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Aborder la question des violences structurelles dans l’intervention sociale soulève chaque fois les difficultés de les considérer au-delà de leur simple évocation. Pour plusieurs intervenants, agir directement sur les individus semble de prime abord plus accessible et concret que d’interpeller les institutions sociales ou les forces économiques qui produisent des inégalités. L’essentiel du travail social actuel ne consisterait-il pas à travailler sur les conséquences de ces violences structurelles ? L’histoire des luttes pour les droits civils et sociaux témoigne pourtant des possibilités bien concrètes d’agir sur ce qui produit les inégalités sociales ou sur ce qui menace les droits de la personne. Grâce aux actions syndicales, associatives ou militantes, un certain nombre de ces violences structurelles ont pu être mises au jour de façon à les combattre pour éviter d’en subir les conséquences sociales problématiques. Mais ce type d’actions tend à être dévalorisé par un certain nombre d’acteurs qui, par la voie médiatique, condamnent les opérations de défense de droits des citoyens locaux notamment, en qualifiant ces pratiques « d’immobilisme » eu égard aux projets de développement économique ou aux réformes néolibérales de politiques sociales. Les débats autour du comité Castonguay sur la réforme des services de santé sont éloquents à ce sujet. Pourtant, plusieurs se souviennent des effets désastreux du système privé de services de santé sur les personnes qui n’avaient pas les moyens de payer. Ce fait n’empêche pas certains groupes d’acteurs de tenter de persuader la population des bienfaits du privé dans ce domaine. D’autres types de violences structurelles existent aujourd’hui comme si elles faisaient partie de notre vie quotidienne ou que leurs conséquences n’étaient pas d’origine structurelle, mais comportementale, individuelle.

L’exemple de l’augmentation fulgurante de l’obésité dans les sociétés industrielles est intéressant à ce sujet, car si la plupart des spécialistes accusent les transformations du mode de vie industriel, les pistes de solutions les plus souvent envisagées sont axées sur la responsabilité diététique individuelle ou, dit autrement, la « médicalisation de l’alimentation » (Mongeau, 2007 : 75). Et, pour ne pas aborder directement l’intoxication de masse qui est en jeu, on qualifiera ce problème d’« épidémie » ou de « pandémie » laissant jouer symboliquement la métaphore biomédicale de l’infection qui s’attraperait telle une maladie (Mongeau, 2007). Autrement dit, le type de rapport que nous établissons avec les violences structurelles semble correspondre à ce que Taussig (cité par Salazar, 2006 : 78) appelle le « secret public » : « Un “secret public” se définit comme “ce qui est de notoriété publique mais ne peut être articulé” (Taussig 1999 : 5). Il s’agit d’une connaissance communément partagée qui doit être réprimée, car elle menace l’illusion de la normalité nécessaire pour poursuivre la vie quotidienne ordinaire. » Selon cette hypothèse, il serait trop déprimant de reconnaître l’existence de ces violences dans la vie quotidienne alors il vaut mieux en nier la cause politique, sinon les manifestations de ces violences elles-mêmes.

Signalons que, de façon générale, on définit la violence structurelle comme une forme d’agression commise par des organisations d’une société donnée qui a pour effet d’empêcher la réalisation des individus. Salazar (2006 : 78) précise cette définition en apportant quelques nuances sur la particularité de ce type de violence :

Il s’agit d’une forme de violence qui inflige des dommages de manière indirecte, immatérielle et invisible – particularités qui défient la comptabilité. L’obscurité de sa nature rend la violence structurelle insidieuse, car le blâme et la culpabilité ne peuvent pas être aisément attribués à sa source réelle ; ils ont plutôt tendance à être attribués à tort à ceux qui en sont victimes.

Pensons au racisme, à l’élitisme, au sexisme, mais aussi à la relégation économique des travailleurs au nom du progrès économique ; à la privatisation des liens sociaux au nom de l’autoréalisation de soi ; et à la marchandisation croissante des activités humaines au prix de la non-prise en compte des subjectivités. Les trois dernières violences traversent de plus en plus de sphères de la vie sociale dans le fracassant silence du secret public. Et leur conjugaison produit de nouvelles situations problématiques qui tendent à faire reculer considérablement les acquis des luttes collectives précédentes.

Pour que cette violence de masse puisse s’exercer, des violences symboliques doivent s’imposer de façon à instituer d’autres significations du monde social dans lequel nous vivons tout en dissimulant les rapports de force en jeu. Par exemple, la persuasion de masse qui transite actuellement par les médias sur le fait que l’individu peut se réaliser lui-même seul, et que ses repères d’accomplissement personnel ne relèveraient que du domaine privé représente une violence symbolique envers ce qui fonde l’individu, ce qui le construit (les rapports à l’autre), et dont la conséquence structurelle est le retrait progressif des individus du politique. Se croyant seul responsable de son existence et de son devenir, l’individu hypermoderne n’a pas à recourir à l’autre pour l’aider ou contribuer à donner un sens au monde qui l’entoure. Il ne doit compter que sur lui-même comme le dit si bien le slogan de la publicité de monster.ca (site de recherche d’emploi) : « Suivez votre propre voie ; Votre destin vous interpelle. »

Les violences structurelles résultant du programme néolibéral de transformations institutionnelles que nous vivons actuellement dans le monde occidental et qui se déploient depuis une vingtaine d’années donnent du fil à retordre aux intervenants sociaux qui souhaitent travailler dans une perspective démocratique. C’est le moins que l’on puisse dire, car les organisations d’intervention sociale elles-mêmes, qu’il s’agisse des institutions publiques ou des organismes communautaires et syndicaux sont aussi traversés à l’interne par ces mouvements de réorganisation sociosymbolique des rapports à l’État, des rapports au travail et à soi-même. Ajoutons que le penchant idéologique de la pensée libérale à naturaliser les rapports sociaux, dont les échanges économiques et les inégalités sociales, tend à s’étendre et à s’ancrer de plus en plus dans les modes de rationalisation des services sociaux et d’intervention.

En effet, les cadres de références des intervenants guidant leurs pratiques ne sont pas épargnés par ces violences structurelles, au contraire. Ne pensons pas seulement aux multiples réformes organisationnelles des institutions de santé et de services sociaux qui déstabilisent périodiquement les repères territoriaux et les positions occupées par les professionnels, mais surtout au recours non critique aux notions de prévention, de prévention précoce, de prise en charge, de vision globale, d’épidémiologie sociale, d’empowerment, d’adaptation sociale, de vulnérabilité, de la gouvernance, etc. À titre d’exemple, reprenons l’épidémiologie sociale comme mode de lecture dominant des problèmes sociaux (comportements à risque) non seulement de l’État mais de plus en plus d’intervenants communautaires. Ce glissement métaphorique du problème social à la maladie vient renforcer le message symbolique que la source des problèmes sociaux est surtout individuelle. L’engouement quasi obsessif pour les connaissances génétiques, neurologiques, cognitivistes, comportementalistes, ou pour les nouvelles molécules chimiques en témoigne. La science positiviste revient en force rappeler aux chercheurs et aux intervenants que la source des problèmes sociaux est à chercher essentiellement du côté du comportement individuel… exit les violences structurelles ! Cette violence du diagnostic sociobiologique est toujours aussi perverse que les précédentes qui se présentaient comme des vérités scientifiques ou un avancement des connaissances longuement éprouvées par des experts. Pensons aux discours du xixe siècle selon lesquels les populations pauvres avaient des prédispositions aux maladies mentales ou que la physionomie de certains individus déterminait leur penchant au crime (le célèbre chercheur Lombroso).

L’ampleur des transformations dont certaines sont relevées par les auteurs de ce numéro est telle qu’elle engendre des contre-pouvoirs et des résistances certes, mais aussi une sorte de fatalisme vers l’inévitable marche du capitalisme mondialisé qui se montre peu soucieux du respect des droits collectifs au nom de l’adaptation sociale à ces bouleversements. Pour qui s’intéresse aux causes plus qu’aux conséquences, il peut donc être très instructif et utile de mettre en lumière les violences structurelles afin de mieux développer les marges de jeu nécessaires aux personnes et aux intervenants qui désirent s’approprier leurs actes dans une perspective d’émancipation démocratique. Si la publicité du secret des violences structurelles peut en déprimer plusieurs, il reste que le travail sur les conséquences de ces violences en déprime tout autant un bon nombre. Mieux les comprendre et y faire face représente déjà un pas pour prendre en compte ces violences structurelles, en envisageant des pistes d’intervention qui les intègrent dans les réflexions et les actions.

C’est dans cet effort de compréhension de certaines violences structurelles et des moyens pour y faire face que NPS a invité René Charest et Jacques Rhéaume à coordonner le dossier thématique de ce numéro sur l’action syndicale qui s’intitule : « L’action syndicale à la croisée des chemins ». Que devient l’action syndicale eu égard aux importantes transformations du monde du travail observées à la fois dans les rapports que les travailleurs entretiennent avec lui et dans les régulations institutionnelles ? Ce dossier nous introduit dans le monde de l’action syndicale confrontée aux nombreux défis qui se présentent en ce début de xxie siècle tant au plan national qu’international.

En ce qui regarde l’entrevue réalisée par Amélie Girard, celle-ci fait en quelque sorte suite à l’entrevue du numéro précédent en abordant l’intervention interculturelle avec Marie-Hélène Lamarche, travailleuse sociale au Centre de santé de Kitcisakik (village Dozois). Cette entrevue rend visible le cadre de vie, non pas des « populations à risque », mais d’une communauté des Premières Nations aux prises avec les conséquences sociales de violences structurelles historiques. La réalité décrite par cette intervenante attire notre attention non seulement sur les écarts culturels évidents, mais aussi sur les ruptures intergénérationnelles et les nombreux problèmes sociaux et économiques auxquels la communauté fait face. L’entrevue explore en outre les façons d’intervenir de Marie-Hélène qui insiste sur la nécessité de prendre en compte les repères culturels des autres, et de négocier ses intérêts avant de penser sa place dans la communauté comme « intervenante ».

Échos et débats

Dans ce numéro, Yves Pedrazzini (École polytechnique de Lausanne) et Magaly Sanchez R. (Princeton University) ont rédigé un article pour alimenter un débat sur certains enjeux méthodologiques de la recherche sociale en ce qui regarde l’objectivation d’un fait social. Afin d’illustrer leurs propos, ils ont choisi de présenter des situations des enfants de la rue de Caracas (Venezuela) tout en revendiquant le droit de s’indigner en recourant au commentaire social pour décrire leurs observations. Dans le prochain numéro un second article de Sonia Baires (doctorante en études urbaines, INRS) portera un regard critique sur le texte de Pedrazzini et Sanchez afin de dynamiser les réflexions entourant les méthodes de recherche et leurs enjeux politiques. Nous inviterons aussi ces premiers auteurs à répliquer en finale à l’article de Baires sur le sujet. Ainsi, nous pensons enrichir le contenu des débats au sein de cette rubrique en reproduisant autant que possible cette formule dans les prochains numéros.

Articles en perspectives

Dans ce numéro, nous avons trois articles dans les rubriques « Perspectives ». Deux d’entre eux ont inspiré les considérations du présent avant-propos sur les violences structurelles dans l’intervention sociale. L’article qui est associé aux perspectives étatiques est celui de Couturier et Dumas‑Laverdière. Il traite d’une analyse comparative entre les façons de faire et d’utiliser les recensions d’écrits en travail social et en sciences infirmières pour réfléchir aux contours de la disciplinarité en travail social. Il a été difficile de trouver la perspective la plus adéquate pour cet article, mais le fait que l’on s’interroge sur la constitution du travail social comme champ disciplinaire à différencier des sciences infirmières, et que l’on cherche à cerner les balises d’une pratique par la recension d’écrits scientifiques relève davantage du monde institutionnel qui encadre ce type d’exercice.

Le deuxième article s’inscrivant dans les perspectives communautaires est rédigé par Celia Rojas-Viger qui aborde certaines violences structurelles liées au contexte migratoire et à la violence conjugale. L’auteure rend compte des résultats d’entrevues auprès de 10 intervenants d’organismes communautaires et institutionnels sur leurs perceptions des pratiques réalisées dans le cadre de la prévention de la violence conjugale en considérant les violences structurelles qui limitent le travail de prévention telles que la non-reconnaissance des diplômes, la précarisation de l’emploi, le racisme ou la discrimination. La perspective communautaire est présente dans cet article par le souci de prendre en compte non seulement les points de vue des intervenants eux-mêmes dans la compréhension des problèmes d’intervention en violence conjugale, mais aussi les dimensions collectives et politiques du problème social étudié.

Dans les perspectives citoyennes, le troisième article de Morin, Parazelli et Benali propose une analyse des représentations sociales de certains groupes d’acteurs (dont les populations marginalisées) impliqués dans les conflits d’appropriation de l’espace public dans les quartiers centraux en revitalisation de Montréal et de Québec. Il s’agit d’une étude sur la place des citoyens marginalisés dans les opérations de revitalisation représentant ici une source de violence structurelle pour les populations marginalisées devenues des « nuisances publiques » pour le type de développement planifié.