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Naissance à l’écriture

Moncton mantra, publié en 1997, est un texte à la fois emblématique et atypique dans l’oeuvre de Gérald Leblanc. Seul roman d’un écrivain qui a surtout laissé sa marque comme poète, texte largement linéaire et d’une proximité déconcertante avec son référent autobiographique, il ne possède ni l’audace ni la fulgurance de certains autres écrits de Leblanc[2]. Plus que tout autre de ces écrits, il est à ranger du côté de l’« esthétique de la faiblesse » dont parle Sherry Simon à propos des textes hybrides issus de situations de bilinguisme diglossique (1994, p. 112). De fait, l’unique roman de Leblanc traite abondamment du sentiment de vulnérabilité linguistique de son principal personnage. En outre, il associe explicitement ce sentiment à la situation de minorisation collective dans laquelle ce narrateur est plongé. Moncton mantra est un roman sur la naissance à l’écriture, mais aussi, dans une large mesure, sur la difficulté d’écrire en contexte minoritaire. Abordant son projet d’écriture, Alain Gautreau, ce personnage d’écrivain en herbe qui sert d’alter ego à Leblanc, le relie spontanément à « la question de l’anglais et du français » (p. 16) et à « la lutte contre l’inégalité qui existe entre les deux groupes linguistiques » (p. 17). D’un côté, « l’obsession d’écrire » (p. 12) de Gautreau tient à sa conscience douloureuse d’être Acadien (p. 18) et à sa volonté « d’articuler [cette] spécificité grâce à l’écriture » (p. 22). De l’autre, Gautreau souffre du manque de légitimité octroyée au milieu sur lequel il rêve d’écrire (p. 46) et à la langue qui y est parlée : « j’avais la certitude qu’il fallait aller ailleurs pour écrire » (p. 13); « je n’arrive pas à considérer mes tentatives poétiques comme étant valables. Je ne pense pas maîtriser suffisamment la langue. » (p. 64)

Récit d’apprentissage, le roman débute avec l’arrivée de Gautreau à Moncton en 1971, alors qu’il vient de quitter Bouctouche pour s’inscrire à l’université. Il consigne ses doutes quant à sa capacité de devenir écrivain et sa confusion quant à la légitimité de sa démarche. Et il se termine sur la publication de son premier recueil de poésie, au début des années 80. Délinéant ce parcours, il fait du même coup retour sur la genèse de l’oeuvre de Leblanc et sur son contexte. Situant la démarche artistique de son principal personnage à la lumière d’une insécurité linguistique liée au contexte acadien, Moncton mantra éclaire aussi les enjeux de l’oeuvre de Leblanc dans son ensemble; il en reprend et en explicite les procédés et les thèmes, même s’il n’en possède pas toujours l’achèvement. De même, il insère dans un cadre (semi) fictif des réflexions que Leblanc a par ailleurs menées comme essayiste[3]. Dans son compte rendu du roman, Marcel Olscamp en soulignait l’intérêt documentaire : « Parce qu’il est largement autobiographique, le récit constitue […] un document de première valeur sur cette période décisive. » (1998, p. 3) Création de maisons d’édition à Moncton (Éditions d’Acadie et Éditions Perce-Neige), publication d’oeuvres importantes, tous ces événements sont relatés, à peine transposés, dans Moncton mantra. Un certain Robert Landry fait paraître Complaintes d’ici aux Éditions du Pays (Lament for Our Land chez Acadian House, dans la traduction), réponse directe à la parution de Cri de terre de Raymond Guy Leblanc aux Éditions d’Acadie. Mémoire électrique blues de Gilles Robichaud est publié peu après (Electric Memory Blues, dans la traduction), un document « broché à la mitaine » (Moncton mantra, p. 49) comme son original, le célèbre Acadie rock de Guy Arsenault. En écho à la fondation des Éditions Perce-Neige, Moncton mantra donne jour aux Éditions du printemps (Spring Editions, dans la traduction). En même temps, cette valeur documentaire ne saurait faire oublier le caractère subjectif de l’expérience que relate le roman :

Je goûte à pleine bouche au bonheur de vivre seul. Je me lève quand je veux. Je me promène à poil. Je joue la musique qui me plaît quand j’en ai envie. Je fais des siestes. Je laisse des livres ouverts traîner partout. J’écris des poèmes et des bouts de phrases que j’attache sur les murs. Je me sens au pays des merveilles.

p. 87

La démarche consignée par Gautreau est, comme celle de Leblanc, « une dialectique du dehors et du dedans. » (p. 87) Défenseur et représentant de la littérature acadienne moderne, Leblanc a contribué au développement de cette littérature, notamment en encourageant la formation d’une relève qui se revendique de son influence. Il est tout autant une voix unique au sein des lettres acadiennes, une voix aussi solitaire et fragile qu’elle n’est festive, rassembleuse et visionnaire.

Dans Moncton mantra, Leblanc décrit les atermoiements de Gautreau avec l’écriture comme un phénomène typiquement acadien :

Robert m’explique que la peur de parler haut et fort, tout comme celle de s’exposer à la critique en publiant, est compréhensible. Il considère que cette peur est atavique chez les Acadiens et qu’il nous faut la surmonter pour pouvoir retrouver une parole libre devant l’autorité, qu’elle soit religieuse, politique, voire grammaticale ou lexicale.

p. 64

Cette connexion entre l’acadianité et la peur d’écrire est corroborée par plusieurs chercheurs. À propos de textes acadiens datant d’une période antérieure à celle où Leblanc situe son roman, Alain Masson affirme que la littérature est pour eux interdite dans les deux sens du terme : prohibée parce que la langue de ses auteurs n’est pas considérée littéraire, elle s’exprime timidement, dans le malaise (1996, p. 269-270). François Paré, de son côté, généralise une telle interdiction à l’ensemble des cultures minorisées : « Dans les cultures minorisées ou opprimées, là où la menace du silence, dépassant le sort fait à l’oeuvre, porte sur la communauté entière […] [l]a littérature […] est toujours l’écho d’une interdiction virtuelle; elle semble toujours oeuvrer aux abords du non-Être. » (1994b, p. 44)

Si elle fournit un contexte où la littérature est difficile d’accès, la condition minoritaire ne résume pas tous les obstacles sur lesquels le sujet écrivant de Moncton mantra se bute. Après tout, comme Leblanc lui-même[4], Gautreau met plus de temps que plusieurs de ses collègues à rassembler ses écrits en un recueil publié :

Alors que je me débats avec moi-même sur la question de savoir si oui ou non j’arriverai à l’écriture et que je lis comme un obsédé tout ce qui touche à la création, voilà que le plus simplement du monde, Gilles Robichaud arrive avec une poésie vivante et profondément enracinée dans la réalité.

p. 30

Tout au long du roman, le protagoniste reçoit les commentaires positifs des plus importantes figures littéraires de Moncton quant à la valeur de son travail. Ce n’est pourtant qu’après maintes incitations, et à la suite de l’interpellation directe d’un éditeur lors de sa participation à une Nuit de la poésie où il partage la scène avec le Tout-Moncton littéraire, qu’il entreprend de répondre à cette invitation :

Avant la fin de l’entracte, le directeur de la nouvelle maison d’édition, les Éditions du Printemps, me lance :

– J’attends toujours ton premier recueil. […]

*

Je songe de plus en plus sérieusement à cette proposition de publication. J’en discute avec des amis, et ce n’est pas l’encouragement qui fait défaut. C’est donc à moi de jouer. […]

Après une semaine et d’innombrables relectures, je dépose mon premier manuscrit aux Éditions du Printemps.

p. 138-139

Traduction, littérarisation et légitimation

Tout écrivain – qu’il le fasse sur un mode individuel ou, comme c’est souvent le cas dans ce que Paré (1994a) a appelé les littératures de l’exiguïté, sur un mode également collectif – travaille à légitimer sa propre énonciation[5]. Telle est la condition pour que son oeuvre puisse prendre place dans un univers littéraire toujours fortement hiérarchisé, et dont la hiérarchisation s’appuie sur celle des espaces nationaux[6]. Ainsi, dans Moncton mantra, Leblanc fait de Moncton – qui cumule pourtant « de sérieux handicaps à cette vocation » (Boudreau, 2005) – une ville de littérature, caractérisée par son effervescence créatrice. Ainsi, également, use-t-il d’un « retournement hardi » pour transformer « le double signe de la frustration acadienne, le bilinguisme imposé et le territoire refusé […] en une fondation héroïque » (Masson, 1998, p. 36). Comme le remarquait lui-même Leblanc : « En défendant ou en célébrant cette culture [acadienne], je défendais peut-être également ma place là-dedans, ma "légitimité" ». (Savoie, 2006, p. 8)

À un tel travail de légitimation, la traduction participe également. Pascale Casanova va jusqu’à dire que la traduction est « la plus grande instance de consécration spécifique de l’univers littéraire. » (1999, p. 188) D’un côté, la nation qui consacre accroît son patrimoine littéraire en l’enrichissant d’une oeuvre étrangère. De l’autre, elle reconnaît à cette oeuvre une légitimité, en étend la recevabilité – bref, la fait accéder à une plus grande littérarité. Pour les petites littératures, la traduction vers une langue dont le rayonnement est plus grand présente encore un autre avantage. En effet, le prestige littéraire va de pair avec l’acquisition d’une certaine autonomie de la scène artistique par rapport aux domaines national et politique[7]. Or, parce qu’elle les fait sortir de leur contexte initial, la traduction participe à l’autonomisation des littératures en émergence. On justifie souvent la traduction d’une oeuvre par son universalité – une caractéristique que ces littératures peinent à se faire reconnaître.

C’est avec une conscience aiguë de tels enjeux que Jo-Anne Elder s’est attaquée à la traduction de Moncton mantra. Dans sa pratique, pareille conscience avait été aiguisée par une première rencontre traductionnelle avec la littérature acadienne qui s’était effectuée dans un cadre collectif. L’expérience d’Elder à titre de traductrice de littérature acadienne lui est venue de Rêves inachevés (1990), une anthologie de poésie acadienne contemporaine qu’elle a préparée, puis traduite avec Fred Cogswell (Unfinished Dreams: Contemporary Poetry of Acadie, 1990). Au moment de la parution de l’anthologie, sa contribution lui avait valu le témoignage, de la part de certains des auteurs qui y étaient inclus, de l’importance d’une telle forme de reconnaissance. Le fait que la poésie acadienne puisse intéresser d’autres lecteurs que les seuls Acadiens légitimait à leurs propres yeux le travail de ces auteurs. Gérald Leblanc, notamment, avait appuyé le projet et y avait collaboré. La traduction de Moncton mantra, publiée en 2001, procédait d’un même souci de légitimation. Pour Elder, l’un des intérêts de traduire ce roman résidait précisément dans sa valeur documentaire, dans le fait qu’il dressait un portrait détaillé et fortement politisé de Moncton à une époque importante pour l’évolution de la culture acadienne : « J’étais très consciente d’être un peu la porte-parole au Canada anglais de la cause acadienne, parce que c’est un roman avec de fortes connotations politiques. Le personnage est un peu une métaphore de la société acadienne », affirme la traductrice (2006a).

Traduisant Moncton mantra, Elder s’était donné pour objectif de joindre un public spécifique, formé d’anglophones intéressés aux lettres canadiennes et ouverts à l’idée de lire un texte traduit. « Traduire, fait-elle valoir, implique la création de conditions de production et de réception nouvelles pour chaque texte. En traduisant ce roman vers l’anglais, je devais inventer un milieu pour le recevoir. » (2006b, p. 10) Elder souhaitait donc rendre le roman accessible à ce nouveau milieu – en particulier à des étudiants d’études anglaises, susceptibles d’être touchés par un récit dont plusieurs personnages sont eux aussi des étudiants. Soucieuse de légitimer la culture source, Elder était dès lors également attentive à son public cible. Elle souhaitait que le message contenu dans Moncton mantra soit bien reçu de l’autre côté de la frontière linguistique, et notamment que le roman puisse être inclus dans les programmes de cours de littérature canadienne donnés à des étudiants anglophones (2006a). Ce parti pris impliquait de tenir compte des goûts littéraires de professeurs d’études anglaises et de la différence entre le milieu décrit par Leblanc et le nouveau milieu – plus conservateur, selon Elder – où le roman serait lu. D’où l’envie de produire un texte plaisant et compréhensible.

Est-ce pour cette raison que le « curé » de Leblanc (p. 142) devient un « pastor » (p. 123) dans la traduction? En entrevue, Elder reconnaît que son désir de plaire au lectorat de la traduction s’est parfois effectué au détriment de la réalité et du langage exprimés dans l’original (2006a). L’adoucissement partiel du conflit qui, dans Moncton mantra, oppose les francophones et les anglophones est peut-être une conséquence de ce désir de plaire. Non qu’Elder dissimule cet aspect du texte; néanmoins, elle le ramène à des proportions plus restreintes :

Cela [l’installation d’une terrasse de restaurant à l’occasion du Frolic] ne manqua pas de scandaliser un élément réactionnaire anglophone, qui frémissait à l’idée que des gens puissent flâner des heures durant et parler français en plein jour de surcroît.

Moncton mantra, 1997, p. 94

The reactionary element among the anglophone population was scandalized at the idea of people hanging on the sidewalk for hours on end, in the middle of the day, no less.

Moncton Mantra, 2001, p. 81

Pareille atténuation des traces linguistiques d’un conflit opposant la culture source et la culture cible a été le propre de maints traducteurs canadiens-anglais de textes francophones marqués par le contact avec l’anglais dominant. Kathy Mezei le montre à propos des traducteurs du joual :

Their orientation (over the last few years) has primarily been towards the production of meaning at the target text, though they themselves have “interpreted” the original text within its wide cultural context. Finding certain aspects (e.g. joual) culturally untranslatable, they have deferred to the target text and produced meaning for their readers.

1995, p. 145

Mezei rappelle que cette volonté de joindre le public cible en privilégiant son système de référence vient souvent, par delà les traducteurs, des éditeurs qui publient leur travail – une situation qui correspond à la perception qu’avait Elder des visées des éditions Guernica pour sa traduction de Moncton mantra. Cette traduction était la première qu’elle entreprenait pour cet éditeur, de qui elle n’avait donc pas encore gagné la confiance. Aussi, affirme-t-elle avoir été influencée par la préférence manifestée par l’éditeur pour un texte débarrassé de marques d’étrangeté susceptibles d’en gêner la lecture (2006a)[8].

Si le désir de légitimation allait de pair avec la volonté de gagner un lectorat anglophone à la littérature acadienne, il entraînait aussi « une certaine réserve » (Elder, 2006b, p. 10) devant la vulnérabilité spécifique à l’écriture de Leblanc. Davantage encore que le roman de la cause acadienne, Moncton mantra est, selon Elder, celui d’un individu qui lutte contre sa peur de l’échec, du silence et de la solitude. Il s’agit d’un roman qui compense cette menace du silence par une parole abondante et festive, un roman fortement peuplé, mais où les liens interpersonnels sont toujours élusifs. La traduction de cette vulnérabilité représentait un défi de taille, puisqu’il fallait en « conserver l’émotion » dans toute son impudeur sans « atteindre à la dignité » d’un auteur ayant pris un si grand risque (Elder, 2006a). La solution adoptée par Elder a été d’adoucir quelques aspérités et de créer une distance protectrice entre la nudité du texte et le regard, désormais extérieur, que jetterait sur lui un lectorat peu au fait, contrairement aux lecteurs acadiens de l’original, du parcours de l’auteur. Par rapport à l’original, la narration de langue anglaise homogénéise le niveau de langue des locutions, tout en modalisant et en explicitant leur contenu. « Tout va de guingois, alors autant arroser l’affaire » (1997, p. 52) devient ainsi « Since everything was so screwed up anyway, I thought I might as well drink to my misery. » (2001, p. 45; je souligne) En même temps, la traduction s’enrichit de quelques métaphores : « elle était originaire de Rivière-du-Loup et […] elle avait attrapé son accent lors d’un séjour d’une semaine ou deux en France, il y a de cela très longtemps » (1997, p. 28) est traduit par « she had caught her accent the way other people might catch a disease, during a week-long trip to France, many years before I met her. » (2001, p. 23; je souligne) Dans des passages comme ceux-ci, tout se passe comme si l’accès timide de Moncton mantra à la littérature se confirmait grâce à la création, en anglais, d’une voix narrative à la langue plus métaphorique ou plus stable.

À la recherche d’une langue d’écriture

On l’a vu : dans le roman de Leblanc, la vulnérabilité n’est pas que linguistique, ni qu’acadienne. Néanmoins, c’est par le biais de la langue – et de la langue acadienne – qu’elle s’articule principalement. Tout comme c’est au plan linguistique que le texte trouve toute sa richesse d’expression. Comme le montre Casanova, les écrivains provenant d’espaces littéraires dominés linguistiquement sont confrontés au choix et à la légitimation de leur langue d’écriture (1999, p. 347-410). Sur ce point, la littérature acadienne est exemplaire. D’une part, elle est doublement périphérique : par rapport à la France, comme toutes les autres littératures francophones; mais aussi par rapport au Québec, dont les moyens institutionnels sont plus importants que ceux de l’Acadie[9]. D’autre part, entre le français européen, celui du Québec et l’anglais qui fait partie de son environnement immédiat, entre une langue chargée d’archaïsmes et un vernaculaire hybride, les possibilités sont nombreuses, sans qu’aucun consensus ne détermine les usages devant être faits de cette multiplicité (Masson, 1994, p. 59-60). La langue littéraire acadienne, Masson le fait valoir, « n’est pas une langue établie » (1997, p. 128).

À suivre la description que fait Casanova du dilemme qui se pose à ceux qu’elle appelle les « dominés littéraires » (1999, p. 349), la liberté de langage donnée par leur position de distance par rapport aux instances normatives aussi bien que par la multiplicité des usages en circulation reste contrainte. Casanova reconnaît le potentiel révolutionnaire des solutions linguistiques apportées à la domination littéraire. Mais elle situe ce potentiel parmi un ensemble de stratégies qui, toutes, ont partie liée avec la difficulté d’accéder à la reconnaissance depuis une position d’excentrement. En effet, l’accès à la reconnaissance littéraire des écrivains dominés nécessite qu’ils adoptent la « bonne distance » linguistique : « S’ils veulent être perçus, il leur faut produire et exhiber une différence, mais ne pas montrer ni revendiquer une distance trop grande qui les rendrait, elle aussi, imperceptibles. » (Casanova, 1999, p. 218) En quête d’une position appropriée face à des normes imposées de l’extérieur, ces écrivains adopteront des stratégies qui oscilleront entre deux pôles, soient l’assimilation et la différenciation :

Les « assimilés », toujours dans un rapport d’étrangeté et d’insécurité à l’égard de la langue dominante, cherchent, par une sorte d’hypercorrection, à faire disparaître et à corriger, comme on fait pour une « accent », les traces linguistiques de leur origine. Les « dissimilés », au contraire, qu’ils aient ou non à leur disposition une autre langue, vont chercher, par tous les moyens, à creuser un écart […]

p. 349

Ajoutons qu’il ne s’agit pas pour les écrivains de se ranger dans l’un ou l’autre de ces deux camps. Plutôt faut-il « penser dans la continuité et le mouvement l’ensemble de ces solutions à la domination littéraire, un même écrivain pouvant, au cours de son existence, emprunter successivement ou simultanément plusieurs de ces possibilités. » (p. 352) Tel est certes le cas de Leblanc et de son Moncton mantra, roman qui se situe de manière ambivalente, voire contradictoire entre l’assimilation et la différenciation.

D’un côté, toute l’oeuvre de Leblanc – et Moncton mantra encore plus explicitement – se caractérise par l’affirmation d’une identité locale et la célébration de sa différence. C’est pourquoi l’écrivain se portait à la défense du chiac, « variété la plus stigmatisée de la langue orale acadienne » (Boudreau et Boudreau, 2004, p. 173). Pour Leblanc, il s’agissait de transformer « cet objet de mépris en une force d’expression qui témoigne d’une réalité vécue, articulée et assumée » (Leblanc, 2003, p. 520). Pareil éloge du chiac – pour reprendre le titre d’un des recueils de Leblanc – allait de pair avec le projet d’écrire sur Moncton, voire de faire de cette ville une véritable capitale littéraire (Boudreau, 2005). Comme l’explique Boudreau, « la revendication d’une culture acadienne moderne fabriquée en Acadie dans un milieu urbain entraîne la revendication d’une différence linguistique […] » (ibid.). Or, selon Paré, si l’oeuvre de Leblanc est tout entière dévouée à la construction imaginaire d’une « légende monctonienne » (1998, p. 22), c’est précisément parce que la ville permet « une gestion plus souple des langues, une diglossie non plus entachée de culpabilité, mais productrice de spécificité et de modernité » (p. 32). Moncton et ses langues mêlées ouvrent à la fois sur la spécificité acadienne et sur l’Amérique tout entière[10] : « Je veux des histoires de ville, des contradictions et des exaltations urbaines, la vie d’aujourd’hui quoi, comme moteur de création», affirme Gautreau (Moncton mantra, p. 104). Et pour lui, le chiac est le langage le plus approprié pour exprimer l’identité acadienne urbaine et moderne :

La langue que je parle est un mélange de français dit standard et de vieux français acadien qui me vient de mon origine villageoise, parsemé de bouts d’anglais. Le chiac, c’est tout ça aussi, mais mêlé davantage dans une symbiose assez originale. Gilles m’apprenait à apprécier la musique de cette langue, la musique de l’expérience d’une ville, son aspect ludique.

p. 30

D’un autre côté, la pratique d’écriture de Leblanc ne suit pas toujours ses élans rhétoriques. Et pour cause : « Gérald Leblanc, qui s’en fait le plus ardent défenseur, n’envisagera pourtant jamais de faire du chiac une langue véhiculaire car il sait bien qu’une communauté qui a peine à survivre n’a pas les moyens socio-économiques d’imposer sa langue. » (Boudreau et Boudreau, 2004, p. 173) Le narrateur de Moncton mantra insiste sur le plaisir que lui procurent « les mots de [sa] réalité. » (p. 46). Toutefois, il ne profite de ce plaisir qu’avec modération, évitant de pousser jusqu’à l’illisibilité la distance qui le sépare du français international. Dans son écriture, Leblanc revalorise le statut de minoritaires des Acadiens de Moncton, en mettant l’accent sur son caractère exaltant : « Pourquoi Moncton? Dans un premier temps, les amis. C’est aussi une ville. Nous sommes minoritaires, certes, mais j’aime la friction que cela occasionne parfois. » (p. 135-136) Mais en même temps, la condition minoritaire est génératrice d’aliénation. Résultat de la domination anglaise de Moncton, l’hybridité linguistique est déroutante : « Le phénomène m’intrigue sans que j’y vois [sic] très clair. » (p. 30) Et c’est vers le français que le sujet se tourne dans sa quête d’un ancrage identitaire plus stable et rassurant :

J’ai l’impression que ma langue n’appartient pas à ce décor, tout en sachant qu’elle habite cette ville depuis toujours, subtile et séditieuse. Je remarque, après avoir décidé de ne plus parler anglais nulle part, que je l’entends moins. Ou plutôt le français passe au premier plan, entouré d’un bruit autre, comme celui d’une radio qui joue dans une pièce à côté. Ainsi je circule dans ma langue en explorant ma ville.

p. 47-48

Dans le discours du narrateur, le chiac est associé à une revendication identitaire, mais aussi à un « attrait vers l’ailleurs et vers l’Autre » (Richard, 1998, p. 22) qui permet de réinventer l’identité acadienne. Dans ses pratiques, un français standardisé lui est souvent préféré. Dans le passage qui précède, lorsqu’il parle de sa langue, Leblanc ne parle plus que du français. Comme l’explique avec justesse Chantal Richard, « malgré la volonté de Leblanc de s’exprimer en « un mélange de français dit standard et de vieux français acadien […] parsemé de bouts d’anglais », il finit par bifurquer vers le français standard. » (1998, p. 33) Que le français « standard » soit teinté d’oralité et qu’il fasse place à l’hybridité se justifie tant au plan mimétique qu’à celui de l’esthétique développée par Leblanc. Qu’on pense aux expressions familières et à l’anglais présents dans l’extrait suivant : « J’avais décelé dans ses lettres un anarchisme élémentaire qui me plaisait, mais rien ne m’avait préparé à la version live. Nourri de philosophie, de zen et de quoi d’autre encore, Xavier traversait la vie comme si c’était un jeu […] » (1997, p. 15; je souligne). Mais que cette même langue standard à laquelle se plie malgré tout l’écriture soit parfois défaillante ou marquée par l’hypercorrection ajoute à la fragilité qui se dégage du texte : « Je fume des joints et souvent je l’écoute [le disque Strange Days] à plusieurs reprises d’affilée » (p. 27; je souligne); « D’ailleurs, elle m’invite à m’installer dans un chalet qu’elle appartient avec Maurice Bernard […] » (p. 131; je souligne).

Effets de traduction

Selon Alain Masson, le pouvoir octroyé au langage dans l’écriture de Leblanc [11] vient en partie du fait que le référent urbain ne peut jamais y être fait entièrement sien. Si Gautreau « circule dans [s]a langue en explorant [s]a ville », c’est que le monde habitable, chez Leblanc, ne peut se constituer que dans l’écriture : « N’ayant pour lui ni l’évidence d’une langue ni la possession d’un domaine, le poète transforme cette double négativité en synonymie habitable. C’est ainsi que le dépossédé entre en jouissance. La langue est sa maison, puisque ni la langue ni la maison ne lui appartiennent. » (Masson, 1998, p. 37) Cette inadéquation de la langue au territoire (et dès lors du sujet écrivant à la langue comme au territoire), il est également possible de la comprendre par le biais de ce que Sherry Simon (1994) a appelé des effets de traduction. Comme le remarque Simon, le choc des idiomes propre à maintes esthétiques minoritaires fait en sorte que la traduction y soit présente avant même que les textes ne soient traduits vers une autre langue. Plusieurs autres chercheurs soulignent ce lien entre écritures minoritaires et traduction. Comme l’affirme Casanova,

Dans la mesure où leurs choix engagent leur entreprise littéraire tout entière et le sens qu’ils entendent lui donner, le rapport de tous les écrivains dominés avec leur langue nationale est singulièrement difficile, déchirant, passionnel.

Tous les « scripteurs littéraires » de « petites » langues sont donc affrontés, sous une forme ou une autre, à la question, inévitable, de la traduction.

1999, p. 351

Pour Paré, les littératures de l’exiguïté sont toujours confrontées à leur inintelligibilité. L’écrivain de l’exiguïté évolue « dans l’univers du traduisible, seule chance pour l’inintelligible d’accéder à la lumière » (1994a, p. 19). En ce sens, les stratégies d’assimilation et de différenciation recensées par Casanova sont également des stratégies de traduction.

Dans Moncton mantra de Leblanc, la traduction vise d’abord à rendre possible l’expression en français, par des Acadiens, d’une ville à l’« affichage unilingue [anglais] » (1997, p. 47), nommée en l’honneur d’un des responsables les plus actifs de la déportation des Acadiens. Bref, il s’agit de traduire une ville anglaise vers le français. Qu’on se rappelle le passage où Gautreau décide de faire passer le français – langue qui n’appartient « à ce décor » que de manière « subtile et séditieuse » (p. 47) – au premier plan. Le défi est de taille, comme le souligne Boudreau (2005) : « Comment seulement envisager de faire de Moncton la capitale d’une culture s’exprimant en français alors qu’elle est le château fort de l’unilinguisme anglophone incarné par le maire Jones et que le français qu’on y parle en cachette est méprisé par presque tout le monde? » Néanmoins, la traduction de Moncton s’accomplit bel et bien, puisque l’écriture de Leblanc a donné lieu à une « légende monctonienne » (Paré) qui continue d’influencer la production littéraire acadienne, de France Daigle à Jean Babineau et à Paul Bossé.

La traduction consiste ensuite – et c’est là que le choix de la langue d’écriture joue le plus intensément – à faire passer l’expérience linguistique hybride du Moncton acadien à une langue littéraire. Il s’agit de traduire cette expérience de manière à la rendre intelligible dans une langue de grande diffusion, le français. Cette nécessité de traduction explique en partie l’ambivalence linguistique de Moncton mantra, roman qui fait l’éloge véhément du chiac en se gardant de trop y recourir. Tout comme les écrivains de la créolité, qui ont pu à la fois « revendiquer comme une différence positive ce qui était condamné comme provincial ou incorrect » (Casanova, 1999, p. 403) et adopter « un français créolisé lisible par tous les francophones » (p. 409), Leblanc navigue entre deux positions qui sembleraient incompatibles n’était-ce de l’acte de traduction nécessaire pour que son oeuvre accède à la reconnaissance littéraire.

Le dilemme des traducteurs

Que se passe-t-il lorsqu’un texte qui est déjà informé par des questions de traduction traverse à nouveau la barrière des langues par le biais d’une traduction non plus métaphorique (et pour une bonne part intralinguistique), mais littérale (et interlinguistique)? Simon a raison de souligner que la « part traductionnelle [du texte hybride] est pour ainsi dire doublée » (1994, p. 26) lorsqu’il est ensuite traduit. Le vernaculaire monctonien que Moncton mantra s’attache à légitimer combine deux des plus grands défis qui se posent à la traduction. Le premier défi concerne la traduction du plurilinguisme. La présence de plusieurs langues dans un même texte pose aux théories de la traduction une difficulté conceptuelle toute particulière, puisqu’elle met en question l’idée reçue selon laquelle la traduction consisterait en un passage sans reste d’une langue vers une autre (Derrida, 1985). Le second défi concerne la traduction des codes vernaculaires et de leur caractère sociolectal. Par sociolecte, il faut entendre un code linguistique propre à un groupe social déterminé. Enfreignant « un ensemble préétabli de normes linguistiques », le sociolecte signale « l’appartenance à un (sous-)groupe précis » (Chapdelaine et Lane-Mercier, 1994, p. 7) et révèle la position marginale de celui-ci sur l’échiquier sociolinguistique global. Le vernaculaire acadien revendiqué par Leblanc est sociolectal dans la mesure où il ne possède ni légitimité ni rayonnement à l’extérieur du groupe auquel il est associé. Or, ce caractère marqué, localisé et marginal des sociolectes rend leur traduction particulièrement périlleuse.

Si des sociolectes existent dans toutes les langues, nulle équivalence directe ne peut être tracée entre ceux d’une langue et ceux d’une autre[12]. Le traductologue Antoine Berman souligne le problème que pose cette absence d’équivalence. Une traductrice qui, la reconnaissant, s’abstiendrait de s’aventurer sur le terrain des sociolectes risquerait d’ennoblir – et dès lors de détruire – les particularités linguistiques qui font la richesse du texte source. Par contre, si elle cherche à rendre compte de ces particularités dans un système où elles n’ont pas les mêmes résonances, elle risque de les exotiser et de souligner le vernaculaire « à partir d’une image stéréotypée de celui-ci. » (Berman, 1985, p. 79). Sans compter que, comme les sociolectes accèdent rarement à la traduction, voire même à la littérature[13], les traducteurs disposent de peu de modèles sur lesquels s’appuyer pour les traduire.

Au Canada, pareil dilemme se trouve au coeur de l’histoire de la traduction vers l’anglais de la « différence » canadienne-française. Comme le fait remarquer Simon :

English-Canadian translators have all had to give answers to questions like: how different are French-Canadians or Québécois from other Canadians? To what extent can and should their particular speech patterns be reproduced in English? How aware should the English-speaking reader be of the distinctive social, historical and linguistic realities of [French Canada] when they are reading its literature?

1997, p. 194-195

Pour répondre à ces questions, les traducteurs ont traditionnellement adopté des stratégies qui sont autant de variations autour des deux pôles recensés par Berman. Leurs stratégies sont aussi liées au rapport inégal existant entre les deux principales communautés linguistiques du pays. Indicatrices des conceptions de la différence culturelle qui informent les traductions, elles ont oscillé entre l’ethnographie et l’assimilation[14]. Une conception ethnographique de la différence culturelle insistera sur la différence entre la culture source et la culture cible. S’inspirant de l’ethnographie coloniale, elle opposera les particularismes de la première à la neutralité de la seconde. Elle fera dès lors large place aux manifestations linguistiques de la différence. À l’opposé, une conception assimilatrice tentera de faire le pont entre les deux groupes. Aussi sera-t-elle portée à atténuer les conflits – et notamment les conflits linguistiques – qui les divisent. Elle insistera sur les points communs qui transcendent les différences. Là où maints écrivains québécois et canadiens-français utilisaient la langue et l’hybridité linguistique à des fins politiques, leurs traducteurs ont eu tendance à occulter cette portée conflictuelle des textes, de manière à favoriser leur accueil au sein de la littérature canadienne-anglaise.

On s’en rend compte, le dilemme des traducteurs face au vernaculaire hybride d’une littérature minoritaire recoupe en bien des points celui des auteurs qui tentent de faire place à ce vernaculaire dans leur oeuvre. Tandis que les écrivains dominés doivent se positionner entre différenciation et assimilation, leurs traducteurs répètent ces contorsions. D’un côté, les risques que Leblanc courait déjà en plaçant le parler acadien en contiguïté avec le français normé de la littérarité s’intensifient dans la traduction. De l’autre, cette affinité entre stratégies d’écriture et de traduction peut faire de la traduction des écritures dominées un lieu de complicité et d’échos particulièrement puissant.

À la recherche d’une langue de traduction

Pour la traductrice comme pour l’auteur de Moncton mantra, tout le défi consistait donc à trouver « la bonne distance » entre une différenciation qui risquait d’être lue de manière ethnographique et des équivalences qui menaçaient d’assimilation tant la voix individuelle de Leblanc que la culture qu’il s’attachait à faire exister par sa plume. Pour Jo-Anne Elder, il s’agissait en outre de relever ce défi à nouveau mais différemment, afin que le succès de Leblanc dans la création d’une légende monctonienne et dans la légitimation du parler acadien de Moncton se perpétue dans une autre langue. Enfin, comme chez Leblanc, il s’agissait de le faire de manière contingente plutôt qu’absolue, compte tenu de l’état de réceptivité des institutions littéraires en cause et de la confiance de la traductrice en ses propres moyens à ce stade de son parcours.

Le traitement de l’oralité, ou encore des différences existant à l’intérieur des cultures francophones, offre un exemple éloquent de la quête de la « bonne distance » mentionnée par Casanova. Par le biais de procédés typographiques qui placent la norme du côté acadien et l’écart du côté québécois, le texte de Leblanc inverse la hiérarchie existant entre le français acadien et le français québécois : « Chez nous, on a de la neige le treize. Ici, vous avez de la naÿge le traÿze. Tu sais, une variante sur la même toune. C’est un accent », affirme Alain Gautreau (p. 111) à « une brute nationaliste en chemise de bûcheron » (p. 110) qui s’était avisée de nier l’existence de l’Acadie. Comment cette distance intralinguistique, tout ancrée dans le rapport de force entre l’Acadie et le Québec, peut-elle être appréhendée depuis une autre langue, et qui plus est depuis une culture où les termes « québécois » et « canadien-français » sont quasi synonymes? La traductrice évoque subtilement la différence entre les deux vernaculaires, mais choisit de ne pas en faire l’exhibition graphique : « Down home, we get snow on the fifteenth, here it snows hard in the middle of the month. Six of one, half a dozen of another, whatever accent you have. » (2001, p. 96) Dans un même ordre d’idées, plusieurs passages de la version anglaise de Moncton mantra font référence à l’hybridité du chiac sans la représenter directement :

I’m just trying to see if I can land something I like.

– Continue comme ça, pis tu va voir mon poing te lander sur la gueule…

1997, p. 77

Certaines de ses phrases, tantôt en français tantôt en anglais, me reviennent.

p. 78

“I’m just trying to see if I can land something I like.”

“Don’t do it that way, or you’ll see my fist land on your mouth…”

2001, p. 67

Certain phrases he used, some in French and some in English, came back to me.

p. 68

Ainsi, l’anglais fortement marqué du texte source, et dont l’emploi d’italiques indique la provenance étrangère, est simplement absorbé – assimilé? – par le texte cible. Il arrive que cette absorption soit compensée par la présence de termes français dans la traduction. Toutefois, les apparitions du français, et en particulier de la spécificité linguistique acadienne, requièrent une explication qui tire profit des ressources de l’ethnographie. Sous la plume de Leblanc, Alain Gautreau affirme, à propos des explorations des artistes acadiens : « À un moment donné, ça va faire tout un fricot! » (1997, p. 108). Elder conserve le terme « fricot », mais l’élucide immédiatement : « At some point, we’re bound to make a great fricot, a fine menu! » (2001, p. 93). De même, elle révise le terme « poutine » adopté par Leblanc (p. 46) en fournissant l’appellation complète, « poutine râpée » (p. 39), ce qui évite toute confusion avec la poutine québécoise, plus connue.

La traduction d’Elder est régulièrement exégétique :

Mon pusher avait décidé de faire des recherches sur l’Acadie avec quelques amis. Ils fouillaient dans les Archives acadiennes et dans les encyclopédies, n’y allant pas de main morte pour faire des projections personnelles. […] Après une heure d’explications particulièrement hallucinantes, où il est question d’aboiteaux, de chiac, de langue codée et de chanvre indien, mon pusher me demande si je trouve ça groovy.

1997, p. 55

My pusher had decided to do some research on Acadie with some friends. He was rooting through the Acadian Archives and the encyclopedia, and he didn’t mind adding some personal speculations. After an hour of particularly hallucinogenic explanations, where he put into perspective the aboiteaux (the dams typical of early Acadian settlements), chiac (Acadian slang), secret codes and Indian hemp, my pusher asked me what I thought of all of this, wasn’t it groovy?

2001, p. 47-48

Dans ce passage, le travail ethnographique de la traductrice s’ajoute à une démarche riche en visées autoethnographiques de la part de Leblanc. Par texte autoethnographique, Mary Louise Pratt entend que « a text in which people undertake to describe themselves in ways that engage with representations others have made of them » (1999, par. 10). Elle précise : « Thus if ethnographic texts are those in which European metropolitan subjects represent to themselves their others (usually their conquered others), autoethnographic texts are representations that the so-defined others construct in response to or in dialogue with those texts. » (ibid.) Dans sa traduction, Elder prend soin de ne pas utiliser l’ethnographie de manière à créer une représentation passéiste et stéréotypée des Acadiens. Plutôt, elle met au profit d’un nouveau lectorat sa connaissance du milieu où est situé le roman. En ce sens, la traductrice est aussi interprète culturelle. Judicieusement distribuées, ses interventions ethnographiques apportent des informations utiles à la compréhension du texte et de la culture dont il est issu. Mais, en même temps, elles mettent en lumière toute la distance existant entre le texte et son nouveau contexte. Qualifiée d’« organique » par Gautreau, la relation de l’écrivain à sa communauté n’est plus si directe dans la traduction [15]. Ce qui allait de soi dans le texte de départ a désormais besoin d’être décodé; le quotidien le plus banal nécessite soudain l’intervention d’une experte pour « accéder à la lumière » (Paré). à l’opposé, les termes non spécifiquement acadiens se passent de ce traitement particulier. Quant aux effets de l’interaction entre l’ethnographie rigoureuse (la représentation d’une autre culture) de la traduction et la parodie d’ethnographie (l’autoethnographie) à laquelle s’adonne Leblanc, c’est là une question laissée entre les mains du lectorat de la traduction.

Utiles et bien intentionnées, les précisions ethnographiques apportées par Elder se combinent cependant de manière troublante avec d’autres aspects du livre, dont certains débordent le pouvoir d’intervention de la traductrice. On l’a vu : à l’image de son titre, Moncton mantra se veut un roman de l’urbanité et de la modernité. Leblanc y relate les démarches entreprises par les artistes de la renaissance acadienne pour supplanter l’image folklorique longtemps associée à leur culture. L’action de faire accéder Moncton à la littérature, la critique l’a abondamment souligné, joue un rôle dans le développement d’un imaginaire acadien urbain et moderne. En utilisant comme couverture du livre un plan de Moncton, les Éditions Perce-Neige ont rendu hommage à cette importance accordée à la ville[16]. Une autre stratégie employée par Leblanc pour transmettre l’idée de modernité est de souligner l’immédiateté des événements qu’il relate en les narrant principalement au temps présent. Ce faisant, l’auteur contribue à la déconstruction d’une perception de la culture acadienne axée sur ses racines. « On dira que ces gens-là n’ont pas de langage précis, qu’ils jargonnent dans un dialecte étrange dont tous les verbes sont au passé […] », écrit Herménégilde Chiasson à propos de cette perception (1996, p. 120).

Dans son désir de respecter la dignité de l’auteur et de ne pas donner à l’oeuvre de Leblanc un caractère trivial, Elder choisit de ne pas reproduire cette narration au présent[17]. De fait, la langue anglaise a davantage recours au temps présent dans des récits pragmatiques et courants que dans des textes littéraires. Le simple past, quant à lui, n’y a pas les connotations élitistes ou archaïques du passé simple français. C’est le temps le plus souvent employé pour narrer un récit, et les spécialistes en stylistique comparée recommandent d’y avoir recours pour traduire le présent de narration d’un texte en langue française (Valentine et Aubin, 2004, p. 184). En regard des différences stylistiques entre le français et l’anglais, le choix d’une narration au passé pour la version anglaise de Moncton mantra est donc tout à fait justifié. Néanmoins, combiné à l’illustration qui se trouve sur la page couverture du roman anglais[18], le récit au passé risque de confirmer le préjugé dénoncé par Chiasson. En effet, la page couverture de la traduction montre un jeune homme séparé de la mer par un champ de fleurs, quelques bateaux de pêche, une maisonnette de bois blanc à volets bleus et une jolie clôture de bois peint. Cette image bucolique, au sujet de laquelle ni Elder ni Leblanc n’ont été consultés[19], évoque évidemment une Acadie du passé, ni urbaine ni moderne – précisément l’Acadie dont l’écriture de Leblanc tentait de se dépêtrer : « je parle pas du vieux pêcheur sur le quai avec ses bottes pis […] son homard, moi je suis après parler […] de la ville, du rock […], des éclatements des contradictions […]. Je suis en train de parler du vingt-et-unième siècle […] », fait valoir Leblanc en entrevue (Boudreau et Boudreau, 2004, p. 174). Ajoutée à l’illustration en page couverture, la narration au passé contribue à éloigner le récit de langue anglaise du sentiment d’urgence créé par la version française. Dans la traduction, l’immédiateté du « en arrivant à l’aréna où se tient l’inscription, je rentre dans une fourmilière » (1997, p. 128) se perd au profit du plus distant : « Arriving in the arena where registration was going on, I felt like I was walking into an anthill. » (2001, p. 110; je souligne) De même, le programmatique « je fais partie d’une société en changement » (1997, p. 130) devient : « I belonged to a society that was in the midst of changes. » (2001, p. 112; je souligne) Moins abrupte dans une narration au passé qu’au présent, la ligne de partage entre le récit de Leblanc et les représentations traditionnelles de l’Acadie s’amenuise encore du fait des attentes créées chez le lecteur par l’illustration passéiste de la page couverture.

Dans Moncton mantra, le protagoniste est « saisi de frayeur » (1997, p. 141) à la veille de la publication de son premier recueil, à l’idée des catastrophes qui pourraient en entacher la réception. Sur la liste de ses inquiétudes se trouve la suivante : « Si la couverture avait été morpionnée? » Heureusement, tel n’est pas le cas. Les « pires scénarios » qui « paraissent possibles » à Gautreau ne se matérialisent pas : « J’aperçois mon premier livre. La couverture d’Alexandre est magnifique. » La traduction d’Elder rend admirablement l’angoisse et le soulagement du narrateur, voire ajoute à leur expressivité : « Worst case scenarios seemed the most plausible. […] I saw my first book. Alexandre’s cover was magnificent. » (2001, p. 122; je souligne) Mais elle ne peut protéger l’auteur d’une certaine réactualisation de la frayeur, ni les lecteurs des conséquences de cette réorientation du contrat de lecture.

« She had adopted my cause as her own », ou la traduction porte-voix

Doit-on conclure de ces exemples d’ethnographie et d’assimilation que le vernaculaire urbain acadien est condamné à échouer le test d’universalité que confère la traduction? Après tout, Berman lui-même, pourtant grand défenseur de la traduction, affirmait : « Seules les koinés, les langues “cultivées”, peuvent s’entretraduire. » (1985, p. 79)[20] Même vers le français, auquel pourtant il appartient (Perrot, 2005), ce vernaculaire semble nécessiter une traduction. Et le texte de Leblanc montre clairement à quel point la tâche est insurmontable. Mais ces problèmes de traduction n’ont pas empêché Leblanc de consacrer au « travail sur la langue » (Savoie, 2006, p. 6) une carrière prolifique où, faisant preuve de « ruse et [d]’astuce » (p. 8), il a développé une voix singulière. Pour sa traductrice également, les questions soulevées par le vernaculaire constituent autant de terrains d’intervention[21].

« As seems to happen so often to translators, she had adopted my cause as her own », affirme le narrateur d’un roman de l’écrivain et traducteur de France Daigle, Robert Majzels (1993, p. 389). L’approche traductionnelle d’Elder suit à n’en pas douter cette conception du rôle du traducteur. La traductrice non seulement adopte la cause de son auteur mais joint sa voix à la sienne, agissant un peu à la manière d’un porte-voix. D’où l’attention qu’elle a portée à « l’acte de nommer le pays, qui est au coeur du projet poétique acadien. » (Elder, 2006b, p. 11) « Comment dire “Acadie” en anglais? », avait-elle demandé lors d’une communication présentée à Halifax, en 2003. La traductrice s’en est expliquée, elle se refuse à angliciser le nom « Acadie ». Il en va de même pour d’autres noms de lieux acadiens, comme Bouctouche, le village d’origine de Gautreau et de Leblanc, que les anglophones du Nouveau-Brunswick désignent par « Buctouche » : «Yeah, it could almost be from Fond de la Baie in Bouctouche. » (2001, p. 66) Dans le cas du terme « Acadie », son équivalent anglais, « Acadia », a l’inconvénient d’être utilisé pour désigner une culture disparue – situation dénoncée par plusieurs écrivains acadiens. Bloupe, le premier roman de Jean Babineau, se sert de la définition du terme donnée par un dictionnaire anglais pour évoquer le malaise que provoque le mot « Acadia » :

ACADIA. 1. A former name for a French colony of eastern Canada, that included Nova Scotia and New Brunswick. 2. A parish in southern Louisiana settled by Acadian exiles.

Babineau, 1993, p. 135

Le narrateur ajoute qu’ « ici, il faut noter que selon cette définition, Acadia n’est désormais même plus un nom, sauf pour dénommer une paroisse dans le sud des Zétats. » En choisissant le terme « Acadie » dans sa traduction, Elder se montre solidaire du peuple acadien et de sa lutte pour la reconnaissance :

Acadie, sans l’anglicisation (« Acadia ») et sans adjectivation (« Acadian Poetry »)[22] est donc le lieu actuel, la modernité, le pays des Acadien.ne.s d’ici et de maintenant. Ces choix de traduction participent au projet acadien. D’ailleurs, ils sont souvent été critiqués par le lectorat anglophone, qui voit les traces du texte-source dans une traduction comme des maladresses stylistiques ou des erreurs inconscientes.

Elder, 2006b, p. 11

La traductrice tient son texte à une distance respectueuse de l’exubérance de celui de Leblanc. Toutefois, comme l’indique son choix du terme « Acadie », elle met aussi sa traduction à distance des habitudes de son lectorat anglophone[23]. Nul ne pourrait accuser Elder d’avoir recours dans son Moncton Mantra à cette stratégie de traduction que Lawrence Venuti a qualifiée de « fluent », et qui consiste à donner l’impression qu’on a affaire avec la traduction à un texte écrit en langue originale[24]. Au contraire, une foule d’indices rappellent aux lecteurs de la version anglaise qu’ils n’appartiennent pas au « nous » délimité par le texte. Les stratégies de mise à distance employées par Elder encouragent cette prise de conscience. D’une certaine manière, la mise à distance contribue à l’effet porte-voix de la traduction : elle brouille la voix de l’auteur, mais rend aussi ses intentions plus claires, comme si elles étaient proférées à un volume supérieur. Là où le narrateur parle de la « maladie » qui l’afflige, Elder précise la nature de cette maladie et le lien qu’elle suppose entre identité individuelle et collective :

je remarquais qu’il était beaucoup question d’Acadie, de changements, voire de révolution. J’ai commencé à m’interroger sur ces concepts, sur ce qui faisait que j’étais moi-même Acadien et sur ce que ça voulait dire au juste. Je serais allé jusqu’au bout du monde pour tenter de comprendre mes angoisses et le cheminement qui m’avait amené là. Pour donner un nom à ma maladie.

1997, p. 11-12

I began to realize that a lot of my problems hinged on issues around Acadie, around the possibility of change, revolution. I started to think seriously about these concepts, about what made me Acadian and what such an idea meant, exactly. I would have travelled to the ends of the earth to try to understand my feelings, work through my anguish and figure out how I got to the place I was in to put a name to my despair.

2001, p. 7; je souligne

De même, Elder explicite le lien entre l’esprit de rébellion du narrateur et les conditions sociales répressives prévalant dans son milieu :

Je constate que le milieu relativement restreint dans lequel nous avons agi y a été pour quelque chose sûrement. Nous avons débordé de façon excessive, sinon radicale, mais pouvait-il en être autrement devant le désir d’exploser qui nous habitait?

1997, p. 130

I realized that the rather closed context of our actions had had a definite impact. We had behaved in an excessive, if not radical fashion, but how could we expect anything else, with this desire that inhabited us? In our restrictive environment, we often felt like we were about to explode.

2001, p. 112-113; je souligne

La traductrice s’assure également que son lectorat prenne conscience de l’ampleur de l’attachement du narrateur à sa communauté. Quand le texte mentionne cet attachement, la traduction s’y attarde : « Je sens l’appel de Moncton s’intensifier » (1997, p. 121); « I could hear the call of Moncton getting louder and more intense. » (2001, p. 105; je souligne) Cette insistance va jusqu’à changer légèrement la conclusion du roman. Là où Leblanc émet, par la voix de Gautreau, « une vibration personnelle imprimée d’une culture qui se fond dans l’immense océan de la conscience » (p. 143-144; je souligne), Elder parle plutôt d’une « personal vibration imprinted with a culture that was grounded in the immense ocean of consciousness. » (p. 124; je souligne)

En explicitant les prises de position du texte et en éclairant sa distance d’avec la culture cible, Elder permet à son lectorat de les apprivoiser. Cet apprivoisement se fait sur le mode instable et contingent propre aux traductions qui s’assument comme telles et « rappellent constamment à leurs lecteurs – par le jeu entre les langues ou les interactions entre des références culturelles hétéroclites – qu’ils sont en train de lire une traduction. » (Ramière, 2003, p. 192) L’équilibre auquel ces traductions arrivent est précaire. Qu’on pense, dans le texte d’Elder, au personnage secondaire de Régine, dont la traduction par « Régine » se contredit en un endroit où elle devient « Regina » (2001, p. 41). Le « Fond de la Baie » reste le « Fond de la Baie » dans la traduction, comme Acadie reste Acadie; mais le journal « La Patte verte » (1997, p. 24) devient « Green Foot » (2001, p. 19). Entre ces deux extrêmes, la revue « Acaditout » (p. 63) devient « Acadiatout (All Acadie) » (p. 55) et le « Coude » (p. 53) devient « le Coude, the Elbow » (2001, p. 45).

En entrevue, Elder m’apprend qu’insatisfaite de sa première version, elle a entièrement réécrit sa traduction de Moncton mantra avant la publication. Elle ajoute qu’elle s’y prendrait encore différemment si elle devait retraduire le roman aujourd’hui – maintenant qu’elle a davantage approfondi sa connaissance de la société acadienne et que les questions d’hybridité linguistique sont de plus en plus discutées dans le milieu de la traduction (au point où des articles savants s’y consacrent entièrement!). Pareille précarité, pareille pluralité, relèvent de la spécificité de l’acte de traduire. Pour Berman, c’est en fait « dans la retraduction, et mieux, dans les retraductions, successives ou simultanées, que se joue la traduction. » (1995, p. 84) Par définition, une première traduction ne saurait, selon Berman, être qu’« imparfaite » et « impure » : « imparfaite, parce que la défectivité traductive et l’impact des "normes" s’y manifestent souvent massivement, impure parce qu’elle est à la fois introduction et traduction. » Heureuse coïncidence, l’imperfection et l’impureté (ou la précarité et la pluralité), résultat d’allégeances contradictoires et de l’absence de modèles consacrés, sont ici, tout autant, des formes de fidélité.

Car ce que révèlent les textes des écrivains dominés linguistiquement à propos de la langue et de la valeur littéraires, c’est précisément qu’il n’existe pas d’essence du littéraire[25]. Plutôt est-on confronté à des conceptions conflictuelles et hiérarchisées; puis, face à elles, à des prises de position à la fois contraintes et radicales dans leur inventivité. Ces prises de position peuvent ressembler à des incohérences. Mais on peut aussi les décrire comme le résultat de « savants compromis » (Casanova, 1999, p. 244). Par exemple, symptôme incident du statut ambigu de l’anglais, langue « étrangère » dans l’écriture de Leblanc, les « freaks de su l’empremier » (p. 143; voir aussi p. 17) cohabitent avec « un freak folklorique » (p. 104). Tantôt Leblanc suit la tradition littéraire française et prend des distances par rapport à l’anglais dominant, tantôt il marque l’intimité de son rapport avec l’anglais. Il en va de même chez Elder lorsque le désir de préserver les noms acadiens s’accomplit de manière à la fois audacieuse et incomplète : en même temps qu’il y introduit de nouvelles préoccupations, le texte anglais répète ici une démarche de traduction problématique déjà présente dans l’original.

La précarité et la pluralité qui se dégagent de la traduction nous renvoient ainsi à l’inconfort qui émane de Moncton mantra et à l’échafaudage jamais achevé, mais constamment enrichi et recommencé, dont Leblanc fut à la fois le visionnaire et le pionnier. La contribution d’Elder à cet échafaudage est importante à plus d’un égard. Faisant ressortir la complexité de l’oeuvre de Leblanc (Elder, 2006b, p. 9), elle éclaire sa compréhension. Plus encore, elle participe au devenir du projet littéraire mis de l’avant par Leblanc, et dès lors à l’évolution de la littérature acadienne. Même si elle paraît après l’original, la traduction ne se produit pas tout à fait dans un après-coup. Susceptible d’orienter la réception de l’oeuvre, elle en oriente dès lors aussi la « nature », telle qu’elle est sans cesse reconstituée. Ce constat à portée générale est sans doute encore plus valable dans le cas de la littérature acadienne, dont la légitimité sur cette scène globale est encore en voie de se constituer. Il l’est de manière particulièrement aiguë en ce qui concerne Moncton mantra, roman en équilibre précaire entre le désir de s’exprimer et celui d’être accepté. À ces désirs croisés, l’écriture de Gérald Leblanc répondait de manière toujours partielle et plurielle. Elle instaurait un dialogue dont la traduction – au même titre, bien que sur un plan différent, que les autres pratiques d’écriture littéraire qui se situent dans le prolongement de cette écriture – assure la continuation.