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La lecture jumelée de Platon et d’Aristote chez les néoplatoniciens soulève la question du rapport de ces derniers aux deux classiques grecs et plus largement au platonisme et à l’aristotélisme respectivement. Cette complexe question est rendue plus ardue encore par le fait qu’il n’y a guère de commentateurs anciens dont nous possédons les commentaires complets et de Platon et d’Aristote. Olympiodore d’Alexandrie (vers 505 ap. J.-C.-565 ap. J.-C.) est en fait le seul dont nous sont parvenus des commentaires complets des deux philosophes grecs. D’Olympiodore nous possédons trois commentaires de Platon, sur l’Alcibiade, le Gorgias et le Phédon (celui-ci incomplet), et deux d’Aristote, des Catégories et des Météorologiques[1]. Ce groupe de commentaires tardifs correspond grosso modo au commencement du cursus d’études de l’époque, c’est-à-dire aux trois premiers dialogues platoniciens et au premier traité aristotélicien, les Catégories, dont l’introduction (prolegomena) au commentaire expose les principes exégétiques fondamentaux.

On résume souvent le rapport jumelé qu’entretiendraient les commentateurs à Platon et Aristote à partir de deux thèses néoplatoniciennes : l’harmonie (sumphônia) entre les deux penseurs grecs (malgré les critiques d’Aristote à l’égard de Platon) et la supériorité de Platon, et même l’infaillibilité de celui-ci. Cette double explication est juste à bien des égards. Elle doit toutefois être nuancée, voire corrigée selon le commentateur ancien dont il est question. Dans le cas d’Olympiodore, j’insisterai sur la conception que celui-ci (et d’autres commentateurs) se fait de sa propre pratique. Je me pencherai en d’autres termes sur la question de l’autorité respective de Platon et d’Aristote en considérant la question du point de vue méthodologique et herméneutique, mais encore de la conception qu’Olympiodore se fait de la philosophie et de certains corollaires doctrinaux. La première partie de cette brève étude présentera le contexte historique, en particulier pédagogique des commentaires d’Olympiodore, notamment les aspects formels des commentaires tels que formulés dans les introductions à ceux-ci (comme l’unité de l’oeuvre à lire et les qualités requises de l’exégète et du lecteur). La seconde partie abordera la question de savoir si l’autorité d’Aristote et surtout de Platon est compatible ou non avec l’esprit critique. Je tenterai de montrer qu’il faut nuancer la thèse, très répandue, de l’infaillibilité de Platon.

I. Contexte et tradition

1. Contextualiser et réhabiliter Olympiodore

Olympiodore a été jusqu’à très récemment négligé, voire méprisé, pour deux principales raisons que résume le jugement lapidaire d’A.C. Lloyd : « Olympiodorus is known by “ethical” commentaries on Plato which are not merely second-hand but philosophically negligible. Some commentaries on Aristotelian logic by Elias and David clearly depend on Olympiodorus[2] ». Considérons rapidement ce double verdict — le manque d’originalité et de génie philosophique — l’un après l’autre, afin d’en montrer à la fois le bien-fondé et les limites.

Certes l’originalité d’Olympiodore apparaît à bien des égards assez limitée. Il semble souvent répéter ses prédécesseurs, surtout Ammonius et Damascius, encore qu’il soit souvent difficile, soulignons-le, d’établir avec certitude cette dépendance en raison de l’état très fragmentaire de nos sources[3]. Il faut toutefois garder à l’esprit que les commentaires d’Olympiodore s’inscrivent dans une tradition d’école où prédomine la transmission des enseignements des prédécesseurs plutôt que la spéculation individuelle[4]. Aussi convient-il de rappeler quelques aspects de cette tradition d’école. Comme c’est l’usage à l’époque, Olympiodore puise dans les travaux de ses devanciers en reproduisant parfois presque textuellement le commentateur précédent, et en se contentant d’ajouter de modestes compléments. Dans les mots de Paul Moraux, « le commentaire le plus récent faisait, si l’on peut dire, figure d’“édition revue, corrigée et augmentée”[5] ». Ce traditionalisme marqué est par ailleurs lié à l’enseignement oral. Les commentaires d’Olympiodore (comme ceux de ses disciples, directs ou indirects, Elias et David) sont des notes de cours prises par des étudiants (scholia apo phônês)[6], et non pas des textes écrits de la main du maître, comme ceux de Proclus, Simplicius ou Philopon. Cette appropriation continue des prédécesseurs explique pourquoi les commentaires tardifs tendent à dépasser en longueur, parfois de beaucoup, les commentaires antérieurs[7]. De nature traditionnelle, pédagogique et orale, le commentaire est en outre conçu comme une oeuvre largement impersonnelle, la nouveauté n’ayant selon les Anciens absolument rien à voir avec la vérité, conçue comme universelle, intemporelle et anonyme. Ainsi la quête de l’exactitude doxographique est-elle subordonnée à la recherche de la vérité philosophique.

Quant à la seconde critique (le manque de génie philosophique), elle aussi doit être relativisée par le contexte pédagogique. Certes Olympiodore n’est pas, contrairement à Proclus et Damascius, l’auteur de traités ; ses seuls commentaires sont largement étrangers aux développements spéculatifs si fréquents chez ces derniers[8]. Mais, là encore, il ne faut pas oublier que les commentaires d’Olympiodore, du moins ceux qui nous sont parvenus (son commentaire du Sophiste se serait perdu), traitent des textes à lire au début du cursus d’études. Ainsi certaines faiblesses de ses commentaires (notamment les paraphrases parfois sans intérêt et les nombreuses répétitions) s’expliquent éventuellement par la fonction pédagogique de ses commentaires et par l’auditoire peu avancé auquel ils sont destinés. D’ailleurs cette fonction pédagogique en fait pour nous des documents précieux sur les méthodes d’enseignement de l’époque[9]. Ses commentaires de Platon ont ceci en outre de très rare, dans l’état très lacunaire de nos sources, qu’ils discutent les trois premiers dialogues du cursus néoplatonicien (remontant au moins à Jamblique), soit dans l’ordre : l’Alcibiade, le Gorgias et le Phédon, dont deux (l’Alcibiade et le Gorgias) sont considérés, dans le classement de Thrasylle[10], comme des dialogues de recherche (zêtêtikoi), c’est-à-dire comme étant moins dédiés à l’exposition de doctrines que les dialogues dits d’exposition (hyphêgetikoi), qui représentent la quasi-totalité du reste du cursus néoplatonicien. En effet, les commentaires d’Olympiodore insistent ouvertement sur le côté socratique de Platon, ce qui n’est pas la règle chez ses prédécesseurs et contemporains. Enfin, du point de vue matériel, la conservation des commentaires complets d’Olympiodore tant sur Platon que sur Aristote — fait unique, je le répète — permet une comparaison des deux approches respectives, dont il est ici expressément question[11].

En somme, les commentaires d’Olympiodore peuvent être lus sous au moins trois angles différents : comme source de commentaires antérieurs perdus ; comme témoignage des méthodes d’enseignement (ainsi que du conflit entre christianisme et paganisme) ; enfin, comme éventuel guide, aujourd’hui encore, à l’étude d’Aristote et de Platon. Ce troisième angle est de loin le plus contesté dans la recherche actuelle, et c’est ce point ainsi que certains enjeux fondamentaux qui y sont rattachés, qui feront l’objet de la deuxième partie de cette étude. De manière générale, l’exégèse d’Olympiodore apparaît assez sobre et « philologique », parce que nettement moins théologique que celle de Jamblique par exemple. D’abord et avant tout érudit et pédagogue, Olympiodore est préoccupé par la transmission des connaissances du paganisme classique, mission d’autant plus importante à ses yeux que ce paganisme est menacé de disparition imminente par un christianisme dominant[12].

2. Particularités formelles des commentaires

Une des particularités des commentaires d’Olympiodore réside dans leur division formaliste et scolaire. Au lieu de se conformer aux divisions des textes commentés, ses commentaires se divisent en leçons (praxeis), quotidiennes semble-t-il, si l’on en juge par certains renvois au cours précédent. Chaque leçon se divise à son tour en deux parties : d’une part, la theôria explique le sens général du passage, habituellement lu d’abord (to prokeimenon ou lemme) — la fin de la theôria est souvent marquée par une clausule dont la teneur varie selon le commentaire[13] ; d’autre part, la lexis explique le texte plus en détail, notamment les aspects linguistiques pouvant faire problème pour les jeunes contemporains d’Olympiodore, éloignés, rappelons-le, de près de neuf siècles du grec de Platon et d’Aristote. Ces procédés, très fixes chez Olympiodore, constituent la systématisation et la codification d’une pratique scolaire remontant au moins à Proclus[14].

Quant aux proportions de traitement, ses commentaires doublent en moyenne la longueur du texte original. Le commentaire sur l’Alcibiade (éd. Westerink, 1956), complet, comprend 144 pages pour 57 pages de l’original grec (éd. Burnet, 1901). Celui du Gorgias (éd. Westerink, 1970), également complet, comporte 268 pages pour 118 pages du grec de Platon (éd. Dodds, 1959). Enfin, le commentaire du Phédon (éd. Westerink, 1976), celui-là incomplet, comprend 75 pages pour 31 pages du texte grec correspondant (61c-79e, éd. Burnet, 1900). Quant aux deux commentaires aristotéliciens, celui sur les Catégories (éd. Busse, 1902) comporte 147 pages pour 43 pages de l’original grec (éd. Minio-Paluello, 1949), quadruplant ainsi la longueur du texte original, fait peu étonnant puisque celui-ci a fait l’objet de nombreux commentaires antérieurs ; enfin, celui sur les Météorologiques (éd. Stüve, 1900) compte 337 pages pour 177 pages du texte grec (éd. Louis, 1982)[15].

3. Les introductions standards : ordre et unité

Rappelons tout d’abord que l’ensemble du cursus de lecture commence avec Aristote pour se poursuivre et finir avec Platon. L’ordre aristotélicien de lecture part de la logique et mène à la connaissance de Dieu ; l’ordre platonicien va de la connaissance de soi jusqu’à la théologie, but ultime du cursus[16]. Dans cette « division des tâches », Aristote s’occupe surtout de la logique et du monde sensible, Platon de l’âme et du monde intelligible. La visée (telos) de la philosophie est toutefois la même chez les deux penseurs, soit la contemplation de tous les êtres et le retour à l’Un[17]. Le rapport de subordination entre les deux penseurs est ainsi relativisé par la thèse de l’harmonie (sumphônia), déjà présente chez Porphyre et Jamblique.

Les introductions aux commentaires constituent, chez Olympiodore et les autres néoplatoniciens des ve et vie siècles, un ensemble de questions préliminaires standard[18]. L’introduction générale à Aristote, placée au début du commentaire des Catégories, comporte dix questions canoniques et traite notamment des qualités requises de l’étudiant et de l’exégète. La dixième question comprend six points sur les Catégories, dont la question capitale de la visée ou du sujet (skopos)[19]. L’introduction générale à Platon comprend également une liste de questions herméneutiques (de six à huit) dont la raison pour laquelle Platon a écrit des dialogues, celle du choix de ses personnages, etc. Les introductions particulières aux oeuvres concernent entre autres la mise en scène, le but ou le sujet (skopos), la structure, et son sens allégorique[20]. Les introductions (autant les générales que les particulières) à Platon et Aristote s’intéressent donc tout particulièrement à l’unité entre le contenu doctrinal et la forme de l’écrit. S’agissant de Platon, le commentateur a pour tâche, selon Olympiodore et les autres néoplatoniciens tardifs, de montrer en quoi toutes les parties du texte platonicien sont mutuellement coordonnées en vue de l’unité de l’ensemble, à l’instar de l’être vivant et du kosmos[21]. Ainsi cette approche à Platon tient-elle compte de la dimension littéraire du dialogue (par comparaison à l’argumentation), notamment de la structure dramatique et des personnages. Cette approche « littéraire » permet parfois de dépasser la rigidité systématique de la lecture allégorisante au profit de l’individualité et de la nuance. L’attention portée à la forme et par là à la rhétorique est également présente, dans une certaine mesure, dans la lecture d’Aristote. La liste des questions standard des introductions à Aristote comprend notamment la question de savoir pourquoi Aristote a délibérément pratiqué l’obscurité (asapheia) dans son style d’exposition. L’obscurité consciente et délibérée aurait pour double fonction de distinguer les étudiants sérieux des étudiants superficiels et de stimuler les efforts des premiers et en écartant les seconds[22]. Selon Olympiodore, cette fonction pédagogique serait caractéristique également des Météorologiques[23]. Platon pour sa part accomplirait cette même finalité par l’emploi de mythes et d’allégories[24].

En somme, il convient de souligner que le principe d’unité (de sens ou d’intention : skopos) faisant partie des deux types d’introduction, générale et particulière, ne régit pas seulement l’ouvrage étudié mais encore le corpus de l’auteur, principe qui implique une interprétation systématique ou unitaire de celui-ci. Le principe d’unité (ou d’intention) vaut aussi pour le rapport entre Platon et Aristote, unis par un fondement commun. Le principe d’unité sur ce troisième plan (après l’unité de l’ouvrage et du corpus) correspond à la thèse globale de l’harmonie (sumphônia) entre les deux penseurs. Encore faut-il préciser que cette doctrine, chez la plupart des commentateurs néoplatoniciens tardifs, n’affirme pas l’identité doctrinale de Platon et d’Aristote sur toutes les questions philosophiques, mais un accord sur les grandes lignes de leurs enseignements. Les commentateurs reconnaissent des différences ainsi que la nécessité de les expliquer, ce qui a lieu habituellement aux dépens d’Aristote, mais aussi parfois, comme nous le verrons, aux dépens de Platon. En d’autres termes, le présupposé décisif, parce que radical et englobant, est celui d’une visée (skopos) unique, c’est-à-dire le principe d’unité (ou cohérence) comme ultime exigence de la philosophie. Cette prémisse constitue le principe à la fois heuristique et régulateur de tout commentaire[25]. Aujourd’hui encore, il est possible d’interpréter cette exigence d’unité comme la condition de possibilité de la compréhension (complète) : tout lecteur qui désire comprendre un texte doit supposer l’intelligibilité (complète) et, par là, la cohérence (complète) de ce qu’il s’apprête à lire. En effet, ce présupposé n’est autre que le principle of charity poussé à son ultime conséquence[26]. Les oeuvres de Platon et d’Aristote sont ainsi, selon les néoplatoniciens, des cas concrets et exceptionnels de ce principe régulateur de l’écriture et de la lecture[27].

II. Autorité et critique

1. Doctrine de l’infaillibilité ?

Dans un article bien connu et influent de 1989, David Sedley avance la thèse (très) générale suivante :

At the risk of over-generalization, I shall be claiming […] that in the Greco-Roman world, especially during the Hellenistic and Roman periods, what gives philosophical movements their cohesion and identity is less a disinterested common quest for truth than a virtually religious commitment to the authority of a founder figure. […] At the very end of antiquity, Simplicius’ veneration of Plato is not really different in kind from Philodemus’ veneration, some six centuries earlier, of Epicurus[28].

Selon Sedley donc, et bien d’autres, la totalité ou quasi-totalité des philosophes anciens postclassiques (hellénistiques et néoplatoniciens) considère le fondateur de leur école comme une autorité infaillible[29]. La doctrine de l’infaillibilité de l’auteur canonique serait en outre inséparable de diverses traditions religieuses ambiantes[30]. On pense ici notamment aux oracles chaldaïques, document théologique et syncrétique issu du moyen-platonisme aristotélisant, dont les néoplatoniciens croyaient qu’ils avaient été divinement révélés et transmis par des êtres humains inspirés, tels qu’Orphée et Homère, et qu’ils favorisaient par le biais de la théurgie le retour de l’âme dans le monde intelligible. Contrairement à la notion de la vérité philosophique (et spécifiquement moderne, soutiendront certains) comme résultat d’une recherche rationnelle, chez les néoplatoniciens la vérité philosophique et la vérité révélée ne feraient plus qu’un[31]. En un mot, l’autorité des textes canoniques commentés serait au-delà de toute critique[32].

L’auctoritas de Platon et d’Aristote constitue l’un des présupposés clés de l’exégèse néoplatonicienne, et l’importance, pour eux, de certains documents religieux comme les oracles chaldaïques est bien entendu incontestable. De manière générale, l’exégèse néoplatonicienne (tardive) implique le rejet de la représentation (cartésienne avant la lettre) du philosophe comme penseur solitaire, indépendant par rapport au passé. Cette exégèse suppose au contraire que le philosophe pense toujours à partir et avec une tradition de pensée qui le précède[33]. En revanche, il convient de questionner l’hypothèse radicale de Sedley. S’applique-t-elle également à tous les commentateurs anciens, y compris Olympiodore et certains de ses contemporains alexandrins ? L’autorité de Platon et d’Aristote est-elle vraiment, à leurs yeux, incompatible avec la critique ? Il apparaît nécessaire de se questionner sur les divers types d’auctoritas selon l’école et selon les mouvements à l’intérieur d’une même école, ce qui permettrait de dégager certaines spécificités individuelles des commentateurs[34]. Il en va, entre autres, de la prétention à l’objectivité des commentaires néoplatoniciens et de leur valeur herméneutique aujourd’hui.

2. Accord (harmonie) et vérité

L’hypothèse générale de l’infaillibilité avancée par David Sedley est appuyée indirectement par Ilsetraut Hadot, auteure d’une analyse comparative, admirablement minutieuse, de toutes les introductions aux commentaires des Catégories aux ve et vie siècles[35]. Selon cette étude et d’autres menées depuis par Hadot, l’herméneutique néoplatonicienne tardive, autant à Alexandrie qu’à Athènes, repose sur deux présupposés fondamentaux, identifiés au début de cette étude : l’accord fondamental entre Platon et Aristote et l’infériorité d’Aristote par rapport à Platon, et par là l’infaillibilité de ce dernier. Ces deux prémisses disqualifieraient toute prétention à l’objectivité exégétique puisqu’elles réduiraient Aristote à être une simple préparation à Platon, lequel par définition aurait toujours raison[36]. Pour étayer cette thèse, Hadot cite de nombreux passages clés des commentaires, tant alexandrins qu’athéniens, et cela dans le but notamment de montrer, contre Karl Praechter[37], que les deux écoles ne diffèrent pas ni du point de vue exégétique ni du point de vue doctrinal. Deux passages pertinents cités sont d’Olympiodore. Ils méritent d’être reproduits ici afin de montrer dans quelle mesure ils illustrent la thèse de Hadot, mais aussi afin de les compléter par d’autres passages qui, selon moi, les relativisent.

Le premier passage est tiré du commentaire du Gorgias : « Quant à Aristote, il faut dire que, premièrement, il n’est jamais en désaccord avec Platon, sauf en apparence, et que, deuxièmement, même si l’on admet qu’il est en désaccord, il le doit encore à Platon[38] ». Le second passage est de l’introduction au commentaire des Catégories : « Platon s’est servi de la démonstration sans en posséder les règles, Aristote au contraire a en quelque sorte découvert les règles en les séparant des objets auxquels elles s’appliquent ». Olympiodore ajoute aussitôt qu’il ne faut pas pour autant considérer Aristote comme supérieur à Platon, car « Homère n’avait pas besoin de la poétique d’Aristote ni Démosthène du traité de rhétorique de Hermogène[39] ». Ces déclarations, nettes et très parlantes, témoignent en effet de la tendance, chez Olympiodore, à considérer Platon comme supérieur à Aristote.

Mais la thèse de l’harmonie et de la supériorité de Platon vaut-elle toujours et dans tous les cas ? Hadot admet, vers la fin de son imposante étude sur les introductions aux commentaires, que la thèse de l’harmonie chez les néoplatoniciens connaît certes des nuances de sens et des degrés d’adhésion, mais précise qu’« il ne s’agissait que de nuances et que le principe même de l’harmonisation n’était jamais mis en question », pas plus que la doctrine de l’infaillibilité de Platon[40]. Par ailleurs, Francesco Romano, à propos de la défense néoplatonicienne de Platon contre les critiques d’Aristote, précise qu’il faut distinguer entre deux attitudes : l’une consiste simplement à passer sous silence les conflits entre Platon et Aristote, l’autre s’oppose ouvertement à ce qui est considéré comme les absurdités de la critique aristotélicienne[41]. En effet, peut-on ajouter, la tendance harmonisante est très marquée chez Simplicius, tandis qu’elle ne l’est pas du tout chez Philopon, philosophe chrétien d’Alexandrie[42]. « Mais en aucun cas, précise F. Romano à son tour, Aristote ne doit et ne peut l’emporter sur Platon[43] ». L’erreur chez Platon, selon cette interprétation, est impossible.

Il convient de montrer que la doctrine de l’harmonie connaît des variantes significatives et, surtout, que l’hypothèse de l’infaillibilité de Platon, qui y est habituellement attachée, connaît des limites d’application, notamment dans le cas d’Olympiodore. Quelques occurrences, rares mais décisives, touchant non seulement la conception que se fait Olympiodore de sa pratique mais encore la pratique de ce dernier, semblent en effet le démontrer. Il importe, tout d’abord, de rappeler la diversité de sens et la profondeur des notions d’« unité » et d’« accord ». La vérité, selon Olympiodore, implique obligatoirement l’accord, le consensus, quoique l’inverse ne soit pas toujours le cas. Dans son commentaire à l’Alcibiade, on lit : « Le désaccord est un signe d’ignorance et d’incompétence ; non que ceux qui sont d’accord entre eux soient savants dans tous les cas […], mais les savants, eux, sont d’accord entre eux : selon la converse avec contradiction tirée de la conséquence, ceux qui ne sont pas d’accord entre eux sont incompétents[44] ». L’accord des ignorants n’a aucune validité, tandis que l’accord entre les philosophes est un effet, un signe de la véracité de leur propos[45]. Cet accord repose notamment, selon Olympiodore, sur les notions communes (koinai ennoiai) que tout être humain porte en lui, quoiqu’elles s’expriment de diverses manières et ne soient pas conscientes également en chacun[46]. De plus, il faut distinguer entre la philosophie de Platon et le but (telos) de celle-ci, c’est-à-dire sa forme achevée, soit la clarification complète de toutes les implications logiques des enseignements contenus dans les dialogues. Cette conception « idéalisante » du platonisme, qui va au-delà de la lettre du texte, comprend les témoignages d’Aristote ainsi que d’autres sources, y compris celles issues de traditions religieuses[47]. L’importance de la question de la vérité, en tant qu’accord et en tant que visée ultime, devrait se préciser dans ce qui suit.

3. Magis amica veritas

Dans la conception qu’Olympiodore se fait de sa propre pratique exégétique, Platon et Aristote sont certes de suprêmes intellects, mais leur autorité, y compris celle de Platon, n’est pas au-delà de toute critique. Quelques passages de ses commentaires le démontrent. Commençons par le plus important, celui du commentaire du Gorgias : « Comme le dit Platon dans l’Alcibiade majeur [114 e 7-9] : “Si tu ne t’entends pas toi-même dire [ceci ou cela] ne crois pas ce qu’un autre peut en dire” ; et encore dans le Phédon [91 c 1-2] “il faut peu se soucier de Socrate, mais beaucoup de la vérité [Sôkratous men oligon humin meletô, tês de alêtheias]”. Platon lui-même nous commande de ne pas lui [à Socrate] faire confiance sans discernement [mê peithesthai autô haplôs kai etuchen], mais de chercher [zêtein] par nous-mêmes[48] ». Olympiodore ajoute aussitôt une anecdote au sujet de son maître Ammonius : « C’est assurément pourquoi le philosophe Ammonius affirme : “Il se peut que je me sois trompé, mais lorsque quelqu’un a dit quelque chose et a déclaré : ‘Platon l’a dit’, j’ai répondu : ‘ce n’est pas ce qu’il voulait dire ; et de toute manière — puisse Platon me pardonner — même si c’est ce qu’il voulait dire, je ne suis pas persuadé, à moins qu’il y ajoute un argument démonstratif [metaapodeixeôs]’”[49] ».

Ce qui transpire de ce passage est assez clair. En faisant référence au Phédon, Olympiodore indique que Platon lui-même nous conseille de ne pas suivre Socrate comme une autorité mais de chercher par nous-mêmes la vérité[50]. Selon Olympiodore et Ammonius, l’autorité de Platon ne se fonde pas en soi sur une vision ou une inspiration, comme c’est souvent le cas chez Jamblique par exemple, mais sur des arguments rationnels, sans lesquels cette autorité ne peut être considérée comme entièrement fiable[51]. De plus, selon ce passage, Platon est lui-même fidèle à l’esprit de son maître, Socrate, en enseignant qu’il ne faut pas suivre servilement un maître mais plutôt faire sa propre recherche et « se soucier peu de Socrate, mais beaucoup de la vérité[52] ». Il en va de même dans l’introduction aux Catégories, où Olympiodore évoque une variante de l’adage magis amica veritas[53]. Là il affirme que le professeur ne doit pas être « un esclave d’une école [mê douleuein hairesei] », et que la tâche du commentateur doit être double : expliquer le texte mais encore « distinguer le vrai du faux [tên alêtheian apo tou pseudous][54] ». En somme, selon la conception qu’Olympiodore se fait de sa propre pratique exégétique, la vérité doit primer sur l’autorité[55].

Hadot cite elle-même ces deux passages et relève, en outre, la distinction entre doxographie et philosophie, sans toutefois reconnaître toute l’importance que celle-ci revêt, semble-t-il, aux yeux d’Olympiodore. L’exégète, selon Olympiodore, doit être capable d’expliquer le texte, mais aussi de le juger (exêgêmatikos kai epistêmatikos)[56], en distinguant le vrai du faux, les pensées stériles des fécondes[57]. De plus, Hadot souligne le manque d’objectivité des commentateurs de l’époque, sans toutefois expliciter la distinction entre l’exigence d’objectivité (herméneutique) et l’exigence de vérité (philosophique). Cette distinction apparaît d’une importance décisive. L’exigence de vérité (philosophique) implique le concept de vérité comme accord (ou cohérence logique) et universalité. C’est précisément parce que la tâche d’expliquer la vérité doxographique est, pour les néoplatoniciens, subordonnée à la quête de vérité philosophique, que le commentateur a le droit et même le devoir de puiser ailleurs dans le corpus de l’auteur, chez Platon ou Aristote respectivement, ainsi que dans d’autres écoles (le stoïcisme par exemple). En d’autres termes, le commentateur doit s’efforcer de confronter l’enseignement de Platon et d’Aristote avec la vérité. Cela rappelle un fait simple mais fondamental qu’il est facile d’oublier ou de sous-estimer : le commentaire, pour les Anciens, ne suit pas une méthode historique, mais constitue une manière de faire de la philosophie, c’est-à-dire de rechercher la vérité, même si cette recherche ne se propose pas d’autre but que la confirmation de la doctrine du maître par la redécouverte de la vérité. En cela, le commentaire d’Olympiodore se veut fidèle à l’esprit de l’auteur canonique commenté.

Les déclarations d’Olympiodore concernant la nécessité de l’esprit critique ne correspondent pas seulement à la représentation que celui-ci se fait de sa pratique exégétique, mais aussi, quoique dans une moindre mesure, à cette pratique même. Malgré la doctrine de l’harmonie entre Platon et Aristote, Olympiodore reconnaît parfois des contradictions insolubles entre Platon et Aristote, sans donner le dernier mot à Platon. Citons deux cas de désaccords dans lesquels Olympiodore donne raison à Aristote contre Platon. Dans son commentaire sur les Catégories, il estime que la doctrine aristotélicienne est plus juste (akribesteros) que celle de Platon dans le cas concernant la définition du relatif (pros ti)[58]. De même dans les Météorologiques, Olympiodore signale des désaccords irréductibles entre les deux penseurs, dans lesquels Aristote a raison contre Platon : selon le Timée (56 d), rien ne se produit à partir des éléments, doctrine qui entraîne de nombreuses conséquences absurdes (polla hepontai atopa), par exemple que la terre resterait longtemps sans borne (apeiron) et ne se détruirait pas[59]. L’existence de tels passages, même rares, montre bien que l’exégèse d’Olympiodore est capable d’une certaine impartialité et d’une certaine autonomie de jugement[60].

À la fin de son article, cité au début de cette section, David Sedley fait la concession suivante : « But I must end with a puzzling exception [soit Sénèque rejetant parfois l’autorité du fondateur] […]. But I hope at least to have laid the groundwork for such an inquiry by outlining the normal style of ancient philosophical allegiances, so that, when any such exceptions do come to light, we can see just how exceptional they really are[61] ». Olympiodore est l’une de ces exceptions.

Cependant, reconnaître une certaine impartialité et un certain esprit critique à Olympiodore ne signifie pas, beaucoup s’en faut, que celui-ci soit de la même trempe qu’un Cicéron, qui se moque de la tyrannie de l’auctoritas philosophique et qui ne reconnaît, quoique là encore au nom de Platon, aucune autre autorité que celle de la raison[62]. Car Olympiodore estime, de manière générale, que « la recherche [zêtêsis] est moins profitable que l’enseignement [didaskalia][63] ». De plus, selon lui, ceux qui suivent les notions communes (koinais ennoias) parlent mieux que ceux qui cherchent (zêtountes)[64]. Enfin, il est indéniable qu’un commentateur comme Olympiodore soit sans doute souvent contraint de trouver un compromis en ajustant ses propres opinions pour les conformer à celle du maître, ou inversement, procédés souvent ni conscients ni délibérés, qui mènent à ces « erreurs créatrices ».

Mais si Olympiodore est une « exception » à la règle formulée par Sedley, comment expliquer cette exception ? Outre un certain esprit socratique revendiqué (au sein d’un édifice doctrinal imposant), comment expliquer l’attitude parfois critique à l’égard de Platon et la faveur alors accordée à Aristote ? Difficile question qui a comme corollaire le débat concernant le rapport entre l’école platonicienne à Athènes et celle à Alexandrie. Tandis que Karl Praechter, au début du xxe siècle, défendait la thèse d’importantes différences séparant les deux écoles (les alliés de Praechter sont encore assez nombreux aujourd’hui), Hadot par exemple en souligne l’uniformité, y compris dans la méthode exégétique[65]. Concernant ce complexe débat, il convient de dire avec Christian Wildberg : « […] the whole issue remains unclear and deserves further study, possibly leading to a more nuanced appreciation of the admittedly broad sketch of philosophical diversity painted by Praechter[66] ».

S’agissant de la question de l’autorité religieuse, Olympiodore semble rejeter, en partie, la religiosité d’un Jamblique ou d’un Proclus. Dans son commentaire au Phédon, longtemps attribué à Olympiodore, Damascius établit en rapport à la religion une distinction très nette entre deux courants dans le néoplatonisme : « Selon certains la philosophie est première comme selon Porphyre et Plotin et beaucoup d’autres ; selon d’autres la pratique hiératique, comme Jamblique, Syranus, Proclus, et en général l’école hiératique [hoi de tên hieratikên][67] ». Ce passage est significatif par la distinction qu’il établit, en rapport à la religion, entre diverses écoles à l’intérieur du néoplatonisme. La question se pose alors de savoir si Olympiodore appartient au premier groupe ou au second. Dans ce premier cas, il se distinguerait de certains de ses prédécesseurs du point de vue religieux et son approche exégétique ne pourrait être assimilée à celle de Jamblique par exemple[68]. Il est en tout cas vraisemblable que le rejet, à l’intérieur du néoplatonisme, de la vision religieuse de Proclus ait ébranlé ou amoindri la doctrine selon laquelle Platon doit être lu comme des écritures saintes et ait ainsi impliqué une attitude plus critique, ou du moins plus neutre, envers les auteurs canoniques, en particulier Platon, comme cela semble (parfois) le cas chez Olympiodore.

Il y a des raisons de croire, en partie avec Praechter, qu’à Alexandrie les caractéristiques d’école (hairesis) cèdent le pas aux exigences de formation philosophique générale[69]. À l’instar de ses prédécesseurs à Alexandrie, Olympiodore enseigne Aristote, surtout la logique et la philosophie naturelle. « One might be tempted, suggère Harold Tarrant, to regard figures like Lydus and Olympiodorus as the first classicists[70] ». Loin d’être un païen combatif, comme certains de ses contemporains, Olympiodore, dans ses commentaires, semble favoriser une forme de coexistence culturelle pacifique, d’où ce que l’on a appelé son « extreme pliability » doctrinale (Westerink) et son « toothless Platonism » (Wildberg). Cette tendance, à la fois érudite et conciliante, contribue à opérer une certaine aristotélisation de la doctrine néoplatonicienne et de la lecture de Platon, aristotélisation déjà initiée par son maître Ammonius[71]. Indépendamment de la complexe question du rapport entre Athènes et Alexandrie, Olympiodore apparaît avant tout comme un érudit, capable parfois d’impartialité et de critique, dont la mission première est de défendre un héritage grec païen menacé de disparition[72].