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Introduction

En 2001, le Québec compte 876 000 familles intactes[1] (enfants de tous âges) dont environ 124 000 familles recomposées (enfants vivant sous le même toit). Ces dernières représentent 12 % de l’ensemble des familles. En 2001, 61 % des familles recomposées québécoises comptent uniquement les enfants de l’un des conjoints. Parmi ces familles recomposées « simples », 82 % sont qualifiées de matricentriques, c’est-à-dire qu’elles sont réorganisées autour d’une mère, de ses enfants et d’un nouveau conjoint. Les autres familles recomposées (39 %) sont dites « complexes »; soit parce que les deux conjoints ont des enfants nés d’unions antérieures (19 %), soit parce qu’au moins un des deux conjoints a un enfant né d’une union antérieure auquel s’ajoute un enfant issu de la nouvelle union (81 %) (Conseil de la famille et de l’enfance, 2007).

L’addition des beaux-parents dans le cadre des recompositions familiales a eu pour effet de bousculer le construit « généalogique » de l’engagement parental; la parentalité n’est plus strictement une question de filiation. De plus, l’absence de définition sociale claire du rôle beau-parental fait en sorte qu’il est difficile d’articuler ce rôle dans une famille; chacun a sa propre conception des droits et responsabilités des beaux-parents (Fine, Ganong et Coleman, 1998; Parent, Poulin et Robitaille, 2004). Dans ce contexte, il convient de se pencher sur les différentes façons de voir ce rôle dans les familles afin d’identifier les éléments qui peuvent faciliter ou faire obstacle à l’exercice d’une beau-parentalité jugée satisfaisante par les adultes qui vivent cette situation familiale.

Cet article présente les résultats d’une recherche qualitative portant sur les représentations des différents acteurs de la famille concernant l’engagement parental du beau-père. S’appuyant sur la théorie des représentations sociales développée par Moscovici au début des années 1960 (Jodelet, 1999; Moscovici, 1976), l’objectif principal de la recherche était d’identifier comment différents adultes de la famille (mères, pères et beaux-pères) se représentent le rôle des beaux-pères auprès des enfants. Nous cherchions également à comprendre les liens entre leur représentation et leur engagement auprès des enfants et dans la famille.

La recension des écrits sur le rôle de beau-père

La plupart des auteurs s’accordent pour dire que le beau-père peut avoir une influence sur le bien-être émotionnel, social, intellectuel et financier des enfants (Nicholson et coll., 2002; Parent et Robitaille, 2005; White & Gilbert, 2001; Saint-Jacques et Lépine, soumis). Cependant, les recherches portant sur la façon de voir le rôle beau-parental montrent une variété de conceptions de ce rôle chez les membres de la famille, notamment en ce qui a trait à l’étendue des responsabilités. Par exemple, des études indiquent que les mères et les pères croient que le beau-parent devrait assumer un rôle parental actif et partager les responsabilités concernant les enfants (Marsiglio, 1992; Parent et Robitaille, 2005). Par contre, des études menées auprès d’enfants et de jeunes conduisent à des résultats différents. Si les enfants souhaitent que le beau-père endosse davantage un rôle d’« ami » que celui de « parent » (Fine et coll., 1998), les adolescents ne conçoivent pas que le beau-parent puisse exercer le même rôle que le parent (Fine et coll., 1999). Ces études montrent la diversité des construits de l’engagement beau-parental chez les membres de la famille.

D’autres variables pouvant avoir une influence sur la manière de concevoir le rôle beau-parental ont été identifiées dans les écrits. Il y a l’héritage familial antérieur à la recomposition des différents membres de la famille. Par exemple, le fait d’être déjà père pour un beau-père lui permettrait de mieux appréhender ce rôle (Blöss, 1996). Il y a également l’appartenance au modèle familial traditionnel (Visher et Visher, 1990). Les individus qui adhèrent aux modèles traditionnels auraient davantage de difficultés à trouver des manières différentes de fonctionner lorsqu’ils s’engagent dans des familles non traditionnelles. Il y a également la qualité de la relation conjugale entre le beau-père et la mère (Visher et Visher, 1990; Fine et Kurdek, 1995; Parent, Beaudry et Godbout, 2007). Les relations conjugales satisfaisantes favoriseraient l’engagement du beau-père dans la famille. La promotion des relations beau-père-enfant par la mère (King, 2006) ainsi que l’âge (Saint-Jacques et Lépine, accepté; Hetherington et Stanley-Hagan, 1999) et le sexe de l’enfant (Skaggs et Jodl, 1999, cités dans King, 2006; King, 2006) seraient également des facteurs à considérer. Le milieu social et la scolarisation des parents seraient aussi à considérer (Bornstein & Bradley, 2003; Le Gall et Martin, 1996; Le Gall, 1992).

Au-delà de la conception du rôle, son exercice serait soumis à certaines influences. Ainsi, il semble que la façon dont le beau-parent conçoit le rôle du parent biologique ou adoptif de même sexe ait une influence sur la nature de son engagement parental (Parent et Robitaille, 2005; Sweet, 2002). Le beau-parent s’impliquerait davantage lorsque le père est peu présent dans la vie de l’enfant (Saint-Jacques, 1998; Sweet, 2002; Parent et Robitaille, 2005; Parent, Poulin, Robitaille, 2004) et l’intensité du lien éducatif entre le beau-père et l’enfant serait renforcée par le retrait du père de la sphère éducative (Blöss, 1996). Parent et Robitaille (2005) suggèrent que le beau-père pourrait craindre de se voir reprocher d’usurper le rôle du père biologique; cette peur aurait comme origine la conception de la pluriparentalité chez les Nord-Américains.

La qualité des relations entre les adultes prenant soin de l’enfant et le comportement parental seraient influencés par le capital éducatif et le revenu des parents. À ce propos, Le Gall et Martin (1996) et Le Gall (1992) ont trouvé que la coopération parentale (c.-à-d. la collaboration entre les adultes prenant soin de l’enfant) est plus difficile à pratiquer dans les milieux peu favorisés où les parents sont peu scolarisés. La logique de « substitution » y serait également dominante, c’est-à-dire que les foyers recomposés tendraient à reproduire le modèle de la famille nucléaire intacte et les rôles parentaux tels qu’institutionnellement prescrits. En milieu favorisé, la recomposition familiale s’inscrirait plutôt dans un mouvement de « libre-choix » des modalités de relations telles que définies par les acteurs eux-mêmes. Par contre, cette dichotomie selon les milieux économiques apparaît plus importante dans le contexte français qu’au Québec (Saint-Jacques, 1998).

La notion de représentation sociale

Pour Abric (1994 : 13), la représentation sociale est « une vision fonctionnelle du monde, qui permet à l’individu ou au groupe de donner un sens à ses conduites, et de comprendre la réalité, à travers son propre système de référence, donc de s’y adapter, de s’y définir une place ». Moscovici (1976) distingue trois composantes principales de toute représentation sociale : l’information, l’attitude et le champ. L’information est l’ensemble des connaissances à propos d’un objet alors que l’attitude a trait à la perspective négative ou positive de l’individu face à cet objet. Le champ est la synthèse de l’organisation des connaissances. En bref, l’attitude permet de faire un choix parmi les informations qui circulent et de préciser leur rang ou leur importance pour créer une image évocatrice de l’objet ou champ de représentation. Dans la présente étude, l’accent est mis sur le contenu des représentations sociales. Dans l’exploration de cet univers, il est essentiel de tenir compte du contexte dans lequel la représentation sociale s’inscrit. À cet égard, des études ont noté l’influence des expériences personnelles, des valeurs, des croyances, des styles de vie (Cadolle, 2000; Parent et Robitaille, 2005) de même que des images que les gens ont de la famille et des rôles familiaux (Parent et Robitaille, 2005; Saint-Jacques, 1995; Visher & Visher, 1996) sur la nature des difficultés rencontrées en famille recomposée.

La méthodologie

La présente étude de type qualitatif s’intègre à un programme de recherche plus large dont l’objectif général est d’étudier l’engagement beau-parental de manière à identifier, selon la conception de chacun des membres de la famille, les comportements reliés à une « beau-parentalité satisfaisante ». Les résultats permettront de suggérer des pistes d’intervention pour un meilleur fonctionnement familial en tenant compte des contradictions et des similitudes existant entre les différents points de vue. Une étude précédente (Parent et Robitaille, 2005) a permis de réaliser quelques entrevues (n : 10) auprès de mères, de belles-mères, de pères et de beaux-pères. Ces entretiens ont servi, entre autres, à peaufiner le guide d’entrevue et à préciser les thèmes pouvant le mieux répondre aux objectifs du programme de recherche. La présente étude fait suite à ce projet et cherche à comprendre les liens entre les représentations des mères, des pères et des beaux-pères et l’engagement parental des beaux-pères. À notre connaissance, jamais de telles études n’ont été réalisées au Québec.

Population à l’étude et échantillon

La population à l’étude est composée de trois groupes d’acteurs : (1) des mères vivant avec un homme qui n’est pas le père biologique ou adoptif d’au moins un de ses enfants, (2) des beaux-pères vivant ou ayant vécu dans une famille recomposée autour d’une mère et ses enfants présents au foyer au moins deux jours par semaine et (3) des pères dont les enfants vivent en famille recomposée matricentrique au moins deux jours par semaine.

L’échantillon est formé de volontaires qui ont été recrutés en utilisant différentes stratégies : information dans des organismes offrant des services de prévention aux familles, annonces placées dans divers journaux locaux, message électronique envoyé à l’ensemble des membres d’une communauté universitaire (employés et étudiants) et sollicitation directe selon la technique « boule-de-neige ». Lors du premier contact avec un membre de l’équipe de recherche, des questions étaient posées afin de vérifier si les participants potentiels correspondaient à la population à l’étude. S’ils correspondaient à l’un des trois groupes d’acteurs recherchés et qu’ils donnaient leur accord, une rencontre était fixée afin de réaliser l’entrevue au moment et à l’endroit privilégiés par les participants. La période de recrutement s’est échelonnée sur un an, soit de mars 2005 à février 2006.

L’échantillon final est composé de 29 participants répartis en trois groupes, soit 12 beaux-pères, 9 pères et 8 mères. Dix-sept des 20 participants des groupes « mères » et « beaux-pères » avaient connu un seul épisode de recomposition familiale et trois d’entre eux en étaient à leur deuxième. Onze participants issus de ces deux groupes vivaient en famille recomposée depuis moins de deux ans, et trois depuis plus de sept ans; la durée moyenne étant quatre ans. Parmi les douze beaux-pères interrogés, neuf n’avaient jamais eu d’enfants avant de vivre en famille recomposée et parmi eux, cinq sont depuis ce temps devenus pères. Dans le groupe « pères », cinq participants vivaient en famille recomposée et quatre vivaient en famille monoparentale. Le participant le plus jeune de l’échantillon était âgé de 24 ans et le plus âgé avait 61 ans (M = 36,5). Quant à la scolarité des participants, vingt-deux détenaient un diplôme collégial ou universitaire, six avaient un diplôme d’études secondaires et un seul participant ne détenait pas de diplôme d’études secondaires. Enfin, neuf participants gagnaient moins de 20 000 $, onze entre 20 000 $ et 39 999 $, alors que neuf gagnaient 40 000 $ et plus.

Collecte des données et démarche d’analyse

La collecte des données s’est faite à l’aide d’entrevues semi-dirigées. Le guide d’entrevue a été prétesté auprès d’un beau-père avant de commencer la collecte. Ce guide s’inspirait de ceux développés dans deux recherches antérieures, l’une portant sur les représentations sociales de la famille chez les conjoints et les conjointes qui vivent la recomposition de leur famille (Parent et Robitaille, 2005), et l’autre, sur les représentations sociales des intervenants en Centre jeunesse concernant l’inclusion du beau-père dans leurs interventions (Parent, Saint-Jacques, Beaudry, Robitaille et Charbonneau, 2004). Quatre thèmes ont été abordés dans les entrevues : 1) les représentations sociales de la famille et des rôles parentaux; 2) les attentes en ce qui concerne les rôles que chacune des figures parentales devrait jouer dans la famille; 3) les expériences familiales antérieures; 4) le fonctionnement actuel de la famille. De manière plus spécifique, les participants étaient d’abord invités à décrire ce qui leur venait spontanément à l’esprit à l’évocation des mots « famille » et « beau-père », puis à nommer les personnes qu’ils considéraient comme faisant partie de leur famille. Ensuite, les répondants étaient conviés à raconter leur histoire familiale. Une attention particulière était portée à l’arrivée du beau-père dans la famille, à la perception de ce nouvel acteur par les membres de la famille et aux impacts de cette arrivée sur le fonctionnement familial et sur les membres de la famille. Ces premières questions visaient à documenter le contenu des représentations sociales entretenues par les participants au sujet de la famille en général, des familles recomposées et des beaux-pères (Seca, 2001). Le matériel ainsi obtenu a fait l’objet d’une analyse de contenu thématique réalisée selon les six étapes suivantes : 1) préparation du matériel, 2) préanalyse, 3) élaboration d’une grille de codification, 4) codification du matériel, 5) analyse et 6) interprétation des résultats (Mayer et Deslauriers, 2000). En ce qui concerne le fonctionnement de la famille, il a été analysé à l’aide du modèle des activités paternelles (MAP) développé par Gadsden et coll. (2004; 2001) que l’équipe de recherche a adapté aux fins de cette étude[2]. L’ensemble de l’analyse a été réalisé à l’aide du logiciel N’Vivo (version 2.0). Tout le matériel a été codé par un assistant de recherche et un chercheur de l’équipe. En cas de désaccord, les deux personnes discutaient de leur décision jusqu’à l’obtention d’un consensus. La validité interne de l’analyse a été favorisée par des échanges constants entre les membres de l’équipe; ainsi, les perceptions, les intuitions et les interprétations au regard du matériel traité ont été constamment confrontées et rajustées (Laperrière, 1997).

Les résultats et l’analyse

L’un des objectifs de ce projet de recherche est d’identifier les représentations sociales du rôle de beau-père véhiculées par des adultes dont un enfant vit en famille recomposée matricentrique. La prochaine section décrit ces représentations sociales chez des beaux-pères, des mères et des pères en y insérant des éléments d’analyse.

Les représentations des beaux-pères

Il ressort du discours des beaux-pères trois représentations du rôle de beau-père. La première, majoritaire, suggère que le beau-père devrait assumer les mêmes responsabilités qu’un père (n : 7). C’est le parent remplaçant. Selon la deuxième, le beau-père devrait assumer des responsabilités différentes de celles des parents (n : 3). C’est le parent additionnel. La troisième, marginale, véhicule que le beau-père devrait avoir des responsabilités parentales limitées car il n’a pas la légitimité nécessaire pour intervenir auprès des enfants (n : 1). C’est le faux parent. La section suivante documente ces diverses façons de concevoir le rôle parental des beaux-pères.

Suivant la représentation du parent remplaçant, le beau-père doit jouer un rôle similaire à celui d’un père. Dans cette représentation du rôle, les beaux-pères doivent apporter un soutien affectif aux enfants, s’impliquer dans leur éducation, assurer leur protection et subvenir à leurs besoins.

Pour certains répondants, cette représentation du rôle n’était pas présente à leur arrivée dans la famille; elle s’est développée progressivement, soit au fur et à mesure que la relation avec leur conjointe se consolidait et qu’ils partageaient le quotidien des enfants.

Au départ, je vais être franc, tu n’as pas de vision comme telle, ça prend une petite période avant de dire : « Bon, est-ce que je vais rester avec elle? » D’abord il a fallu que le lien soit bien tissé avec ma conjointe avant de prendre une décision. Puis, tranquillement, j’ai dit : « Bon, les enfants il va falloir que je les élève comme j’ai élevé les miens, participer aux affaires d’école puis tout » (Marc[3], 59 ans, père de trois enfants, beau-père de deux enfants de 9 et 18 ans, en famille recomposée depuis 6 ans).

Il y a donc un lien étroit entre l’engagement conjugal et l’engagement parental. À cet égard, même si à leurs yeux, l’engagement d’un beau-père devrait être calqué sur celui d’un père, il diffère parce que ce rôle tire sa légitimité de la relation avec la conjointe; ce n’est pas une relation « directe » comme dans le cas d’un père biologique ou adoptif.

Un beau-père pour moi c’est un père mais qui devient rattaché à l’enfant par la force des choses […] parce que c’est sûr que la relation enfant-beau-père n’est pas la même que enfant-père (Didier, 34 ans, beau-père d’un enfant de 12 ans, en famille recomposée depuis 10 ans).

Cette différence relationnelle entre les deux rôles semble être l’élément-clé qui, pour eux, départage les rôles parental et beau-parental. Nous reviendrons plus loin sur l’aspect relationnel.

Une deuxième représentation situe le beau-père comme un parent additionnel qui ne peut avoir les mêmes responsabilités que les parents biologiques. Selon cette représentation, le rôle joué par le beau-père est unique et, bien qu’au quotidien il puisse ressembler à celui joué par le père biologique ou adoptif, il s’en distingue sur le plan des responsabilités. Ces participants considèrent en effet que les parents biologiques demeurent les premiers responsables de leurs enfants et qu’en ce sens, ce n’est pas aux beaux-pères que revient la responsabilité de prendre les décisions importantes les concernant.

Il y a une responsabilité sociale qui n’est pas la même parce que le beau-père ne prend pas de décision dans l’éducation des enfants. Il peut avoir une opinion, mais ce n’est pas lui qui ira voir l’enseignante pour discuter des problèmes de l’enfant à l’école et en bout de ligne, ce n’est pas lui non plus qui décidera si le fils va aller ou non à l’école privée (Sylvain, 33 ans, beau-père de trois enfants de 5, 9 et 11 ans, en famille recomposée depuis 5 ans).

Dans cette deuxième représentation, le rôle de beau-père doit se développer en complémentarité avec celui du père biologique ou adoptif de façon à ne pas empiéter sur son espace parental. À travers le récit de trois répondants, on découvre une vision très claire du rôle des parents et des responsabilités que ce statut implique (transmission de valeurs, éducation, discipline). Pour eux, le rôle beau-parental se situe à l’extérieur de ces responsabilités afin de ne pas usurper celui des parents, notamment celui du père. Pour ces répondants, le rôle de beau-père consiste à agir en soutien à la mère afin de l’aider à assumer ses responsabilités de parent. Concrètement, ce soutien peut prendre différentes formes : préparer les repas, conduire l’enfant à la garderie lorsque le parent ne peut s’y rendre, etc. Ces formes d’implication déchargent la mère et lui permettent d’avoir davantage de temps à consacrer aux enfants, mais aussi à la relation de couple.

Enfin, une troisième représentation ressort du discours d’un répondant, soit celle du faux parent. Selon cette représentation, le beau-père est essentiellement le conjoint de la mère et il n’a pas de légitimité pour intervenir auprès des enfants.

J’ai une certaine philosophie, dans le sens que, je ne suis pas un boss […] je ne dis pas: « Tu fais ci, tu fais ça ». C’est à la mère de le faire. Moi, je ne parle pas, je n’interviens pas. Je considère que ce n’est pas mon rôle (Jean-Guy, 40 ans, beau-père de deux enfants de 8 et 15 ans, en famille recomposée depuis un an).

Ce répondant a par ailleurs exprimé explicitement que sa conception du rôle du beau-père résulte de son désir de ne pas reproduire le modèle beau-parental auquel il a été exposé plus jeune. De fait, cet homme mentionne avoir lui-même vécu avec une belle-mère alors qu’il était enfant et ne pas avoir apprécié la manière dont cette dernière s’impliquait auprès de lui. Se retrouvant à son tour dans un rôle similaire, il tente de ne pas reproduire ce type de comportement car il craint que les enfants de sa conjointe lui reprochent ce que lui-même reprochait à sa belle-mère. Comme Blöss (1996) le notait avant nous, le récit de ce beau-père met en lumière l’influence significative des expériences familiales antérieures sur les représentations du rôle et sur les comportements adoptés par les individus.

L’analyse des représentations en fonction des caractéristiques des répondants fait ressortir que cinq des sept répondants qui véhiculent la représentation du parent remplaçant vivaient en famille recomposée depuis plusieurs années (six ans et plus). Par ailleurs, tous ont vécu la recomposition familiale au moment où les enfants de leur conjointe étaient relativement jeunes (12 ans et moins) et pour la plupart ils étaient déjà pères ou le sont devenus depuis (n : 5). Sur ce dernier point, un père explique que sa façon d’exercer son rôle de beau-père est essentiellement déterminée par sa propre expérience de père et non par son rapport particulier aux enfants de sa conjointe.

Je lui (ma belle-fille) ai dit : « Je veux que tu comprennes une chose, je suis un père, je ne peux changer cela. Je suis un papa, je n’ai donc pas le choix d’agir comme ça avec toi aussi. Tu es une petite fille, tu as le même âge que ma fille, alors comment veux-tu que j’agisse? […] Ce n’est pas parce que je veux être ton père, c’est parce que je suis un père. » (Jean, conjoint d’une des mères interrogées).

En ce qui concerne les beaux-pères qui adhèrent à la représentation du parent additionnel (n : 3), on observe que ces hommes vivent la recomposition de leur famille depuis moins longtemps (quatre ans et moins) que ceux qui adhèrent à la première représentation. De plus, aucun d’entre eux n’est père biologique ou adoptif d’un enfant au moment de la collecte de données. Donc, l’ensemble des résultats suggère que les représentations du rôle du beau-père semblent évoluer au rythme des expériences vécues au sein de leur famille actuelle. Voyons maintenant comment les parents (mères et pères) conçoivent ce rôle.

Les représentations des mères

Les trois représentations du rôle de beau-père identifiées dans le groupe précédent ressortent des propos des « mères ». Ainsi, la moitié des mères rencontrées considèrent que le beau-père devrait avoir les mêmes responsabilités qu’un père et agir en tant que parent remplaçant. L’autre moitié estime que le beau-père devrait avoir un rôle de parent additionnel. Une des mères de ce dernier groupe considérait au départ que le beau-père ne devait pas avoir de rôle parental auprès de ses enfants (faux parent). Toutefois, elle en est venue à le considérer comme un parent additionnel au fil du temps.

Comme pour les beaux-pères, on observe que les mères qui véhiculent la représentation du père remplaçant ont recomposé leur famille au moment où leurs enfants étaient encore jeunes, soit six ans en moyenne. De plus, trois de ces femmes occupent un rôle de belle-mère et sont très impliquées auprès des enfants de leur conjoint. Le fait de vivre elles-mêmes cette expérience peut jouer sur leur conception du rôle beau-parental car, étant très impliquées auprès des enfants de leur conjoint, elles pourraient s’attendre à ce qu’il s’implique de la même manière auprès de leurs propres enfants. Enfin, trois des quatre mères qui adhèrent à cette représentation indiquent que le père biologique de leurs enfants est peu impliqué ou complètement absent. Ce facteur semble avoir pour effet d’augmenter les attentes des mères qui souhaitent que leur nouveau conjoint puisse s’engager auprès de leurs enfants de manière à pallier l’absence paternelle (Parent, Poulin, Robitaille, 2004).

Par ailleurs, l’âge des enfants au moment de la recomposition apparait à nouveau déterminant dans la représentation du rôle qu’un beau-père devrait jouer auprès des enfants. En effet, si la plupart des conjoints (beaux-pères et mères) qui recomposent une famille autour de jeunes enfants mentionnent adhérer à une représentation de parent remplaçant, les recompositions familiales incluant des adolescents suscitent plutôt une conception où le beau-père n’a pas les mêmes responsabilités parentales. Ainsi, trois mères ayant des enfants âgés de plus de 12 ans au moment de la recomposition de leur famille adhèrent à la représentation selon laquelle le beau-père serait un parent additionnel ayant pour principale fonction de les soutenir dans leur rôle parental.

Enfin, une mère mentionne que sa conception du rôle du beau-père a évolué au fil du temps. Au début de la recomposition familiale, elle estimait que le beau-père devait avoir un rôle très limité auprès des enfants. Toutefois, sa conception a changé avec le temps; aujourd’hui, elle considère plutôt que son conjoint doit jouer un rôle similaire à celui d’un père au quotidien sans qu’il ait les mêmes responsabilités. Sa vision actuelle du rôle s’approche donc de plus en plus de celle du parent additionnel.

Les représentations des pères

Après avoir considéré les représentations du rôle beau-parental chez les beaux-pères et les mères qui vivent en famille recomposée matricentrique, voyons maintenant comment les pères qui ont des enfants vivant dans ce type de famille se représentent ce rôle.

Tout en adhérant à des représentations semblables à celles identifiées chez les groupes « beaux-pères » et « mères », les pères apportent des nuances intéressantes. D’abord, trois des neuf répondants de ce groupe adhèrent à la représentation du beau-père comme parent remplaçant. Cependant, ils précisent que le beau-père ne peut occuper ce rôle qu’en l’absence du père biologique ou adoptif.

Bien, c’est son père, je pense que c’est son père. Quand je ne suis pas là, c’est à lui de remplir le rôle de père en mon absence (Clovis, 32 ans, père d’un enfant âgé de 5 ans).

Cette vision précise la représentation de parent remplaçant en le situant comme un « délégué parental » qui exerce les mêmes responsabilités que le père lorsque ce dernier ne peut être présent dans le quotidien de ses enfants; la notion de remplaçant prend alors un sens conditionnel.

La conception du rôle la plus populaire dans ce groupe (6 répondants sur 9) est celle du parent additionnel. Cette représentation s’accompagne toutefois de précisions quant aux responsabilités que les beaux-pères devraient assumer auprès des enfants. Par exemple, ils reconnaissent généralement que le beau-père peut avoir un rôle d’ami qui soutient l’enfant au besoin et joue avec lui. De plus, ils s’accordent pour dire que le beau-père peut exercer une certaine autorité afin de faire respecter les règles de la maison, notamment lorsque la mère est absente ou lorsque la mère a plus de difficulté avec cet aspect du rôle parental. Par ailleurs, si quelques pères croient que le beau-père peut participer à l’éducation des enfants par la transmission de valeurs, d’autres estiment que le choix des valeurs à transmettre aux enfants revient aux parents biologiques ou adoptifs. Certains s’inquiètent même que des beaux-pères puissent transmettre à leurs enfants des valeurs qui sont opposées aux leurs. Pour l’un de ces répondants, le rôle des parents biologiques ou adoptifs inclut les grandes décisions concernant l’éducation des enfants, la discipline, les conseils, le soutien affectif. Par contre, le rôle beau-parental est plus circonscrit; il se concentre essentiellement autour du soutien à la mère. Un père résume bien la pensée des répondants de ce groupe en soulignant que le rôle du beau-père est un rôle très variable qui doit s’adapter aux particularités de chaque situation familiale. En ce sens, on pourrait davantage faire référence à un rôle complémentaire plutôt qu’additionnel. Selon un répondant, la place que le beau-père désire prendre dans la famille doit être discutée avec la mère des enfants, puis ultimement négociée avec chaque enfant afin que chaque membre de la famille se sente à l’aise avec le rôle adopté par le beau-père.

Les dimensions de l’engagement beau-parental

La première partie des résultats présentait les représentations sociales du rôle de beau-père chez les différents groupes de répondants. Cette deuxième partie aborde deux dimensions de l’engagement du beau-père selon le modèle de Gadsden et coll. (2001; 2004) : 1) la relation beau-père/enfant (nature et qualité du lien) et 2) la coopération parentale (soutien entre les adultes).

1) La relation beau-père/enfant

La relation entre le beau-père et les enfants de sa conjointe a été abordée par une majorité de répondants. À ce sujet, un premier élément semble faire consensus chez les beaux-pères et les pères rencontrés. Pour l’ensemble de ces répondants, le beau-père doit éviter de donner l’impression qu’il désire remplacer le père biologique dans le coeur des enfants. Cette opinion est partagée même chez ceux qui véhiculent une représentation de parent remplaçant.

Parmi les sept pères qui ont abordé cette question, cinq ont mentionné qu’ils se sentaient menacés par la présence du nouveau conjoint de leur ex-conjointe. Qu’est-ce qui peut expliquer cette différence de points de vue? Les lignes suivantes présentent quelques pistes de réponse à cette interrogation.

Un premier élément qui distingue les deux sous-groupes est la présence de désaccords entre les membres de la famille concernant le rôle du beau-père. On remarque en effet que les pères qui se sentent menacés par la présence du nouveau conjoint affichent un décalage important entre la manière dont ils se représentent le rôle du beau-père et leur perception de l’implication actuelle du beau-père auprès de leurs enfants. À titre d’exemple, un père mentionne que selon lui un beau-père peut jouer un rôle important auprès des enfants, mais son implication ne doit pas faire obstacle au rôle du père (parent additionnel). Selon ses propos, son ex-conjointe et son époux croient plutôt que le beau-père doit jouer un rôle de père en s’occupant de sa fillette au quotidien; ils lui permettent même d’appeler son beau-père « papa ». À l’opposé, dans le cas des pères qui ne perçoivent pas la présence d’un beau-père comme menaçante, ce genre de contradiction n’existe pas; la manière dont le beau-père exerce son rôle correspond aux attentes des pères.

Je le [le beau-père] vois plus comme un obstacle à la relation avec ma fille. Avant, il n’y avait pas d’obstacle quand ma fille m’appelait « papa ». Mais là, je le vois comme un obstacle, parce que là, on dirait que je perds ma fille. (Yves, 33 ans, père d’une fillette de 7 ans, vit seul et voit sa fille une journée par semaine ou moins).

Un second élément porte sur la qualité de la relation entre les ex-conjoints. Parmi les neuf pères rencontrés, quatre mentionnent vivre une relation conflictuelle avec leur ex-conjointe. Deux d’entre eux se retrouvent parmi les cinq pères qui appréhendent la présence du nouveau conjoint de la mère. À l’opposé, les deux pères qui ne se sentent pas menacés indiquent avoir une relation harmonieuse avec leur ex-conjointe en ce qui concerne l’exercice des responsabilités parentales.

Je me sens coupable parce que mon ex-conjointe me téléphone pour me dire que c’est tout le temps moi qui suis dans le tort. C’est jamais de son côté, c’est toujours moi. C’est moi qui l’ai laissée, moi qui n’ai pas pris ma place auprès de ma fille quand c’était le temps. (Yves, 33 ans, père d’une fillette de 7 ans).

Je pense que la façon dont nous fonctionnons est idéale pour les enfants. Le fait de ne jamais nous voir nous chicaner, de toujours nous voir nous entendre. C’est important pour les enfants, pour les aider à mieux accepter ça. (Hugo, 27 ans, père d’une fillette de 6 ans).

Les modalités de garde des enfants apparaissent comme un autre élément de distinction. Trois des cinq pères qui se sentent menacés par le nouveau conjoint de la mère n’ont pas la garde de leurs enfants; ils ont des contacts réguliers mais peu fréquents avec eux. Au contraire, les deux pères qui mentionnent ne jamais avoir eu de craintes de la sorte bénéficient d’une garde partagée une semaine/une semaine.

L’examen du statut conjugal des pères permet également de noter que trois des cinq pères qui ressentent la présence d’un beau-père comme menaçante n’ont pas de nouvelle conjointe alors que les deux qui ne se sentent pas menacés ont formé une nouvelle union. Cette nouvelle union les propulse parfois dans un nouveau rôle, celui de beau-père. Dans d’autres situations, c’est la nouvelle conjointe qui devient belle-mère, le plus souvent à temps partiel, de leurs enfants. On constate toutefois que les trois pères qui ressentent la présence d’un beau-père comme menaçante vivent seuls. Il est possible que cette situation les amène à ressentir encore plus vivement la crainte de perdre l’affection de leurs enfants qui, dans leur cas, peut représenter le principal objet d’amour dans leur vie. Vivant seuls, ces pères peuvent expérimenter davantage le vide, l’absence, la perte d’identité et d’estime de soi. Ces hypothèses mériteraient toutefois d’être vérifiées dans des études ultérieures.

Finalement, il semble que l’évaluation que le père fait de la qualité de sa relation avec ses enfants renforce ou, au contraire, affaiblit sa confiance de conserver une place importante dans leur vie. Par exemple, un père qualifiant sa relation avec son enfant de fragile, dit craindre qu’un jour le beau-père occupe une place plus importante que lui dans le coeur de sa fille. Par contre, les deux pères qui se sentent en sécurité face au nouveau conjoint de la mère estiment avoir toujours eu une excellente relation avec leurs enfants, prélude, selon eux, à la poursuite d’un rôle important auprès d’eux.

Je n’avais aucune crainte du fait qu’il était pour prendre ma place comme père, alors là pas du tout, pas du tout […]. J’ai quand même une très bonne relation avec mes enfants, ça n’a pas été juste la mère qui s’en occupait. J’ai passé beaucoup de temps avec eux (Thomas, 34 ans, père de deux enfants de 9 et 11 ans).

Concernant la relation beau-père/enfant, les mères apparaissent préoccupées par la qualité de la relation qui se développe entre le beau-père et l’enfant. Pour plusieurs d’entre elles, l’idéal serait que le beau-père arrive à aimer leurs enfants comme s’il s’agissait des siens. Cette vision de la relation beau-parentale semble encore plus présente chez les mères qui ont recomposé leur famille au moment où leurs enfants étaient encore jeunes. Certains beaux-pères semblent soutenir cette conception lorsqu’ils rapportent que la force du lien entre un homme et un enfant est davantage associée aux affinités qu’ils se reconnaissent l’un l’autre qu’au seul fait de la filiation. Ces hommes croient qu’il est possible de développer une relation autant, sinon plus significative avec l’enfant de leur conjointe qu’avec leur propre enfant.

Par ailleurs, plusieurs beaux-pères soulignent l’importance de respecter le rythme de l’enfant dans le développement de cette relation. À ce sujet, un beau-père raconte que dans les premières années de la cohabitation avec sa conjointe, il a eu beaucoup de difficulté à développer une relation positive avec l’aînée. Pour lui, cette situation s’explique par le fait que cette jeune fille a été victime d’un abus sexuel par un ancien conjoint de la mère, expérience qui l’a ensuite rendue méfiante. Comprenant cette réaction, ce beau-père a choisi de ne pas brusquer les choses, se disant que sa belle-fille se rapprocherait de lui lorsqu’elle se sentirait en confiance. Cette stratégie a porté fruit puisque quelques années plus tard, il estime que la relation avec sa belle-fille s’est grandement améliorée : « Aujourd’hui, c’est le jour et la nuit avec ce que j’ai connu au début. C’est le fun pour moi parce que je me dis : “J’ai réussi” (Marc, 59 ans, père de trois enfants et beau-père de deux enfants âgés de 18 et 9 ans, en famille recomposée depuis 6 ans). »

Un autre beau-père qui a également rencontré certaines difficultés à entrer en relation avec l’aînée de sa conjointe au début de la recomposition familiale raconte qu’il a choisi de ne pas forcer la relation, mais plutôt de faire des « efforts d’attitude » pour essayer de comprendre la réaction de l’enfant et la laisser venir vers lui lorsqu’elle se sentirait prête :

Parce qu’auprès de ses enfants, particulièrement avec Audrey-Anne […] il y a eu toute une période d’apprivoisement dont il a fallu tenir compte. Moi je n’ai pas fait d’efforts actifs vis-à-vis d’elle, mais j’ai fait des efforts passifs, des efforts d’attitude. Je me suis dit : « Écoute, elle va venir vers moi lorsqu’elle va être prête […] quand elle va sentir que je ne suis pas quelqu’un qui s’oppose à elle ou en compétition avec son père » (Tom, 43 ans, père de deux enfants et beau-père de deux enfants âgés de 9 et 7 ans, vit à temps partiel en famille recomposée depuis 2 ans).

Malgré le peu de sujets de ce sous-groupe (n : 2), ces extraits suggèrent que les beaux-pères capables d’empathie seraient peut-être plus attentifs aux besoins des enfants et que cette attitude leur permettrait d’adopter des comportements pouvant favoriser la création d’une relation de qualité avec eux, malgré les obstacles.

En terminant sur le sujet de la relation beau-père/enfant, il ressort de l’analyse que de manière générale, l’ensemble des participants croit que cette relation devrait être caractérisée par de l’affection, du respect et de la confiance afin que l’enfant puisse se tourner vers son beau-père en cas de besoin. La plupart des répondants rencontrés précisent cependant que la qualité de la relation entre l’enfant et son beau-père ne doit pas avoir pour effet d’éloigner un enfant de son père.

2) La coopération parentale

Si la qualité de la relation entre le beau-père et l’enfant est une dimension importante du rôle de beau-père, la relation entre les figures parentales est un autre élément préoccupant pour les répondants. Les propos regroupés dans la catégorie coopération parentale sont ceux où les participants s’expriment sur les attitudes et les comportements que devraient adopter les beaux-pères pour développer une relation de coopération et de soutien avec la mère et se joindre à l’équipe parentale existante.

Selon certains beaux-pères et quelques pères, il est essentiel dès le début de la relation et avant la cohabitation avec la mère que le beau-père réfléchisse à la manière dont il souhaite s’engager auprès des enfants. Le couple doit s’entendre sur les dimensions où l’engagement du beau-père est souhaité, celles où il n’est pas requis, de même que sur les circonstances et sur les manières dont il peut intervenir. Une fois cette entente initiale établie, le couple devrait continuer de discuter régulièrement pour s’assurer que les interventions vont dans le sens convenu, identifier les malaises et faire les ajustements nécessaires, au besoin. Des beaux-pères indiquent que leurs échanges avec la mère leur ont permis de vérifier si leur façon de faire avec les enfants était adéquate. Aucune mère n’a cependant exprimé un point de vue en ce sens.

Les résultats de l’étude suggèrent donc que la mère est considérée comme étant la détentrice des codes d’accès à l’enfant. Ce point de vue appuie des résultats de recherches récents qui rapportent que les mères sont encore souvent considérées comme le parent de référence pour les enfants, et ce, malgré la plus grande implication parentale des pères (Wall et Arnold, 2007). Elle doit donc partager l’accès aux enfants avec son conjoint pour lui faciliter la tâche. C’est ce qui ressort de l’extrait suivant, dans lequel un beau-père raconte que dans les périodes plus difficiles, il a pris l’habitude de se tourner vers sa conjointe pour se faire valider :

Dans ces moments-là, les moments plus difficiles, les phases plus difficiles de l’enfance ou de l’adolescence […] la remise en question on la fait à deux. C’es- à-dire : « Est-ce qu’il y a quelque chose que je fais mal ? Est-ce que tu penses qu’en ce moment c’est plus difficile parce que je ne fais pas ce que je devrais faire ? » On s’est toujours entendu comme ça depuis, j’ai toujours eu l’appui de ma femme, alors j’ai très vite continué dans la ligne de conduite que je m’étais donnée (Didier, père d’un enfant issu de la recomposition, beau-père d’un enfant de 10 ans, en famille recomposée depuis 10 ans).

L’approbation de la conjointe rehausse le sentiment de compétence du beau-père. Au fil de ces échanges, il va donc graduellement revendiquer un engagement plus grand auprès des enfants de sa conjointe. La situation d’un des beaux-pères interrogés illustre bien ce processus. Lors de la première année de la recomposition, il arrivait difficilement à se faire une place auprès de la plus jeune enfant de sa conjointe, notamment parce que sa mère s’empressait d’aller vers elle au moindre signe. Bien qu’il comprenne cette réaction, il trouvait la situation frustrante; il a donc choisi d’en discuter avec sa conjointe. Il a alors négocié avec celle-ci des moyens pour amener la petite à se tourner aussi vers lui ce qui l’a entraîné progressivement à s’engager davantage auprès d’elle.

Les points de vue sur la coopération parentale fournissent un éclairage complémentaire aux modèles de rôles décrits précédemment. Ainsi, un certain nombre de répondants considèrent que même si les parents biologiques demeurent les principaux responsables des enfants, le beau-père peut très bien devenir un membre à part entière de l’équipe parentale. Ils estiment en effet qu’en plus de partager son point de vue, d’agir en soutien à la mère et de la conseiller, le beau-père peut jouer un rôle actif dans l’éducation des enfants. Il peut, par exemple, discuter avec la mère des difficultés rencontrées par l’enfant et des moyens à prendre pour y remédier, en plus d’intervenir directement auprès de l’enfant. Dans la vision de ces parents, le beau-père est un véritable partenaire parental. Ce point de vue rejoint la représentation du rôle du beau-père comme un parent remplaçant. L’analyse du discours de ces participants indique une conception nucléaire de la famille et de l’équipe parentale qui se limiterait au couple recomposé (mère et beau-père). Cet élément pourrait expliquer leur point de vue.

D’autres répondants estiment que les parents biologiques sont les premiers responsables de leurs enfants et, en ce sens, c’est à eux que revient principalement la tâche de les éduquer. Par exemple, c’est à eux d’imposer la limite entre ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas, de choisir, au besoin, les conséquences disciplinaires pour un comportement inadéquat et de l’appliquer. C’est également à eux que revient la responsabilité de choisir le type d’école que fréquentera l’enfant et de déterminer les valeurs qu’ils souhaitent lui transmettre. Dans cette conception, les parents biologiques occupent le premier plan dans l’équipe parentale et le beau-père agit davantage en soutien à cette équipe. Les parents seraient en quelque sorte les « coachs » des enfants et le beau-père, « l’assistant-coach ». Dans cette perspective, le beau-père peut donner son opinion aux parents, notamment à la mère, les conseiller et les soutenir dans leurs prises de décision, mais il n’a pas la légitimité de prendre la décision finale ou d’intervenir directement auprès de l’enfant pour imposer son point de vue. Cette conception rejoint la représentation du beau-père comme un parent additionnel.

Les principales tendances

Quelles tendances est-il possible de dégager des représentations des participants de cette étude et de l’impact qu’elles peuvent avoir sur l’engagement des beaux-pères dans les familles recomposées?

D’abord, il apparait que le rôle de beau-père est un rôle de composition qui a comme préalable l’espoir d’une union conjugale durable. Ce n’est qu’une fois cet espoir installé que le beau-père prendra la décision de s’engager auprès de celle qu’il aime et, éventuellement auprès de ses enfants. La qualité de la relation conjugale servirait d’assise à la création de la relation beau-parentale. Ce résultat confirme ceux d’études précédentes qui montrent l’importance de la qualité de la relation conjugale sur le fonctionnement des familles recomposées (Parent, Beaudry et Godbout, 2007). Comme le souligne Véron (2007 : 28) : « […] privée d’une dimension biologique, [le lien beau-parental] paraît subordonné à la relation conjugale ».

Une fois que la décision de s’engager auprès des enfants est prise, le beau-père doit établir sa relation avec eux. Dans ce domaine, les hommes sont d’avis que le conjoint doit pouvoir compter sur le soutien de la mère qui représente la principale clé d’accès à l’enfant. Vue comme le parent de référence, la mère apparaît la mieux placée pour guider son partenaire dans le processus qui l’amènera à connaître et à apprivoiser l’enfant. Cette position rejoint des résultats d’études (Cadolle, 2007) qui montrent que la mère est souvent perçue comme le parent principal dans les familles qui vivent des transitions. Puis, si le beau-père sait écouter l’enfant de manière empathique, il devrait être en mesure de comprendre ses réactions et de respecter son rythme. Dans tous les cas, il doit faire des « efforts d’attitude » car la construction de sa relation avec l’enfant n’est pas née du désir d’enfant, mais des choix sentimentaux de la mère. De plus, si tous les parents souhaitent que le beau-père arrive à aimer les enfants de leur nouvelle conjointe comme s’ils étaient les siens, les pères biologiques espèrent que la force de ces liens n’ait pas pour effet de les exclure de la vie de leurs enfants. À ce sujet, des recherches montrent que les pères qui se sentent exclus sont probablement plus à risque de se désengager de leurs responsabilités parentales avec le temps (Arditti, 1992; Kruk, 1994). Cadolle (2007) précise à partir d’entretiens qu’elle a menés avec des parents et des beaux-parents (Cadolle, 2000) : « […] le parent extérieur redoute d’être évincé par celui qui réside quotidiennement avec l’enfant. Certains pères disent même avoir renoncé et tourné la page plutôt que de rivaliser et de souffrir. » (p. 21). Cet aspect pourrait donc jouer sur l’implication parentale à long terme du père des enfants.

Sur la base de ces constats, il est possible de modéliser le parcours relationnel du beau-père qui souhaite établir une relation satisfaisante avec un enfant. Sans inclure toutes les conditions qui confèrent à l’établissement de cette relation, il illustre le parcours qui est conseillé ou qui a été emprunté avec succès par les répondants de l’étude. Ce modèle est illustré dans la figure suivante.

Figure 1

Parcours relationnel du beau-père

Parcours relationnel du beau-père

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D’autres éléments semblent jouer un rôle majeur dans l’exercice au quotidien du rôle beau-parental ; ce sont l’âge des enfants et la durée de la recomposition familiale. À ce sujet, l’analyse montre que les participants adhèrent plus souvent à une représentation de parent additionnel si les enfants sont adolescents au moment de la recomposition familiale. De plus, il semble que cette conception tend à demeurer stable dans le temps. Par contre, la représentation du rôle du beau-père passe avec le temps de parent additionnel à parent remplaçant surtout si les enfants sont jeunes au moment de la recomposition familiale. En outre, il apparait que les représentations du rôle de beau-père chez les mères, les pères et les beaux-pères vont davantage dans le sens d’un rôle parental que d’un rôle ami. Qu’il soit parent additionnel ou parent remplaçant, il joue un rôle parental et il fait partie de l’équipe parentale en tant qu’assistant-coach ou coach. Enfin, les résultats montrent aussi l’incidence des rapports entre les ex-conjoints sur la représentation de la place des beaux-pères. Les rapports conflictuels favoriseraient davantage des représentations sociales s’approchant d’un rôle de parent remplaçant plutôt qu’additionnel.

Ces résultats indiquent qu’il existe une diversité de visions sur ce qui constitue un fonctionnement familial satisfaisant pour ces familles, tout comme c’est le cas pour les familles biparentales intactes (Walsh, 2003). Les divergences de points de vue et l’impact qu’elles peuvent avoir sur le fonctionnement de la famille montrent que ces questions sont essentielles à examiner dans l’évaluation des difficultés vécues par les familles recomposées. En outre, comme l’absence d’un modèle beau-parental positif peut amener certains adultes à limiter leur engagement de crainte de reproduire les maladresses des beaux-parents qu’ils ont connus durant leur enfance, les membres de ces familles ont besoin de soutien pour développer des modèles de relation beau-parentale plus satisfaisants. Les intervenants sont aussi invités à explorer les expériences familiales antérieures des individus car elles peuvent jouer un rôle en tant que modèles à reproduire ou à éviter, et influencer ensuite les comportements qui sont adoptés.

En terminant, précisons que malgré la richesse des résultats obtenus dans le cadre de cette étude, l’absence du point de vue de l’enfant sur la question de la beau-parentalité constitue une limite importante. Des recherches futures visant à identifier les représentations des enfants permettront d’obtenir un portrait plus global pour ultimement en arriver à préciser et à suggérer des modèles de comportement à adopter pour un exercice satisfaisant du rôle de beau-père pour tous les membres de la famille.