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Dans le roman Ça va aller de Catherine Mavrikakis, Sappho-Didon Apostasias s’en prend à la fascination qu’exerce l’enfance sur les écrivains du Québec : « [d]ans la littérature québécoise, il n’y en a que pour les enfants. On les retrouve partout. On les adore, les adule, ils sont tout-puissants, merveilleux, grandioses. Ils ne sont pas touchés par la laideur du monde. Comme si la pourriture était une caractéristique de l’âge ! Est-ce que la littérature québécoise va grandir un jour [1] ? » Même si elle est formulée par un personnage romanesque, violemment hostile à toute forme de bonne-ententisme, qui plus est, cette critique n’en demeure pas moins éloquente. Dans plusieurs oeuvres littéraires et cinématographiques québécoises, tout se passe comme si la candeur, la pureté pourrait-on dire, des enfants permettait de prendre la réelle mesure des usages communautaires, renvoyait à une forme de vérité oubliée ou tue par la société des adultes. À travers ses représentations les plus radicales, cette survalorisation de l’enfance mènerait à une forme d’abolition du récit des origines et de l’histoire collective. L’enfant n’est-il pas celui qui réinvente et recommence le monde ?

Or l’enfant peut aussi être celui qui porte le poids (ou le fardeau) des origines. Chargé de mémoire, il se présentera à la fois comme l’héritier et le testateur, véritable trait d’union entre un passé à relire et un avenir à inventer. C’est du moins ainsi qu’il se présente dans La soeur de Judith de Lise Tremblay et Les carnets de Douglas de Christine Eddie. Dans ces deux oeuvres, les enfants témoignent de la fin d’un monde et sont par là même les gardiens d’une mémoire menacée de disparition.

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Le dernier roman de Lise Tremblay, La soeur de Judith [2], a reçu depuis sa parution des critiques plus qu’élogieuses dans les quotidiens québécois. Pierre Foglia l’a par exemple qualifié de livre « magique », sans « une fausse note, sans une pirouette inutile [3] ». Dans ce récit, Lise Tremblay adopte en effet un style d’une sobriété remarquable, non loin de la langue orale, tendant vers une forme de prosaïsme naïf. L’auteure y met en scène une narratrice innommée de onze ans qui relate les menus événements qui animaient vers la fin des années 1960 le « monde de la rue Mésy » à Chicoutimi-Nord. Si plusieurs ont vu dans cette chronique douce-amère la transposition intimiste des grands changements qui ont marqué la Révolution tranquille, il importe néanmoins de préciser que la narratrice, filtre, voix, regard, est le sujet central de ce roman. C’est à travers elle que l’Histoire nous est transmise de manière volontairement fragmentaire, elliptique, mais surtout dépouillée de son caractère monumental. La narratrice évoque notamment la fin imminente de l’éducation primaire confessionnelle, mais sans réellement mesurer l’ampleur des conséquences provoquées par un tel changement :

Je savais que ma mère n’exploserait pas, pas sur les soeurs. Elle fait partie du comité qui réclame leur départ. D’ailleurs, c’est décidé, elles vont partir. La nouvelle va être officielle la semaine prochaine. Ma mère doit se rendre à l’école avec les autres parents pour l’affaire des bas golf. Selon elle, les soeurs sont trop vieilles : elles ont fait leur temps. L’Église aussi. Ma mère ne va pas à la messe la plupart du temps et, quand elle y va, c’est parce que mon père a insisté.

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Les événements historiques et sociaux se confondent ainsi avec d’autres passages, qu’il s’agisse de l’arrivée à la polyvalente ou de la découverte de la littérature, et s’inscrivent par là même dans le parcours singulier d’une jeune fille en formation. Le point de vue de l’enfance se présente ici sous la forme d’une prise directe sur le réel et sur le monde de l’expérience. La narratrice livre de manière immédiate, sans recul aucun, les pensées qui la traversent. Loin d’être survalorisée par Lise Tremblay, la candeur enfantine ne renvoie pas à une forme de pureté. L’enfant de La soeur de Judith ne recommence pas le monde, elle tente plutôt d’y tracer confusément son chemin.

Pour ce faire, elle s’approprie littéralement les paroles et les pensées des adultes qui l’entourent, sorte de ventriloque qui cherche à faire émerger sa propre voix. Elle hésite entre diverses influences. D’un côté, il y a la famille de Judith, sa meilleure amie. Les Lavallée sont « fiers de leur mini-putt » (10) et de la future réussite de leur Claire, « la plus belle fille de la ville » (13). Ils se projettent tous dans le rêve de Claire, parlent constamment de son mariage probable avec le fils du docteur Blackburn et de la finale du concours de danse à laquelle elle participera, car « [s]i elle gagn[e], elle [va] passer l’année comme danseuse à gogo dans le spectacle d’adieu que Bruce et les Sultans [vont] donner dans la province » (9). Le rêve des Lavallée emprunte les contours d’un spectacle kitsch, clinquant, glamour et s’attache à la réussite spontanée, au triomphe de la légèreté sur le travail acharné, célèbre l’adolescence éternelle. Il rappelle un patrimoine culturel que l’on pourrait qualifier de « ti-pop », dont les icônes, de Jeunesse d’aujourd’hui aux films de Jean-Claude Lord et de Denis Héroux, sont désormais quasi oubliées. Ce rêve ne pourra durer, car il se révélera aussi éphémère que la jeunesse et la beauté de Claire. La famille Lavallée connaîtra en effet une tragédie — qui ne sera pas dévoilée ici, question de ne pas trahir le dénouement — annoncée subtilement à la première page du roman :

Ils avaient un grand terrain et leur père avait décidé de construire son propre mini-putt. Judith et moi, nous l’aidions à étendre le tapis vert sur les formes de ciment pour que la surface soit bien lisse. Le tapis avait gardé un pli entre les deux bosses et même si on avait forcé le plus qu’on pouvait, il n’y avait rien eu à faire. Son père s’était résigné. Il avait dit qu’au mini-golf de Jonquière ils avaient une machine spéciale qui coûtait très cher et lui ne pouvait pas se l’acheter. Le chameau allait rester plissé, il n’y pouvait rien.

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Signe d’une fatalité ordinaire, le pli du mini-putt désigne ce qui échappe et échappera toujours aux Lavallée, ce contre quoi ils ne peuvent absolument rien. Car dans leur monde — celui de la petite entreprise, du mini — la résignation est de mise. Comment croire réellement à la réussite lorsqu’elle repose sur de si fragiles fondations ?

Au rêve impossible des Lavallée s’oppose la lucidité aiguë de la mère de la narratrice qui « explose » lorsque sa fille ose lui parler des succès de Claire : « Et là, elle est repartie sur son histoire d’instruction qui est la chose la plus importante pour une femme parce qu’avec les hommes on ne sait jamais et que dans la vie il faut être en mesure de se faire vivre. » (13) Féministe et libérale, la mère évolue sous le signe de l’excès, du « trop ». Elle déborde, elle « va trop loin » comme le répète son mari, mais elle réussit néanmoins à exhumer ce qui se cache derrière les respectables façades de la rue Mésy. À plusieurs reprises, sa fille affirmera avoir honte de sa démesure, mais surtout de son indifférence à l’égard des codes sociaux ambiants. Au fil du récit, la fille se range pourtant à ses côtés et hérite de ses valeurs.

À la manière d’un roman d’éducation, La soeur de Judith présente l’apprentissage de celle qui, plongée dans les rêves des autres, en viendra à choisir l’instruction, la littérature, l’autre culture, celle dont il est rarement question sur la rue Mésy. Comme dans son remarquable recueil de nouvelles La héronnière publié en 2003, Lise Tremblay ne livre pas de leçons, mais s’immisce plutôt dans la conscience de ses personnages, traduisant à la fois leurs mesquineries et leurs grandeurs, empruntant avec finesse leur regard et leur voix jusque dans leurs plus infimes détails. C’est que l’auteure possède l’extraordinaire faculté de faire émerger la pensée de ses personnages en leur langage. Dans La soeur de Judith, elle utilise ce procédé, mais sans afficher la distance critique, voire ironique, qu’elle avait mise subtilement en oeuvre dans son précédent ouvrage. Porté entièrement par le regard de la jeune narratrice, écrit dans une langue dépourvue d’effets stylistiques, peut-être volontairement répétitive et pauvre, le roman possède une cohérence interne indéniable. Jamais il ne sort de la conscience de sa narratrice. On en vient à se demander s’il n’est pas trop cohérent, trop uniforme, trop centré sur le discours de cette préadolescente laissée au seuil de ses propres rêves. Tout se passe comme si le rythme de la prose, le style linéaire, quasi parataxique de Tremblay, l’univocité des réflexions de la narratrice provoquaient l’épuisement, consenti ou non, du récit et par là même du romanesque.

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Si l’on a souvent dit de la littérature contemporaine qu’elle s’écrivait sous le signe de la lassitude et de l’épuisement, témoin de cette fameuse ère du vide dont on ne cesse d’évoquer les ravages, le premier roman de Christine Eddie, Les carnets de Douglas [4], affiche une foi retrouvée en l’art du récit. Loin des rumeurs urbaines et de certains textes narcissiques qui fleurissent plus rapidement qu’ils ne se lisent, ce singulier roman semble atemporel et n’est pas sans rappeler le style des premiers textes d’Anne Hébert et de Marie-Claire Blais. Dès les premières lignes, l’auteure donne le ton :

Même quand elle se déroule au loin, la guerre profite toujours à quelqu’un. À Sainte-Palmyre, ce fut aux Brady. Guidés par l’odeur de pactole qui se terrait sous le moindre signe de rationnement, ils se lancèrent dans un marché noir d’aliments, brassèrent de la bière et, surtout, des affaires. Petit train va loin et l’encre que signa l’Armistice n’était pas encore sèche que leur locomotive tirait déjà une rondelette fortune dont l’édification avait échappé à l’inspecteur des impôts.

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C’est dans un univers étrange, qui rappelle la fable et le conte, que nous convie Christine Eddie. Nous sommes au Québec, mais dans un Québec inventé, peuplé de villages aux noms rares, inédits, où évoluent des personnages aux contours flous (l’auteure ne donnant guère dans l’analyse psychologique). Le gommage des indices référentiels et le style poétique de la narration confèrent à l’histoire un caractère presque abstrait.

L’intrigue, mince fil ne témoignant guère de la richesse du roman, se résume en quelques phrases. Romain Brady, héritier incompris, quitte brusquement sa riche famille le soir de ses dix-huit ans et élit domicile dans une forêt. À la même époque, Éléna Tavernier abandonne son père violent pour se réfugier à Rivière-aux-Oies, chez une pharmacienne dont elle deviendra l’apprentie. Romain, rebaptisé Douglas, et Éléna deviendront amoureux. Éléna mourra en couches ; assailli par les doutes et la culpabilité, Romain en deviendra presque fou. Leur fille Rose sera élevée par Léandre, le médecin du village, et Gabrielle, l’institutrice d’origine européenne.

Qu’on ne se méprenne pas, Christine Eddie ne réécrit guère le roman du terroir traditionnel en nous relatant les brèves amours de Douglas et d’Éléna. Elle se rapproche plutôt de la fable de l’Enfant trouvé, telle que l’a définie Marthe Robert dans son désormais classique Roman des origines et origines du roman. Au coeur de cette fable s’imposent « [g]oût du rêve, dégoût du réel et divinisation de la pensée [qui] convergent tout naturellement vers la mystique de l’enfance, âge magique par excellence qui, ignorant les disjonctions de la raison, laisse à l’existence son unité primordiale [5] ». Comme l’Enfant trouvé, Douglas et Éléna se situent du côté de la fusion amoureuse, du rêve partagé, non loin de l’idéal édénique :

Mon gouvernail, ma boussole, mon paratonnerre. C’était tout lui, ça. N’avoir pas parlé durant vingt ans et connaître soudain un dictionnaire entier de mots d’amour. Enrubanner Éléna de formules remplies à ras bord. La soulever d’une phrase, l’installer au sommet du ravissement et ne rien faire pour qu’elle en redescende. La nommer comme on baptise une terre longuement convoitée, finalement conquise.

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J’étais seul, songeait Douglas, et maintenant je suis unique.

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Mais comme chez l’Enfant trouvé, l’idylle ne dure pas. L’amour-fusion se transforme bien vite en paradis perdu, car il est impossible d’y être plus que deux. La mort d’Éléna coïncide avec la fin du rêve et marque le passage, non pas à un récit réaliste, mais à une fable de plus en plus pénétrée par les signes de la modernité naissante : « [p]lus Rivière-aux-Oies prenait de l’expansion, plus sa forêt reculait, mangée par le centre d’achats d’abord et ensuite par d’autres constructions qui avaient toutes l’air de hangars » (171). L’urbanisation menaçante, qui grugera littéralement les derniers vestiges de la forêt, incite Rose et ses parents adoptifs à se réfugier à leur tour en ville : « [s]ans même s’en rendre compte, leur attachement à Rivière-aux-Oies ne tint plus, à la longue, qu’au fil très incertain de la nostalgie » (177).

Serait-il réducteur de qualifier Les carnets de Douglas de roman de la nostalgie ? Oui et non. Oui, car l’auteure ne conçoit pas la destruction de la forêt comme le signe inéluctable de la perte des repères anciens. Son récit n’a rien d’un plaidoyer en faveur de la survivance des régions ou de la préservation des us et coutumes. Non, car la nostalgie, ne l’oublions pas, demeure le refuge par excellence du mélancolique, qui n’arrive pas à vivre le temps présent et à s’y inscrire pleinement. D’ailleurs, la forêt et Rivière-aux-Oies se présentent sous la forme de hors-lieux, d’espaces situés en dehors du temps. Tous les personnages principaux y traînent leurs drames passés : Douglas ne se pardonne pas la mort de son amoureuse, Léandre est hanté par son amour impossible pour Éléna, Gabrielle porte en elle les fantômes des camps. Seule Rose, l’enfant, leur permet de participer activement à la marche du monde.

La réflexion sur le temps qui traverse Les carnets de Douglas se nourrit également de la mémoire littéraire québécoise. Malgré la présence timide de références explicites (on retrouvera tout au plus quelques noms d’auteurs parsemés ici et là), l’oeuvre fait signe à un certain récit de la littérature québécoise, en reprend des archétypes et des figures. Le personnage de Romain-Douglas n’est pas sans rappeler le Survenant de Guèvremont qui, dans les premières versions du roman, provenait d’un milieu cultivé et bourgeois. L’exil dans la forêt — décrite comme la zone limitrophe par excellence dans le roman d’Eddie — évoque « l’héritage du père Chapdelaine » qui, comme l’a montré Michel Biron, « tient à la fois au refus de s’intégrer au groupe, de se “fondre en colonie”, et au potentiel de création que contient le fait de recommencer toujours à zéro [6] ». Mais plutôt que d’enfermer ses Enfants perdus dans leur forêt, Eddie les pousse à affronter le réel et le passage du temps. Elle confie, en dernière instance, le premier et dernier rôle à Rose, l’héritière. Cette dernière devra non pas recommencer, mais bien continuer le monde : « Elle est tombée amoureuse du violoncelliste. Ils ont eu un fils qu’ils ont toujours emmené avec eux en tournée. Il s’appelle Romain. » (199) Comme dans les contes, Les carnets de Douglas se termine en s’ouvrant à l’avenir, à la postérité.