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S’il est un auteur peu bavard au sujet de ses admirations et de ses modèles, celui-là est assurément Charles Ferdinand Ramuz. Hormis de rares références à quelques grands contemporains — en particulier Claudel — et à un petit concert de voix du passé, dont Flaubert et Maurice de Guérin, l’écrivain suisse ne fait guère état, dans ses écrits, d’oeuvres qui l’auraient influencé ou impressionné. Tel qu’il l’a publié de son vivant, son Journal, dont la divulgation semble destinée à accentuer la singularité de son parcours personnel et la solitude dans laquelle s’est déroulée une quête existentielle autant qu’esthétique, a été expurgé par lui-même de toute mention de lectures ou de commentaires critiques. Ce n’est que grâce à la récente édition les restituant dans leur intégralité que ces notes intimes ont révélé à quel point Ramuz a été, surtout pendant ses années de formation, un lecteur assidu, dont le goût s’est constitué dans la fréquentation des classiques autant que dans la confrontation avec la littérature en train de se faire [1]. Le romancier en herbe étend du reste son attention à des oeuvres non francophones, découvertes dans la langue originale lorsque celle-ci est l’allemand (Ramuz a notamment lu Nietzsche dans le texte), ou alors en traduction, comme c’est le cas pour Emerson et Carlyle, ou encore, on le verra, pour Dostoïevski.

Renouveler le roman

La curiosité pour des expériences esthétiques conduites hors de France est due entre autres au constant sentiment de frustration que Ramuz ressent au contact de la littérature écrite dans sa langue. À côté des romantiques français majeurs qu’il vénère (la phrase de Chateaubriand est à ses yeux une immense réussite stylistique), aucune voix contemporaine ne lui paraît ouvrir une voie digne d’être explorée, en particulier dans le domaine romanesque : le naturalisme, puis le roman psychologique ont à ses yeux dénaturé le genre, désormais pratiqué en pure perte, à de remarquables exceptions près. De telles considérations, qui abondent dans le Journal tel qu’il le tient au jour le jour dans sa jeunesse, et qui précèdent ses propres débuts, Ramuz les reformulera dans deux articles qui forment en quelque sorte un diptyque, et qui paraissent alors que sa carrière est déjà bien lancée. Le premier est sa « Réponse » à l’enquête sur « l’évolution actuelle du roman » entreprise en 1910 par André Billy, réponse parue, avant d’être insérée en 1911 dans la plaquette éditée par le critique, dans L’écho bibliographique du boulevard, le 15 juin 1910. L’écrivain y déplore la situation dans laquelle le roman, selon lui, stagne depuis des décennies — situation qui lui semble être une véritable involution historique, et en réaction à laquelle il appelle de tous ses voeux une forme nouvelle, celle d’un « roman poétique » dont il précise les contours, et dont on sait qu’elle le hante depuis l’époque de l’écriture d’Aline, paru en 1905 :

Nous sommes loin, en effet, de ce que le roman fut à son origine […]. Analytique, scientifique, « à thèse », tour à tour didactique, dramatique, narratif et lyrique, souple infiniment comme il est, le roman actuel tend à tout s’assimiler, et étant désormais notre seul genre épique, je crains fort qu’un jour il ne tourne par surcroît au livre d’école. […]

Je souhaiterais seulement le voir s’élever à plus de poésie. Je n’entends par là ni l’éloquence, ni la rhétorique dont il n’est que trop imprégné. J’entends cette poésie qui, étant de l’âme même, transforme tout sans rien dédaigner. […] On a été à l’exactitude ; elle est assez méprisable ; on a été à la vérité, ce qui est mieux ; allons plus loin, à une poésie qui ne soit pas le contraire de la vie, mais la vie même élevée au style ; non de l’individu, mais de l’homme ; émue, ordonnée toutefois ; capable de passion et néanmoins sereine, parce que consciente de quelque chose d’éternel [2].

Dans « Mauvaises habitudes », publié le 10 février 1912 dans le Journal de Genève, Ramuz réitère les regrets que suscite en lui le « rétrécissement » général dont le roman a été victime, au fil de la déferlante des écoles qui s’en sont emparées. Après avoir regretté la liberté et l’inventivité qui ont caractérisé le genre jusqu’à la fin du xviiie siècle, il glisse, par analogie, de l’histoire à la géographie, proposant un décentrement qui lui paraît fécond :

Alors, si on voulait, après cette incursion dans le temps, en faire une dans l’espace, on s’attarderait au roman russe, et on montrerait, de Gogol à Dostoïevski, à travers Tolstoï et même Tourgueniev, et sous des façons très différentes, l’illogisme profondément vrai et humain, profondément vivant surtout, qui le caractérise. On me répondrait que rien n’est plus contraire au génie français. Je répondrais à mon tour qu’on est en train de singulièrement étriquer ce « génie français », que personne, à ma connaissance, n’a jamais réussi à définir dans toute son étendue et qui réunit sous la même enseigne Rabelais et Pascal, Voltaire et Saint-Simon [3].

Dostoïevski, l’antidote

Le roman russe est ainsi vu comme gros de potentialités, comme une voie possible de renouveau, voire de salut, pour les romanciers français confrontés à des formes épuisées et à des modèles essoufflés. Cette hypothèse — mais le mot est trop faible : Ramuz est persuadé de la justesse de son point de vue — était déjà au coeur d’un article consacré à Charles-Louis Philippe dans l’hebdomadaire genevois La semaine littéraire, le 15 janvier 1910. L’auteur de Bubu de Montparnasse, décédé l’année précédente, est précisément un des rares romanciers de son temps à qui Ramuz témoigne de l’admiration. Revenant sur son parcours, il souligne comment sa réussite repose sur le fait que, loin d’être un épigone des romanciers français, Philippe n’a eu qu’un seul modèle — un des grands Russes :

S’il fallait lui chercher un maître, ce n’est pas dans la littérature française qu’on le trouverait. […] [J]e ne pense pas que Ch.-L. Philippe sût le russe. Et pourtant il n’a guère eu qu’un maître, qui fut Dostoïevski. Mais aussi, tout de suite, il faut s’entendre sur ce mot de « maître ». Personne ne fut plus à l’abri de toute imitation, au sens précis, que Dostoïevski, et cela par la nature même de son génie. […] Il semble qu’il écrive en état de transe, comme disent les spirites, et comme sous la dictée d’un être étranger à lui-même, dont soudain il est comme envahi. […] Un certain rêve, par exemple, de son héros Raskolnikoff ; et Raskolnikoff ne sait plus lui-même s’il rêve ou s’il est éveillé ; mais, cela, Dostoïevski ne nous le fait pas comprendre et il ne nous l’explique pas ; il s’est tellement identifié avec son personnage que c’est à son tour de ne plus distinguer s’il est lui-même éveillé, ou bien s’il rêve […]. Et il serait injuste et faux de dire que Ch.-L. Philippe ait imité Dostoïevski, d’autant plus que son modèle le dépasserait infiniment en abondance d’invention et en richesse de sentiments, — et qu’il l’écraserait un peu. Mais il y a eu entre le romancier français et son grand prédécesseur russe une intime parenté d’âme, une identité d’émotion, surtout une même qualité de pitié, qui suffisent à la rapprocher […] [4].

À travers le commentaire portant sur Philippe (dans les expérimentations et dans la position décalée duquel, soit dit entre parenthèses, Ramuz se reconnaît), c’est à Dostoïevski que le critique rend hommage : un Dostoïevski qui est un exemple bien davantage qu’un modèle, car il est inimitable, mais qui a ouvert la voie à suivre par tous ceux qui voudraient insuffler une nouvelle vie au roman présumé exsangue. Incarnant une inspiration non soumise au contrôle de la raison, une pratique romanesque obéissant non à des théories ou à des volontés démonstratives, mais aux seules lois d’une narration conduite de manière en quelque sorte instinctive, fondée sur une écriture qui privilégie l’allusion à l’explication, Dostoïevski apparaît comme l’antidote aux dérives postnaturalistes, et comme la réponse valable aux questionnements des romanciers contemporains. Dans son Journal, en septembre 1901, Ramuz proclame l’admiration provoquée en lui par la découverte du Russe. D’emblée, il oppose Dostoïevski, sa grandeur (au sujet de laquelle il évoque Shakespeare) et sa conception de la psychologie — jamais analytique — aux succès factices de l’heure, et notamment à Bourget, « petit horloger pédant » dont les romans sont assimilés à une sous-production dévitalisée :

Dostoïevski, un très grand homme. Plus je le connais, plus je le mets haut. Une admirable psychologie qui ne se traduit (l’idéal !) que par les gestes et les paroles ; jamais de planches anatomiques (les insupportables planches anatomiques), guère de dissertations, sinon dans la bouche des personnages et propres à mieux révéler leurs pensées profondes, si profondes qu’elles ne peuvent guère agir directement. Ce que le nommé Bourget est enfoncé [!] Le Disciple fournit une occasion de rapprochement (avec Crime et Châtiment). On mesure vite l’envergure des deux oeuvres. M. B[ourget] prétentieux, pénible, petit horloger pédant, dont les rouages manquent d’huile, la mort, des mécaniques, un étalage de beaux mots et partout trop de raison, cette raison qui joue dans la vie, à peine, le rôle des comparses. Chez D[ostoïevski] l’épilepsie, les actes hagards, l’impulsion on ne sait d’où, les mille retours de l’être traqué, qui se dérobe, qui se transforme, qui, très vite, rit et pleure sans savoir pourquoi, parce qu’il glisse malgré lui dans la vie, qu’il ne veut pas glisser — l’instinct — la folie — l’admirable complexité (non « expliquée » heureusement) d’êtres vivants — l’intensité du dialogue, un art du dialogue qui disparaît tant il est vrai — des personnages plus vivants même que les vivants […] [5].

Parce qu’il mise sur l’explication, l’argumentation, et finalement la raison, le roman français « standard », incarné par Bourget, est voué à l’échec, dans la mesure où, pour Ramuz, le roman doit restituer la vie, et que ces moyens-là, respectueux de la logique factuelle, mais non du mystère du fonctionnement des êtres, sont inaptes à la rendre. À côté de Dostoïevski, c’est Nietzsche — lui-même commentateur fasciné par l’auteur de Crime et châtiment — que Ramuz convoque comme figure tutélaire, au moment où il s’adresse à lui-même des injonctions devant lui permettre de poursuivre sa quête esthétique :

Dostoïevski est un des hommes qui me fouettent. Thérapeutique de la lecture : ne lire que les livres qui exaltent la force créatrice. Négliger tout le reste, mieux[,] l’écarter. Fuir le médiocre. Fuir l’impuissant. Fuir l’exclusivement raisonnable, l’éternellement prosaïque, le trop sagement ordonné, le trop clair. […] Parmi les bons dieux, ceux qui donnent sans compter, Dostoïevski et Nietzsche que je lis et relis ces jours. Oasis de passion sans mesure, oasis minuscules dans du désert et du brouillard, oasis trois fois bénies pour ce qu’elles donnent d’oubli, de vie et d’avenir [6].

Dostoïevski, le seul psychologue dont j’ai pu apprendre quelque chose ; il appartient à un des plus beaux cas de bonheur de ma vie, plus encore que la découverte de Stendhal. Cet homme profond… (Nietzsche) J’ai toujours estimé D[ostoïevski] un des plus grands parmi les plus grands ; il m’exalte, il me fouette[,] il m’entraîne, il m’effraie. Les dernières lectures que j’ai faites de lui n’ont fait que me confirmer dans mon opinion. C’est un homme qu’on a peine à mesurer. Aujourd’hui je lis pour la première fois cette phrase de Nietzsche et j’en ressens un grand plaisir. Mon opinion s’ancre en moi […] [7].

Du fait de sa position « périphérique » d’auteur suisse, au bénéfice d’une formation intellectuelle spécifique, peinant à se reconnaître complètement dans les définitions du « génie français », quelles qu’elles soient, Ramuz a-t-il eu une plus grande propension à se détacher des modèles romanesques dominants, et à se tourner vers d’autres horizons pour trouver des réponses ? La question ne saurait être tranchée ici ; elle mérite cependant d’être posée [8]. Qu’elle soit le fruit de dispositions particulières ou la marque d’une fascination d’époque, il est certain que la rencontre que Ramuz fait de Dostoïevski est cruciale dans la construction de son esthétique, et surtout de sa vision du roman. Celui-ci, s’il veut sortir des ornières où « on l’a traîné » et renaître, « doit être un poème », comme le dit une phrase célèbre de « Sous la lune », sorte d’art poétique que Ramuz publie dans le Journal de Genève le 4 septembre 1905, et auquel il tente de donner corps dès ses premières incursions dans le roman. Comme l’a rappelé Doris Jakubec, « Ramuz réduit l’intrigue, l’anecdote, la part fictionnelle au minimum et recourt aux procédés poétiques comme l’évocation, la vision, les reprises, les rythmes [9] », en même temps qu’il refuse, nous l’avons vu, les démarches explicatives et déductives, tout comme l’abstraction. Ses choix n’ont pas seulement des retombées stylistiques ou compositionnelles : la conception du personnage romanesque en est affectée en profondeur, celui-ci n’étant plus déterminé par la société, la morale ou la psychologie, mais confronté aux forces élémentaires. Ramuz privilégie par là une perspective tragique, quittant les canons du réalisme au profit d’un horizon ouvert sur les mythes et sur une temporalité non historique — même si, dans sa trajectoire, certains romans, comme Les circonstances de la vie (1907), témoignent d’explorations moins audacieuses, ou tout au moins du besoin de se situer par rapport aux normes narratives en vigueur. La « leçon » de Dostoïevski semble avoir porté surtout dans Jean-Luc persécuté (1908), dont Ramuz se dit satisfait : la caractérisation du protagoniste et sa progressive déchéance le faisant sombrer dans la folie et le crime n’est pas sans évoquer le parcours des héros du romancier russe. Pas plus que chez Charles-Louis Philippe, il n’y a chez Ramuz d’imitation à proprement parler : il s’agit bien davantage d’une parenté dans l’approche et le traitement de la matière romanesque, et cela d’autant plus que le travail sur la langue est très tôt, chez Ramuz, un enjeu prioritaire.

S’éloigner de Dostoïevski

On peut donc affirmer que, avec Jean-Luc, Ramuz parvient à réaliser un roman qui répond à ses attentes, et dans lequel il intègre ce qui l’attire chez Dostoïevski. Or, et cela peut surprendre, à partir des années de guerre en tout cas, l’écrivain russe semble sortir de son univers de référence. Certes Ramuz le mentionne — de manière assez particulière, puisqu’il le rattache fortement au romantisme français — dans ses conférences sur Les grands moments du xixe siècle français [10] ; certes, on pourrait gloser sur la permanence d’une « atmosphère russe » dans les textes ramuziens traversés par un souffle que la critique a taxé de « mystique », comme Le règne de l’esprit malin (1914) ou La guérison des maladies (1917) ; certes, enfin, Le grand printemps (1917), où la révolution russe oriente maints passages, relève explicitement les bienfaits que Dostoïevski et ses compatriotes ont rendus possibles : « Gogol, Dostoïevski, Moussorgsky ont été ainsi pour moi comme des guides vers moi-même ; je suis entré avec eux dans nos auberges, ils ont bu notre petit vin [11]. » Mais il s’agit là, on le voit, d’un constat de « rapatriement », en quelque sorte : tout en témoignant de la reconnaissance à ses prédécesseurs, Ramuz semble dire qu’il est désormais arrivé à bon port, et que leur compagnie ne lui est plus indispensable pour continuer dans sa voie. Au moment où il intensifie sa recherche sur la relation au « pays », s’efforçant d’y ancrer plus profondément ses personnages, ses sujets, et jusqu’à sa langue, tout se passe comme si Ramuz n’avait plus besoin d’intercesseurs : en se focalisant sur ces hommes « essentiels » que sont le paysan, le vigneron, le montagnard, tous porte-parole ou du moins figures de l’écrivain, il laisse de côté les relais qu’ont pu être pour lui les modèles russes, et s’efforce de bâtir une esthétique originale qu’il définit comme résolument personnelle.

C’est ainsi que Dostoïevski n’apparaît plus guère, pendant une douzaine d’années au moins, dans le discours ramuzien. Il n’y revient que le 13 novembre 1930 dans un long article publié dans Aujourd’hui, l’hebdomadaire que Ramuz dirige de 1929 à 1931. Dès l’incipit, l’écrivain se place en position de rupture, soulignant la distance qu’il a prise vis-à-vis du romancier jadis porté aux nues :

J’ai aimé passionnément Dostoïevski ; je crois bien que je l’aime un peu moins aujourd’hui. Je dis : je crois, parce qu’il faudrait pour en être sûr le relire et que le temps me manque, — l’envie aussi (ce qui est tout de même un signe). Je l’aime moins (si j’ose ici parler de moi, mais c’est que sans doute de nombreux lecteurs seront dans mon cas) sans avoir nullement cessé de l’admirer ; c’est par une démarche toute physiologique et secrète, beaucoup plus que par un jugement conscient et concerté que l’éloignement où je suis de lui s’est accru [12].

Et Ramuz d’analyser ensuite les raisons de son détachement. Elles tiennent essentiellement à l’assimilation qu’il fait de Dostoïevski avec l’univers urbain : parce qu’il est un auteur « de la ville », coupé donc de la nature, il lui manquerait une dimension capitale, une ouverture, pour tout dire, sur la grandeur cosmique :

Il me semble que je vois la raison de cet éloignement : Dostoïevski est éminemment un citadin. Il vit en dehors des choses, en dehors des saisons, en dehors du ciel et du temps. Pas d’auteur plus pauvre en « paysages », ce qui ne serait rien encore, […] mais on me comprendra assez si je dis que la nature manque chez lui, qu’il y manque même la santé (si on le compare par exemple avec Gogol ou Tolstoï) […] ; tout à fait enfermé, et ses personnages avec lui, dans une psychologie que les classiques n’ont pas connue, en quoi ils sont bien plus près de la nature, et qui explique le mot de Conrad […] : « Une certaine mauvaise odeur » [13].

En même temps qu’il relaie la rosserie de Conrad, Ramuz nie à Dostoïevski la qualité de « classique », au sens qu’il prête au terme. Les classiques — ceux de l’Antiquité comme ceux du Grand Siècle — mènent, selon lui, une quête de permanence ; aspirant à cerner l’essence humaine en dehors des contingences, ils privilégient le rapport aux éléments et envisagent avec scepticisme les faits dits « de civilisation » : d’où une relativisation, voire un escamotage, de l’histoire et des déterminismes sociaux. Relativisation à laquelle Ramuz adhère, mais à laquelle Dostoïevski, parce que citadin (et la ville, c’est l’histoire…), est étranger :

Il n’a pas de passé, il n’a pas de futur […] ; d’où ces projections verticales et brusques dans le présent sous un violent éclairage, qui tout à coup retombent et ne sont plus, parce que lui-même n’est plus. Épileptique ou non, il procède par crises et c’est peut-être une des raisons qu’on aurait […] de ne pas lui être tout à fait et entièrement fidèle ; c’est bien en quoi aussi il se montre un parfait « citadin », le paysan étant précisément celui qui ne procède pas par crises, parce qu’il ne le peut pas, — étroitement asservi qu’il est aux sollicitations toutes puissantes de la nature qui est longueur, patience, rythme et continuité [14].

Un exemple « paysan » : Tolstoï

Qu’on le considère comme un phénomène — y compris à cause de sa maladie — ou comme une individualité unique, Dostoïevski, être « de crise », ne s’inscrit pas dans la relation de continuité au monde telle que Ramuz la souhaite. L’article d’Aujourd’hui, paru à l’époque où Ramuz a achevé de peaufiner sa théorisation du paysan comme incarnation symbolique et comme porte-parole, est ainsi un constat définitif d’incompatibilité avec Dostoïevski, désormais relégué parmi les enthousiasmes de jeunesse. Par contrecoup, l’écrivain russe apprécié par le Ramuz de la maturité, c’est Tolstoï :

Tolstoï, en effet, c’est le paysan et dans toute la force du terme. […] Nous sommes dans l’air, dans la saison, dans les heures de la journée, avec les continuels exemples d’une activité corporelle qui réjouit presque physiquement après l’espèce d’inertie où Dostoïevski laisse ses personnages qui sont assis ou couchés et c’est tout. […] Ils [les personnages de Tolstoï] vivent, c’est-à-dire qu’ils mangent, boivent, dorment, travaillent ; ils aiment […] c’est ici qu’éclate l’extraordinaire fraîcheur de Tolstoï et qu’il n’y a aucune fraîcheur chez Dostoïevski, parce qu’il n’y en a généralement aucune chez le citadin [15].

On mesure à quel point cette vision est orientée par le propre discours d’autojustification de Ramuz. En 1930, Tolstoï n’est cependant pas une nouvelle référence : c’est depuis Le grand printemps (à un moment, donc, où déjà la figure de Dostoïevski s’estompe) qu’il est présenté comme un compagnon de route hors norme. Jamais mentionné par Ramuz dans son Journal (si ce n’est à la fin de sa vie), l’auteur de Guerre et paix est certes loué, mais en vitesse et indirectement, pour son « entêtement » dans sa démarche d’écriture, à l’occasion d’un article consacré à Romain Rolland, paru dans La semaine littéraire le 23 février 1907 [16]. Dix ans plus tard, la découverte de Tolstoï est présentée comme un véritable seuil initiatique, car elle aurait été une reconnaissance :

Je me souviens du temps que je lisais pour la première fois Tolstoï : singulière impression, bien que vague encore, de pouvoir, quand je voulais, sortir du livre sans le quitter. C’était le temps que je vivais à la campagne, et le livre n’était pas seulement devant mes yeux, il était tout autour de moi. […] Et l’émotion que je tirais de ces choses autour de moi, je la tirais des choses écrites, et, plus extraordinairement encore, un autre l’en avait tirée, si voisin de moi à cette heure, quoique tellement plus grand. Un même homme, lui aussi, et dans son livre les mêmes hommes, les mêmes outils, les mêmes gestes, les mêmes habitudes, les mêmes pensées, presque les mêmes phrases que j’entendais monter derrière la haie […]. Alors déjà, c’était au total comme si je trouvais dans le livre un élargissement de mon petit pays […].

Véritablement Tolstoï a été avec moi, du temps de mes dix-huit ans, et lui, non plus, je sais qu’il ne se fût pas senti étranger à mes côtés dans la campagne [17].

L’insistance sur la similitude et sur le lien de « fraternité » rapprochant le Pays de Vaud de la Russie n’est pas sans rappeler ce que Ramuz exprimera, peu de temps plus tard, au sujet de sa collaboration avec Stravinsky, qui aboutira à des traductions faites en commun, puis à l’Histoire du soldat [18]. Indépendamment de cela, et de la part faite à la campagne et au paysan, on constate — et c’est déjà, potentiellement, une des raisons de la mise à l’écart de Dostoïevski — que Ramuz exalte non la différence, mais la ressemblance ; non l’exception, mais la règle — fidèle en cela à cette aspiration « classique » qui le motive. Le renforcement progressif de cette conception de la littérature et de la place de l’écrivain vis-à-vis du monde conduit donc — fatalement, dirait-on — à l’éclipse de Dostoïevski et à l’assomption de Tolstoï. Un Tolstoï dont Ramuz semble apprécier la posture d’auteur et le « climat » général, davantage que des aspects strictement littéraires, propres à des textes précis. S’étant détaché des questions qui le taraudaient au moment où il songeait à la nécessité de « refonder » le roman, Ramuz apparaît moins concerné par le discours sur les définitions du genre ou par les débats esthétiques — sans doute aussi parce que, dans sa période de maturité, il tend volontiers à transgresser les frontières génériques, ou du moins à les rendre perméables, au profit d’une unité de propos illustrée tantôt à travers des textes narratifs, tantôt à travers des essais. Cette prééminence de la figure de l’écrivain par rapport à sa production se devine aussi dans un petit commentaire opposant la personnalité de Goethe — quintessence de l’écrivain « officiel » qui a réussi socialement — à celle de Tolstoï, les circonstances de la mort de chacun d’eux faisant office de révélateur : « Tolstoï meurt dans une gare de chemin de fer : Goethe dans sa chambre et dans son fauteuil [19]. »

Un modèle pour l’autobiographie ?

Au cours des années 1930, la présence de Tolstoï dans la vie de Ramuz ne cessera de grandir. Au moment où la Guilde du livre se propose de donner une nouvelle édition de l’ensemble Enfance, Adolescence, Jeunesse, l’écrivain accepte d’en réviser intégralement la traduction à ses yeux trop littérale ; une fois l’ouvrage paru (en 1937) [20], il écrit pour le Bulletin de la Guilde du livre, à l’intention des abonnés, un article d’accompagnement intitulé « Tolstoï vivant », où il insiste sur les qualités de ces morceaux autobiographiques :

Personne, comme Tolstoï, n’a su faire voir et rendre vraisemblable, quoiqu’il soit souvent inexplicable, ce monde impulsif, son extrême illogisme et avec quelle rapidité déconcertante il passe de l’extrême allégresse au pire désespoir. Ces malheurs enfantins, dont les grandes personnes s’amusent, Tolstoï n’en rit pas, il ne les dramatise pas non plus, il est dedans, il les vit, il est à l’échelle de ses personnages, se décourageant comme eux pour un rien, s’exaltant pour moins encore et renonçant tout naturellement à cet ordre discursif où l’effet est proportionné à la cause, qui est celui des grandes personnes [21].

Est-ce surinterpréter que de supposer, dans l’autobiographie de Tolstoï, le modèle souterrain qui a nourri, chez Ramuz, le projet de dire ses plus jeunes années, et qui aboutira, en 1939, à Découverte du monde ? La proximité des dates et la convergence entre les remarques sur Tolstoï et la tonalité de ce texte du romancier me semblent pouvoir donner un certain poids à cette hypothèse ; les pages où il est question de la vie à la campagne et de ce qu’elle suscite chez l’enfant, puis l’adolescent, sont à ce propos très significatives. Tout se passerait alors comme si, parti dans la carrière romanesque avec Dostoïevski comme viatique, Ramuz terminait son parcours en réussissant, dans un de ses derniers grands récits, à s’exprimer au plus près de lui-même, en explorant sa relation au monde et à l’écriture, après avoir fait le détour par l’exemple de Tolstoï, et en se plaçant sous son patronage. Si les autres romanciers — tels Gogol ou Tourgueniev — n’apparaissent qu’épisodiquement sous sa plume, les deux figures majeures de la littérature russe marqueraient ainsi deux étapes fondamentales de la trajectoire de Ramuz : l’invention d’une forme romanesque en rupture avec les conventions, et une écriture de soi originale, renouant avec des dimensions psychiques refoulées, et retrouvant les émotions enfouies. À ce titre, on peut affirmer sans hésitation — et surtout si on ajoute à ce bilan la fulgurance de l’Histoire du soldat — que l’héritage russe a contribué de manière déterminante, bien davantage que ne l’ont fait, par exemple, les littératures nationales suisses ou celles de langue anglaise, à façonner les lignes de force de l’esthétique ramuzienne.