Corps de l’article

Bonhomme de rue

Bonhomme de rien

Bonhomme qui voit clair

Barbouilleur de parchemin

Chercheur de lumière.

Daniel Boucher, « Le poète des temps gris »

Qui a lu les « textes-taxis » de Gérald Leblanc sait la fulguration inhérente à sa démarche poétique. Ceux qui ne connaissent pas encore cet auteur doivent saisir que l’entièreté de son oeuvre est conçue comme un trajet entre divers points spatiaux – qu’ils soient référentiels comme une ville, une rue, un appartement ou métaphoriques comme un livre, une main, une voix. Ces points foudroyants ne sont pas réellement dispersés dans l’oeuvre au gré d’un vent capricieux; ils sont reliés avec obstination, opiniâtreté, obsession quelquefois, si l’on pense à Géographie de la nuit rouge (1984) et à L’extrême frontière (1988) dont les mots clés sont « errance » et « cartographie ». Sur la hantise de créer un espace géographique à la fois intime et universel, Moncton mantra (1997), la seule échappée romanesque de Leblanc, détaille ce que le poème éponyme de Je n’en connais pas la fin exprime deux ans plus tard en quatre vers. D’une facture simple au premier abord, ce poème est en fait composé de liens tissés serrés : « ma ville est une ville de mots / mon coeur est un coeur de quête / mon corps est une expérience physique / mes mots que sont ma vie et mon coeur et mon corps » (1999, p. 58).

Comment concilier la quête (« chercher » selon l’étymologie latine), qui confine l’être au désir, et l’expérience (« faire l’essai de ») physique, qui offre le plaisir à la chair désirante mais ne comble pas forcément le coeur? Sans doute, dans la poésie leblancienne, l’expérience, qui s’exprime le plus souvent par l’exultation du corps, est-elle l’apprentissage nécessaire de cette quête. Mais si, au lieu de figer le poème dans le schéma initiatique qu’appellent la quête et le poète dans le rôle du néophyte, nous considérons plutôt que l’oeuvre poétique de Leblanc est sous le signe du vagabondage, le triptyque essentialiste « vie-coeur-corps » se décompose et se recompose au gré de la lecture de poèmes dans lesquels la déponctuation permet plusieurs découpes syntaxiques. Préférable à l’errance dont l’étymologie contient sa stigmatisation (errare) et son idéalisation (iterare) et distinct de la flânerie au sens benjaminien (1991), le vagabondage est avant tout l’action de vaguer : cette incrustation ondulatoire de l’étymologie est mieux appropriée à une poésie qui unit les chairs, exalte les mots et les notes musicales dans un orgasme du mouvement, ainsi que nous le démontrerons. Ce concept, pour charnel qu’il soit, n’exclut pas toute dimension spirituelle; au contraire, il en imprègne les poèmes leblanciens.

Libre à nous, dès lors, de suivre la démarche de l’écrivain acadien, marquée par une forte intertextualité littéraire et musicale, des Matins habitables (1991) jusqu’aux dernières publications : Je n’en connais pas la fin (1999), Le plus clair du temps (2001) et Techgnose (2004). Grâce à l’étude des intertextes, nous retracerons les vagabondages de cette poésie, sinon de l’homme, et prendrons acte qu’ils sont à chaque fois source d’une poièsis puissante, qu’ils forment un parcours d’« inouïssances[1] ».

Aller grand-erre avec des semelles de vent

Pas trop touriste, plus nomade, plus squatteux

Ce petit homme seul qui va son chemin

La tête baissée, mais fier

Fier d’aller face au vent mauvais

Fier d’aimer même en enfer.

Daniel Boucher, « Le poète des temps gris »

Dans sa jeunesse, Gérald Leblanc et les Acadiens de sa génération se voient refuser l’accès à certaines lectures jugées nocives. Le phénomène n’est pas nouveau, la France avait connu de tels interdits jusqu’à la fin du 19e siècle : Arthur Rimbaud dut compter sur un de ses professeurs de collège, Georges Izambard, pour accéder à ce pan littéraire. Dans les années 60, Gérald Leblanc connaît la même frustration, et il lui faut maintes ruses pour lire André Gide, Jean-Paul Sartre, Albert Camus ou Henry de Montherlant (Moncton mantra, p. 12). Mais leurs écrits ne feront pas écho aux tourments de son âme et, en mangeur de livres qu’il est, Leblanc se tourne vers une littérature de l’excès, attirante parce que, de son propre aveu, les auteurs qui la composent – « les buveurs, les adultères, les débordants » – sont membres de sa parentèle (p. 13). Il lit pêle-mêle de la poésie, des romans, des essais politiques, écoute des musiques variées, le tout enfumé par la marijuana : Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline, Éros et civilisation de Herbert Marcuse, On the Road de Jack Kerouac, les chansons de Léo Ferré et des Doors, la musique envoûtante de Pink Floyd, etc. Des poètes à la verve puissante, Louis Aragon, le poète-romancier-essayiste montréalais Michel Beaulieu ou le poète-plasticien français de la beat generation Claude Pélieu, lui parlent bien davantage qu’un Hugo ou un Lamartine. Cela lui suffit pour être incité à écrire sa propre poésie, en questionnant cette fois Paul Gooman, LeRoi Jones, Philip K. Dick et Réjean Ducharme, plus tard Doris Lessing et Kate Millett. Sur Arthur Rimbaud en revanche, pas vraiment de commentaire, tout au plus de brèves allusions au détour d’une phrase dans son roman-journal[2].

Pourtant, nul doute que la figure rimbaldienne est au coeur de la poésie de Leblanc, et le silence de Moncton mantra n’en est que plus significatif. Non content de rendre hommage au poète français dans certains de ses poèmes, comme « Tim Buckley : Goodbye and Hello » (Les matins habitables, p. 27) et « Weldon Song » (Je n’en connais pas la fin) (p. 39), il « s’affiche » à ses côtés pour la quatrième de couverture des Matins habitables : au premier plan, le visage de Leblanc; en arrière-plan, une des photos les plus célèbres du poète « aux semelles de vent ». Cependant, il serait naïf de voir en lui l’Arthur Rimbaud acadien ou même son épigone. Ainsi, dans « Visions de Rimbaud (Projet d’autobiographie) » (Lieux transitoires, p. 40-46), en prose rompue, évoque-t-il une série d’avatars rêvés du poète, en une fidélité plus à l’esprit rimbaldien qu’à la lettre. « Rimbaud » est dépossédé de son prénom, manière d’insister sur « le concept Rimbaud » et non sur Arthur, l’homme.

« Le concept Rimbaud » va de pair avec le terme « vagabondage ». Dans l’essai qu’il consacre au poète français, Benjamin Fondane (1979) associe « vagabondage » à « marchandeur » et à « voyou »; dans son article sur « Le meurtre sacré d’Arthur Rimbaud », Kyriakos Haralambidis (1992, p. 92) affirme que seule la grâce lui permet de renier ce qui fait de lui un vagabond. La constellation symbolique est essentiellement négative; le « vagabondage » est considéré comme un délit, acception qui, bien qu’elle ait été appliquée au personnage de Rimbaud « le voyou », ne convient certainement pas à celui de Leblanc. Il faut alors entendre le terme selon la potentialité au sens deleuzien, auquel cas cette « habitude salvatrice » se rêverait « en toutes ses possibilités, la circulation, la marche, la déambulation […] dont “l’habitable” est la ligne d’horizon. ». (Caland, 2005, p. 96) Or, pour celui que Verlaine appelait « l’homme aux semelles de vent », l’existence, l’écriture et la lecture de son oeuvre sont déterminées par le déplacement physique, puis métaphorique. Arthur Rimbaud incarnerait celui qui fait du poème l’application de la marche (Borer, 1991; Buisine, 1992). C’est en vertu de cette correspondance que Leblanc pourrait se réclamer de la poésie rimbaldienne.

« Application du vagabondage », la poésie leblancienne n’arrime à rien de fixe, elle est une succession de points qui crée un effet poétique singulier : celui de la potentialité. À ce titre, dans « Vision de Rimbaud (Projet d’autobiographie) », Arthur Rimbaud « le voyou » devient le compagnon imaginaire des « vagabondages » du poète, essentiellement à New York, mais un New York où se confondent un accent d’Afrique du nord, des rêveries sur San Francisco et Barcelone, des souvenirs de la France, des mantras et des taxis bleus. Une telle rêverie est, comme très souvent chez Leblanc, motivée par le son : la radio annonce le retour de Rimbaud en ville (Lieux transitoires, p. 40) et les deux poètes écoutent ensemble Blonde on Blonde. Peut-être parce que, quand on entend ce double album de Bob Dylan (1966), on est emporté par un torrent de mots et d’images où le sens importe finalement moins que le déferlement lui-même[3] : nombre d’exégètes ont proposé diverses interprétations de textes qui se rapprochent de l’écriture automatique ou du foisonnement poétique d’un Dylan Thomas, le poète gallois à qui le chanteur (né Robert Zimmerman) doit son pseudonyme.

Dans la poésie leblancienne, le vagabondage sert de liant entre la poièsis et l’esthétique. Il permet d’abord une circulation acoustique qui met la musique et le chant à l’honneur, qui les affiche, les revendique : le poète acadien nomme fréquemment des titres de chansons, américaines pour l’essentiel, voire des albums, des concerts, quand d’autres écrivains prennent soin de déguiser leurs références. Ces titres de chansons donnent le la à la majeure partie des textes. Plus, certains des recueils sont une réponse explicite à des genres tels que la musique techno dans l’oeuvre ultime qu’est Techgnose (2004). Quoique affiché « techno » par le titre, les termes techniques employés comme loop et mix et les noms de musiciens tel Moby, ce recueil inclut les obsessions auditives de Leblanc : Bob Dylan, Miles Davis, la note bleue[4]. Héritage probable des esclaves noirs, cette note bleue fascine le poète au point que la couleur bleue, de la profondeur de la mer (pour qui est né à Bouctouche) à celle du regard (celui du poète, d’un bleu saisissant) peut aussi être prise comme une transposition du musical à l’écrit et se métamorphoser en « bleu de l’idée[5] ». La rime, toujours associée à la chanson, ne sert pas pour autant de métronome poétique. Qu’importe, puisque Jean-Christophe Bailly nous rappelle que « quoique au fond il n’y ait plus véritablement de genres, le poème demeure, hors de la rime ou celle-ci évaporée en lui, le genre le plus vocal, soit celui qui ouvre le phraser à l’étrangeté du timbre, cherchant à conjurer l’arbitraire des signes par un accord qui les allège tout en les laissant retenir. » (1997, p. 179)

Rimbaud exaspérait les sonorités de ses poèmes comme ses expériences[6], dans la veine de l’inassouvissable propre au XIXe siècle et du désir valorisé par Baudelaire : « Il [Baudelaire] l’a découvert, au fond des draps tièdes d’une époque endormie (une des conséquences des régimes autoritaires), puis nommé et presque défini » (Dantzig, 2006, p. 64). L’inassouvissable du XIXe siècle, « velléitaire, mélancolique et égocentrique », se module dans le siècle suivant en son opposé, « énergique, gai et égoïste » (p. 64). De fait, ballotté par les remous de la période libératoire que furent les années 70, Leblanc préfère entrevoir les îlots jouissifs que rester dans une posture exclusivement désirante. A fortiori, il se distingue du poète français par la jouissance car – et en cela, écartons-nous de la vision des Surréalistes – Rimbaud n’en cherche aucune (Fondane, 1979, p. 23). Ce dernier n’a pu soutenir la distance infranchissable entre le réel et le poétique, de l’avis de Fondane (1979) et de Jean-Luc Steinmetz (1991). C’est ainsi qu’avec l’aventure orientale, l’homme d’action annule l’homme de plume. Leblanc n’a, quant à lui, jamais cessé d’écrire et a toujours cru aux vertus de la poésie quand son prédécesseur s’en est détourné après Une saison en enfer. Sans doute le potentiel créatif du vagabondage, pour douloureux qu’il puisse être dans une certaine mesure, n’empêche-t-il aucunement la reviviscence du plaisir, mais cela ne suffit pas à comprendre le tissage de l’oeuvre leblancienne.

Offert à d’autres stratégies poétiques que celles de Rimbaud, Gérald Leblanc trouve une voie personnelle dans laquelle le vagabondage est accompagné par la musique, quand ce n’est pas la musique qui est espace. Le seul tribut qu’il faille reconnaître est en fait un objet magique comme on en trouverait seulement dans les contes de fées : des semelles de vent.

Gérald Leblanc, héraut et poète-vagabond

Le rattachement de l’oeuvre leblancienne au vagabondage rimbaldien et à celui d’autres poètes européens n’est réellement productif pour le critique que lorsque le concept est filtré par la vision américaine de la beat generation des années 50, source d’inspiration à laquelle Leblanc n’a pas échappé. Tandis que le vagabondage des poètes de la vieille Europe fait de la route un style de vie et d’écriture, en incessants allers-retours entre l’Occident et l’Orient pour l’essentiel, celui en terre américaine transforme « l’intensité d’un geste graphique et cinétique en une posture [trop] subjective et existentielle » (Buisine, 1992, p. 20). La première posture est sous le signe de la vitesse, la seconde sous celui du détour : le poète acadien se situerait-il à la croisée de ces routes physiques et métaphoriques?

La « beat generation », terme inventé par Jack Kerouac lors d’une conversation avec John Clellon Holmes en 1948, crie son impatience à l’égard du consumérisme de l’époque. On peut saisir « beat » dans l’expression idiomatique « to be beat »; le terme contient alors l’idée de pauvreté, de tristesse et de marginalité que l’on trouve aux racines du blues. Dans les États-Unis du XIXe siècle, « beat » désignait le vagabond qui voyageait clandestinement dans les wagons de marchandises. Peu à peu, le mot en vint à signifier « exténué » sous l’influence des jazzmen noirs américains et, en ce sens, il renvoie aux notions négativisées de marge et de « voyou » rimbaldien. On peut aussi considérer « beat » comme substantif, auquel cas il signifie « pulsation, tempo », et dans cette deuxième acception de « beat generation » se lit encore l’influence du jazz, plus précisément du be-bop. Enfin, il faut souligner un troisième sens : « beat » comme contraction de « beatitude » (Starer, 1977).

La pulsation et le rythme appliqués à la poésie dans la beat generation engagent le corps, dans un effort pour renouer avec la dimension orale de la poésie. C’est pourquoi les années 50 voient se multiplier les lectures de poésie sur les campus, notamment sous forme de « happenings » avec une foule participante, souvent sous l’effet du LSD ou de la marijuana. La filiation de la génération acadienne des décennies plus tard est évidente : dans Moncton mantra, Leblanc rappelle que dans sa jeunesse les substances illicites lui permettaient de s’échapper de son ipséité et que les lectures de poésie, les chants et la musique en public s’apparentaient à une transe, « une expérience de paroles et d’éclatement » (1997, p. 74), une compréhension organique dont il fallait parfois plusieurs jours pour se remettre. De telles transes sont proches de celles que produisent les séances de chamanisme, à la confluence de « beat » comme équivalent de « pulsation » et comme contraction de « beatitude ». L’usage des drogues (marijuana chez Leblanc, LSD chez d’autres) et de la musique, essentiellement le jazz, amorce l’échappée verticale vers un état de béatitude, en contrepoint du vagabondage comme échappée horizontale sur la route chez Kerouac. C’est pourquoi le rythme ne se limite pas à une gestuelle, mais il engage les sens, l’esprit et le coeur.

« Vers quoi s’échapper » n’est pas une question pertinente car l’arrêt du mouvement, c’est la mort : Techgnose a pour mot final « trans-mutation » et Je n’en connais pas la fin le vers « plus j’avance plus je vois / je n’en connais pas la fin. » « Peut-on aller au bout du monde? » (Moncton mantra, p. 134) est une meilleure question, lorsqu’on se trouve face à la mer, respirant l’infini, se remémorant les vers de Rimbaud (« Elle est retrouvée. / Quoi? / L’éternité… ») tandis que les goélands font entendre des cris explosifs. Ces cris semblent venir d’un autre univers derrière le rideau du réel, et il est mythique assurément, comme Kenneth White, poète contemporain, se plaît à le dire. Mais alors que l’Écossais White entreprend de le verbaliser par le concept de géopoétique, l’Acadien Leblanc vagabonde en musique, pour nous offrir son expérience poétique liée au mouvement. Ce « faire l’essai de » se borne-t-il à la chair, celle de la terre, des hommes et des mots, ou, comme pour la beat generation, comprend-il une dimension spirituelle?

Liant les échappées verticale et horizontale, Kerouac avait rendu célèbre le personnage du « clochard céleste » (le « dharma bum », inventé par Snyder, servira de titre à un de ses recueils), manière de concilier une façon d’être – la clochardise – et la spiritualité bouddhiste qui nourrit la béatitude (Starer, 1977). Une telle influence se traduit dans l’oeuvre leblancienne par des références explicites, des premiers poèmes aux derniers : chakras (d’origine védique), sutras, Buddha. Le « OM » bouddhique est un équivalent du cri du saxophone chez Leblanc, par la véracité et la force du souffle. Quand, dans Le plus clair du temps, le poète notifie sa dette envers Allen Ginsberg, membre de la beat generation qui déclamait sur les campus, il cite à la fin d’une longue liste Bob Dylan attendu pour un concert à Moncton, avant que le poème ne s’achève – ou ne commence – par « OM » (p. 66-67). D’ailleurs, Moncton mantra est le fruit de la philosophie bouddhique et de l’esprit kerouacien :

Je reprends la lecture de Jack Kerouac et, plutôt que de m’abandonner à la rêverie, je commence à écrire les effets ressentis. J’élabore un plan d’écriture qui aura Moncton pour thème. Je veux traduire en prose un état d’esprit, rechercher le sens que prend pour moi cette ville. Je souhaite inscrire l’immédiat dans un chant impressionniste rempli de chutes et de fulgurances.

1997, p. 57

Toutefois, la pratique poétique de Leblanc, très fortement intertextuelle, se distingue des préceptes de la beat generation, pour qui la dimension orale sert une écriture conçue comme un flux spontané, non loin de l’écriture automatique des Surréalistes; du reste, cette comparaison est quelquefois revendiquée par certains poètes du mouvement des années 50, tel Allen Ginsberg. Contrairement à cette écriture conçue comme une flânerie textuelle, Leblanc utilise des images extrêmement travaillées et répétitives, comme les mantras qui unissent dans leur image le vertical et l’horizontal. L’impression de la ville, engagée par des effets de lecture, se traduit par cette image obsessionnelle d’un point de départ réel, Moncton, et d’une formule sacrée, le mantra, qui lui confère des vertus magiques. En ce sens, l’improvisation n’est pas à chercher, les références intertextuelles se font écho, les recueils et les poèmes fonctionnent souvent selon le principe de la boucle (loop), comme dans les musiques électroniques. De même qu’il est plus marqué par les mantras orientaux que par l’écriture automatique des Surréalistes, de même, en poète des années 90, Leblanc s’inspire de la boucle électronique et non de l’improvisation jazz telle qu’on la pratiquait dans les jam sessions des années 50.

La boucle détermine parfaitement le mouvement du vagabondage leblancien : elle n’est pas aller-retour, elle n’est pas détour, elle est mouvement perpétuel. Dans cette boucle, Rimbaud, Kerouac et la philosophie bouddhique sont trois influences primordiales, en sus des musiciens venus du jazz et du rock pour l’essentiel, empruntés sans guillemets (titres, mots, idées, rythmes). La boucle permet d’injecter dans l’instant la connaissance du passé sous forme de citations : celui qui se les approprie parle toujours après, ainsi que le note Pierre Ouellet dans « Le fantôme de la parole : l’altérité citée ». Le poète et essayiste québécois insiste sur le fait que parler après (quand, de toute façon, on ne possède ni la langue ni la parole) fait de soi un passeur, « de main en main, de bouche en bouche, de mémoire en mémoire » (2005, p. 196). Sans aucun doute, Leblanc revendiquerait ce pouvoir de passation entre deux altérités – le lecteur et toutes celles et ceux cités dans sa poésie.

Ramenant les « cités » dans l’instant, le poète acadien est un héraut[7] dont les vagabondages contribuent à tisser le socius. Aucune nostalgie ne vient décolorer ses textes, aucun retour à un romantisme suranné non plus, la boucle de l’instantané les en empêche. En revanche, cette boucle empruntée à la musique favorise l’expérience prise dans la fulguration spatiale, événementielle et musicale. Le monde que perçoit le lecteur s’en colore d’autant, de vert, de rouge, d’orange et surtout de bleu, couleur intime de la poièsis pour Leblanc.

Les inouïssances leblanciennes

Aller grand-erre dans l’idée de rassembler des textes sans rime et sans ponctuation, mais avec une vision du monde sciemment rétrécie à une sphère intime, dans laquelle les amours et les amis sont aux premières loges, et où priment les éléments naturels : la lune et ses effets sur l’être humain, la pluie, la chaleur, etc. Savourons le jeu instauré par ces vers : « déchiffrement ludique / l’âme du bleu la lune / nos rapports à son cycle / son rythme et nous [8] ». La magie enveloppe deux corps, dont celui du poète, sur la piste de danse. Il s’agit de voir au-delà de la piste pour décoder l’autre monde qui jaillit de l’expérience sensuelle. Le bleu colore la scène et sert de lien avec l’âme qui, chez Leblanc comme chez beaucoup de poètes contemporains, se corporalise — âme du bleu, bleus à l’âme, blues qui resurgissent au détour d’un vers et viennent s’associer au rythme lunaire, astre que nous savons, avec Shakespeare et Beethoven, souverain de la mélancolie. La présence de la lune accentue la magie de l’instant et sa possibilité créatrice; les corps suivent son cycle d’apparition et de disparition et donc son rythme.

Intimité et universalité s’entrecroisent, dictant Le plus clair du temps, en partie consacré à un moment-clé de la vie de l’homme-poète, son demi-siècle de vie sur terre. Le temps n’est pourtant pas vécu dans son écoulement comme chez Guillaume Apollinaire, mais ramassé dans la notion d’instantanéité. Il bouge plus qu’il n’avance. Par conséquent, la dernière section du recueil porte pour titre un mot-valise, « éphémérythmes », et s’ouvre sur « mémoire de Prague » (p. 73). Que reste-t-il de cette ville magique dans l’esprit et le coeur du poète? Des balades à pied pour admirer son architecture ou simplement se mêler à la foule? Un détour par l’un des deux cafés consacrés à Kafka? Rien de tout cela, et plus encore. La relation profonde de l’être et de son expérience du réel est explorée par le médium poétique pour lequel les mots des lieux recèlent en eux-mêmes leur beauté : en vertu de ce principe fondamental chez Leblanc, dire, c’est davantage qu’appréhender, c’est revivre l’instant catalyseur, sans toutefois parvenir à l’épiphanie, si tant est qu’elle soit visée. À bien lire, le poème « mémoire de Prague » suffit à réveiller des réminiscences onomastiques quand, pour Marcel Proust, il faut passer par le médium de la mémoire gustative et olfactive pour atteindre cette révélation. C’est par la madeleine trempée dans le thé que se déploie Combray et, dans un procédé de ressouvenance absolue, une telle action amorce, si elle ne la synthétise, l’ensemble de La recherche du temps perdu. Prague n’engage pas à la prolixité, aucune profusion adjectivale par exemple; ce rien – et c’est le Tout dans ce rien, assurément – se glisse dans les blancs entre les mots. La charge affective que contiennent les noms propres de Combray et de Prague suscite chez les deux écrivains une souvenance qui va bien au-delà de lieux référentiels. « Venise » pour Proust se rêve, « Prague » pour Leblanc se garde en mémoire, et pour ce faire trois verbes suffisent, qui forment les perles d’un collier : apprendre, prononcer, pleurer [de beauté]. Trois verbes qui disent l’essentiel du souffle, la force de la quête, la grandeur de l’émouvoir où se condensent les éphémérythmes.

La fulguration des poèmes leblanciens est corrélée à la notion d’événement : un appel téléphonique dans « phone sex », une discussion ou un trajet en autobus dans « le lendemain de la pleine lune du mois de juin » s’échappent de la sphère de l’insignifiant pour se nicher dans le substratum de l’événement, cet espace creux[9]. Chez Leblanc, tout fait, aussi infime soit-il, est un événement au sens deleuzien. Pour le philosophe français, le monde est constitué d’événements qui lui donnent dynamisme et orientation. Dans le champ poétique, cette idée se traduit par la prééminence du verbe et enjoint à admettre la potentialité du devenir, constante leblancienne, des Matins habitables en 1991 au titre du poème « le lendemain de la pleine lune du mois de juin » et au vers « mon escalier est un rhizome » dans « fumer un joint à cinquante ans », publiés dix ans plus tard dans Le plus clair du temps (p. 20, 31). Gilles Deleuze propose aussi de considérer les affects, les concepts et les percepts en autant de singularités qui trouent la surface du réel; sous la plume du poète acadien, la pleine lune et la note bleue se singularisent, au même titre que le concept « Rimbaud ».

Par la fulguration et l’événement s’appréhende mieux la spécificité de la posture poétique qu’implique l’expression « texte-taxis » : le poème est action, aux antipodes de la contemplation béate que récuse aussi Baudelaire, pour qui l’art se doit d’être action, donc vie (Fondane, p. 51). Dans le sillage de ce premier poète moderne, Leblanc revendique cette faculté fondamentale de la poésie. Or, cette action est avant tout politique, car elle confère au poète une volonté de se rapprocher de l’être humain et surtout de l’Acadien, dépossédé de sa terre. Nous avons accès aux affects du poète et de l’homme dans ses rapports avec les autres, qu’ils soient nommés parce que proches ou considérés dans une communauté de sens, et le citoyen d’une polis fictive.

Quand on naît Acadien, impossible en effet d’affirmer une quelconque appartenance; les poètes sont les chantres de cette déchirure qui se crie avec Raymond Guy LeBlanc. Au traumatisme premier de l’être humain – la naissance, soit le premier pas vers sa propre fin et la coupure d’avec la mère – se sur-imprime le traumatisme de la perte de l’Acadie. Plutôt que de laisser suppurer la plaie ouverte d’une Acadie défunte[10], Leblanc choisit le cri poétique ou plus exactement, il le raconte, le transforme en musique harmonieuse, selon le précepte de Kierkegaard. Il avoue que le cri ne peut être le support de l’action. Depuis L’extrême frontière, sa poésie se détache peu à peu de l’obsession des déracinés pour lesquels le cri est une arme contre la paranoïa et l’exploitation. Sans doute parce que

Le cri est un essai de modifier le réel; il provoque le miracle. La poésie est, par contre (résignation passionnée ou révolte intégrale) acceptation de l’actuel, caractérisé par ce qui le veut modifier; elle affirme donc le miracle; que le cri s’empare de la poésie non en tant que ressouvenir, mais en tant qu’action – elle se brise.

Fondane, p. 62

C’est pourquoi Rimbaud n’accepte pas que la poésie soit « un moratoire accordé au réel » (p. 56), et peut-être est-ce la raison profonde de son refus d’écrire. En réaction à l’inéluctable, croyons-nous, le cri poétique, assimilé au son produit par le saxophone chez Leblanc, exprime moins la révolte que la jouissance. Celle des corps, de la ville, des mots mis en vers très souvent déponctués, comme la jouissance défait la tension désirante et exsude des corps, par exemple dans « réflexion sur un phénomène » : « à parler encore dans l’immense emportement / de jouer et de jouir / de me faire aller la langue » (Je n’en connais pas la fin, p. 25).

Jouer et jouir forment le duo émotif et paronymique à exaspérer quand le cri de l’injustice a été poussé jusqu’à s’époumoner et qu’il faut transformer la rage en énergie, en force de vie avant que d’être aigri. « Je veux des histoires de ville, des contradictions et des exaltations urbaines, la vie d’aujourd’hui », rappelle Leblanc, désignant ainsi le moteur de sa création (Moncton mantra, p. 104). « Désir-exaltation-jouissance » forment alors un triptyque qui fonctionne avec « vie-coeur-corps » pour produire des inouïssances. Il s’agit d’allier la jouissance à la naissance, sachant que l’inouï se rapporte à l’activité poétique, c’est-à-dire à un tissage de rythmes, par exemple.

Les inouïssances sont offertes par le monde à découvrir, à parcourir, ce dont ne s’est pas privé notre auteur, de Paris à Java, de Vienne à Harrar; elles sont très fréquemment, pour ne pas dire toujours, en accord avec la musique et la danse : « j’étudie la musique / et la façon d’y réagir / dans le vocabulaire / des vivants » (Je n’en connais pas la fin, p. 24). Il y a quelques années, j’avançais l’hypothèse que le travail du poète s’agençait selon les modalités d’une cartographie acoustique (Caland, 2003). Les villes seraient traitées comme des sonars, au même titre, ajouterai-je aujourd’hui, que la chair des corps et celle des mots. Plus, la musique enjoint le corps à une danse pour une extase équivalente aux joies de l’amour, manière de traverser l’espace-temps et de se métamorphoser en sonde de lumière :

Dans un état de confusion qui se situe entre la peur et l’émerveillement, je flotte légèrement et, en ouvrant les yeux, j’aperçois au-dessous de moi la ville de Moncton, ses rues et ses édifices que je regarde avec étonnement.

Une force m’attire vers le firmament, me propulse dans l’espace où je tourne sur moi-même à une vitesse vertigineuse […] Je suis devenu poisson aérien dans l’immensité d’un bleu noir froid sans que le froid m’atteigne. […] Je sais qu’une partie de moi traverse des galaxies comme une sonde de lumière.

Moncton mantra, p. 40-41

Une telle expérience se lit dans l’ensemble de la poésie de Leblanc, chantre passionné de l’espace, réel ou imaginaire, pour errer, pour aimer, pour vagabonder. Ne devons-nous pas convenir en effet que le poète, comme son confrère Serge-Patrice Thibodeau d’ailleurs, livrait « une terre-poème invitant aux errances et aux vagabondages » (Caland, 2005, p. 95)? Sur une longue route qui part de Moncton, les inouïssances leblanciennes, souvent jouées au saxophone, répondent à l’urgence du cri acadien, cet « appel au secours » lancé à ceux qui ont perdu leur terre : puisque la cité terrestre est impossible, elles refondent une communauté d’êtres parlants, elles invitent les voix citées venues d’ici et d’ailleurs à grossir les rangs des fantômes acadiens.

Aller au bout du monde? Afficher en lettres de feu, comme Baudelaire et Rimbaud : « N’importe où, hors du monde »? Au long de sa vie, Gérald Leblanc a grappillé des instantanés, voyageant à grand-erre dans des lieux-corps réels et imaginaires, dans une pulsation contenue dans le sens figuré du terme « vagabond », puisqu’il s’agit de laisser sa pensée aller d’idée en idée par association. À la dépréciation, au refus et à la distance, il a opposé une poésie du rapprochement, de l’acceptation, de la valorisation dans laquelle la citation sert de liant fort à l’échappée verticale (l’autorité reconnue à l’autre cité) et horizontale (elle se déploie de mots en vers, de poèmes en recueils). Avec lui, même le concept de vagabondage devient noble en ce qu’il accomplit le désir et définit l’orgasmique de sa poésie. Si la psychanalyse, avec Alfred Adler, Karl Abraham, Jacques Lacan, pose le vagabondage (ou l’errance comme synonyme) dans sa relation intime à la jouissance et à l’imaginaire mais l’articule par rapport à la pulsion de mort, nul doute que Leblanc instaure une poésie de la continuelle jouissance, où la douleur est subsumée.

Chaque voyage est une succession d’inouïssances mises en boucle par la poièsis, entendues dans leur musicalité et leur mouvement. Sans paradoxe pourtant, le coeur de Leblanc n’a jamais quitté sa ville, sa province, son continent devenu pleur du bluesman sur une carte géographique dans « la note bleue (reprise) » : « le bleu du continent / à l’envers du gris des cravates / cette note qui se loge / sous les braises » (Le plus clair du temps, p. 16). Ainsi en fut-il de Gérald Leblanc, héraut de la poésie acadienne et d’une terre à inventer, devant nous, devant la parole.