; d’autant plus que les divergences d’intérêts entre les États du premier monde ont tendance à s’estomper lorsque des choix cruciaux doivent être faits (grandes négociations économiques, interventions financières, militaires, etc.)[31].

D’un point de vue épistémologique, les twail partagent un postulat : le droit international n’évolue pas de manière linéaire, continue et légitime. Ce sont les rapports contradictoires entre les deux groupes de pays qui orientent sa structure et son contenu. Comme le souligne Gathii, de la même manière que l’analyse tiers-mondiste se développe en opposition à une approche consensuelle et universaliste libérale/conservatrice du droit international, cette approche consensuelle se forme en opposition avec les approches tiers-mondistes[32]. Cette dialectique est l’un des moteurs du droit international. A contrario, son occultation ne permet pas de rendre compte du contenu et du rôle du droit international. Le concept de « tiers-monde », insiste M. Mutua, ne recouvre donc pas la même chose que les termes « sous-développés », « moins développés » ou « en développement »[33]. Il permet de souligner les contradictions entre les anciennes puissances coloniales et les États du tiers-monde, les premières n’existant pas sans les seconds, et inversement.

Cette insistance sur la contradiction entre le premier et le tiers-monde ne signifie pas, pour les twail, que seuls les rapports entre les deux groupes de pays sont explicatifs de l’évolution du droit international. D’autres rapports conditionnent et structurent cette évolution : les rapports sociaux de classes, de sexe, de race, etc.[34]. Cependant, il n’existe aucune raison aujourd’hui d’évacuer ou de reléguer au second plan la division internationale du travail et les contradictions entre les États du tiers-monde et les États occidentaux pour comprendre le rapport que les institutions internationales, les États ou les peuples entretiennent vis-à-vis du droit international.

B — La dénonciation de l’ordre juridique international et de la doctrine dominante

Dans la continuité des premiers auteurs tiers-mondistes, les twail s’engagent également à dénoncer l’ordre juridique international existant ainsi que son évolution. À contre-courant de l’analyse dominante, les twail estiment que les développements institutionnels et normatifs récents du di ne traduisent pas un renforcement du droit sur la force. Au contraire, pour certains, on assiste à l’émergence d’un « État impérial global » (Imperial Global State) via le transfert de la souveraineté des États du tiers-monde vers les institutions internationales contrôlées par une classe capitaliste transnationale[35]. D’autres préfèrent parler d’un ordre « hégémonique » mais l’analyse est unanime[36]. Le droit international reste un instrument au service des intérêts des anciennes puissances coloniales. Cette critique est présente dans toutes les études des twail et porte sur l’ensemble du champ du di. Nous limiterons cependant notre analyse à quelques exemples qui ont retenu l’attention des twail et qui apparaissent particulièrement révélateurs des critiques adressées par ces auteurs à une analyse dominante tendant à présenter l’évolution du droit international comme nécessaire et légitime, et plus généralement comme un progrès continu.

Les twail dénoncent notamment le postulat selon lequel les attentats du 11 septembre 2001 auraient inauguré une « nouvelle ère » dans le champ des relations internationales qui nécessiterait une réforme en profondeur des règles du di, telles que la levée de l’interdiction du recours à l’usage de la force ou de la torture. Ils rappellent que les États dominants ont toujours invoqué des « nécessités nouvelles » ou des « contraintes d’un nouvel ordre » pour tenter de modifier à leur profit les règles existantes[37]. Comme l’a déjà souligné D. Kennedy, dans le champ du droit international, la nouveauté est généralement invoquée quand rien ne change[38]. De fait, la nouveauté suppose de s’adapter, généralement dans l’urgence, et non de faire un bilan de pratiques passées. Concrètement, souligne A. Anghie, cette rhétorique sert des intérêts bien particuliers. En invoquant l’échec de la Société des Nations, une minorité d’États tente d’imposer au reste du monde la nécessité de réformer le cadre institutionnel existant. En d’autres termes, si l’onu n’est pas capable de s’adapter et de faire face à ses nouvelles réalités, alors il faut passer outre[39].

Le terrorisme, insistent les twail, n’est pas une nouveauté pour les États du tiers-monde. La colonisation et la guerre froide en ont donné de multiples exemples[40]. Ce qui évolue en revanche, c’est la définition du terrorisme en droit international. Pour U. Baxi, le changement majeur depuis les évènements du 11 septembre 2001 est l’occultation du terrorisme d’État, en particulier celui des États occidentaux qui, via les compagnies multinationales notamment, soutiennent ou exercent des activités terroristes dans les pays du tiers-monde[41]. Ce glissement dans l’analyse du terrorisme, souligne I. Mgbeoji, sert aujourd’hui à stigmatiser les États et les peuples du tiers-monde et à remettre en cause les libertés individuelles ; cela tant dans les États du tiers-monde que dans ceux du premier monde[42]. La « guerre contre le terrorisme » instaure une nouvelle règle d’autodéfense, fondée sur le soupçon, sans aucun précédent récent en di et limite par conséquent le recours à des moyens pacifiques pour mettre un terme aux violences internationales[43]. Cette « guerre » est ainsi dénoncée comme une véritable guerre contre le droit international, les droits humains et le droit humanitaire, une guerre contre le pluralisme et l’organisation pacifique des relations interétatiques[44].

Gathii rappelle ainsi que l’interdiction des guerres préventives est un acquis du droit international et que la pratique d’une minorité d’États ne peut, à elle seule, modifier cette règle de droit coutumier[45]. Le développement d’interventions dites humanitaires est également contesté. C’est tout particulièrement la sélectivité, le « deux poids, deux mesures », qui est remis en cause. Selon M. Ayoob, la violation continuelle des Conventions de Genève et le non-respect par Israël d’une trentaine de résolutions du Conseil de sécurité adoptées depuis 1968 ne constituent pas une justification suffisante pour intervenir alors que le non-respect d’une seule résolution par l’Irak a permis à certains auteurs de légitimer l’intervention des États-Unis et de ses alliés[46]. Dans le même sens, en retraçant l’historique des interventions dites humanitaires, V. Nesiah montre qu’il y a toujours eu un lien étroit entre l’intervention humanitaire et l’intervention militaire et que les deux concepts ne sont pas tant opposés qu’associés afin de légitimer les interventions armées dans les États du tiers-monde. Selon elle, les « interventions humanitaires » servent à masquer des interventions purement impérialistes[47].

L’émergence d’une véritable administration internationale, avec la prolifération d’institutions et de juridictions chargées d’établir et de contrôler le droit international n’échappe pas aux critiques des twail. Le problème n’est pas le développement en soi de mécanismes de contrôle du di. Dans certains cas, ils peuvent constituer d’utiles instruments de résistance à l’oppression. Le problème a trait aux conséquences asymétriques de ces institutions et juridictions sur le droit interne des États du tiers-monde et du premier monde[48]. À titre d’exemple, les développements considérables de la justice pénale internationale, généralement présentés comme l’un des principaux progrès de ses dernières années, sont largement critiqués. Les twail dénoncent une justice partiale, qui évacue les violations massives des droits économiques et sociaux de son champ d’intervention et qui reste centrée sur la responsabilité individuelle des crimes, excluant de ce fait les responsabilités collectives et celles des institutions internationales en charge de la paix et de la sécurité et des États les plus puissants[49]. De même, dans le champ du droit commercial, la création de l’Organe de règlement des différends à l’omc ou l’augmentation des recours en matière d’arbitrage, également présentées comme d’importants progrès du droit sur la force par la doctrine dominante, sont soumises à la critique des twail. Ceux-ci insistent notamment sur l’absence d’effectivité du Traitement spécial et différencié ainsi que sur le caractère asymétrique des obligations à la charge des deux groupes de pays[50]. Ibironke T. Odumosu relève que les 110 affaires actuellement pendantes devant le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (cirdi) ont été initiées par des investisseurs étrangers contre des États non membres de l’ocde[51].

C’est ainsi que les twail, dans la continuité des premiers auteurs tiers-mondistes, défendent une analyse critique de l’ordre juridique existant, et remettent en cause l’idée selon laquelle les développements normatifs et institutionnels de ces dernières années traduiraient un renforcement du droit sur la force. Ils dénoncent ainsi l’approche dominante de l’étude du droit international qu’ils estiment largement indifférente aux revendications du tiers-monde. Ces revendications insistent-ils, échappent le plus souvent à la critique du droit[52]. La doctrine française, qui était pourtant l’une des premières à avoir soutenu et théorisé le « droit du développement », a ainsi largement abandonné son enseignement au profit de celui du droit du commerce international ou du droit des affaires[53]. B.S. Chimni, dans son manifeste pour une analyse tiers-mondiste du di, tient ainsi à mettre en garde les étudiants du tiers-monde contre le mode actuel de production et de diffusion de la doctrine occidentale et les invite à rechercher d’autres sources documentaires en droit international[54]. Dans cette optique, il propose une liste de sujets qu’il estime important de traiter : la transparence des institutions internationales et leur responsabilité, les mécanismes permettant d’engager la responsabilité des firmes multinationales, la conceptualisation de la notion de souveraineté permanente comme un droit des peuples et non des États, l’appropriation des outils juridiques, et en particulier les droits de l’homme, la protection de la souveraineté monétaire, la définition d’un développement durable conforme aux intérêts du Sud, la mobilité des personnes, et ainsi de suite[55].

En reconnaissant la centralité d’un raisonnement focalisé sur les contradictions entre les deux groupes de pays et en dénonçant l’ordre établi, les auteurs du twail partagent dans une large mesure les objectifs et les méthodes des premiers auteurs tiers-mondistes. À l’instar de ces derniers, les twail apparaissent comme un courant de pensée qui tente de s’opposer à l’approche dominante dans le champ du droit international. En ce sens, c’est un mouvement politique et intellectuel[56]. Sur d’autres aspects, en revanche, les twail se distinguent fortement des premiers auteurs tiers-mondistes. C’est ce que nous allons illustrer dans la troisième partie.

III – Un courant en rupture : la critique de l’État postcolonial et de l’universalisme du droit international

Les stratégies des premiers auteurs tiers-mondistes sont largement analysées par les twail comme « nationaliste/étatiste » et « intégrationniste/réformiste »[57]. Il s’agissait prioritairement de reconnaître le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, via la reconnaissance de l’État dans l’ordre juridique international, et de réformer le droit international, notamment par l’adoption de résolutions au sein des Nations Unies. L’État postcolonial et les fondements du droit international n’étaient pas ou peu contestés par les premiers tiers-mondistes. Les twail adoptent pour leur part une approche très critique de l’État-nation et du caractère universel du di.

A — Une critique de la conception et du rôle de l’État en droit international

Les premiers auteurs tiers-mondistes développaient une approche peu critique de l’État. La priorité était donnée à l’indépendance nationale. L’État était envisagé comme un tout, transcendant les conflits de classe, de race, de sexe, etc. La principale fonction des élites était de légitimer l’État comme source de régulation sociale[58]. De manière schématique, l’intérêt de l’État était identifié à celui du peuple. Les twail, tout en reconnaissant l’importance de la notion de souveraineté étatique pour préserver l’État de toute ingérence dans les affaires intérieures, critiquent fortement le concept d’État souverain, sa construction, mais également son caractère violent et autoritaire[59].

O.C. Okafor insiste ainsi sur les origines coloniales des États du tiers-monde, dont les frontières ont été imposées par les anciennes métropoles, sans considération pour les réalités sociales et ethniques de ces pays. Les États africains, en particulier, ne sont donc pas un produit des luttes internes mais un héritage de la décolonisation et du modèle dominant de l’État-nation, tel que conçu, promu et défini par les anciennes puissances coloniales[60]. Réappropriés par une élite minoritaire, qui a davantage cherché à rendre ces États légitimes au regard des exigences du droit international qu’à renforcer la démocratie interne et à prendre en considération les différentes catégories de sa population, les États postcoloniaux sont ainsi jugés, à la différence des premiers auteurs tiers-mondistes, « structurellement illégitimes[61] ». Defacto, selon B.S. Chimni, les critères imposés par le droit international pour consacrer l’existence d’un « État démocratique » sont relativement limités[62]. Peu importe le contenu de cette démocratie à partir du moment où la liberté d’expression est reconnue, que plusieurs partis peuvent se présenter et que l’État s’engage à respecter ses engagements internationaux, et en particulier la protection de la propriété privée. Peu importent les conséquences des politiques mises en oeuvre du moment qu’elles n’entrent pas en contradiction avec les dispositions des grandes institutions économiques et financières[63].

Les twail invitent ainsi à revoir le rôle de l’État postcolonial dans l’élaboration d’un droit international plus juste, et à questionner sa capacité à assurer l’émancipation des peuples du tiers-monde. Cette critique de l’État suppose, selon eux, d’accorder davantage de place aux luttes sociales et aux revendications locales et de déplacer l’analyse d’une approche principalement étatiste vers la prise en considération des mouvements sociaux et des pouvoirs locaux[64]. En ce sens, B. Rajagopal souligne le paradoxe suivant : tandis que la majeure partie des peuples du tiers-monde vit dans des espaces non-institutionnalisés (la famille, le secteur informel et en dehors des partis politiques), la doctrine dominante reste centrée sur les mécanismes institutionnels et interétatiques[65]. L’auteur insiste a contrario sur la nécessité d’étudier les relations entre les institutions internationales et les luttes locales et invite les twail à théoriser cette résistance[66]. Il montre ainsi, comment les politiques préconisées par les institutions internationales, telle que la lutte contre la pauvreté par exemple, sont amenées à évoluer en fonction des résistances locales[67].

Les twail préconisent de prendre en compte à la fois les contradictions internes au sein des États et le rôle de la société civile pour comprendre le développement du droit international et des institutions internationales, mais également pour envisager un autre droit international[68]. La démocratisation recherchée du droit international suppose ainsi de « décentraliser » sa légitimité[69], en tenant compte des expériences locales des pays du tiers-monde, des pouvoirs locaux, voire pour certains, d’institutionnaliser une « citoyenneté globale[70] ».

Cette invitation à reconnaître le caractère central des mouvements sociaux dans la formation et le développement du droit international est largement commune aux twail. Toutefois, pour D. Fidler, cette prise en considération ne suffit pas, en elle-même, à favoriser l’établissement d’un ordre international structurellement démocratique[71]. Il montre comment le libéralisme s’accommode fort bien du développement de réseaux d’ong et des mouvements sociaux transnationaux. Au niveau interne, le libéralisme encourage la « participation civile » via la défense de la liberté d’expression et le droit de vote ; au niveau international, il favorise le développement de réseaux transnationaux de solidarité, en soutenant financièrement les ong qui composent les mouvements sociaux internationaux. Selon l’auteur, la liberté d’expression ne signifie pas que l’on soit entendu et n’implique pas une remise en cause de la répartition des pouvoirs. La reconnaissance du rôle de la société civile et des mouvements sociaux par les twail n’entre pas nécessairement en contradiction avec l’agenda hégémonique des États du premier monde. En ce sens, poursuit Fidler, cette reconnaissance pourrait être comparée avec l’acceptation des structures westphaliennes et étatistes du droit international par les États du tiers-monde au lendemain de la décolonisation, acceptation contre laquelle les twail se sont pourtant en partie construites[72].

B — Une critique du caractère universel du droit international

L’échec du Nouvel ordre économique international a conduit les twail à théoriser davantage les fondements du droit international que leurs prédécesseurs, reprochant ainsi aux premiers théoriciens tiers-mondistes du droit international d’avoir cherché à se réapproprier les techniques du di pour l’adapter et le réformer en fonction des intérêts des États du tiers-monde, plutôt qu’à questionner les fondements de ce droit. Ainsi, au lieu d’analyser le colonialisme comme une étape, une anomalie dans le cadre du droit international, ils développent une approche bien plus radicale selon laquelle le colonialisme reste un élément structurant la formation du di. Ils invitent à chercher les continuités et les discontinuités entre le colonialisme et l’ordre juridique international contemporain et, ce faisant, à dénoncer le caractère faussement universel du di.

En situant leur objet d’étude dans l’histoire coloniale, les twail dénoncent ainsi l’instrumentalisation de certains concepts, présentés comme universaux, qui, loin de favoriser une remise en cause des pratiques coloniales, s’inscrivent dans la continuité de ces pratiques. Les notions de souveraineté, de développement ou de droits humains, en particulier, sont fortement questionnées en tant que produit du colonialisme et outil d’ingérence et de légitimation de politiques définies par le premier monde. A. Anghie, par exemple, établit un lien de continuité entre le concept de « civilisation » tel qu’il était entendu par les pays coloniaux, puis la Société des Nations, et celui de « développement », tel qu’il est aujourd’hui mobilisé par les institutions internationales pour légitimer l’ingérence étrangère dans les affaires intérieures des anciennes colonies et pour contrôler la bonne application de règles commerciales[73]. Il montre également comment le concept de « souveraineté » a été utilisé pour légitimer les conquêtes coloniales et instrumentalisé pour établir des obligations asymétriques entre les peuples du premier et du tiers-monde. Ces concepts ont ainsi pour effet de favoriser une continuité et non une rupture entre l’avant et l’après décolonisation repérable dans un transfert de compétence de l’État vers l’ordre juridique international. Il existe donc, selon Anghie, une continuelle « économicisation de la souveraineté » des États du tiers-monde au nom du développement[74]. Dans son sillage, J.T. Gathii s’intéresse au lien entre le développement du droit international au xixe siècle et l’expansion à l’ensemble des colonies des règles de droit privé anglais. À travers une étude approfondie de la jurisprudence anglaise concernant les protectorats britanniques, ou la jurisprudence de la Cour suprême des États-Unis à l’époque de la guerre de sécession et de la « conquête de l’Ouest », il établit des liens de continuité entre les pratiques colonialistes et certaines pratiques actuelles, notamment en matière de compétence extraterritoriale (dans le champ du commerce international ou de la lutte contre le terrorisme)[75] ou en ce qui a trait à la confiscation de la propriété privée en période de guerre[76].

M. Mutua dénonce quant à lui le caractère universel des droits humains. Selon cet auteur, ces droits favorisent l’universalisation d’un modèle euro-centrique[77]. Il illustre cette idée à partir de la métaphore sauvage/victimes/sauveurs, selon laquelle les droits humains, comme la démocratie et le libéralisme occidental sont utilisés pour sauver les « sauvages » (non-européens), mettre un terme aux souffrances des « victimes » (généralement non-européennes), par l’intervention d’un « sauveur » (les États du premier monde). L’évolution du mouvement des droits de l’homme serait sur ce point significative. Alors que ce mouvement s’est construit pour dénoncer et faire face aux atrocités commises en Europe, les activités des organisations internationales qui s’en revendiquent aujourd’hui sont essentiellement centrées sur les États du tiers-monde. Les violations commises par les États occidentaux échappent largement à leur intervention et cette dissymétrie participe à véhiculer l’idée selon laquelle les peuples du tiers-monde sont les principaux auteurs/victimes et qu’il est par conséquent nécessaire et légitime d’intervenir[78].

C. Nyamu montre comment les droits humains et le développement qui sont les deux champs du droit international à s’être intéressés à la question du genre, peuvent être aujourd’hui invoqués pour stigmatiser les cultures du tiers-monde[79]. Ce faisant, ces approches servent davantage à dénoncer les cultures du tiers-monde qu’à lutter efficacement contre les rapports hiérarchiques entre hommes et femmes. Elles ne permettent pas, notamment, de souligner le caractère émancipateur de certaines pratiques culturelles ou encore de questionner le mode de formation de la culture, et tout particulièrement le rôle de l’État, dans la définition de la culture dominante. Nyamu invite ainsi les mouvements concernés par les rapports hiérarchiques entre les hommes et les femmes à adopter une approche critique pluraliste qui tienne davantage compte des politiques et pratiques culturelles[80].

Ces différentes critiques posent ainsi la question de la légitimité du droit international, de sa contribution effective à l’établissement d’une réelle justice sociale et par conséquent celle de la pertinence de son développement dans l’ordre existant.

Conclusion

La deuxième génération de théoriciens tiers-mondistes du droit international s’accorde pour dire que le droit en place est au service des pays occidentaux et qu’il opère au détriment du tiers-monde. Selon D. Fidler, nous assisterions à « une véritable vengeance des États du Nord contre les théories et les mouvements tiers-mondistes[81] ». Que le droit international soit actuellement un instrument de domination, un outil au service des anciennes puissances coloniales ne fait pas débat au sein du courant théorique du twail. Ce bilan unanime et consensuel semble se traduire par une analyse critique du caractère émancipateur du droit bien plus pessimiste que celle des premiers auteurs tiers-mondistes.

Cela dit, aucun des auteurs sur lesquels nous nous sommes appuyés ici ne conteste l’utilité du droit international en lui-même. Pour les twail, le di demeure le seul langage potentiellement commun et universel et reste « un bouclier protecteur, bien que fragile, pour les États les plus faibles[82] ». Comme le souligne M. Koskeniemmi, « le choix n’est pas de choisir entre le droit et la politique, mais entre une politique du droit et une autre[83] » . Aussi, insiste B.S. Chimni, il est nécessaire de trouver un équilibre entre deux positions : l’optimisme libéral (liberal optimism), selon lequel le droit se développe peu à peu pour pacifier globalement les relations internationales ; et le pessimisme de gauche (left pessimism) selon lequel le droit ne serait que le reflet permanent de la domination d’une minorité sur l’immense majorité des peuples[84].

En mettant par écrit des perceptions de la réalité, le droit se distingue de la politique, il favorise une mutation qualitative allant du « politique-pour-soi » au « juridique-pour-tous » et cette autonomisation du champ juridique permet de « passer d’une logique qui est immergée dans le cas particulier à une logique indépendante du cas particulier[85] ». Le droit offre ainsi à celui qui a le pouvoir de le produire un instrument de domination particulièrement précieux en raison de sa force d’imposition d’une définition du juridique valable pour tous[86]. Mais pour la même raison, sa réappropriation permet de rendre visibles et publiques les attentes des populations opprimées. On doit en effet garder à l’esprit que les acteurs dominants sur la scène internationale ont aussi besoin d’instituer des règles pour légitimer leurs actions. Ces acteurs doivent représenter leur intérêt comme l’intérêt commun, ils doivent donner à leur stratégie la forme de l’universalité et la présenter comme la seule raisonnable, la seule universellement valable. Par conséquent, la forme de la loi internationale est plus égalitaire que les rapports réels qu’entretiennent les États et sa réappropriation reste un enjeu.

Ainsi, s’ils souscrivent à l’idée défendue par les Critical Legal Studies, et approfondie par M. Koskenniemi, que le droit est un langage et que son contenu reste par conséquent profondément indéterminé[87], ils insistent sur le fait que ces ambiguïtés sont le plus souvent résolues en fonction du contexte social, contexte largement produit par le colonialisme. Le caractère indéterminé de la règle de droit n’est donc pas un problème purement interne aux structures argumentatives du droit international et aux ambiguïtés du langage. Le di ne peut être simplement réduit à un exercice d’argumentation (style of argumentation[88]). L’argumentation juridique constitue certes un précieux outil de contrôle et de dénonciation des pratiques des États du Premier monde, car « de bon arguments, basés sur le droit, doivent prévaloir », mais si ces arguments prévalent, c’est essentiellement en tant que tels. Confrontés aux rapports de force, ils n’impliquent pas nécessairement une modification de l’action des acteurs dominants. Il reste, insistent Anghie et Chimni, que le droit international est aujourd’hui un puissant langage qui détermine les fautes et les responsabilités des acteurs internationaux, qui propose des solutions, certes dans un cadre structurellement inégalitaire mais qui offre la possibilité de contester ces choix[89]. Le champ du droit international constitue ainsi un lieu de contestation et le droit un outil, potentiellement porteur de transformation sociale. Et c’est précisément ce mode de régulation des rapports sociaux que les twail veulent préserver et renforcer.

Les twail insistent sur ce point. Ils rappellent que le droit n’a pas toujours été le seul mode de régulation dans l’histoire des relations internationales et que son développement fait également partie de ses aspirations. Il ne s’agit pas de revenir à un ordre international assuré par la force, ordre dont les peuples du tiers-monde ont été les premières victimes. La démocratisation du di constitue donc bien un objectif prioritaire à poursuivre.

Cependant, les modalités de réappropriation du droit international sont encore à définir. Sur ce point, les twail ne sont pas unanimes. Pluriels, ils sont aussi divisés, traversés par des contradictions non résolues. Des divergences existent sur les choix à faire et sur les stratégies à adopter pour remédier aux grands déséquilibres internationaux. Alors que certains auteurs défendent les dispositions relatives aux droits humains, qu’ils les mobilisent pour les opposer à d’autres normes internationales ou pour montrer leur potentiel émancipateur[90], d’autres auteurs en appellent à une refonte des droits humains et à la construction d’un nouveau droit fondé, non plus sur le principe d’universalité, mais sur celui de la pluralité culturelle (pluralism cultural ou cultural politics[91]) pour créer un nouveau corpus de droits humains réellement multiculturel (new multicultural human rights corpus[92]). Les implications de cette redéfinition sur le plan des relations économiques entre peuples du premier monde et peuples du tiers-monde font partie des angles morts de cette proposition. Comment les cultural politics peuvent se traduire en termes de droits économiques, l’interrogation reste entière. La question se pose par ailleurs de savoir dans quelle mesure les appels à la reconnaissance de la diversité culturelle et politique ne participent pas à faire le jeu des stratégies du premier monde, alors que les pays qui en font partie invoquent également la diversité, la spécificité des États du tiers-monde pour les diviser[93].

Cela étant, ces réserves n’enlèvent rien à la pertinence d’examiner de plus près les propositions des twail qui représentent une alternative à la doctrine dominante. La critique du rôle de l’État postcolonial et des stratégies intégrationnistes défendues par les premiers théoriciens tiers-mondistes, ainsi que celle du caractère universel du droit international, constituent d’importants apports à la réflexion juridique. Il ne s’agit pas d’un simple exercice critique. Ce faisant, cette analyse permet de repérer les brouillages, les obstacles, les impensées, les verrous, qui limitent l’horizon des possibles[94].