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1. Introduction

Ressource naturelle parmi les plus rares et les moins équitablement réparties, l’eau douce est indispensable à la vie, non seulement des populations humaines, mais aussi de l’immense majorité des espèces vivantes. Les écosystèmes aquatiques continentaux présentent de multiples intérêts, que ce soit en tant que ressources utilisables par les populations humaines (apports alimentaires, loisirs, production d’eau potable, irrigation, usages industriels, etc.), comme éléments patrimoniaux ou bien encore comme habitats, exclusifs ou temporaires, de très nombreuses espèces, parmi lesquelles plusieurs sont menacées. Or, la dégradation des ressources en eau est un phénomène universel et des problèmes majeurs sont attendus au cours du XXIe siècle. La préservation des ressources en eau et la conservation des écosystèmes aquatiques constituent de ce fait une priorité pour les décennies à venir. Dans cette perspective, la mise en oeuvre d’opérations de manipulation des écosystèmes ou de leur environnement extérieur pour le maintien ou la restauration de leur qualité, au travers notamment de techniques d’ingénierie écologique, constitue une voie intéressante (JEPPESEN et al., 2007a; 2007b; PINEL-ALLOUL et al., 1998). Pour valider ces démarches et tenter de les optimiser, il est indispensable d’acquérir au préalable des connaissances précises sur la réponse des écosystèmes aquatiques aux perturbations, notamment à celles d’origine anthropique.

De manière générale, les perturbations anthropiques affectent significativement la structure des communautés et des réseaux trophiques. Elles concernent en particulier la modification des « ressources » (par exemple des intrants en éléments nutritifs), l’accumulation d’éléments toxiques le long des chaînes alimentaires, l’altération des réponses comportementales et écophysiologiques des composantes des réseaux trophiques, la modification quantitative de ces composantes, avec la réduction, voire l’élimination de certaines populations, mais aussi le développement d’espèces initialement peu fréquentes ou l’introduction d’espèces exotiques. Des méthodes de gestion intégrée et durable seront indispensables pour assurer la qualité de la ressource. Or, la construction d’outils de prévision et de gestion fiables dépendra de notre capacité à comprendre comment les perturbations anthropiques altèrent la structure des communautés aquatiques et comment, en retour, cette structure des communautés va affecter la réponse des systèmes aquatiques aux perturbations.

Les lacs ont constitué des systèmes privilégiés pour l’analyse des processus fonctionnels et pour l’élaboration d’une théorie des écosystèmes. Au cours des décennies 1980 et 1990, ils ont souvent servi de modèles pour l’analyse des liens entre diversité biologique, organisation des réseaux trophiques et processus fonctionnels (voir par exemple les synthèses de LACROIX et al., 1996 ; PINEL-ALLOUL et al., 1998). Au cours de la dernière décennie, les recherches ont été poursuivies pour mieux cerner le rôle de l’hétérogénéité des organismes au sein des réseaux (PERSSON, 1999). Les chercheurs se sont progressivement éloignés des approches linéaires au profit d’approches alternatives intégrant la diversité fonctionnelle des organismes (HULOT et al., 2000) ou d’analyses topologiques permettant de considérer les réseaux trophiques dans leur complexité et d’en dégager leurs caractéristiques architecturales (PROULX et al., 2005). Des tentatives ont été faites pour pondérer les liens trophiques entre les espèces (BERLOW et al., 2004; WOOTTON et EMMERSON, 2005). Progressivement, les bactéries et les champignons, qui utilisent de manière intensive la matière organique dissoute, les protistes phagotrophes qui consomment ces bactéries, et les virus, responsables d’une mortalité non négligeable des micro-organismes, ont été intégrés au sein des réseaux trophiques classiques pour former des réseaux d’interactions de plus en plus complexes (AMBLARD et al., 1998; LEFEVRE et al., 2007; SIME-NGANDO et al., 2003). Le développement de nouveaux outils et l’utilisation de traceurs comme les isotopes stables (POST, 2002a) ont permis de déceler de nouveaux patrons et d’intégrer de nombreux processus, depuis le niveau moléculaire jusqu’à l’échelle de l’écosystème (analyse des positions trophiques, analyse de l’importance des apports allochtones, etc.). Le développement de la stoechiométrie écologique a permis d’aborder de manière totalement inédite le couplage entre la dynamique des communautés et les cycles biogéochimiques (STERNER et ELSER, 2002). De nouvelles études ont plus que jamais révélé la nécessité de prendre en compte la diversité des habitats au sein des écosystèmes aquatiques (VADEBONCOEUR et al., 2002, 2003), et les liens étroits entre ces écosystèmes et leur environnement extérieur (COLE, 1999; KNIGHT et al., 2005). L’intégration de l’hétérogénéité verticale, horizontale et temporelle des écosystèmes a ajouté non seulement un réalisme important à la structure des réseaux trophiques, mais a permis de considérer la dynamique des couplages entre systèmes (zone pélagique - zone littorale, eau - sédiment, bassin versant - écosystème aquatique, etc.).

Dans cette synthèse, nous abordons quelques aspects qui nous paraissent avoir marqué l’évolution récente de la recherche sur les réseaux trophiques et leurs conséquences sur les processus fonctionnels. Il nous est apparu que les échanges conceptuels (CHASE, 2000; GRIMM et al., 2003) et les couplages effectifs entre écologie des milieux terrestres et écologie des milieux aquatiques (KNIGHT et al., 2005) se sont multipliés, au bénéfice d’une meilleure compréhension globale des processus étudiés et nous soulignons certains de ces aspects. Les progrès apparus nous permettent d’avoir une vision de plus en plus intégrée et sophistiquée du fonctionnement des milieux lacustres. Bien entendu, la route est encore longue pour intégrer cette complexité multidimensionnelle et parvenir à une forte capacité de prédiction de l’impact des modifications de l’environnement sur les écosystèmes. Il nous semble cependant que, contrairement à l’opinion pessimiste sur l’état de l’art qui a parfois marqué la fin des années 1990, nous n’assistons pas à la fin de la limnologie mais plutôt à son intégration forte comme une discipline indispensable au développement d’autres disciplines.

2. Complexité fonctionnelle des réseaux trophiques

Comme d’autres branches de l’écologie, la limnologie a évolué dans un contexte de débats passionnés sur les rôles respectifs des facteurs biotiques et abiotiques, des prédateurs et des ressources dans le contrôle du fonctionnement des écosystèmes. Au cours des deux dernières décennies, des progrès très importants ont été réalisés du fait de l’intégration de ces effets ascendants et descendants dans une seule vision holistique (voir BRETT et GOLDMAN, 1997; CARPENTER et KITCHELL, 1993; GLIWICZ, 2003; LACROIX et al., 1996; PINEL-ALLOUL et al., 1998; SCHEFFER, 1998). Les modèles simplifiés qui ont été développés ont permis de mieux comprendre la réponse globale des niveaux trophiques, notamment du phytoplancton et du zooplancton, aux variations de ressources et de structure des réseaux. Les expériences en enceintes expérimentales ou les biomanipulations de milieux lacustres ont permis de préciser les processus fonctionnels en jeu et le degré de généralité des modèles proposés. Les résultats contradictoires parfois obtenus, déjà soulignés par PINEL-ALLOUL et al. (1998), tendent à démontrer l’existence d’une large gamme de situations. À une extrémité du gradient, il existe des systèmes lacustres dont les réseaux trophiques pélagiques sont caractérisés par d’importantes cascades trophiques poissons - zooplancton - phytoplancton. À l’autre extrémité du gradient, on trouve des systèmes aquatiques aux réseaux trophiques complexes, comprenant des espèces clés fortement omnivores. Les modèles construits sur l’hypothèse de niveaux trophiques clairement distincts et caractérisés par l’alternance d’un contrôle par les ressources ou par les prédateurs en fonction du nombre de niveaux trophiques principaux ne s’appliquent pas à de tels écosystèmes.

Les recherches réalisées ont permis de mieux comprendre certains éléments clés dans la réponse des écosystèmes. Par exemple, il est maintenant bien établi que les cascades trophiques des poissons au phytoplancton reposent sur la modification de taxons ou de guildes spécifiques au sein d’un même niveau trophique, et non sur un simple changement de biomasse de ce niveau. En comparant des mésocosmes avec et sans gardons planctonophages (Rutilus rutilus), BERTOLO et al. (1999b) ont par exemple observé que la présence des Cyprinidés diminuait d’un facteur 2 la capacité de filtration du phytoplancton par le zooplancton herbivore sans modification significative de la biomasse de ce compartiment zooplanctonique. En accord avec les données de la littérature (voir LACROIX et al., 1996; PINNEL-ALLOUL et al., 1998), l’élément essentiel intervenant dans l’effet des prédateurs sur les producteurs primaires s’est avéré être l’importance des cladocères herbivores de taille modérée à grande, en particulier des Daphniidae. La réponse globale du compartiment zooplanctonique est bien entendu dépendante du comportement de prédation des poissons zooplanctonophages. Ainsi, dans un même contexte expérimental, la présence d’alevins de perche commune (Perca fluviatilis) a entraîné une forte diminution de la biomasse du zooplancton (BERTOLO et al., 2000), alors que la présence de gardons planctonophages n’avait pas provoqué une telle décroissance (BERTOLO et al., 1999b). Ces résultats sont par ailleurs en accord avec ceux obtenus in situ par PERSSON et al. (2004) et suggérant que les alevins de perches peuvent avoir un impact supérieur à celui des gardons sur le zooplancton. De même, la réponse algale aux nutriments et aux consommateurs dépend fortement de la taille et du caractère facilement consommable ou non des producteurs primaires (BELL, 2002; STEINER, 2001). En accord avec ces résultats, RONDEL et al. (2008) ont observé l’absence d’effets en cascade de différentes guildes de poissons sur les producteurs primaires planctoniques lorsque ceux-ci étaient dominés par des organismes peu consommables. L’ensemble de ces résultats conforte l’hypothèse selon laquelle la proportion de phytoplancton peu consommable détermine fortement le degré de contrôle des communautés par les ressources ou par les prédateurs (STEINER, 2001). De même, ces résultats confirment la nécessité de considérer l’hétérogénéité des organismes au sein d’un même niveau trophique, tant en matière de capacités compétitives qu’en matière de vulnérabilité aux prédateurs, pour comprendre les réponses structurelles et fonctionnelles des écosystèmes aquatiques aux variations de l’environnement (HANSSON et al., 1998; LEIBOLD et al., 1997; PERSSON, 1999). Il est ainsi probablement illusoire de rechercher un modèle général global décrivant les effets des prédateurs et des ressources sur la dynamique des organismes et sur le fonctionnement des écosystèmes. Ainsi que cela a été souligné par BELL (2002), cette question ne pourra être résolue qu’en prenant en compte la structure particulière du réseau trophique au sein duquel les organismes d’intérêt sont insérés.

L’absence de modèle global commun à l’ensemble des réseaux trophiques ne doit pas amener à une vision pessimiste sur notre capacité générale à prédire le fonctionnement des écosystèmes, mais plutôt à une réflexion sur le niveau minimal de complexité à introduire pour simuler avec suffisamment de précision le monde réel. Un facteur important d’hétérogénéité mais aussi un atout majeur pour comprendre et prédire le fonctionnement des écosystèmes est lié à l’importance des interactions dépendantes de la taille au sein des réseaux trophiques aquatiques (LACROIX et al., 1996). Ainsi, HULOT et al. (2000) ont considéré des groupes fonctionnels au sein des producteurs primaires (petites algues facilement consommables, algues consommables par le gros zooplancton, et producteurs primaires peu consommables), du zooplancton herbivore (petits et grands herbivores) et des carnivores (zooplancton carnivore et poissons planctonophages) pour prédire l’issue d’un enrichissement en nutriment limitant sur la réponse de ces compartiments en présence ou en absence de poissons zooplanctonophages généralistes. Les liens entre ces compartiments ont été construits sur la base des grands schémas de prédation dépendant des grands groupes d’organismes et de leurs tailles, proposés depuis longtemps dans la littérature (BROOKS et DODSON, 1965; BURNS, 1968; CARPENTER et KITCHELL, 1993; DODSON, 1974). La réponse de ces compartiments a été analysée par la méthode des boucles (LEVINS, 1974; PUCCIA et LEVINS, 1985) et comparée à la réponse observée pour ces mêmes compartiments biologiques dans le cadre d’une expérience en mésocosmes de deux mois, croisant la présence ou l’absence d’alevins de gardons avec deux niveaux différents de nutriments apportés trois fois par semaine. Les réponses expérimentales observées se sont avérées en contradiction avec les prédictions des deux principaux types de modèles linéaires (nutriment - phytoplancton - zooplancton - poissons) : le modèle proie-dépendant (OKSANEN et al., 1981) et le modèle ratio-dépendant (ARDITI et GINZBURG, 1989). En revanche, une très bonne adéquation a été notée entre les prédictions obtenues et le modèle théorique prenant en compte l’existence de groupes fonctionnels (HULOT et al., 2000). Il semble ainsi possible de prédire correctement la réponse de réseaux trophiques complexes en prenant en compte la structure et la diversité fonctionnelle des communautés. Une telle procédure prend en compte une information considérable (refuges par la taille des proies, caractère consommable des proies, régime omnivore des prédateurs, etc.), tout en évitant que la complexité naturelle des réseaux trophiques devienne un frein à la capacité prédictive du modèle (PETCHEY et GASTON, 2002). De la même manière, BODINI (2000) a utilisé l’analyse des boucles pour comprendre les conséquences des actions humaines sur le réseau trophique d’un lac modérément eutrophe (lac Mosvatn, Norvège). Les prédictions du modèle s’accordent aux patrons d’abondance observés, ce qui permet de penser qu’il constitue une description plausible des principales interactions trophiques dans le lac. La méthode des boucles de LEVINS (1974), qualitative, présente l’avantage de ne pas nécessiter les jeux de données considérables généralement nécessaires pour paramétrer et tester correctement un modèle quantitatif. N’étant pas basée sur la résolution des relations mathématiques spécifiques établies entre les variables, elle fournit des prédictions assez générales dans la limite où la structure minimale du système décrit est respectée. Elle présente aussi certaines limites fortes. En particulier, elle est soumise à des conditions assez restrictives d’utilisation. Elle ne s’applique qu’à des modèles ayant un équilibre, et ne permet pas de déterminer des propriétés particulières comme la stabilité locale des systèmes (JUSTUS, 2006). D’autre part, elle devient rapidement inopérante avec l’augmentation de la complexité des systèmes. Ainsi, le modèle de réseau choisi par HULOT et al. (2000) était un compromis entre la capacité du réseau à décrire correctement la complexité des réseaux trophiques réels et sa capacité prédictive, qui aurait rapidement diminué avec l’augmentation du nombre de compartiments. Des prédictions plus précises nécessiteront le passage à des modèles quantitatifs et devront probablement s’éloigner de l’analyse des systèmes à proximité de l’équilibre. Ceci est particulièrement vrai pour comprendre la dynamique de compartiments tels que les poissons, dont la longue durée de vie et la plasticité ontogénique des traits de vie sont à l’origine d’une dynamique très éloignée d’un état stable durant de nombreuses années (CARPENTER, 1988). Par ailleurs, nous ne pouvons que réitérer les remarques déjà largement répétées (GILLER et al., 2004; SCHINDLER, 1998) sur la nécessité de pouvoir réaliser des approches expérimentales à grandes échelles spatiales et temporelles en parallèle de ces études théoriques. Les approches expérimentales réalisées à l’échelle lacustre tendent à se développer (voir par exemple les synthèses de DRENNER et HAMBRIGHT, 1999; JEPPESEN et al., 2007a, b; MEIJER et al., 1999). Cependant, leur durée est le plus souvent de quelques années, alors que les périodes de dynamiques des poissons sont susceptibles de s’éloigner de l’équilibre sur des décennies (PERSSON et al. 2004) et qu’un nouvel état d’équilibre après une réduction des apports en nutriments en milieux peu profonds tempérés est typiquement atteint au bout de 10 à 15 ans pour le phosphore et 5 à 10 ans pour l’azote (JEPPESEN et al., 2007b).

3. Boucle microbienne et réseau classique

Du fait de leur abondance (106 à 107 ind. mL‑1) et de leur rôle majeur dans les transferts de matière et les flux d’énergie, les micro-organismes constituent des acteurs essentiels au sein des écosystèmes aquatiques (AMBLARD et al., 1998). Le domaine de recherche portant sur l’écologie microbienne en milieux aquatiques est très vaste et en plein essor. Les nombreuses améliorations techniques qui ont marqué les dernières décennies ont permis de mieux préciser la composition et le rôle général de la boucle microbienne (AMBLARD et al., 1998), ainsi que l’importance d’acteurs auparavant négligés, comme les virus (DANOVARO et al., 2008; DUHAMEL et JACQUET, 2006; SIME-NGANDO et al., 2003) ou les champignons (LEFEVRE et al., 2007).

Au cours de la dernière décennie, des travaux en nombre croissant ont permis de préciser les facteurs de contrôle et le fonctionnement de la boucle microbienne. La lyse virale et la consommation par les flagellés semblent constituer deux facteurs essentiels de contrôle descendant des communautés bactériennes en milieux pélagiques, chacun de ces mécanismes pouvant être responsable de l’élimination journalière de quelque % à la quasi-totalité de la production des procaryotes (JACQUET et al., 2005). En outre, JACQUET et al. (2007) ont obtenu des résultats suggérant que la présence de prédateurs flagellés stimule la mortalité bactérienne induite par les virus. Les raisons de cette possible synergie sont encore discutées. Enfin, à la fois les ressources et les nutriments concourent à déterminer la composition des communautés de procaryotes. JARDILLIER et al. (2005) ont observé une prédominance du contrôle ascendant sur le contrôle exercé par les prédateurs (notamment celui exercé par les microcrustacés) en milieu oligo-mésotrophe, et des effets interactifs complexes entre les ressources, les prédateurs (en particulier les nanoflagellés) et les virus en milieu eutrophe. Les résultats de JARDILLIER et al. (2005) suggèrent également que les nanoflagellés hétérotrophes ne constituent pas toujours le compartiment de contrôle essentiel du bactérioplancton. Les travaux expérimentaux déjà réalisés suggèrent que, dans les systèmes d’eau douce où les grands cladocères sont abondants, ces derniers contrôlent fortement le phytoplancton, mais aussi le bactérioplancton et les flagellés hétérotrophes, voire les ciliés (CHRISTOFFERSEN et al., 1993; ZÖLLNER et al., 2003). Ceci indique d’ailleurs que les cladocères, classiquement considérés comme essentiellement herbivores, peuvent être très largement omnivores. Certains ciliés présentent des défenses particulières, notamment comportementales, qui les rendent moins sensibles à certains prédateurs (GILBERT, 1994) et les plus grands ciliés sont peu sensibles à la prédation exercée par les daphnies (THOUVENOT et al., 1999). De manière générale, les grands cladocères, et en particulier les daphnies, du fait de leur capacité à consommer une large gamme de proies, assurent un transfert efficace du carbone organique depuis les producteurs jusqu’aux niveaux trophiques supérieurs (KARLSSON et al., 2007). En revanche, le transfert vers les horizons trophiques supérieurs semble moindre en l’absence de ces grands cladocères (KARLSSON et al., 2007; LYCHE et al., 1996), les bactéries étant contrôlées par une boucle microbienne plus longue passant par les flagellés, les ciliés, les rotifères et les copépodes. ZÖLLNER et al. (2003) ont également montré que la modification des communautés de microcrustacés vers une dominance de copépodes se traduit par un effet en cascade marqué, avec la réduction sélective des ciliés de taille moyenne (20‑40 µm), l’augmentation en conséquence des flagellés autotrophes et hétérotrophes consommés par ces ciliés, et une altération potentielle de la communauté picoplanctonique et de la taille moyenne du bactérioplancton (voir également SOMMER et al., 2003). Des expériences récentes ont permis de confirmer en milieux marins l’importance de la structure des réseaux sur l’efficacité des transferts trophiques. BERGLUND et al. (2007) ont ainsi montré, grâce à des expériences en mésocosmes, que l’efficience de production du mésozooplancton marin (copépodes) était de 22 % dans des réseaux essentiellement basés sur les producteurs primaires (lumière et apports de N et P élevés). En revanche, cette efficience atteignait seulement 2 % dans des réseaux essentiellement basés sur les bactéries (lumière et apports de C, N et P faibles), du fait de l’addition de 1 à 2 niveaux trophiques supplémentaires (flagellés et ciliés) entre les niveaux trophiques de base et le mésozooplancton. Ces résultats ont été confirmés par l’analyse des isotopes stables au sein du mésozooplancton. Enfin, soulignons que plusieurs travaux récents (KATECHAKIS et STIBOR, 2006; MEDINA-SANCHEZ et al., 2004; SCHMIDTKE et al., 2006) ont démontré le rôle important et singulier des organismes mixotrophes au sein des réseaux trophiques.

Au-delà de leur rôle largement reconnu dans le recyclage des nutriments, les composantes de la boucle microbienne interviennent également comme des acteurs classiques du réseau trophique général lacustre. Des avancées importantes ont été faites sur la qualité nutritionnelle de certains compartiments. Ainsi, les nanoflagellés bactérivores ont souvent été considérés comme constituant une nourriture de qualité variable ou incertaine pour leurs consommateurs au sein du zooplancton (SANDERS et al., 1996). Certains résultats suggèrent en revanche que plusieurs flagellés algivores pourraient avoir une capacité importante à produire des stérols (BRETELER et al., 1999) ou à convertir les acides gras poly-insaturés du picoplancton (picocyanobactéries et picochlorophycées, qui constituent leur ressource essentielle) en longues chaînes (BEC et al., 2003; BRETELER et al., 1999), composantes de haute qualité nutritive, essentielles pour le zooplancton. Cette voie trophique améliorerait ainsi la qualité de la nourriture pour les niveaux trophiques supérieurs (phénomène de « trophic upgrading »). D’autres résultats obtenus en milieux marins suggèrent que les ciliés ne possèdent pas cette capacité à synthétiser des stérols et des acides gras poly-insaturés (BRETELLER et al., 2004). Des études complémentaires semblent donc nécessaires, tant en milieux marins qu’en milieux dulçaquicoles, pour préciser l’importance de ce mécanisme.

En conclusion, le bactérioplancton, les flagellés et les ciliés interagissent à travers des réseaux d’interaction complexes mais sont aussi dans la gamme de taille des proies consommées par les différents groupes constituant le méso‑ et le métazooplancton (ZÖLLNER et al., 2003). Il existe ainsi autant de liens potentiels importants entre les différents compartiments de la boucle microbienne et du réseau trophique classique qu’entre les compartiments de chaque sous-réseau. Pour atteindre une meilleure capacité de prédiction, il sera nécessaire de regrouper ces deux sous-réseaux en un seul réseau aquatique fonctionnel.

4. Les modèles topologiques de réseaux trophiques

L’étude des réseaux trophiques sur la base de groupes fonctionnels a permis d’avancer considérablement dans la compréhension du fonctionnement des milieux aquatiques par rapport à des modèles linéaires. Ces approches fonctionnelles ont notamment permis d’intégrer le rôle de la taille et de l’omnivorie au sein des communautés d’invertébrés et de poissons. Cependant, ces études, réalisées sur des réseaux fonctionnels très simplifiés, sont limitées par la complexité des interactions trophiques en jeu, la richesse en espèces et la fréquence élevée d’espèces omnivores dans les écosystèmes naturels. Dans ce cas, la séparation des espèces trophiques présentes en un faible nombre de groupes fonctionnels est susceptible de ne restituer que très imparfaitement la complexité des interactions au sein des peuplements. Une démarche alternative est d’analyser les caractéristiques structurales du réseau trophique réel à l’aide de la théorie mathématique des graphes. Le réseau trophique devient alors un objet mathématique (graphe), composé de sommets (les espèces) et d’arrêtes (les interactions trophiques) reliant ces sommets. Contrairement à de nombreux autres graphes, les réseaux trophiques sont des graphes orientés pour lesquels les arrêtes (on parle alors d’arcs) ont un sens défini par le sens de la relation trophique proie ‑ prédateur. Cette approche, appelée analyse topologique des réseaux, permet de dégager des caractéristiques structurales comme la connectance, le degré d’omnivorie, la longueur des chaînes trophiques, ou la compartimentalisation (pour plus d’informations, voir la synthèse de PROULX et al., 2005). Un grand nombre des caractéristiques globales analysées sont considérées comme ayant une influence sur la stabilité et le fonctionnement des écosystèmes.

La construction de graphes pertinents est une étape particulièrement ardue car le nombre d’espèces au sein d’un écosystème peut atteindre quelques centaines, et le nombre d’interactions de prédation, quelques centaines à quelques milliers. La première génération d’approches topologiques réalisée dans les années 1970 et 1980 a été très fortement critiquée (voir par exemple PAINE, 1988). De manière générale, ces études se sont révélées décevantes du fait de la mauvaise qualité des réseaux trophiques analysés :

  1. Les réseaux trophiques décrits étaient souvent des simplifications caricaturales de la réalité;

  2. De nombreuses espèces étaient agrégées en catégories assez vagues;

  3. Les réseaux étudiés avaient souvent été construits à partir des données récoltées sur des périodes différentes et ne correspondaient pas à des réseaux instantanés;

  4. Les réseaux comparés étaient souvent dissemblables par leur nature et leur degré de précision.

Depuis le milieu des années 1990, un effort très important a été engagé sur quelques écosystèmes, notamment aquatiques, pour élaborer des réseaux topologiques plus réalistes (voir COHEN et al., 1993). Pour approcher les caractéristiques topologiques de quelques réseaux trophiques terrestres et aquatiques bien connus de manière empirique, des modèles théoriques ont été construits, comme le modèle des cascades (« cascade model », COHEN et al., 1985) et le modèle de niche (« nich model », WILLIAMS et MARTINEZ, 2000). La dimension de niche proposée pour caractériser le régime alimentaire des espèces consommatrices simule une hiérarchie compétitive des espèces en fonction de la taille. Des améliorations ont été progressivement apportées, comme l’incorporation de contraintes phylétiques dans les règles d’assemblage des réseaux trophiques (CATTIN et al., 2004). La validation des modèles théoriques se fait sur la base de la comparaison entre leurs caractéristiques topologiques et celles des réseaux empiriques.

D’ores et déjà, malgré le manque de standardisation dans l’acquisition et le traitement des jeux de données, des résultats assez robustes semblent se dégager de l’analyse des réseaux trophiques les mieux décrits. Ainsi, COHEN et al. (2003), dans le cadre de l’étude du réseau trophique de Tuesday Lake, et WOODWARD et al. (2005b), dans le cadre de l’étude du réseau trophique de Broadstone Stream, ont observé des relations similaires entre la taille des organismes, l’abondance et certains paramètres topologiques comme la hauteur trophique. Ceci suggère que la structure des réseaux est déterminée par des règles liées à des contraintes énergétiques. D’autre part, WOODWARD et al. (2005b) ont également observé des relations claires entre les traits de vie et les caractéristiques fonctionnelles des espèces, les forces d’interactions et la topologie des réseaux. La comparaison avec d’autres systèmes devrait permettre de juger assez rapidement de la généralité des résultats observés.

D’autres approches semblent possibles et n’ont, à notre connaissance, pas encore été explorées. Ainsi, une grande partie des critiques effectuées sur les approches topologiques réalisées au cours des années 1970 à 1990 étaient liées à la disparité considérable, notamment en matière de qualité et de précision, des réseaux trophiques étudiés et comparés les uns aux autres ou à des graphes théoriques. Les descripteurs de la structure des réseaux étant fortement dépendants de la manière de les définir (voir par exemple JORDAN, 2003), le respect de règles identiques s’avère déterminant pour comparer différents jeux de données. L’utilisation de données expérimentales permettrait d’éviter la plupart des faiblesses citées précédemment, apportant entre autres choses : (1) des données provenant d’une même communauté initiale manipulée, donc directement comparables; (2) des taxons décrits avec un même niveau de précision pour les différents traitements d’une expérience; et (3) des données instantanées plutôt que cumulées. Un très grand nombre d’expériences ont été réalisées sur des réseaux trophiques aquatiques, à des échelles spatiales allant du microcosme au lac et à des échelles temporelles allant de quelques heures à plusieurs années. Pour certaines de ces expériences, des quantités considérables de données ont été accumulées sur la dynamique des organismes constituant les réseaux trophiques. Ces expériences constitueront sans doute un apport considérable pour analyser le rôle d’une très grande diversité de facteurs de l’environnement (effet des traits de vie des espèces de sommets de chaînes, charge en nutriments, équilibre N/P, hétérogénéité spatiale, etc.) sur l’architecture des réseaux trophiques.

Une limite claire de l’approche topologique classique est liée à son caractère dichotomique. Lorsqu’ils existent, tous les liens trophiques sont considérés comme équivalents. Or, les réseaux trophiques réels sont caractérisés par un grand nombre d’interactions faibles et un faible nombre d’interactions fortes (EMMERSON et RAFFAELLI, 2004; MCCANN et al., 1998). Ces interactions faibles sont souvent plus fréquentes chez les espèces omnivores et pourraient jouer un rôle important dans la stabilité des réseaux (EMMERSON et YEARSLEY, 2004; MCCANN et al., 1998). L’analyse des caractéristiques structurales de graphes pondérés est en plein essor (voir par exemple BARRAT et al., 2004; BERSIER et al., 2002; VAZQUEZ et al., 2005). Bien entendu, la gageure reste la quantification des interactions trophiques à l’échelle de réseaux réels. Différentes approches ont été proposées pour quantifier ces interactions trophiques, notamment en fonction de la fréquence d’interaction, de la mesure des flux d’énergie, ou de l’estimation de l’effet per capita du prédateur (pour des synthèses récentes, voir BERLOW et al., 2004; WOOTTON et EMMERSON, 2005). Compte tenu de la lourdeur des échantillonnages ou des expériences nécessaires, les réseaux trophiques quantifiés de manière détaillée sont assez rares (voir par exemple WOODWARD et al., 2005b). Cependant, malgré l’ampleur de la tâche à accomplir, ce domaine de recherche est en plein développement et il est probable que les approches de ce type se multiplieront au cours des prochaines années.

5. Contraintes stoechio-métriques et interactions trophiques

Un des exemples les plus frappants d’intégration de disciplines scientifiques pour la limnologie est probablement celui de la théorie de la stoechiométrie écologique, qui introduit de façon explicite l’équilibre des éléments constitutifs de la biomasse (azote, carbone, phosphore, fer, silice, etc.) dans l’étude des interactions écologiques entre les êtres vivants (prédation, compétition, etc.) (ELSER et URABE, 1999; ELSER et al., 1996, 2000c; STERNER et ELSER, 2002). La différence principale entre les approches stoechiométriques et celles plus classiques de l’écologie des populations et de l’écologie des écosystèmes tient dans la prise en compte de la composition élémentaire (souvent exprimée sous forme de ratios, par exemple C/N ou N/P) des êtres vivants impliqués dans les interactions écologiques, permettant ainsi de considérer explicitement les couplages entre les cycles biogéochimiques et les organismes via les éléments chimiques. La théorie de la stoechiométrie écologique repose principalement sur les différences de composition chimique entre les organismes en interactions, ce qui peut à la fois influer sur l’efficacité et les conséquences écosystémiques de leurs relations trophiques, mais également jouer un rôle dans les interactions indirectes de type compétition ou mutualisme. À travers ces mécanismes, la modification de la structure des réseaux trophiques, par exemple à travers une biomanipulation des peuplements piscicoles, est susceptible de modifier fortement le cycle des nutriments.

Depuis les premiers travaux expérimentaux de ELSER et al. (1988) suggérant que la modification de la structure des communautés zooplanctoniques pouvait modifier la nature du nutriment limitant le phytoplancton, de très nombreuses études expérimentales ont été réalisées en microcosmes, en mésocosmes et à l’échelle des écosystèmes, et de nombreuses approches comparatives et théoriques ont été accomplies. Ces études ont permis de renouveler profondément notre vision du fonctionnement des écosystèmes aquatiques. Il est impossible de citer dans cette synthèse l’ensemble des résultats acquis dans le cadre de la théorie de la stoechiométrie écologique et nous invitons le lecteur intéressé à consulter les nombreux articles publiés sur la question et l’ouvrage de STERNER et ELSER (2002). Seuls quelques résultats récents seront donc évoqués. Les décomposeurs, comme cela avait été prédit pour les herbivores par STERNER (1990), puis généralisé par DAUFRESNE et LOREAU (2001a, 2001b), se sont avérés capables de modifier la nature de l’élément limitant la croissance des producteurs primaires et leur composition (DANGER et al., 2007a). Les contraintes stoechiométriques sont susceptibles de modifier la nature des interactions entre compartiments biologiques, comme l’a démontré le passage d’une compétition nette à un mutualisme net entre les producteurs primaires et les bactéries, le long d’un gradient d’apport en phosphore modifiant l’équilibre des éléments nutritifs disponibles (DANGER et al., 2007b). L’intégration de la théorie stoechiométrique à l’échelle de systèmes plus complexes intégrant par exemple des producteurs primaires, des décomposeurs et des consommateurs est en cours sur le plan théorique (CHERIF et LOREAU, 2007), alors que des travaux expérimentaux ont déjà été réalisés à l’échelle de systèmes écologiques complexes (DANGER et al., 2008; ELSER et al., 2000b). Les travaux relatifs à la théorie stoechiométrique réalisés à ce jour ont démontré l’intérêt de ces approches dans la compréhension de nombreux processus écologiques. Des synthèses récentes ont notamment pu montrer les apports de cette théorie dans les études concernant la croissance des organismes (ELSER et al., 2003), la dynamique des populations et des communautés (MOE et al., 2005), dans les études ayant trait aux processus évolutifs (ELSER, 2006; KAY et al., 2005), ou encore dans les approches écosystémiques à grande échelle (SCHADE et al., 2005).

Les perspectives sont multiples. À l’échelle des écosystèmes aquatiques, les approches stoechiométriques pourraient permettre par exemple de mieux comprendre les couplages en matière de cycles des nutriments entre les compartiments benthiques, littoraux et pélagiques. Ces approches devraient également permettre de mieux cerner la nature des couplages existant entre les systèmes aquatiques et terrestres. Par exemple, la considération des équilibres stoechiométriques qui se mettent en place entre la matière organique détritique d’origine aquatique, riche en nutriments, et celle provenant de l’apport terrigène, éventuellement pauvre en nutriments, mais à l’inverse riche en carbone, pourrait amener à une compréhension plus précise des mécanismes de dégradation et de stockage de la matière organique dans les systèmes aquatiques, comme récemment suggéré par HESSEN (2005). La théorie stoechiométrique a bien entendu des limites claires. Ainsi, la qualité des ressources ou le caractère plus ou moins dégradable de la matière organique ne se résument pas à des ratios stoechiométriques. Divers travaux suggèrent par exemple des cas de limitation des herbivores aquatiques par des acides gras particuliers plutôt qu’une limitation directe par les nutriments (MÜLLER-NAVARRA et al., 2004). Cependant, la théorie de la stoechiométrie écologique semble constituer un outil intégrateur particulièrement intéressant pour la compréhension de nombreux processus écologiques, et dont le champ d’application reste encore grandement à explorer.

6. Couplages entre compartiments écosystémiques

La taille et la morphométrie des lacs influencent fortement leur régime thermique, les caractéristiques de mélange des eaux, la dynamique des nutriments, la structure des réseaux trophiques et l’importance relative des différents habitats au sein des écosystèmes (HAKANSON, 2005; LACROIX et al., 1999; PINEL-ALLOUL et al., 1998; REYNOLDS, 1997; VADEBONCOEUR et al., 2002). Elles constituent donc des critères essentiels de différenciation des plans d’eau. De manière étonnante, ces critères ne semblent pas avoir été déterminants dans les stratégies de recherches sur les réseaux trophiques et le fonctionnement des écosystèmes aquatiques. Ainsi que l’ont souligné VADEBONCOEUR et al. (2002), la recherche en limnologie s’est globalement beaucoup plus focalisée sur les systèmes pélagiques que sur les autres compartiments, quelles que soient les caractéristiques morphométriques des milieux. De plus, les études sur les différents compartiments ont bien souvent été réalisées de manière indépendante. Ceci est d’autant plus surprenant que, ainsi que le rappellent VADEBONCOEUR et al. (2002), la majorité des lacs de la planète sont petits, peu profonds et caractérisés par un rapport surface/volume élevé. Ce faible intérêt pour les compartiments non pélagiques n’est absolument pas lié à une moindre importance écologique. VADEBONCOEUR et al. (2003) ont ainsi observé que la production primaire passait d’une très forte dominante benthique (80 à 98 % de la production provenant du périphyton) dans des milieux oligotrophes à une production essentiellement pélagique (presque 100 % de la production réalisée par le phytoplancton) dans des milieux eutrophes. Dans les lacs mésotrophes étudiés, la part du phytobenthos variait entre 5 % et 80 % de la production totale en fonction de la morphométrie des milieux et de la composition des habitats littoraux. L’analyse de la signature isotopique du carbone chez les invertébrés benthiques a permis de montrer que les habitats pélagiques et les habitats benthiques sont fortement associés par les réseaux trophiques lorsque les teneurs en phosphore sont modérées. En revanche, l’eutrophisation des eaux diminue considérablement ce couplage et l’importance des voies trophiques en provenance des producteurs benthiques à l’échelle des écosystèmes (VADEBONCOEUR et al., 2003).

De manière générale, les recherches réalisées au cours des deux dernières décennies ont confirmé la dichotomie entre les lacs profonds et peu profonds à l’échelle des réseaux trophiques et des processus fonctionnels. Le recyclage interne des nutriments est favorisé dans les lacs peu profonds, tant par l’action du vent (REYNOLDS, 1997), que par l’action de bioturbation des poissons benthophages (SHORMANN et COTNER, 1997). De manière plus étonnante, STIEF et HÖLKER (2006) ont démontré que la présence du gardon (Rutilus rutilus) induit, via la production de kairomones, une modification du comportement des chironomes qui passent moins de temps à se nourrir à la surface du sédiment et plus de temps enfouis. Il en résulte une diminution de l’activité d’enfouissement de la matière organique fraîche et une augmentation significative de sa minéralisation. Enfin, l’action des poissons favorise directement, et de manière probablement importante, la remise en suspension des algues dans ces milieux (ROOZEN et al., 2007). Au contraire, dans les lacs profonds, une importante partie des nutriments rejoint le sédiment sous forme particulaire. Le sédiment est peu perturbé et ces nutriments, notamment le phosphore, ne retournent pas facilement dans le domaine pélagique, même lorsque l’hypolimnion est anoxique (REYNOLDS, 1997). Du fait d’un recyclage interne a priori plus important, il est généralement admis que les lacs peu profonds sont moins sensibles à une réduction des apports en nutriments que les lacs profonds lorsque les producteurs primaires sont dominés par le phytoplancton. À l’inverse, la présence de macrophytes est plus à même de maintenir une phase d’eau claire dans les écosystèmes peu profonds. Ainsi, des états stables alternatifs d’eau claire ou d’eau turbide seraient plus facilement attendus dans ces milieux que dans les lacs profonds (SCHEFFER, 1998; SCHEFFER et CARPENTER, 2003; SCHEFFER et al., 2001). Néanmoins, la réalité est probablement plus complexe que ne le prédit le modèle théorique des états alternatifs, comme le suggère la synthèse récente de JEPPESEN et al. (2007b) sur les effets de réductions d’apports en nutriments dans des lacs peu profonds. Celle‑ci ne montre pas l’existence d’un effet d’hystérésis (résistance au changement) face à la réduction des intrants. Les états alternatifs se sont également avérés moins stables qu’attendu, contrairement à ce qui a été observé dans d’autres milieux (SCHEFFER et JEPPESEN, 2007). Ceci soulève de nouvelles questions sur les conditions qui favorisent ou non de tels équilibres alternatifs dans la dynamique des écosystèmes.

Si les différents habitats aquatiques ont été souvent étudiés de manière séparée, l’ensemble des résultats cités ci-dessus indique clairement la nécessité de développer rapidement l’analyse des processus assurant le couplage entre ces compartiments à l’échelle des écosystèmes. Ainsi que l’ont souligné VADEBONCOEUR et al. (2005), les poissons jouent un rôle essentiel et complexe dans le couplage entre ces différents compartiments. Les poissons piscivores sont par exemple caractérisés par une succession ontogénique marquée de leur régime alimentaire, consommant des proies occupant des habitats différents selon les stades de développement. D’autre part, les piscivores adultes exploitent généralement aussi bien les chaînes trophiques pélagiques que benthiques. Les conséquences de ces connexions trophiques ont été peu étudiées. Sur la base de modèles prédateurs‑proies couplant les chaînes pélagiques et benthiques, VADEBONCOEUR et al. (2005) ont montré que ce couplage a un effet stabilisant et permet un contrôle descendant efficace de la chaîne pélagique par les piscivores en milieux mésotrophes. Ce couplage se dégrade en milieux oligotrophes et eutrophes, la réticulation du réseau se réduisant au profit de chaînes trophiques respectivement benthiques et pélagiques. De manière plus surprenante encore, des cascades trophiques initiées en milieux aquatiques peuvent se répercuter sur les milieux terrestres environnants par le biais d’organismes ayant des stades ontogéniques dans des écosystèmes distincts. KNIGHT et al. (2005) ont ainsi démontré que la flore terrestre à proximité d’étangs recevait plus de visites de pollinisateurs lorsque ces plans d’eau étaient caractérisés par la présence de communautés de poissons que lorsqu’ils n’en comportaient pas. La présence de poissons induit une réduction de l’abondance et de la taille des larves d’odonates dans les plans d’eau et, par conséquent, de l’abondance de leurs stades adultes en périphérie. La réduction de ces derniers, consommateurs voraces d’insectes pollinisateurs, provoque en cascade une augmentation de la fréquentation des plantes à fleurs périphériques. De manière générale, l’importance de ces cascades trophiques entre écosystèmes n’a pas été évaluée.

Un autre couplage essentiel est réalisé entre le bassin versant et le milieu aquatique. COLE (1999) a montré que la plupart des lacs oligotrophes sont également des lacs hétérotrophes en matière de bilan net, consommant plus de carbone organique par la respiration des organismes qu’ils n’en produisent à travers la photosynthèse, cette dernière étant fortement limitée par les nutriments (notamment par le phosphore). Ainsi, le fonctionnement des chaînes alimentaires dans ces milieux se réalise essentiellement sur la base du carbone organique en provenance du bassin versant. Là encore, la réalité des mesures est bien éloignée des schémas classiques de réseaux trophiques essentiellement construits sur la base de producteurs primaires planctoniques. En revanche, la teneur en CO2 dissous est souvent très inférieure à la teneur à saturation à l’équilibre dans les milieux très productifs (COLE et al., 1994; SCHINDLER et al., 1997), ce qui suggère que la photosynthèse peut alors être limitée par le CO2 disponible, les nutriments étant amenés en grande quantité par le sédiment.

7. Réseaux aquatiques vs. réseaux terrestres

Au cours de la dernière décennie, plusieurs études ont apporté de nouveaux éléments de réflexion sur la comparaison de la structure et du fonctionnement des écosystèmes aquatiques et des écosystèmes terrestres, ainsi que sur le couplage entre ces écosystèmes. Pour ce qui concerne les liens entre l’organisation des réseaux et les processus fonctionnels, l’amélioration des jeux de données permettra probablement de mieux tester certaines hypothèses globalement admises. Ainsi, dans une synthèse très largement citée, STRONG (1992) a suggéré que : (1) le fonctionnement des écosystèmes est fortement contrôlé par la diversité verticale des réseaux (p. ex. : existence de cascades trophiques essentiellement en milieux aquatiques); (2) le phytoplancton est globalement plus consommable que ne le sont les plantes terrestres; (3) les réseaux trophiques aquatiques sont plus facilement assimilables à des chaînes alimentaires linéaires que les réseaux terrestres. Sur la base des travaux récents, ces différences ne sont pas bien établies (CHASE, 2000; LEIBOLD, 2005; SCHMITZ et al., 2000). Des méta ‑ analyses (HALAJ et WISE, 2001; SHURIN et al., 2002) tendent à démontrer que les effets descendants des prédateurs sont supérieurs en milieux aquatiques qu’en milieux terrestres. Cependant, ces conclusions sont fortement liées au fait que les données sur les systèmes terrestres portaient essentiellement sur des communautés d’insectes et non sur les mammifères herbivores, pour lesquels peu de données sont disponibles (HALAJ et WISE, 2001; SCHMITZ, 2000). Or, des effets en cascade des mammifères ont été observés en forêts (MCLAREN et PETERSON, 1994), dans les toundras (OKSANEN et OKSANEN, 2000) et en savanes (SINCLAIR et al., 2003). D’autre part, la complexité des réseaux aquatiques, notamment le degré d’omnivorie des espèces, mais aussi l’importance des liens trophiques entre les compartiments pélagiques, littoraux et benthiques, ont été pendant longtemps sous-estimées, comme cela a été souligné précédemment (VADEBONCOEUR et al., 2002, 2005). L’hypothèse de STRONG (1992) doit ainsi être testée sur des jeux de données plus complets et plus pertinents. Il est probable que les efforts actuels importants pour améliorer la qualité des jeux de données permettront, dans un avenir proche, de cerner de manière beaucoup plus fine les réelles différences entre les réseaux trophiques terrestres et aquatiques.

De même, les contraintes spécifiques des écosystèmes aquatiques et terrestres ont abouti à des appréhensions différentes des cycles des nutriments et des facteurs de contrôle de ces cycles dans les deux types d’écosystèmes. Dans une synthèse sur les caractéristiques générales des cycles biogéochimiques, GRIMM et al. (2002) se sont interrogés sur les contrastes et convergences en matière de paradigmes et de concepts dans les écosystèmes aquatiques et terrestres : Quel est le facteur limitant le plus fréquent des producteurs primaires? Quel est le rôle des consommateurs dans le cycle des nutriments et leur caractère limitant pour les producteurs primaires? La capacité de rétention et de transformation des nutriments diffère-t-elle entre milieux terrestres et aquatiques? Quels sont les facteurs de contrôle de la transformation de la matière organique et de l’activité microbienne? Si des différences réelles ont été constatées pour certains aspects, les théories ou les contraintes sous-jacentes se sont avérées communes pour beaucoup d’autres, malgré les contrastes parfois soulignés entre les systèmes. Par exemple, les milieux lacustres tempérés sont souvent considérés comme limités par le phosphore, alors que les écosystèmes terrestres seraient le plus souvent limités par l’azote. Cette hypothèse largement admise perd de sa pertinence lorsqu’on s’interroge sur la nature des sources en nutriments, comme par exemple les substrats géologiques des milieux. De plus, ELSER et al. (2007) ont réalisé une méta ‑ analyse à grande échelle sur les rôles limitants de l’azote et du phosphore dans les écosystèmes marins, les eaux douces et les milieux terrestres. Ils ont conclu que le niveau de limitation par le phosphore est similaire dans les trois types d’habitats, et que la limitation par l’azote est équivalente au sein des écosystèmes terrestres et des écosystèmes aquatiques continentaux. De plus, des enrichissements simultanés en N et P ont des effets positifs clairement synergiques dans les trois types d’environnement. Ainsi, contrairement aux paradigmes dominants dans les différentes communautés scientifiques, les écosystèmes marins, les eaux douces et les milieux terrestres sont très similaires en matière de limitation par l’azote ou par le phosphore.

La théorie de la stoechiométrie écologique pourrait constituer une base intéressante pour expliquer cette convergence surprenante. Des résultats récents non publiés tendent à montrer que les contraintes stoechiométriques et les processus de compétition associés ont une influence déterminante sur la composition spécifique des communautés bactériennes lacustres. Ce déterminisme stoechiométrique des espèces présentes au sein de communautés d’hétérotrophes va dans le même sens que celui décrit dans les communautés de producteurs primaires, notamment en milieux pélagiques (voir MILLER et al., 2005). Les tests sur le rôle des contraintes stoechiométriques en milieux terrestres sont encore trop rares pour élargir nos conclusions. La théorie stoechiométrique a été initialement établie par des limnologues. Les écosystèmes pélagiques, de par leurs caractéristiques physico-chimiques, mais également grâce aux traits de vie des organismes qui s’y développent, ont représenté des systèmes particulièrement favorables pour la compréhension des mécanismes stoechiométriques. La plupart des travaux ayant eu trait à des tests d’hypothèses dans ce domaine ont donc été conduits dans des environnements aquatiques pélagiques (DANGER et al., 2007a, 2007b; ELSER et al., 1988; STERNER, 1990). Ces études tendent désormais à se généraliser à d’autres milieux, tels que les systèmes littoraux et benthiques (CROSS et al., 2005; DANGER et al., 2008; FROST et ELSER, 2002), et progressivement les écosystèmes terrestres (ELSER et al., 2000a). Il est probable que la stoechiométrie écologique jouera un rôle déterminant dans les prochaines années pour mieux comprendre les convergences et les contrastes entre les systèmes terrestres et les systèmes aquatiques.

8. Conclusion et perspectives

À l’issue de cette synthèse, il est possible de dégager quelques grandes conclusions et perspectives majeures. Jusqu’aux années 1980, des progrès spectaculaires ont été accomplis dans la compréhension des liens entre la structure des réseaux trophiques aquatiques et les processus fonctionnels en simplifiant très fortement les systèmes écologiques étudiés. Ces approches ont permis de comprendre des mécanismes clés et de dégager de grandes théories synthétiques comme celle des cascades trophiques. À partir de cette époque, et en particulier durant la dernière décennie, les chercheurs se sont attachés à mieux comprendre le rôle de l’hétérogénéité des organismes au sein des réseaux, et à intégrer la complexité dans leurs modèles conceptuels. Ils se sont ainsi fortement éloignés des approches linéaires où les organismes sont agrégés au sein de niveaux trophiques distincts.

L’étude des réseaux trophiques sur la base de groupes fonctionnels a permis d’intégrer les effets hiérarchiques marqués de la taille au sein des réseaux, mais aussi de prendre en compte la diversité des organismes au sein de grandes catégories trophiques, de redonner toute son importance à l’omnivorie au sein des communautés et d’inclure la boucle microbienne. L’analyse topologique des réseaux, qui permet de considérer les réseaux trophiques dans leur complexité et de dégager leurs caractéristiques architecturales, constitue une autre voie de recherche extrêmement prometteuse (POST, 2002b; PROULX et al., 2005). Des tentatives sont faites pour pondérer les liens trophiques entre les espèces par une probabilité d’occurrence ou par une force d’interaction. Cette pondération pourra probablement se faire en partie en fonction des appartenances phylétiques, mais aussi sur la base des traits fonctionnels des espèces, de la taille relative proie/prédateur (EMMERSON et RAFFAELLI, 2004) et de règles d’allométrie (BROWN et al., 2004).

L’étude de réseaux trophiques de biotopes homogènes, comme les zones pélagiques des lacs, a permis de réelles avancées sur les facteurs de contrôles ascendants et descendants des communautés. Cependant, l’intégration de l’hétérogénéité verticale, horizontale et temporelle des écosystèmes a ajouté non seulement un réalisme important à la structure des réseaux trophiques, mais a permis de considérer la dynamique temporelle des couplages entre systèmes (zone pélagique ‑ zone littorale, eau ‑ sédiment, bassin versant ‑ écosystème aquatique, amont ‑ aval, etc.).

De nouveaux concepts et outils permettent une prise en compte de plus en plus fine de l’hétérogénéité et de la complexité. Le poids des interactions non trophiques, par exemple des mécanismes d’information chimique (allélopathie, etc.), est de plus en plus étudié (HULOT et HUISSMAN, 2004; LEFLAIVE et TEN-HAGE, 2007; LEFLAIVE et al., 2008). Le suivi ou l’addition de traceurs, comme les isotopes stables, a permis de déceler de nouveaux patrons et d’intégrer de nombreux processus, depuis le niveau moléculaire jusqu’à l’échelle de l’écosystème, comme l’analyse des positions trophiques, l’analyse des ressources alimentaires, ou l’étude de l’importance des apports allochtones, etc. (ANDREWS et al., 2004; BONTES et al., 2006; POST, 2002a). Le couplage entre ces nouveaux outils et de nouvelles approches d’analyse de l’architecture des réseaux permet de renouveler d’anciennes questions, telles que celle du déterminisme de la longueur des chaînes trophiques (POST, 2002b).

En parallèle, l’analyse à grande échelle des patrons écologiques s’est fortement développée, avec par exemple une augmentation considérable des approches comparatives et des méta ‑ analyses. La conceptualisation de la discipline s’est intensifiée, avec en parallèle des couplages de plus en plus intenses avec d’autres disciplines. Les échanges conceptuels et les couplages effectifs entre écologie des milieux terrestres et écologie des milieux aquatiques sont notamment de plus en plus fréquents. L’intégration du couplage entre les cycles biogéochimiques et les interactions trophiques progresse rapidement, aidée en cela par le développement de la stoechiométrie écologique, qui permet de révéler des liens subtils et complexes entre la composition des organismes en éléments chimiques et les interactions biotiques. Globalement, de nouveaux concepts et de nouveaux outils permettent une prise en compte de plus en plus fine de l’hétérogénéité et de la complexité, depuis le niveau moléculaire jusqu’à l’échelle de l’écosystème ou du paysage. L’objectif est maintenant d’intégrer cette complexité multidimensionnelle pour parvenir à une meilleure capacité de prédiction de la limnologie en tant que discipline pour les sociétés humaines.