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Une réflexion sur le road movie dans le contexte africain soulève deux questions : existe-t-il des road movies en Afrique ? Et si tel est le cas, comment s’effectue le transfert de ce genre, typiquement américain, puisque le cinéma africain est reconnu comme étant un cinéma d’auteur ?

À ces questions de genre est liée celle de l’interculturel : d’abord, il s’agirait d’un transfert d’un genre d’origine américaine vers un contexte africain. Ensuite, le motif du mouvement dans l’espace et dans le temps implique la rencontre des voyageurs avec d’autres cultures, un motif récurrent dans le contexte africain, du fait de la coexistence d’une multitude d’ethnies — et subséquemment, de cultures et de langues.

Mais la question primordiale reste : comment le transfert de genre — ce qui est aussi un phénomène interculturel — du contexte original américain au contexte africain s’effectue-t-il, dans la mesure où le genre en tant que dispositif qui permet de dire et d’aborder un ensemble de thématiques selon les règles du genre même, est transposé dans un contexte culturel différent, où ces thématiques seraient plutôt évitées ou négligées normalement ?

Notre intérêt envers la question de transfert de genre s’explique en partie par la prolifération de films de voyage observée, dans la production cinématographique africaine de langue française, à partir des années 1990. Alors que la production cinématographique est en baisse, des films de type road movie connaissent un certain succès en Afrique de l’Ouest francophone. Ce genre semble donc répondre à des attentes du public et, aussi, mieux véhiculer les messages que les cinéastes voudraient transmettre.

Après avoir tenté de définir le road movie et d’expliquer comment s’effectue le transfert de ce genre du contexte américain au contexte africain, nous présenterons des films africains qui rassemblent les caractéristiques nécessaires pour être considérés comme des road movies, ce qui nous permettra de donner un aperçu des thématiques abordées dans ces films. Ce contexte établi, nous nous pencherons sur deux exemples pour voir de plus près si — et dans quelle mesure — les aspects esthétiques liés à des thématiques définies pour le genre se retrouvent aussi dans les films africains en question.

Road movie et transfert de genre

D’après Nicolas Saada (1996, p. 223-224), les genres cinématographiques fonctionnent suivant un vocabulaire qui rend possible leur circulation. Dans le cas du road movie, ce vocabulaire est certainement celui de l’expérience de l’espace et de la quête d’identité, auquel s’ajoute la réflexion sur la confrontation avec la société, c’est-à-dire un processus permettant d’organiser la survie de l’individu. En outre, le road movie américain est reconnu comme étant le genre qui succède au western : Raphaëlle Moine explique la fonction d’un genre comme le western — et par extension le road movie — par ses éléments constitutifs en relation avec la société concernée :

Les genres, conçus comme des mythes ou des formulas, proposent donc des configurations spécifiques qui matérialisent dans des personnages, des situations, des lieux historiquement déterminés et culturellement signifiants, des oppositions structurantes, comme le fait par exemple le western quand il organise son espace géographique et social autour d’une frontière qui sépare Wilderness et Civilisation. Les films de genre narrativisent ainsi une structure du sens social.

Moine 2002, p. 74

Comme les genres sont étroitement liés à leur lieu énonciatif, les phénomènes d’intergénéricité et de transferts soulèvent la question de savoir comment un genre transféré peut correspondre à un besoin d’imaginaire dans le contexte cible, donc pour des lieux énonciatifs très différents. La production considérable de road movies en Afrique de l’Ouest est d’autant plus intéressante que les cinémas africains francophones sont plutôt des cinémas mineurs, donc des cinémas qui ne peuvent pas se permettre de fonctionner selon les lois des genres hollywoodiens. Michèle Garneau (2002, p. 114-117) a bien expliqué les caractéristiques d’un cinéma mineur relativement au contexte québécois : il s’agit de cinémas qui doivent s’affirmer par rapport à des cinémas établis, comme le cinéma hollywoodien ou français.

Cette affirmation peut passer par le transfert, c’est-à-dire l’adaptation d’un genre à un contexte donné, pour répondre aux attentes des publics. Sur le plan esthétique, le point de convergence de ce genre américain et du besoin d’expression des cinéastes africains qui optent pour le road movie semble être l’expérience de l’espace : celle-ci permet une construction identitaire en confrontant des individus avec un univers spatial et avec les divers phénomènes qu’une société propose comme formes de survie relativement à des données spatiales, climatiques, sociales et historiques. Moine a déjà souligné ce lien entre genre et social. Elle constate que « les films de genre narrativisent ainsi une structure du sens social. […] chaque genre ne fait que proposer un codage, via des structures narratives particulières, à des conflits particuliers entre des valeurs culturelles fondamentales » (Moine 2002, p. 74). Mais en même temps, ce genre met en relief le développement spirituel d’un individu, comme Berndt Schulz (2002, p. 4) le décrit dans son dictionnaire du road movie : « Les road movies désignent un genre, dans lequel les personnages se meuvent dans l’espace comme dans l’esprit. Un “Entwicklungsroman” filmique dont le but est d’arriver à soi-même ou à la résolution d’un conflit [1]. »

Les éléments identifiés jusqu’ici comme caractéristiques du road movie d’origine américaine ne semblent pas se prêter à un transfert vers l’Afrique, où le cinéma est supposé ne pas être orienté vers des préoccupations individualistes. En plus, c’est un cinéma qui ne fonctionne que rarement selon les lois génériques : il répond plutôt à la nécessité de construire un propre imaginaire, souvent par l’entremise de documentaires ou de docu-fictions. Devant ce clivage entre le genre road movie et les tendances cinématographiques dans le contexte africain, on ne se serait pas vraiment attendu à cette hausse de la production de films que l’on peut qualifier de road movies africains. Pour éclaircir ce phénomène de transfert de genre, contradictoire à première vue, et contribuer à une première appréhension de son apparition dans le contexte africain, nous proposons une description des tendances observées dans ce champ cinématographique et une analyse de quelques exemples filmiques sous l’angle de l’interculturel.

Tendances dans le champ cinématographique africain

Les films africains qui traitent d’un voyage sont nombreux. Il faudrait donc distinguer les caractéristiques « espace » et « motivation de voyage » du road movie, pour établir la différence entre celui-ci et les films de voyage proprement dits. À cette fin, la description de quelques films permettra de dégager certaines tendances à l’intérieur du champ cinématographique africain. On pourra y faire la différence entre des films de migration, des films de voyage en Afrique contemporaine et des films de voyage dans une Afrique historique ou légendaire.

I. Migration

Le choix de la migration comme sujet est motivé par les relations économiques et politiques héritées de l’époque coloniale. C’est ainsi que les voyages Sud-Nord reflètent l’attirance qu’exercent sur le Sud les mirages d’un avenir meilleur dans un monde plus riche au Nord.

Le scénario du film Bako, l’autre rive (1978) du directeur français Jacques Champreux et du Guinéen Cheik Doukouré en est un bel exemple : le long périple d’un jeune Malien qui quitte son village frappé par la sécheresse pour rejoindre son frère à Paris dans l’espoir de pouvoir aider le village à survivre, montre les différentes étapes d’un processus de désenchantement qui conduit à la mort. Le mépris et le désespoir accompagnent le personnage dans les différents pays d’Afrique qu’il traverse, mais aussi en Espagne. Et une fois arrivé à Paris, il meurt de faim et de froid.

Les grands espaces désertiques qui rappellent, sur le plan visuel, les vastes étendues associées à la liberté, dans le contexte africain, symbolisent la sécheresse et la mort ; dans le déroulement du film, ils sont remplacés par des paysages européens (montagnes, forêts, rivières) qui deviennent à leur tour aussi hostiles que les déserts africains : les paysages sont présentés comme une nature indomptée et sauvage. Cette confrontation de « wilderness » et « civilization » est typique du western et du road movie, mais ici le film met en question la valeur symbolique de la nature dans des contextes différents et dévoile le mirage d’une Europe idéalisée et romancée qui attire les Africains.

Frontières (2002) de l’Algérien Mostafa Djamdjam traite également du voyage en racontant le périple d’émigrants originaires de pays subsahariens qui se confient à des passeurs professionnels. Le voyage — pareil à celui de Bako — montre les motifs du départ des personnages et met en scène l’inhumanité de l’émigration entreprise pour des raisons économiques ou politiques. Le titre, Frontières, suggère déjà que ce type de voyage est plutôt un voyage interrompu par les obstacles et entraves dressés par les administrations ou même par l’inhumanité des hommes rencontrés. Le voyage reste enfin inachevé, interrompu par la frontière spatiale que représente la mer. Au plan visuel, il est frappant de constater que les grands espaces ouverts sont toujours suivis par des espaces clos, soulignant ainsi l’impossibilité d’avancer ou de sortir. Les caractéristiques du road movie comme les plans d’ensemble des grands espaces suggérant la liberté sont donc reprises, mais elles changent de signification dans ce nouveau contexte, et renforcent le sentiment de blocage, d’enfermement, malgré la présence de symboles visuels de liberté.

Ces films sont aussi des road movies en ce sens qu’ils offrent une image de la société aux prises avec un problème précis, par exemple le manque de solidarité ou d’entraide. Ces valeurs sont souvent considérées comme typiquement africaines, mais le film montre comment la misère et la pauvreté les sapent. Dorénavant, l’expérience d’hostilité et d’exclusion commence déjà sur le continent, même si les causes y sont différentes de celles que l’on trouve en Europe, où l’on refuse de partager ses richesses. Les épreuves à endurer amènent à poser une question fondamentale et récurrente, à savoir si un voyage ne constitue pas plutôt une fuite qui ne résoudra pas les problèmes. Il s’agit donc de road movies dans lesquels le trajet devient un voyage spirituel et renvoie les voyageurs à leur point de départ. Cet aspect est souligné par de longues séquences consacrées à l’établissement d’un lien entre les vastes espaces et les personnages : face à la nature et à l’espace, les voyageurs sont présentés comme étant minuscules. La dépendance de l’homme vis-à-vis de son environnement naturel et culturel est ainsi mise en exergue.

Heremakono (En attendant le bonheur, 2002) d’Abderrahmane Sissako est une variation sur ce sujet, mais ce film est plus poétique que les deux autres fresques plutôt documentaristes de la souffrance des années 1970 et 2002. Sissako montre une ville de transit en Mauritanie, où différentes personnes s’apprêtent à partir comme émigrants clandestins par bateau. Le réalisateur se concentre donc sur le moment où les films comme Frontières ou Bako s’arrêtent : l’interruption du voyage vers l’Europe. Heremakono met en scène un voyage en suspens, l’espoir d’un avenir meilleur, l’espoir d’une chance de vivre sa vie dignement.

L’espace est ici présent sous la forme de cette ville qui est presque un lieu clos, car elle est délimitée par le désert et la mer — des horizons ouverts mais hostiles à l’être humain. La contrainte de l’attente dans cette ville se manifeste également par la perspective du protagoniste : le jeune étudiant qui attend chez sa mère son départ pour l’Europe habite une chambre au sous-sol. Sa perspective est donc limitée à la hauteur du sol : il ne peut apercevoir que les jambes des personnes qui passent — vision limitée par le cadre de la petite fenêtre à travers laquelle il observe la vie quotidienne dans la cour.

L’espace est par conséquent réduit à l’extrême, si bien que l’homme semble être emprisonné dans l’espace, mais aussi dans son désir de fuir cette réalité. Cette impression d’impasse est accentuée par les vaines tentatives du seul ami du protagoniste, un jeune garçon qui voudrait quitter la ville en train ou en bus, mais qui n’y arrive pas et se résigne à faire sa vie dans cette ville de transit. Et l’ami malien, l’émigrant, se voit également obligé de retourner dans son village pour annoncer la mort de son meilleur ami, qui s’est noyé en tentant de quitter l’Afrique : son corps ayant retrouvé sur la plage, une sorte de retour forcé vers le continent. Le retour au point de départ du survivant semble pourtant une amorce d’espoir, car le village où il tente de réaliser cette promesse de bonheur se nomme « Heremakono — en attendant le bonheur [2] ». Le film de Sissako semble renvoyer plus explicitement au point de départ que les autres films étudiés jusqu’ici, parce qu’il résume l’hostilité de la nature à deux éléments, notamment la mer et le désert. Il met surtout l’accent sur les villages et les villes, donc sur la vie en Afrique comme espoir d’une vie digne.

Contrairement à ces quêtes d’un avenir matériel et économique meilleur en Europe, les voyages Nord-Sud sont tous des quêtes d’identité de jeunes personnes qui cherchent leur père ou leur mère dans un pays africain : Immatriculation temporaire (2000) du Franco-Guinéen Gahité Fofana, La fille de Keltoum (2002) du Franco-Algérien Mehdi Charef ou Le fleuve (2002) du Guinéen Mama Keita. L’espace se présente sous la forme d’une nature hostile (le désert, la forêt tropicale ou les villes africaines vues comme des labyrinthes). Néanmoins, le voyage déclenche un développement personnel, une sorte de Bildungsroman dans lequel le voyageur est confronté à différents aspects de la vie sociale et politique, ce qui exige une prise de position de sa part. Le mouvement illustre donc le rapprochement difficile avec le pays supposé être le pays d’origine, mais les deux héritages entrent en conflit, ce qui accentue les questions d’identité et exige une prise de position, étant entendu que les films suggèrent le retour dans le pays d’où sont partis les protagonistes. Au plan visuel, les totales illustrent le sentiment d’être perdu, le manque d’orientation, si bien qu’il s’agit ici plutôt d’une recherche du « road » qui permettrait de retrouver le chemin vers le lieu d’origine, vers une identité perdue.

Un autre type de voyage, qui s’apparente en partie à celui du type Sud-Nord, est le voyage Sud-Sud (en Afrique même), entrepris, lui, pour des raisons économiques. Paweogo (L’émigrant, 1982), du cinéaste burkinabé Kollo Sanou, traite du même sujet que Bako, mais le personnage principal, un jeune villageois, voudrait tenter sa chance en Côte d’Ivoire, et non pas en Europe. Son voyage prend fin brusquement quand il rencontre à la gare d’Ouagadougou un cousin, victime d’une maladie mentale, qu’un ami raccompagne au pays pour qu’il y soit soigné. La fin du film suggère que l’émigrant rentre au village pour raccompagner son cousin qui a payé son émigration, une expérience de solitude et de honte, de la perte de ses capacités mentales et de son identité. La rencontre à la gare — lieu de transit par excellence — confronte les espoirs et mirages projetés sur les lieux d’immigration à une expérience d’émigration qui la remet en question.

Une autre variante de ce type de voyage est le film Niiwam (1989) du Sénégalais Clarence Johnson Delgado, adaptation d’une nouvelle d’Ousmane Sembène. Un pêcheur doit amener son enfant à l’hôpital de Dakar. Il entreprend un premier voyage de son village jusqu’en ville, où il est confronté à un monde complètement différent, ce qui le désoriente [3]. Les moyens de transport suggèrent l’accélération du mouvement vers un monde dominé par la vitesse, symbole de la modernité. La calèche berce les voyageurs à travers une forêt de baobabs en passant par des villages dispersés. Le paysage suggère la relation étroite entre l’homme, d’une part, et la nature et la tranquillité et, d’autre part, malgré l’inquiétude qu’éprouve le père pour l’enfant malade. La route goudronnée représente la frontière que les voyageurs doivent franchir entre ce monde harmonieux malgré les problèmes existentiels et le monde moderne dans lequel l’individu se sent catapulté comme dans un autre univers. Ce changement brusque se manifeste par le fait que la famille est presque renversée par une voiture passant à vive allure avant d’avoir pu arrêter un taxi collectif. Ce trajet vers la ville — la deuxième étape du voyage des membres de cette famille — est capté en plongée, ce qui souligne davantage la vitesse qui les éloigne de la communauté.

L’arrivée en ville les laisse perplexes, et le chemin vers l’hôpital, tout comme les démarches administratives en français, sont des obstacles quasi insurmontables. Face à ce système inconnu, ils paient leur ignorance et leur lenteur de la mort de l’enfant. Le père est donc obligé d’amener le cadavre de son enfant au cimetière à l’autre bout de la ville qu’il doit traverser en bus. Le bus représente, par les différents passagers qu’il transporte, une sorte de microcosme reflétant les problèmes de la société. Mais cette traversée de la ville semble d’abord enfermer l’homme en deuil dans un labyrinthe sans issue. Il est pris dans la course frénétique vers la modernité, son enfant mort sur ses genoux. Quand les passagers découvrent le cadavre, le bus s’arrête enfin : les passagers veulent obliger l’homme à descendre, et c’est l’imam qui se propose pour l’accompagner au cimetière. À partir de ce moment, la caméra montre, par une plongée panoramique, les deux hommes se rendant à pied vers un endroit sableux et le bus se dirigeant vers la ville. Comme au début de son voyage, le pêcheur est encore une fois à pied, allant vers la terre. La traversée de la ville, la rencontre avec la modernité qui se fait à travers les vitres, montrent qu’il n’a pas vraiment accès à ce monde qui, d’ailleurs, ne veut pas de lui ; il semble en effet être rejeté par la société, ce qui se manifeste aussi au plan spatial, car on le relègue aux confins de la ville… et de la vie. Un retour semble presque impossible du fait que le cycle narratif et spatial se clôt à la fin du film : le pêcheur arrive au cimetière, point final de sa traversée et, symboliquement, de son voyage et de sa vie. Ce film explore donc la signification des deux grands espaces — la ville et la campagne —, espaces fortement sémantisés, car ils représentent en même temps deux modes de vie qui semblent s’exclure mutuellement. Le film se termine sur un ton pessimiste, puisque le retour reste en suspens, ce qui suggère une trajectoire de la société vers la modernité sans retour possible vers le monde traditionnel en disparition.

Tous ces exemples suggèrent la même quête : pour les protagonistes, il s’agit, en voyageant, de reconnaître leurs propres espaces et sociétés et leurs multiples aspects et, pour les réalisateurs, de reconquérir l’imaginaire de leur public. Tandis que les voyages motivés par la découverte du pays mettent en relief la pluralité des communautés, les mouvements migratoires accentuent davantage une identité africaine vis-à-vis d’une Europe autre (Frontières). Mais cette vision plutôt binaire est également bidirectionnelle quand l’Afrique représente l’identité cachée ou perdue (Cheb, La fille de Keltoum, L’autre monde). Parallèlement, les road movies dessinent un tableau de moeurs sociales pour mettre en relief les conflits et problèmes sociaux sévissant en Afrique : les messages transmis par ces films semblent suggérer que, pour pouvoir affronter les problèmes actuels et futurs, le retour aux origines est inévitable.

II. Voyage en Afrique contemporaine : TGV et Mektoub

Après cette présentation de quelques variations sur le motif du voyage dans le contexte africain, deux exemples permettront de se pencher sur le vocabulaire du genre utilisé. Une analyse plus détaillée de deux films que l’on peut qualifier de road movies et qui sont souvent désignés comme tels par les critiques, devrait permettre d’observer de plus près le fonctionnement du genre. Il s’agit de films qui thématisent des voyages dans un pays africain et qui, au contraire des exemples précédents, ne traitent pas des relations Sud-Nord ou de migration, mais prolongent en quelque sorte la démarche de Niiwam, notamment le voyage en bus qui permet de montrer différents types de situations et de caractères représentatifs de la société en question.

Le film TGV (1997) du Sénégalais Moussa Touré reprend le topo du bus comme moyen de transport et sa valeur symbolique de microcosme. TGV est un minibus qui fait la navette entre Dakar (Sénégal) et Conakry (Guinée). Rambo, le chauffeur, entreprend ce voyage malgré les avertissements de la police et des militaires, ce qui n’étonne pas, vu le surnom qu’il s’est donné, et qui fait allusion aux films d’action américains : les routes sont coupées par la révolte d’une ethnie dans le sud du pays. Rambo et ses passagers sont donc obligés de prendre des routes qui les amènent dans des régions reculées.

Les motifs de voyage de ce groupe représentent un éventail de problèmes sociaux : un quinquagénaire va à la rencontre de sa quatrième femme qui pourrait être sa fille ; une femme fuit son mari qui ne veut pas consentir au divorce ; un homme évite ses créanciers ; un marabout est à la recherche de nouveaux adeptes ; un ministre tente d’échapper au chaos financier qu’il a causé.

Ce film est un vrai road movie dans le sens où toute l’action se déroule sur la route, entre les points de départ et d’arrivée. De longues séquences de paysages accompagnées de la musique de Wasis Diop établissent le sentiment d’une probable évasion loin de tous les problèmes rencontrés en ville, comme si le voyage s’ouvrait sur une nouvelle vie. Véritable incantation, la succession de beaux paysages, de même que la rupture avec le temps et les normes de la société, rappelle en partie les démarches du film Easy Rider. Le moyen de transport employé, un bus au lieu d’une motocyclette, souligne, par contre, la dimension collective de ce voyage.

La valeur symbolique de ce road movie se manifeste le mieux dans la séquence où le bus tombe en panne et où les passagers doivent agir de concert pour se sortir de leur mésaventure. Le bus opère ici comme symbole de la société africaine qui tombe en panne et ne peut sortir de l’impasse que si tous les passagers coopèrent. Le voyage est ralenti à l’extrême et oblige les passagers à reconsidérer les motifs de leur fuite et leur moyen de transport.

Il y a donc des parallèles entre TGV?et Niiwam. Mais la ville est ici le point de départ pour tous les passagers, de l’agriculteur jusqu’au ministre, qui se trouvent tous sur le même chemin, puisqu’ils sont tous à la recherche d’un avenir meilleur. Ils quittent la ville pour traverser les champs, les forêts de baobabs et ils arrivent enfin dans la brousse où ils sont confrontés aux revendications de la population autochtone. Le périple de Niiwam a été ainsi renversé : les citadins ou adeptes de la modernité se trouvent confrontés à la campagne et ses habitants. Le voyage constitue donc un parcours initiatique qui ramène les voyageurs aux origines où ils devraient découvrir leur passé et prendre conscience de leur avenir possible. Mais l’arrivée en ville efface toutes les réflexions qui ont pu être approfondies durant le voyage, car les voyageurs reprennent tous leur propre chemin : le ministre trouve un poste en Guinée ; le paysan, sa quatrième femme ; et contrairement aux femmes qui partent vers un avenir meilleur après avoir discuté de leurs problèmes pendant le voyage, les hommes réalisent eux aussi leurs rêves, mais sans tenir compte des réflexions et discussions qu’ils ont tenues. Malgré cette expérience commune, ils ne changent ni leurs attitudes, ni leurs objectifs, ce qui montre l’impasse dans laquelle se trouve cette société.

Le deuxième exemple est un film maghrébin, qui est également désigné comme road movie : Mektoub (1997), un film entre polar et road movie du cinéaste marocain Nabil Ayouch, est une

chronique sociale d’un pays partagé entre tradition séculaire et corruption des élites. Inspiré d’un fait divers, il met en scène un jeune couple, Taoufik et Sofia. La femme se fait enlever et violer dans le cadre d’un trafic de cassettes pornographiques impliquant de nombreux notables. Retrouvant le coupable, qu’il abat en situation de légitime défense, Taoufik, accompagné de sa femme, doit fuir à travers le pays, protégé par un réseau de complicités populaires et villageoises, la police qui le recherche.

Mandelbaum 1999, p. 35

Ce film a connu un succès énorme au Maroc pour sa critique osée de la classe dirigeante, mais aussi pour sa manière de célébrer la beauté du Maroc malgré les problèmes sociaux qui y sévissent. Le critique Amale Samie (2001, p. 2) décrit sa réaction après la projection du film comme suit : « Je connais l’Atlas dans tous les coins. Je l’ai vu, en voyant Mektoub, avec d’autres yeux. Et je me suis senti plus riche d’être de ce Maroc que Nabil Ayouch m’a montré. »

Ayouch thématise les contrastes entre les classes sociales, entre la ville et la campagne, la modernité et la tradition, et met en évidence des problèmes comme la criminalité et la misère. Ce n’est donc pas une image idéalisante du Maroc qui inspire cet enthousiasme au spectateur, mais plutôt le plaisir de se retrouver soi-même dans les images projetées, d’y retrouver la diversité et la beauté, malgré tous ces problèmes qui semblent détruire la beauté du monde. Ce film combine donc les deux aspirations des films africains cités ci-dessus : construire son propre imaginaire et se réapproprier son espace.

Il est significatif que la femme violée, issue d’une famille pauvre, arrive à se libérer de son traumatisme dans un village de montagne en reprenant contact avec les traditions. De même, c’est dans un village perdu que Taoufik, fils d’une famille riche, est confronté à son passé et à ses objectifs en tant que médecin quand il soigne un garçon. Le contact avec la population autochtone et la campagne permet aux deux personnages principaux de trouver des réponses à leurs interrogations et de soulager leurs inquiétudes.

La fuite de ce couple aux quatre coins du pays a donc plusieurs significations : premièrement, ils tentent de se soustraire au contrôle d’un système corrompu et, deuxièmement, ils fuient les mirages modernes qui n’ont plus de point d’ancrage dans la réalité vécue dans ce pays. Ainsi, de même que le personnage principal de Niiwam, le couple commence son voyage en voiture, le continue en bus et le termine à pied. Le voyage se ralentit au fur et à mesure que les voyageurs s’éloignent de la grande ville, qui représente la modernité, telle que définie par le modèle européen, modèle qui semble étranger et imposé à ce pays. Parallèlement, ils se rapprochent graduellement du pays profond, de sa population qui vit toujours selon les coutumes et les traditions ancestrales. Cette redécouverte de leur propre passé les confronte avec leurs souvenirs individuels, qui semblent maintenant liés au destin du pays. Le voyage commence donc dans une ville maritime orientée vers un ailleurs, mais leur fait parcourir tout le pays pour se diriger vers les montagnes et le désert du pays central où sont préservées leur histoire et leur identité. Même si le mouvement dans l’espace permet de traverser les vastes régions qui représentent les divers aspects de cette société — des plans d’ensemble accompagnés du motif musical du film invitent à une identification avec ce pays et ses habitants —, ce film raconte surtout un voyage intérieur qui pose la question du sens de la vie.

L’utilisation du genre du road movie dans ces deux cas semble permettre aux cinéastes africains de se situer dans une tradition générique et de profiter des éléments constitutifs du genre qui correspondent à la quête initiale du cinéma africain : recherche d’identité, miroir et critique de la société. La rencontre avec des populations autochtones, qui décrit une rencontre interculturelle à l’intérieur du pays, est le déclic à partir duquel les personnes concernées remettent en question la modernité, incarnée par les villes. Les villes représentent donc le point de départ et d’arrivée, mais le chemin pour y accéder passe par la brousse ou la campagne, par les traditions et par les préoccupations humaines. Les cinéastes africains vont au-delà des règles génériques préétablies en y ajoutant le retour aux traditions africaines, ce qui leur permet de se réapproprier l’espace et les modes de vie propres aux pays respectifs. Ainsi, ces voyages sont toujours des voyages entre la tradition et la modernité, et les cinéastes esquissent ainsi un chemin à suivre qui devrait prendre en considération les deux pôles.

Reste maintenant la question de savoir si les voyages en Afrique dans un contexte historique ou légendaire proposent la même conception.

III. Voyage dans une Afrique historique ou légendaire

Dudley Andrew (2003, p. 17), dans son article intitulé « Enraciné et en mouvement : les contradictions du cinéma africain », a déjà attiré l’attention sur cet aspect du nomadisme dans quelques films africains, aspect qui est étroitement lié à la volonté de témoigner d’une réalité vécue : « [En effet,] depuis 1980, deux générations de cinéastes africains ont voyagé à travers le paysage africain avec une caméra qui explore plutôt qu’elle ne diffuse. » Comme exemple de ce nomadisme, il cite le film Yeelen du cinéaste malien Souleymane Cissé : « Si le héros de Yeelen est un nomade, il n’est pas un individualiste rebelle. Il est davantage un étudiant appliqué de la terre qu’il sert, et à laquelle il appartient au vrai sens du terme » (p. 19). Ce film combine les éléments d’un voyage d’initiation, d’une quête d’identité et d’une fuite qui amènent le jeune héros à découvrir son histoire, son pouvoir et son identité qu’il transmettra à son fils. Pendant ce voyage, il rencontre plusieurs ethnies et apprend les différentes possibilités de répondre aux contraintes de la nature et aux besoins des hommes. Mais il le fait surtout parce qu’il a accepté d’être le successeur de son père, le porteur des savoirs religieux et traditionnels, donc le représentant de la communauté et le garant de ses valeurs. Le voyage traditionnel est lié à une initiation qui dirige l’individu vers l’assurance d’une continuité de la vie communautaire.

Le protagoniste du film Buud Yam (Burkina Faso, 1997) de Gaston Kaboré, Wend Kuuni, doit parcourir le même chemin d’apprentissage que le héros de Yeelen, en quelque sorte un précurseur du genre. Wend Kuuni est un enfant trouvé qui part à la recherche d’un guérisseur pour sauver sa soeur souffrante. Ce voyage lui fait parcourir toutes les régions du Burkina Faso actuel. Il expérimente les différents espaces naturels, rencontre plusieurs ethnies pour apprendre que la survie dépend de l’entraide et de la solidarité. Ainsi, il arrive à trouver le guérisseur et à sauver la vie de sa soeur. Bien que ses origines soient toujours incertaines, il arrive quand même à s’accepter et à se faire accepter parce qu’il a pu prouver qu’il est un membre utile de la communauté, et parce qu’il peut se voir lui-même, ainsi que le village, comme une partie d’un tout plus vaste.

Ces films thématisent donc des voyages en recourant à des éléments de récits initiatiques ou traditionnels. Ils utilisent le voyage comme motif qui permet de mettre en scène la quête de soi-même, la rencontre avec l’autre pour se trouver soi-même, mais surtout dans le but d’assurer la survie et la consolidation de la communauté.

Keita. L’héritage du griot (Burkina Faso, 1998) de Dani Kouyaté est un film qui combine les légendes et l’époque contemporaine. Un griot se rend en ville pour transmettre l’histoire de la famille au dernier descendant, ce qui déclenche à son tour la légende de Soundjata, récit initiatique et de voyage. Le voyage du griot qui quitte son village pour parcourir une grande partie du pays jusqu’à son arrivée à la capitale souligne l’interconnexion entre le nomadisme et le monde traditionnel. Le passé et le présent se retrouvent face à face dans la rencontre du personnage du griot — conservateur de la mémoire — et du fils de la famille Keita. Le récit initiatique invite le garçon à un voyage dans le passé qui le ramène toujours au présent, deux époques indissociablement liées. Par conséquent, le film de Kouyaté met surtout en scène le voyage dans le temps, le mouvement dans l’espace semble secondaire. Le réalisateur arrive à illustrer cette dichotomie entre la tradition et la modernité sur un axe temporel, ce que les autres films démontraient sur le plan spatial.

Dans le cas du cinéma maghrébin, on peut constater une nouvelle tendance qui met l’accent sur le spirituel et le fantastique. Le cheval de vent (2001) du Marocain Daoud Aoulad Syad raconte le voyage d’un vieil homme qui veut visiter la tombe de sa femme avant de mourir. Un jeune homme à la recherche de sa mère l’emmène sur sa moto. Avec en toile de fond des paysages marocains, ce road movie met en scène un voyage quasi spirituel à la recherche du sens de la vie et de la mort. Dans Le grand voyage (2004) du Marocain Ismaël Ferroukhi, un père part avec son fils pour le pèlerinage à La Mecque. Pendant qu’ils surmontent d’innombrables problèmes tout au long du trajet, les deux générations se rapprochent graduellement. À la mort du père, le jeune homme assume l’héritage culturel et religieux pour la suite de son voyage. Et en Tunisie, avec Bab’Aziz (2005) de Nacer Khemir, l’errance dans le désert invite à une réflexion sur la vie, suggérant que le désert n’est plus seulement frontière naturelle et espace hostile, mais lieu de méditation, souvent sous des formes poétiques.

Des road movies en Afrique ?

Les road movies africains témoignent d’une volonté des réalisateurs de décrire leur propre espace et ses habitants, et ceux-ci le font sur le palimpseste des récits de voyage et de films ethnographiques européens. Les films étudiés ci-dessus mettent aussi en scène une quête de soi-même, d’une identité propre, donc un voyage initiatique vers les mondes ancestraux, traditionnels ou tout simplement africains. Cette quête ramène toujours le voyageur au point de départ ou à sa terre. On retrouve ici plutôt la structure circulaire des récits traditionnels, contrairement à ce que Shari Roberts (1997, p. 45-69) avait souligné au sujet du road movie, notamment qu’une structure linéaire serait une caractéristique de ce genre. On y retrouve la notion, avancée par Dudley, du nomade qui retourne à sa terre.

Selon la définition citée au départ, le « road » représente l’élément constitutif du road movie (Roberts 1997), ce qui est également le cas pour le road movie africain. Mais tout en empruntant ce cadre, les cinéastes le comblent de leur imaginaire et de leurs quêtes, qui souvent se présentent comme un mélange de quêtes légendaires et de quêtes actuelles. Ils semblent donc adopter ce genre pour deux raisons principales : premièrement, la préconisation d’un certain genre confère de la « visibilité » au cinéaste africain, car la critique peut alors classer le film dans une catégorie standardisée pour les cinématographies américaines et européennes, ce qui facilite la réception par un public plus large ; deuxièmement, cette adoption d’un genre signifie aussi que ces cinéastes entrent en dialogue avec d’autres cultures cinématographiques en proposant leur(s) propre(s) version(s) de genres devenus communs.

Cette préconisation d’un genre précis qui, à l’origine, véhicule une certaine idée de l’Amérique avec ses connotations de liberté individuelle, de mobilité et de liberté d’expression, entre par l’entremise de ce transfert de genre, dans un dialogue « intertextuel » (peut-être devrait-on dire « intergénérique » dans ce cas ?) dans le sens bakhtinien du terme : la pluralité des voix qui entrent en jeu et subvertissent le discours dominant. Malgré la structure circulaire qui pourrait suggérer une certaine tendance au conservatisme, le dialogue des genres introduit de nouvelles idées. Le film pourrait servir de champ d’essai pour une certaine évaluation de la valeur des idées dans un contexte africain, ce qui serait le cas de Wend Kuuni dans Buud Yam, où l’identité individuelle est mise à l’épreuve. Mais cela vaut aussi dans TGV où, sur un ton satirique, les propositions du leader de la révolte semblent beaucoup plus raisonnables que les propos de l’ex-ministre. Le genre offre donc un cadre de données génériques liées à des données thématiques qui permettent une remise en question de valeurs traditionnelles. En même temps, le road movie est motivé par le déplacement qui entraîne des rencontres avec différentes manifestations culturelles.

Le road movie se prête particulièrement bien à l’illustration de l’état de sociétés en mutation ou en voie de développement, ce qui se manifeste par l’abondance des lieux de transit et des mouvements en suspens. Mais en même temps, ce genre fait également écho aux récits traditionnels, si bien que ces road movies africains s’inscrivent plutôt dans une tradition propre de récits de voyage et d’initiation — grâce aux types de narration que suppose le road movie —, où les destins individuels sont au premier plan. Mais l’adoption de ce genre semble être aussi une réponse des cinéastes africains aux critiques et publics des cinémas africains : l’adoption d’un genre reconnu et propre au cinéma « majeur » garantit éventuellement une réception plus large.

Le vocabulaire du road movie ne permet donc pas seulement de décrire la société en mutation et de mettre en question ses processus actifs et leur impact sur les communautés, il permet aussi de faire dialoguer des sujets africains avec les autres cultures cinématographiques par l’intermédiaire d’un genre transculturel.