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La plurivocité établie du terme « culture » peut aisément miner son élaboration conceptuelle. Effectivement, le mot évoque et convoque des habitudes collectives, des identitaires nationaux, une industrie et des pratiques de production artistique, des canons esthétiques, ou encore, plus proche de l’étymologie du terme, la croissance incombant au savoir-faire humain. Or le déplacement en extension du culturel à l’interculturel ne réduit en rien cette équivocité potentielle, la projetant tout au plus sur différents lieux discursifs de notre contemporanéité. Ainsi le terme peut-il prétendre à l’évidence dénotative d’un état de fait recouvrant l’actualité de nouvelles mobilités humaines. Il résonne parfois tel un impératif dans l’ordre des discours, comme norme à penser, mais aussi goût à satisfaire, que satisfont justement diverses reconfigurations des canons culturels (world music, littérature migrante, festivals des cultures du monde, etc.). Il se constitue ailleurs comme objet épistémologique dont se saisissent institutions et pratiques du savoir.

L’analyse ici proposée tirera conclusion d’une telle ambiguïté. L’aire référentielle de l’interculturel est en effet par trop instable pour que l’on tente d’y circonscrire, sans risquer la pétition de principe, les mutations contemporaines du genre cinématographique que définit le road movie. L’obstacle est toutefois levé si l’on privilégie non plus quelque contenu interculturel dont serait porteur le nouvel essor du road movie mais, précisément, la problématisation même du thème interculturel. Le propre des films qu’analysent les diverses contributions à ce numéro de la revue Cinémas serait en ce sens d’assumer les tensions d’une interculturalité constituée à l’écran comme enjeu de représentation. Que l’interculturel n’aille pas de soi et suscite dans le road movie contemporain un effort exploratoire de figuration, telle sera l’hypothèse de ce repérage initial, dont le but est moins de dresser une typologie signalétique de l’objet filmique retenu que d’esquisser le potentiel de réflexion susceptible d’en informer l’analyse.

I. Interculturalité et disponibilisation culturelle

Le road movie, dans sa tradition nord-américaine, sollicite narrativement une première acception du terme « culture », acception que l’on peut dire anthropologique, au sens où elle désigne un ordre collectif de représentation. Se situant sous le signe de la cohésion, cette idée de culture serait ce qui confère une unité à un mode de vie collectif, sous la forme conjuguée d’un horizon d’interprétation, d’un code commun de normes et de valeurs, de savoir-faire partagés. Récit de la contestation, le road movie détourne la fonction qui revient à certains espaces dans ce paradigme de la socialité culturelle. Il remonte, à contre-culture pourrait-on dire, une infrastructure routière qui n’intègre plus à distance les points nodaux d’un même réseau culturel. Il institue en espace vécu, soit intégré dans une expérience attentive aux modalités du local et de l’intime, des voies de transit, espaces jusqu’alors tout au plus traversés et ressortissant à ces « parcours autoroutiers » que désigne chez Marc Augé (1992, p. 123) le concept de non-lieu. Ainsi la fluidité de la circulation culturelle se voit-elle interrompue par l’arythmie de cette réappropriation, le plus souvent illicite, de l’espace routier.

Or, qu’advient-il de cette discontinuité culturelle, dont cet espace se ferait lieu de visualisation, dès lors que l’imaginaire filmique de la route bifurque pour privilégier les embranchements, que l’on présume multiples, de l’interculturel ? S’il faut entendre par ce terme la sériation d’espaces culturels distincts que mettrait en relation l’image-action d’un transit routier, il serait légitime d’en conclure que la contemporanéité du road movie renforce plus qu’elle n’intercepte la fonction cohésive de l’identité culturelle. Ainsi, dans un film tel que Monsieur Ibrahim et les fleurs du Coran (Dupeyron, 2003), le déplacement automobile transeuropéen séquentialise-t-il, du lieu clos de l’immigration parisienne au lieu d’origine anatolien, des univers culturels auxquels prend successivement part un sujet faisant l’apprentissage d’une mobilité culturelle. Au fil des visites, et notamment de lieu de culte en lieu de culte, la route décuple plus qu’elle n’épuise la possibilité de l’appartenance et de l’insertion culturelle, dont elle se contente de multiplier les sites. La fonction localisante, culturellement parlant, de l’imaginaire routier inverse ici sa fonction de ligne de fuite qui, par exemple, dans un road movie tel que Goin’down the Road (Shebib, 1970), projetait acteurs et spectateurs dans le hors-champ d’une cavale échappant à la norme de l’ordre culturel. D’un film à l’autre, l’écart particulièrement tranché qui se creuse devrait donc nous mettre en garde contre une contiguïté trop rapidement établie entre road movie et road movie dit interculturel. Une telle contiguïté, à laquelle il ne s’agit pas ici de renoncer, ne s’impose de fait qu’après certains détours.

Il importe tout d’abord de constater que l’actualité filmique du road movie, à la jonction des xxe et xxie siècles, rend manifeste une conjoncture interculturelle tout autant et sinon plus problématique que proliférante. C’est là une observation que confirment tout particulièrement les films faisant l’objet d’une analyse dans le présent numéro. L’espace traversé s’y noue en situation de contact culturel que domine une commune expérience de perturbation. En attestent l’implosion balkane des communautés culturelles (Ulysse’s Gaze, Angelopoulos, 1995), l’italophilie migrante des errances frontalières en Albanie (Lamerica, Amelio, 1995) ou encore la clandestinité du sujet devant user de différents codes culturels pour déjouer l’intégrisme afghan (Kandahar, Makhmalbaf, 2001).

La route peut par ailleurs procéder d’un univers culturel clos et excentré en direction d’espaces culturels élargis (El Viaje, Solanas, 1990 ; Historias Mínimas, Sorín, 2002 ; The Adventures of Priscilla, Queen of the Desert, Elliott, 1994), tout comme elle peut inverser cette vectorisation en intériorisant progressivement le sujet en déplacement dans les limites circonscrites d’une culture donnée (on évoquera à ce propos The Sheltering Sky, Bertolucci, 1990). Certes, la conflictualité précédemment évoquée n’est pas dans ce cas perpétuée. Mettant en rapport différentes identités collectives, ces films n’en cultivent pas moins l’expression d’un décalage culturel, d’une déterritorialisation déconcertante projetant le sujet hors d’un cadre culturel établi. Ainsi ce déplacement dans Historias Mínimas, qui, quelque intérieur qu’il soit à l’espace national, n’en met pas moins en présence l’ici et l’ailleurs. On y observe, d’une part, l’isolement hyperbolique d’une communauté reculée de Patagonie (voie désaffectée de chemin de fer, maison à l’abandon, absence de tout raccordement à quelque réseau urbain), de l’autre, un espace culturel foncièrement étranger et irrémédiablement opaque : une ville éloignée dans laquelle on produit et depuis laquelle on diffuse l’image télévisuelle et les référents précisément interculturels qu’elle relaie (promesse déçue d’un voyage au Brésil, commercialisation de l’ailleurs auquel se prête le jeu télévisuel).

L’inter du culturel dans un nombre important de road movies contemporains échapperait donc à une figuration par juxtaposition, voire à une uniformisation des paradigmes culturels. La route n’y est pas un « espace-liaison » mettant soudainement en rapport une multiplicité de lieux soumis, chacun, à la cohésion d’un ordre culturel [1]. Tout au contraire, elle s’y fait souvent itinéraire de découverte révélant de profonds désordres culturels. Il ne s’agit plus de l’emprunter pour se soustraire à l’unité qu’exercerait tel univers culturel mis à distance mais, l’empruntant, d’être confronté à une certaine érosion de cette unité culturelle.

Cela se vérifie de fait dans les processus d’intériorisation qui, par transfert métonymique du lieu à la personne, unifient l’expérience visuelle du désordre culturel à l’expérience vécue d’un personnage faisant progressivement corps avec lui. Angelopoulos met parfaitement à l’écran cet élargissement intérieur d’un champ de vision panoramiquement ouvert sur les errances culturelles. En relève également la duplicité migrante de l’intégriste américain dans Kandahar, ce personnage à la barbe postiche qui ouvre la régression monoculturelle d’une talibanisation à l’imaginaire mondialisé des conversions identitaires. Mais c’est sans doute Lamerica qui illustre on ne peut plus explicitement une telle intériorisation. L’italianité revendiquée à titre d’identité culturelle s’y voit effectivement révélée à des trajectoires diasporiques brouillant historiquement le partage établi entre une Europe terre d’accueil malgré elle et une Europe terre d’exode. La visibilité actuelle des signes de multiplicité culturelle révélerait une diversité ayant toujours-déjà habité et problématisé la culture comme cadre de vie collectif.

Aussi, le détournement fonctionnel de l’espace que l’on observe dans le road movie traditionnel paraît-il de nouveau opératoire dans ces autres road movies, que l’on dira interculturels non parce qu’ils reproduisent un certain idéologème de l’interconnectivité, mais précisément parce qu’ils se saisissent de l’espace faisant jonction entre un univers culturel et un autre pour mettre en évidence un état de précarité culturelle.

Il serait toutefois abusif d’en conclure à une déstabilisation fondamentale des fonctions identitaires du culturel dans le road movie contemporain. Paradoxalement, si les déplacements effectués thématisent, d’une culture à l’autre, des états d’instabilité, la fonction régulatrice de tout système culturel — soit l’ordre des habitudes et références partagées qu’il maintient — n’en demeure pas moins particulièrement active dans le road movie qui nous occupe. Cet apparent paradoxe renvoie sans doute à une distinction parfois fuyante entre les modalités de l’actuel et du virtuel. L’équilibre culturel, quelque menacé qu’il soit dans telle ou telle situation concrète, se maintient toutefois à titre de dynamique informant les processus d’identification. Cette dynamique s’avère foncièrement narrative dans le road movie interculturel. À l’inverse du mouvement sans retour du récit de l’exil, de l’itinéraire balisé du récit de voyage ou encore de l’immobilisation temporaire du récit de villégiature, l’expérience ou l’épreuve de la route dans le road movie impose au déplacement humain une contingence difficilement maîtrisable, de sorte que le temps passé sur la route s’allonge au gré des complications : des films comme Ulysse’s Gaze ou encore El Viaje se conforment au schéma narratif d’une quête constamment relancée ; The Sheltering Sky, Lamerica, Kandahar donnent à voir un voyage touristique ou d’affaires qui dérape, tourne mal, temporise ou annule le moment de l’arrivée. Or, cette contingence, qui s’imprime avec force à l’expérience de la mobilité, déstabilise ou possibilise le sujet qui la vit, l’extrait d’habitudes et de parcours établis, le prive ou le libère de ses cadres de références usuels. Ainsi le road movie est-il très souvent le récit d’une mobilité acquise à l’imprévisibilité de l’aventure, qui ouvre donc une parenthèse dans le quotidien routinier de la sédentarité ou des déplacements sans conséquence : on y trouve l’aventure d’une mobilité enthousiaste qui rompt avec des lieux et pratiques quittés volontairement ; l’aventure d’une mobilité déconcertante mais nécessaire, dictée par l’impératif d’une quête ; l’aventure d’une mobilité envahissante, celle de la fuite en avant dans laquelle on trouve le sujet projeté. C’est donc dire que la trame narrative du road movie, l’expérience de la contingence qui s’y trouve séquentialisée, suscite chez le personnage un état de disponibilisation culturelle. Un mode de vie est mis à distance ; il est soit rejeté, soit délaissé pour un temps, ou encore sans prise sur les circonstances du déplacement. Aussi importe-t-il de s’enquérir de ce qu’il advient, dans la durée du récit filmique, de cet état de possibilisation ou de disponibilisation culturelle, soit de la capacité de réaction d’un système dont la cohérence (symbolique, praxique, idéologique) est délaissée pour être confrontée à d’autres expressions culturelles. On peut ainsi chercher à déterminer si l’unité, le sentiment d’appartenance qui s’en fait l’expression, est interceptée, relativisée, exacerbée par une pluralisation culturelle dont on ne pourrait tirer quelque culture commune. Plus spécifiquement, le récit marque-t-il un mouvement de retour vers l’intimité du milieu culturel au-delà duquel le déplacement s’est effectué, comme c’est le cas dans Historias Mínimas ? Assiste-t-on au contraire à une débâcle ou à une déroute culturelle sans possibilité aucune de réintégrer l’unité d’un ordre symbolique et de pratiques communes ? Ainsi, Lamerica se conclut-il par la construction cinématographique d’un mouvement de dérive qui surdétermine le référent boat-people, épave humaine de l’immigration clandestine. À son tour, The Sheltering Sky, dans ses dernières séquences, énonce par la parole dialoguée un état final d’égarement culturel. Et pourtant, l’albanisation progressive du jeune Italien de Lamerica défriche un espace mémoriel commun, aboutissant à un certain élargissement des consciences culturelles, alors que les assauts réciproques des cultures occidentales et sahariennes semblent perpétuer, dans le film de Bertolucci, des cycles de domination, touristique ou esclavagiste, et donc affirmeraient un schéma d’hermétisme culturel clos sur des relations d’exclusion-annexion. Dans le jeu de leur variation, les logiques narratives dont use le road movie sont autant d’expérimentations qui, à titre d’objets d’analyse, donnent à penser ce qu’il peut advenir de la cohésion culturelle sous condition d’interculturalité, soit comment la culture comme force d’intégration s’adapte à, se préserve de, évite et réagit contre une diversité culturelle.

On constate donc que l’interculturalité des road movies considérés se situe à la jonction d’une perturbation et d’une persistance de la réalité culturelle abordée dans les termes d’un cadre et d’un processus d’identification collective. Cette dualité mérite d’être soulignée dans la mesure où elle prévient une interprétation sans doute abusive qui, sous prétexte de se montrer attentive à une problématisation de l’ordre culturel à l’oeuvre dans le road movie, pourrait se permettre de conclure à un simple congédiement filmique d’une conception établie de la culture. L’analyse axée sur le transculturel semble parfois témoigner de cet empressement, lorsqu’elle procède d’une critique des « grands récits » monoculturels, dont l’unité apparente serait révolue, à une pluralisation ouverte des identités collectives, pluralisation quelque peu oublieuse de la fonction d’intégration (et donc d’inclusion et d’exclusion, de distinction et de discrimination) qui revient à la culture [2].

Traditionnellement, le déplacement du road movie est une pratique de l’écart culturel que le récit filmique voue à l’échec. Ligne de fuite d’une marginalisation invariablement violente, la route n’en demeure pas moins voie de communication au sein d’un espace culturel et social, ordonné et normé. Espace faisant donc communiquer l’écart et sa sanction, l’échappée et la traque, annulant l’une par l’autre selon une logique répressive à laquelle continuent de se plier les road movies contemporains de tradition fortement nord-américaine (Thelma and Louise, Scott, 1991, par exemple). On constaterait donc que le road movie interculturel opère également une neutralisation de ce hors lieu culturel, espace à court terme, que constitue la route. Non plus toutefois du fait de l’extension et de l’emprise d’un univers culturel donné, mais en raison d’une logique de l’appartenance culturelle que sollicite sans cesse la multiplicité des lieux mis en rapport, quelque compliquée, transitoire et renégociée que soit devenue cette appartenance.

II. Interculturalité télévisuelle

L’interculturalité du road movie s’affirme dans l’enjeu qu’y définit la représentation de l’interculturel. Fil conducteur de la présente analyse, cette hypothèse ne saurait toutefois cacher que l’enjeu dégagé procède inévitablement d’éléments repérés ici et là : telle image construisant tel lieu, tel mouvement caractérisant tel personnage, telle forme narrative que déploie l’image en mouvement, etc. La deuxième acception de « culture » vers laquelle se tourne à présent l’analyse confirme une telle réciprocité. Il est effectivement une autre manifestation évidente de l’interculturel dans la filmographie contemporaine du road movie, manifestation ne concernant plus la gestion de l’écart entre les cultures ou l’intériorisation de ces écarts, mais les éléments qu’ont en commun les espaces culturels traversés. La musique populaire d’influence fortement occidentale, mais surtout l’image télévisuelle se distinguent à cet égard par leur présence marquée et récurrente d’un film à l’autre, dans la durée de tel ou tel long métrage. Le concert lacustre à Buenos Aires dans El Viaje, le répertoire rock auquel donne accès l’autoradio et le lecteur de CD dans Historias Mínimas, le café-concert albanais, lieu d’importation des tubes italiens dans Lamerica, en sont autant d’exemples. Or, cette catégorie d’éléments, quand bien même elle se rapporte à ce fond commun de pratiques et d’habitudes que définit l’idée communautaire de culture, se fait le matériau référentiel d’une toute autre conception de la culture, soit celle de la consommation, du produit négociable et de la technique de production, de la grande distribution devenue aujourd’hui intense médiatisation.

Est-ce à dire que la lancinante question de la culture en commun trouve une résolution filmique dans la forme fortement dévaluée d’une culture de masse, conformément à un argumentaire alliant la doxa de l’uniformisation planétaire et celle d’une industrialisation du monde vécu qui accapare jusqu’au culturel ? L’interculturalité que figure inévitablement l’image télévisuelle atteste-t-elle d’une logique de production médiatique aliénante et asymétrique : divertissement culturel de bas étage, hégémonie des centres de production, etc. ? À certains égards, le road movie donne assez souvent dans la facilité d’une telle critique, figurant l’espace médiatique commun sous les traits du répétitif et de la trivialisation ambiante. S’ouvre ici un premier horizon de questionnement quant à d’autres actualisations possibles de l’interculturalité médiatique dans le road movie.

Au-delà de cette question initiale prime toutefois le rapport qui s’établit entre les mobilités médiatiques et l’expérience soutenue d’une mobilité humaine, soit cette perception on the road d’un monde lui-même traversé de déplacements médiatiques : réglage d’une antenne parabolique quelque part en Patagonie, poste érigé, sacralisé sur un mât en plein milieu du désert, achat du premier poste de télévision dans Central do Brasil (Salles, 1998). Ce rapprochement suscite assurément des effets de comparaison creusant l’écart entre l’interculturalité du rapport humain et celle des signes en transit planétaire. Somme toute peu sensible à la fracture numérique, une telle accessibilité médiatique dédouble la route sur laquelle se déplace le sujet humain du road movie, lui conférant les contours d’un réseau, câblé ou non, de sorte que se font concurrence d’une étape à l’autre deux mobilités. Ainsi, dans El Viaje, une même image télévisée, celle d’un quelconque feuilleton, se répète-t-elle d’un lieu à l’autre, devançant toujours l’épreuve humaine du déplacement physique. C’est dire que par le truchement de l’intermédialité télévisuelle qu’il évoque et thématise, le road movie contemporain construit une conjoncture culturelle complexe. En l’occurrence, il problématise des mobilités disjonctives dont l’entrecroisement, ou l’« inter », atteste d’une transformation culturelle ne correspondant en rien à une mondialisation homogène et unidimensionnelle. Ce sous-genre en émergence signifierait donc les tensions et conflictualités inhérentes à une contemporanéité culturelle appelant, pour reprendre l’axe que privilégient les analyses d’Arjun Appadurai (1996, p. 9), une théorie de la rupture, « with its strong emphasis on electronic mediation and mass migration ».

Il y aurait lieu d’évaluer, à ce propos, les fonctions qu’assume l’interculturalité télévisuelle vis-à-vis d’une condition plus globalement interculturelle. La relaie-t-elle selon une simple logique de retransmission ? L’amplifie-t-elle en la thématisant fortement ? La produit-elle de toutes pièces à titre de dispositif de simulation médiatique ? Le jeu télévisé italien câblé en Albanie, la constance de cette programmation italienne, le voyage au Brésil vanté en Patagonie ne décuplent-ils pas la conscience d’un rapport « globalisé » au monde ?

On pourrait par ailleurs se demander si, à l’encontre d’une pensée du simulacre, le film établit quelque opposition entre une perception immédiatement humaine de l’autre culture qui exige un départ, la durée d’un déplacement, l’épreuve des péripéties du voyage, une contextualisation in situ, et l’instantanéité délestée de toute cette épaisseur phénoménologique qui est celle du visionnement télévisuel.

Enfin, l’hypothèse d’une hiérarchisation filmique des mobilités humaines et médiatiques serait à considérer. La mobilité du signe télévisuel qui, dans Lamerica, retransmet les expressions culturelles d’une aisance économique ambiante, excède la mobilité physique de populations acculées à l’indignité d’une pauvreté de rigueur. Signe et sujet ne partagent pas la même capacité d’investir l’espace interculturel. Et de fait, l’interculturalité télévisuelle s’approprie le corps tel un autre médium, se faisant l’écho verbal de l’opulence ludique des jeux télévisés (dialogues albanais construisant l’Italie comme terre de constant divertissement) ou plus encore en se faisant le relais corporel des signes télévisuels vus et revus à satiété : breakdance d’une petite fille albanaise qui, en état d’extase corporelle, se ferme à son univers environnant.

Abordée sur le versant de la production culturelle, l’interculturalité filmique du road movie privilégierait donc de nouveau une situation culturelle dont il ne s’agit pas de tirer quelque exotisme susceptible de renouveler le genre. La route y trace au contraire un espace imaginaire particulièrement apte à figurer la complexité et les asymétries de l’interculturel, et tout particulièrement les disjonctions médiatiques qui le traversent.

III. Opacité de l’interculturel

Force nous est de constater que le type de road movie ici considéré ne se contente pas de mettre à l’écran l’interculturalité, mais qu’il opère des choix, des montages, voir des thématisations fortement axiologisées. Que le film exerce un jugement sur l’interculturalité qu’il met en image est un constat que pourraient corroborer les nombreux rapports d’opposition qui ne sont pas sans portée évaluative : dans l’univers décrépit d’une usine désaffectée qui évoque les ruines de la modernité socialiste, le chant organique à la sonorité puissante rythmant en albanais le geste du travail ; dans un bar livré à l’affluence et l’influence des investisseurs étrangers, le lipsing orchestré d’une chanson italienne (Lamerica) ; après l’agression sonore de la musique d’importation, la générosité spontanée et chaleureuse d’une fête populaire (Historias Mínimas). Or, usant de ces quasi-jugements, c’est vers une troisième acception du terme de « culture » que glisse le road movie. Celle-ci concerne, d’une part, l’usage de pratiques hautement spécialisées — l’exigence des activités artistiques — et d’autre part, un telos spécifiquement critique destinant l’effort créatif à la résistance que l’art, l’esthétique peut mobiliser, à l’encontre d’une certaine conjoncture sociale et des cadres de représentation qui la dominent. Cette tradition critique liant le culturel au discours esthétique que motive la poïesis de l’oeuvre d’art s’énonce certes en des termes très contrastés, dont il importe de circonscrire les filiations et l’historicité. L’hermétisme contestataire de l’avant-garde dans la pensée culturelle d’Adorno et Horkheimer (1974) ne recoupe pas l’activisme culturel, intersticiel, que revendique Bhabha (1994, p. 228), soutenant par exemple à propos de l’oeuvre de Salman Rushdie que l’acte de « [c]ultural translation desacralizes the transparent assumptions of cultural supremacy ». Il n’en demeure pas moins qu’abordée à titre de pratique/ critique artistique opérant sur le donné d’un ordre de représentations collectivement entretenu, l’idée esthétique de culture se départ de la passivité de l’état de fait pour se voir investie d’une capacité de véridiction, ce qu’Habermas (1985, p. 203), reprenant les travaux de Wellmer, désigne comme « truth potential ».

Cette autre actualisation du thème culturel inscrit bien sûr l’interculturalité filmique dans le paradigme d’une sociocritique, qu’El Viaje, par exemple, pratique avec excès, le grotesque de l’interculture étatique sud-américaine mobilisant en effet un effort et des longueurs filmiques soutenus. Il est toutefois, dans le renouveau que connaît le road movie, une autre mobilisation critique du thème interculturel qui mérite d’être relevée. Curieusement, dans des films comme Lamerica, Kandahar et Ulysse’s Gaze, le récit s’amorce par la projection d’un documentaire ou la production d’un reportage : réalisation de type anthropologique détaillant dans le noir et blanc de l’image muette le quotidien d’un mode de vie rural révolu, actualités télévisées d’époque relatant la visite du Duce en Albanie, enregistrement sur le terrain, magnétophone à la main, d’un commentaire sur la situation afghane. Cette thématisation de la production d’images et de sons se maintient de fait, explicitement ou implicitement, dans la durée du temps filmique. Ulysse’s Gaze met en récit la quête tragique de documentaires condamnés à disparaître dans le théâtre des hostilités balkanique. Lamerica se conclut pour sa part sur une longue séquence sans dialogue ni commentaire, détaillant méticuleusement la charge humaine d’un cargo qui aurait sa place dans l’actualité télévisée des diasporas contemporaines. C’est, dans Kandahar, le magnétophone dérobé à la vue des autorités religieuses qui accompagne la clandestinité d’un passage dans l’Afghanistan taliban. Cette thématisation de la production médiatique importe au plus haut point.

Ces films nous proposent une incursion fictionnelle dans l’altérité troublante de cultures soumises à l’épreuve de violences ou de dégradations interculturelles. Or, relayant par le truchement de l’imaginaire cinématographique la consommation d’images médiatiques particulièrement actuelles, ces mêmes films ne prétendent pas pour autant à la véridiction de l’image vérité. L’opacité de l’image est de fait ce qui domine la conclusion des films : une pellicule dont on ne sait si elle sera ou non développée, des visages humains d’une intense impénétrabilité, le voile qui s’abat sur un Afghanistan devenu lieu d’incarcération. Contrairement à la visibilité revendiquée des discours objectivables, dont celui du document médiatique d’actualité, le road movie concède à la représentation de l’interculturel le hors-champ d’une irrévocable opacité : documentaire introuvable ou indéchiffrable, épuisement de l’image d’archive, intensité de l’image métafictionnelle qu’on lui substitue.

Dissipant l’illusion de quelque authentique coprésence, l’effet de proximité dont on montre à l’écran la technique de production semble rappeler l’expérience de l’interculturel à une logique de médiation et donc à la distanciation qui la caractérise. Cultivant précisément l’écart par rapport à des signes trop évidents d’interculturalité, l’imagination culturelle du road movie serait en ce sens proche des analyses de John Tomlinson (1999, p. 150-160), qui situent pour une large part la spécificité de l’expérience culturelle contemporaine dans une proximité dite médiatique, « a particular modality of connectivity ».

Le bilan que nous permettent de dresser les repérages qui précèdent atteste donc d’un décalage, d’une bifurcation propre à la mutation générique du road movie. L’appel, le culte, le leurre de la route ne s’y conforment plus (uniquement) à une pratique de marginalisation-criminalisation mettant temporairement en échec, à l’intérieur même des dispositifs lourds dont se dote la modernité, une socialisation ou Bildung du sujet individuel par trop sédentarisante. Au gré des embranchements multiples que cultive l’inter-imaginaire contemporain de cet autre road movie, ce sont plutôt appartenance et identité culturelles qui se voient contrariées ou du moins fortement complexifiées, de sorte qu’on ne saurait subsumer la particularité de l’éventuel sous-genre en émergence dans un métarécit que bornerait une doxa de la mixité, sorte d’impératif par réflexe d’une reconnaissance de l’altérité culturelle. Traditionnellement, le road movie a su exploiter à l’envi la multiplicité des surfaces vitrées de l’automobile, prothèse oculaire de l’objectif cinématographique décuplant et variant angle et profondeur du champ de vision [3]. Ainsi, reflets, effets de miroirs et perspectives latérales s’y conjuguent-ils pour produire une diffraction et pluralisation de l’espace en mouvement. Cette mise en abyme par démultiplication, cette thématisation par décomposition-recomposition concernent également le road movie contemporain, où elles opèrent toutefois sur un référent culturel soumis à la mobilité de l’imaginaire routier. Globalement circonscrite, l’interculturalité filmique du road movie résiderait en ce sens dans le mouvement que subit un principe ou une pulsion d’identification culturelle ne pouvant ni se réaliser ou s’assouvir — narrativement, visuellement — dans l’univocité d’un arrêt sur image, ni pour autant s’épuiser on the road.