Corps de l’article

L’écrivain doit organiser et vivre sa vie de telle manière qu’une oeuvre puisse y advenir. C’est là une des conséquences du fait que la vie et l’oeuvre de l’écrivain sont indissociables, que l’oeuvre est inséparable de son contexte (Maingueneau, 2004). Cette réalité prend une résonance particulière dans les petites littératures où ce principe oblige souvent l’écrivain à participer à la création des institutions dans lesquelles son oeuvre pourra s’insérer. L’oeuvre de Gérald Leblanc est à cet égard exemplaire puisque son legs le plus important est d’avoir créé les conditions qui rendent possible la production d’une oeuvre littéraire à partir de Moncton. Cette ville est aujourd’hui reconnue comme un des centres de production culturelle les plus importants de l’Acadie, en particulier dans le domaine de la littérature, et c’est incontestablement Leblanc qui apparaît comme le principal artisan de cette réalisation.

Nous savons mieux depuis quelques décennies que les institutions culturelles et artistiques ne sont pas des faits de nature, mais bien des constructions plus ou moins délibérées qui permettent d’assurer sa place au sein de la société et de revendiquer l’autonomie de pratiques et de discours dont on affirme la spécificité (Bourdieu, 1992). Il existe néanmoins des prédispositions, ou des conditions objectives, qui facilitent la cristallisation de mythes fondateurs à partir desquels se développeront ces institutions, ou qui au contraire en rendent la naissance plus difficile. J’essaierai donc de voir comment Leblanc a pu faire naître et progresser l’idée de Moncton comme centre de création en langue française à partir d’un environnement plutôt hostile. Même si plusieurs auteurs ont reconnu la place de Moncton dans le développement culturel de l’Acadie, aucun n’a tenté de montrer concrètement par quels moyens littéraires l’écrivain Gérald Leblanc en particulier a tenté de faire de Moncton une capitale littéraire dans le contexte de l’institutionnalisation d’une littérature[1]. On verra, d’un côté, qu’il a eu recours à certains des procédés utilisés par les écrivains qui ont constitué les mythes autour de capitales littéraires reconnues, mais, d’un autre côté, qu’il a aussi développé des stratégies de contournement et de détournement parce que Moncton n’a ni les caractéristiques d’une capitale, ni celles d’une ville francophone, et pas davantage les prédispositions aux activités artistiques qui auraient facilité la naissance du mythe.

Dans La République mondiale des Lettres, Pascale Casanova tente de décrire la fonction d’une capitale littéraire :

Les villes où se concentrent et s’accumulent les ressources littéraires deviennent des lieux où s’incarne la croyance, autrement dit des sortes de centres de crédit, des « banques centrales » spécifiques. Ramuz définit ainsi Paris comme « la banque universelle des changes et des échanges » littéraires. La constitution et la reconnaissance universelle d’une capitale littéraire, c’est-à-dire d’un lieu où convergent à la fois le plus grand prestige et la plus grande croyance littéraires, résultent des effets réels que produit et suscite cette croyance. Elle existe donc deux fois : dans les représentations et dans la réalité des effets mesurables qu’elle produit.

1999, p. 41

Sans jamais prétendre que Moncton aspire à une reconnaissance universelle comme capitale littéraire, on retiendra néanmoins de cette citation que la naissance d’une capitale littéraire se fonde sur une croyance, c’est-à-dire sur l’adhésion à un mythe et que cette croyance produit en retour des effets dans la réalité. Ce type de fonctionnement éclaire en effet l’entreprise du poète Gérald Leblanc par rapport à la ville de Moncton.

On n’en finirait pas de citer les auteurs français et étrangers qui ont contribué à cette construction inlassable de la représentation littéraire de Paris par les innombrables descriptions qu’ils en ont données dans les textes littéraires eux-mêmes, ensemble que Daniel Oster désigne comme la « récitation » parisienne (1990, p. 116). Pascale Casanova affirme que :

On peut comprendre l’extraordinaire répétition de ce discours hyperbolique sur Paris comme l’accumulation longue mais certaine du patrimoine littéraire et intellectuel propre à la ville, puisque la particularité de cette « ressource » symbolique, c’est qu’elle s’accroît et n’existe que lorsqu’elle est proclamée telle, lorsque les croyants se font nombreux, et que cette « récitation », à force d’être répétée comme une évidence, devient, en quelque sorte, une réalité.

1999, p. 44-45

Il n’est évidemment pas question de comparer Moncton et Paris qui se rapportent à des échelles incommensurables, mais simplement de voir en quoi la construction de Moncton comme centre culturel en Acadie obéit à des règles observées ailleurs. Pour Casanova, « l’une des étapes essentielles de l’accumulation des ressources littéraires nationales passe par l’édification d’une capitale littéraire, banque centrale symbolique, lieu où se concentre le crédit littéraire. » (p. 336) La construction d’une capitale littéraire est donc un processus constitutif de l’émergence et de l’institutionnalisation d’une littérature, comme le sont la publication d’anthologies et la création de prix littéraires. Une littérature nationale sera plus visible si elle peut s’ancrer dans un lieu qui en rassemble les principales institutions. C’est dans ce contexte que Casanova décrit l’édification de certaines capitales littéraires. Mais les villes qu’elle prend en exemple, c’est-à-dire Barcelone et Dublin, se situent elles aussi à une toute autre échelle que Moncton. En soulignant le parallèle avec ce qui s’est passé pour Paris aux XVIIIe et XIXe siècles, Casanova montre qu’ « aujourd’hui les écrivains [catalans] tentent de donner à cette ville un prestige littéraire, une existence artistique, en l’intégrant à la littérature même » (p. 337) et s’emploient à faire de Barcelone un des personnages centraux de leurs romans en multipliant les descriptions, les évocations de lieux, de quartiers, construisant ainsi, presque délibérément, à partir de Barcelone une nouvelle mythologie littéraire. » (p. 337-338) Casanova ajoute, en parlant de Dublin, que pour Joyce « donner une existence littéraire à une capitale nationale participait aussi d’une lutte interne au champ national : il voulait affirmer en acte, dans l’écriture même, une prise de parti esthétique, et rompre avec les normes "paysannes" et folkloriques qui dominaient l’espace littéraire irlandais. » (p. 338) On verra que de telles considérations ne sont pas étrangères au projet littéraire de Gérald Leblanc.

À une échelle beaucoup plus réduite, on peut considérer le rôle de Moncton par rapport à l’Acadie. Mais il est d’emblée évident que le Moncton des années 70 n’a aucune des qualités qui prédisposent à devenir une capitale littéraire. Elle cumule au contraire de sérieux handicaps à cette vocation. Certain écrivains québécois qui s’y aventurent – et il ne faut pas oublier que le Québec représente pour la francophonie nord-américaine le lieu de définition de la norme en matière artistique et culturelle – portent sur la ville des jugements plutôt négatifs, comme le romancier Jacques Ferron[2], en 1991, ou ne manquent pas de souligner sa laideur, comme le poète Jean-Guy Pilon, en 1969 :

Moncton est une ville laide qui doit sûrement être l’oeuvre de quelqu’un. Car il m’apparaît impossible que les gens, laissés à eux-mêmes, soient parvenus à réaliser un tel ensemble. Aucun plan de construction, aucun sens de l’urbanisme, aucun goût dans la façon de peindre ces maisons de bois, toutes assez basses, qui auraient pu avoir une certaine allure.

Pour couper au plus court, il faut bien reconnaître qu’à part son Université, Moncton est le centre de fort peu de choses, sinon de légendes et de rêves.

p. 155

L’Acadie est au début des années 70 la scène d’une compétition féroce entre les régions acadiennes pour le développement de l’éducation postsecondaire et ce climat contribue sans doute à ce que certains Acadiens des autres régions du Nouveau-Brunswick ne cachent pas leur mépris pour Moncton. Michel Roy, par exemple, écrit que « si l’Acadie c’est Moncton et Moncton l’Acadie, je préfère pour ma part tous les ailleurs du monde » (1978, p. 67). Moncton est identifié au chiac[3], stigmatisé comme une langue bâtarde et assimilée, dont les locuteurs ne peuvent être de vrais Acadiens. Ces jugements sont aussi le fait de certains Acadiens de Moncton. Comment seulement envisager de faire de Moncton la capitale d’une culture s’exprimant en français, alors qu’elle est le château fort de l’unilinguisme anglophone incarné par le maire Leonard Jones[4] et que le français qu’on y parle en cachette est méprisé par presque tout le monde?

C’est pourtant ce que vont entreprendre Guy Arsenault, d’abord avec Acadie Rock en 1973, puis Gérald Leblanc surtout, en y consacrant une grande part de ses écrits sur plus de vingt années[5]. Ces écrivains ne sont pas des théoriciens qui ont élaboré de fines stratégies littéraires à la suite de l’étude de celles des écrivains des petites nations du globe. Leblanc, comme Guy Arsenault avant lui, écrit d’instinct et il n’y a pas de programme plus simple que d’exprimer son droit à l’existence et à la parole. La stratégie littéraire implicite de Leblanc consiste à manifester toujours et partout le courage d’être soi-même, ce qui est à la fois très difficile face aux normes et aux canons établis ailleurs, lesquels conviennent rarement aux conditions d’écriture dans une littérature dominée, et très efficace parce que cette revendication ne peut souffrir de contestation. Cela ne peut pas se faire dans une langue empruntée; cela ne peut pas se faire à partir d’un lieu secret. Or, comme il n’y a aucune ville qui puisse être identifiée comme un lieu acadien, les seuls lieux que peut revendiquer l’Acadie sont ruraux et à la suite d’Antonine Maillet, plusieurs écrivains ont choisi d’incarner leur oeuvre dans un espace rural. Ce n’est pas l’option de Leblanc car il sait très bien que l’Acadie rurale projette une image traditionnelle et folklorique. Il prend position comme créateur d’une Acadie de la modernité et réactive des clivages productifs qu’on a pu observer ailleurs, chez Joyce par exemple comme on vient de le voir, c’est-à-dire ceux de la ruralité versus l’urbanité qui se superposent à la tradition folklorique opposée à la modernité avant-gardiste. S’il y a une obsession plus grande que celle qui s’accapare de Moncton dans l’oeuvre de Leblanc, c’est bien celle de la ville, de toute ville, de l’urbanité, comme décor, ambiance et stimulus à l’écriture[6].

Leblanc n’a pas à choisir Moncton : cette ville s’impose d’elle-même. Malgré tous les handicaps qu’on reconnaît à Moncton comme siège d’une culture de langue française, force est de reconnaître que c’est bien là, pour une bonne part du moins, que celle-ci s’exprime et qu’y sont installées d’importantes institutions acadiennes comme l’Université, la compagnie d’assurances Assomption-Vie, Radio-Canada Atlantique et les Éditions d’Acadie. En Acadie, Caraquet dispute toujours à Moncton le titre de capitale culturelle, et le partage des ressources entre ces deux centres obéit grossièrement au schéma établi par Casanova entre ancienne et nouvelle capitale, cette dernière souvent « ville universitaire – revendiquant une modernité littéraire » (1999, p. 338). Leblanc fait le pari qu’une culture acadienne moderne peut prendre forme, qu’elle ne peut irradier qu’à partir de Moncton et que cette ville devra bien lui faire de la place si la création acadienne est reconnue de l’extérieur.

Paradoxalement, Moncton présente aussi certains avantages. Elle est libre de toutes connotations folkloriques et paysannes que, partout ailleurs, il faudrait commencer par déloger. Au début des années 70, elle est aussi relativement libre de toute expression artistique anglophone un peu enracinée dans sa population. Aucune troupe de théâtre, aucune maison d’édition, et aucun écrivain de renom. Une culture acadienne moderne en voie de création n’a pas à supplanter une culture semblable en langue anglaise. Cette dernière se développe plutôt à partir d’une des plus anciennes villes universitaires du Canada, Fredericton, avec son Theatre New Brunswick, sa Beaverbrook Art Gallery, ses maisons d’édition et ses écrivains qui gravitent autour de la University of New Brunswick. Le développement d’une culture acadienne moderne à Moncton peut donc doter cette ville d’un rayonnement culturel dont elle ne dispose pas et qu’elle aurait mauvaise grâce à refuser.

On peut constater que Leblanc n’a pas utilisé des moyens différents de ceux qui ont contribué à donner à d’autres capitales leur statut. Comment suggérer que Moncton peut faire une place à la littérature, sinon en lui faisant une place dans la littérature? Sans vraiment décrire Moncton –Leblanc est avant tout poète et auteur d’un seul roman –, il rend sa présence constante dans ses écrits en nommant sans cesse les rues, les cafés, les bars. S’il n’y a guère de description physique de Moncton dans ses recueils, on y trouve néanmoins plusieurs descriptions de l’effet psychologique qu’elle provoque en lui :

qu’est-ce que ça veut dire, venir de Moncton? une langue bigarrée à la rythmique chiac. encore trop proche du feu. la brûlure linguistique. Moncton est une prière américaine, un long cri de coyote dans le désert de cette fin de siècle. Moncton est un mot avant d’être un lieu ou vice versa dans la nuit des choses inquiétantes. Moncton multipiste : on peut répondre fuck ouère off et ça change le rythme encore une fois. qu’est-ce que ça veut dire, venir de nulle part?

L’extrême frontière, p. 161

Gérald Leblanc est très conscient de l’image négative de Moncton et de son déficit de reconnaissance, mais aussi des immenses possibilités de ce désert, de cette distance, de cette anarchie de l’extrême frontière. Dans cette tentative de faire de Moncton un lieu habitable, le poète commence avec un solde négatif, mais il va faire, selon le principe connu du retournement du stigmate, de cette négativité même la base de sa construction symbolique. Ce travail s’amorce dès Géographie de la nuit rouge : « j’habite un texte bilingue. c’est une ville. Moncton, c’est une confusion qui m’excite. » (p. 42) Moncton mantra illustre cette ambiguïté fondamentale de l’image de Moncton :

En fin d’après-midi, en sortant du bureau, je me promène souvent en ville. Je m’imprègne de son rythme, de ses rues, de son affichage unilingue et de ses langues oscillantes. L’effet me déroute souvent. J’ai l’impression que ma langue n’appartient pas à ce décor, tout en sachant qu’elle habite cette ville depuis toujours, subtile, séditieuse.

p. 47

Pourquoi Moncton? Dans un premier temps, les amis. C’est aussi une ville. Nous sommes minoritaires, certes, mais j’aime la friction que cela occasionne parfois. Nous avons rarement la chance d’être complaisants, même avec nos acquis. La tension me nourrit […]

p. 135-136

Leblanc fera de l’équivoque monctonien, de son ambiguïté, de sa confusion, de son métissage, un atout qui débouche sur l’ouverture à l’autre, la tolérance, l’échange (Bruce, 2005), sans jamais tomber dans un consensus mou et lénifiant qui ignorerait que l’effort de tolérance vient essentiellement d’un seul côté. Il trouvera dans l’ambivalence monctonienne, dans son instabilité inconfortable, dans le déplacement antithétique de sa représentation, un puissant aiguillon à son écriture et une relance constante qui le garde de l’épuisement qui menace toute écriture à sens unique. Moncton est à la fois frustrante et exaltante et cette double polarité assure le mouvement ininterrompu et pendulaire de l’écriture de Leblanc qui oscille entre la critique et la célébration du même objet. C’est cette ambivalence même qui fait de Moncton un lieu propice à l’écriture pour lui, précisément parce qu’elle ne le laisse pas en paix et empêche toute vision unilatérale et figée. Leblanc ne fait pas de Moncton la cité idéale, car c’est aussi « cette ville au nom de notre bourreau » (Éloge du chiac, p. 118) « où notre patience s’use à la longue / devant ceux qui ont la réponse / avant que nous posions la question » (p. 119). Au contraire, il montre que les contraintes qu’imposent son excentrement et son étroitesse provinciale constituent des forces d’opposition contre lesquelles appuyer ses propres énergies créatrices.

Moncton incarne certainement dans l’oeuvre de Leblanc une des formes de la « paratopie créatrice » (Maingueneau, 2004, p. 85) qui constitue le moteur de son écriture, c’est-à-dire ce lieu intenable et partagé qui l’attire et le repousse. Cependant, aiguillonné sans doute par les nécessités de la création du mythe, le poète insiste bien davantage sur la face lumineuse de Moncton que sur son côté sombre, sur ses atouts plutôt que sur ses lacunes : « ce qui nous manque nous n’en avons pas besoin » (Éloge du chiac, p. 116). La paratopie transforme le défaut en positivité, ce que résume bien la citation de Leonard Cohen qui clôt L’éloge du chiac : « there is a crack in everything / that’s how the light gets in. » (p. 120)

Dans le champ social, il est bien connu qu’on se construit par association. Les écrivains sont bien placés pour le savoir, eux qui ne peuvent recevoir de leurs pairs un diplôme en bonne et due forme attestant de leur compétence et qu’on affiche fièrement dans son bureau comme le font les médecins et les dentistes. Cependant, c’est bien aussi de leurs frères en écriture qu’ils reçoivent la reconnaissance désirée par le jeu des citations et des dédicaces qui établissent les contours d’une confrérie spécifique. Leblanc est au coeur de ce processus, étant celui qui a le plus souvent réuni et sélectionné les poètes pour les diverses manifestations collectives qui ont eu lieu depuis les années 70 et il va avoir recours à un processus tout à fait semblable pour construire Moncton comme espace littéraire et artistique. Il va donc associer d’abord la ville de Moncton à des écrivains et à des artistes, puis l’associer à d’autres villes elles-mêmes associées à des artistes. S’il désigne New York comme « la ville de john ashbery » (Éloge du chiac, p. 31), c’est pour enchaîner quelques pages plus loin avec « je me réveille aujourd’hui encore / dans la ville d’yvon gallant / et les mots de guy arsenault / dans une maison construite par france daigle (p. 34).

Sans aller jusqu’à proposer une équivalence entre New York et Moncton, il suggère que Moncton est pour Yvon Gallant et Yvon Gallant pour Moncton ce que John Ashbery est à New York. Dans un autre type de construction par association, Vancouver, Montréal et Paris sont souvent superposés à Moncton par le jeu de la réminiscence, des rencontres, des associations sonores et patronymiques qui cherchent à imposer l’idée, comme il l’écrit, que « ma ville est une planète » (Éloge du chiac, p. 48). À l’échelle de l’Acadie, Moncton joue ce rôle de capitale culturelle et, selon Leblanc, les productions qui en émanent, bien qu’elles n’obtiennent pas la reconnaissance qu’on accorde aux productions des artistes provenant des grandes capitales, sont tout autant dignes d’intérêt, non seulement pour l’Acadie, mais pour un public beaucoup plus large. On notera au passage que la projection de Leblanc ne se limite pas à la littérature, mais qu’elle englobe tous les arts, en privilégiant certes les artistes qui, comme le peintre Yvon Gallant, représentent beaucoup Moncton : « ma ville à sentiments à chansons / à confusions ma ville à moi / ville où je rêve / où france daigle écrit / où ulysse landry chante (Éloge du chiac, p. 119).

Le poème qui clôt le recueil Éloge du chiac, intitulé « sûtra de Moncton », représente à la fois la synthèse la plus parfaite et l’apogée du chant de Moncton dans l’oeuvre de Leblanc. Moncton y est présenté avant tout comme un lieu de création dont le caractère urbain est constamment souligné par la présence insistante des rues, de la ville, des bars, des cafés, du cinéma, du bordel, du théâtre, de la cathédrale, du trafic, des trottoirs, des lumières. Ce lieu est connoté par la magie, la fébrilité, l’excitation, la folie, le feu, la fureur, le désir et la liberté, toutes énergies décuplées par le fait que la ville est avant tout le lieu de rencontre des artistes, que Leblanc convoque inévitablement en les nommant : la ville est une expérience collective de création et de stimulation. Le récit de Moncton dans la poésie de Leblanc illustre de manière frappante le caractère autolégitimant du discours littéraire : « faire oeuvre, c’est d’un seul mouvement produire une oeuvre et construire par là même les conditions qui permettent de la produire. » (Maingueneau, 2004, p. 86) Le poème réalise cette boucle énonciative par le fait que le récit qui crée Moncton se constitue en célébrant la création de Moncton comme lieu d’un récit :

cette ville est une invention de nous

[…]

je parle de la rue st-georges et de la rue botsford

je parle des rues que nous habitons glorieusement

sans excuses avec beaucoup de jeux de mots

ces mots à réaction qui nous relancent

les mots nous excitent n’importe quand

au long des projets et des folies

les mots ping-pongnent sur les trottoirs

où nous avons l’intention de tout raconter.

Éloge du chiac, p. 115-116

Si Moncton devient dans l’oeuvre de Leblanc une capitale et un centre, quelle est sa périphérie et quels sont les autres centres auxquels elle s’oppose pour accéder à l’existence? Pour faire de Moncton un lieu mythique, il faut lui fabriquer une spécificité, une vocation exclusive sur la scène acadienne de la culture. Leblanc n’aura pas à chercher très longtemps cette vocation, puisque lui-même s’est déjà positionné contre l’image traditionnelle et folklorique de la culture acadienne projetée à une certaine époque, par la conjoncture des oppositions à l’intérieur de l’institution littéraire acadienne, sur l’oeuvre d’Antonine Maillet. Pour conquérir leur place dans l’institution littéraire acadienne dans les années 70, les poètes de Moncton, avec Herménégilde Chiasson et Gérald Leblanc à leur tête, ont construit Antonine Maillet comme une figure d’opposition, représentant toutes les valeurs dont ils cherchaient à se distancer :

Au moment même où [Antonine Maillet] s’impose comme figure de proue de cette littérature naissante, elle servira aussi [aux poètes de Moncton] de parfaite figure d’opposition et de modèle de ce qu’ils refusent. Si elle écrit des romans, traditionnels dans leur forme et leur sujet, ils écriront de la poésie, qui brise toutes les règles, d’autant mieux qu’elle les ignore; si elle parle de la campagne, ils parleront de la ville; si elle publie au Québec chez un éditeur québécois et vit à Montréal, ils feront du fait de vivre à Moncton et de publier aux éditions d’Acadie un choix politique; si elle construit sa langue d’écriture sur le parler acadien rural et traditionnel qui revendique la pureté des origines, ils construiront la leur en faisant une bonne place au vernaculaire acadien de la ville, actuel et métissé d’anglais.

Boudreau, 2008, à paraître

Moncton incarnera donc l’urbanité comme lieu de fabrication de la modernité opposée à la ruralité comme lieu de sauvegarde et d’expression de la tradition. Mais ici aussi, l’opposition n’est pas binaire et absolue. Clint Bruce a raison de noter l’ambiguïté du rapport à l’origine rurale et qu’« il y a filiation entre le passé rural et la modernité urbaine » (2005, p. 216). Mise à distance des sources rurales n’égale pas reniement, mais passage à une autre étape. La route qui va jusqu’au bout du monde commence sur un chemin de terre : « je comprends que toutes les acadie que j’ai connues / reviennent et renvoient / jusqu’au bout du monde appris sur un chemin de terre (Comme un otage du quotidien, p. 11).

Si Moncton peut devenir un centre de création de la culture acadienne, un centre de création pour les artistes acadiens, il se construit aussi dans l’opposition au Québec comme lieu hégémonique d’expression de la culture française en Amérique, y compris comme lieu d’expression d’une culture acadienne déportée et exotique : « alors que le bloc québécois vote contre / l’égalité que réclament les acadiens / un bloc carré pure laine pogné dans sa souche » (Éloge du chiac, p. 27).

La critique de la domination culturelle du Québec et de l’expression d’un nationalisme étroit que le poète oppose au métissage acadien cohabite cependant avec une riche intertextualité québécoise et l’éloge de plusieurs de ses écrivains, au premier rang desquels il faut citer Réjean Ducharme et Marie-Claire Blais, et le complice qui ne lui fera jamais défaut, Jean-Paul Daoust, auquel est dédié le dernier recueil posthume, Poèmes new-yorkais.

La revendication d’une culture acadienne moderne fabriquée en Acadie dans un milieu urbain entraîne la revendication d’une différence linguistique, revendication absolue dans le discours, mais modérée dans la pratique, duplicité énonciative[7] typique de Leblanc et bel exemple de l’emploi de moyens détournés. Le recueil L’éloge du chiac est évidemment le lieu le plus frappant de l’écart entre le programme d’écriture revendiqué et le programme d’écriture réalisé puisque l’ouvrage, qui se présente d’emblée comme un manifeste à la défense du chiac, l’utilise surtout dans les premiers poèmes, mais très parcimonieusement par la suite. Néanmoins, la France comme gardienne de la norme du français universel constituera un excellent repoussoir à partir duquel construire sa différence :

Qui sont-ils ceux qui nous reprochent nos plaisirs de dire et nos soi-disant écarts de langage? Certains universitaires français, en manque de colonies, scrutent nos productions d’un oeil torve. Ils voudraient tellement qu’on leur ressemble, ce qui n’est pas une proposition bien alléchante, convenons-en.

Leblanc, 2002, p. 39

Ici non plus, la critique de l’impérialisme culturel français n’empêche pas la citation de nombreux auteurs français comme modèles et inspiration, à commencer par Rimbaud, réincarné par Leblanc dans les rues de Moncton et qui partage avec le scripteur du poème la fascination pour les villes et la dérision pour la France :

parfois nous descendions jusqu’au Cap Pelé où on passait l’après-midi, les orteils dans le sable, à énumérer toutes les villes qui nous fascinaient : San Francisco, Barcelone, New Orleans, Tokyo. […]

[…] on riait aux éclats en parlant de la France.

Lieux transitoires, p. 42

Après avoir examiné les moyens et stratégies de cette création imaginaire de Moncton comme capitale culturelle, il convient de s’interroger sur ses résultats. Dans quelle mesure l’entreprise volontariste et délibérée de Leblanc de faire de Moncton le centre de création et de diffusion de la culture acadienne a-t-elle réussi?

Dans le compte rendu de Je n’en connais pas la fin, paru en 1999, Pierre Nepveu, poète, essayiste et critique littéraire québécois écrit :

Moncton illimité : ce pari audacieux qui fonde toute la poésie de Leblanc n’est tenable que dans la mesure même où la ville dont il parle est pour lui un phénomène essentiellement psychique, un fait de conscience et de rêve, une fièvre et un fantasme incessants. Réduite à sa morne réalité, il semble que la ville sombrerait dans la banalité, l’insignifiance, l’immobilisme. […]

Moncton n’en conserve pas moins une profonde singularité, à la fois comme lieu décentré de l’identité acadienne, en tant qu’une sorte d’Acadie dévoyée hors de l’Acadie profonde, mais aussi par son statut de ville très modeste et sans charme particulier, ce qui peut inciter à une surenchère de fiction, à une débauche d’imaginaire. Ce qui frappe ici, et singulièrement chez Leblanc, c’est donc ce décalage extrême et radicalement assumé entre la pauvre réalité et les prestiges du poétique, apte à ouvrir l’ici sur tous les ailleurs, et à magnifier outre mesure la banalité du quotidien vécu au ras des rues et des bars.

2000, p. 20

En accordant une place importante au rêve, à la fiction et à l’imaginaire dans la création de Moncton, Pierre Nepveu corrobore ce que j’ai tenté de montrer dans le travail poétique de Leblanc. Mais la vision que Nepveu présente de Moncton reste en dehors de la croyance, alors que le discours poétique de Leblanc sur Moncton adhère totalement au mythe. Ce dernier n’associe pour ainsi dire jamais la ville de Moncton à la « banalité », à « l’insignifiance » et à « l’immobilisme », et il ne la présente pas davantage comme « une ville très modeste et sans charme particulier ». On a vu, au début de ce texte, que le mythe d’une capitale littéraire repose sur la croyance et que celle-ci suscite des effets réels, que lorsque les croyants sont suffisamment nombreux, le récit d’une ville comme capitale culturelle, répété comme une évidence, devient la réalité. Pour la transmettre aux autres, la croyance doit d’abord exister chez le créateur du mythe. Leblanc n’a jamais douté que Moncton puisse devenir une capitale culturelle; il n’a jamais douté qu’elle le soit devenue. La représentation de Moncton dans la poésie de Leblanc a bien pour origine le rêve, mais ce fantasme a remplacé la réalité, de telle sorte que le décalage extrême dont parle Nepveu entre « la pauvre réalité et les prestiges du poétique » n’est pas présent dans la poésie de Leblanc, mais uniquement dans la vision extérieure qu’on peut en avoir. Son adhésion à Moncton ne souffrait pas de réserve, les « défauts » de cette ville devenant pour le poète des stimulants à son écriture comme on l’a vu plus haut, un peu à la manière d’un amour stendhalien en voie de cristallisation[8].

Le point de vue de Nepveu n’est ni étonnant, ni singulier, et il montre les limites de ce mythe créé par Leblanc, très puissant dans le cercle interne des artistes acadiens et de leur public, mais dont le pouvoir s’estompe au fur et à mesure qu’on s’en éloigne. Dans ce contexte, on peut constater, parmi les observateurs extérieurs à l’Acadie, d’une part, ceux qui ont cette attitude de non-croyance et soulignent le décalage entre le rêve et la réalité et, d’autre part, ceux qui ont l’attitude inverse et adhèrent à la représentation de Moncton comme un lieu de création privilégié et même parfois l’alimentent : « et les soirées magiques que nous créons / avec nos semblables parmi les réseaux exquis / des complices et des croyants (Éloge du chiac, p. 116).

Les poètes québécois Nicole Brossard, Claude Beausoleil, Jean-Paul Daoust et Yolande Villemaire pourraient être comptés parmi ces complices et ces croyants. Dans un numéro spécial de la revue Éloizes consacré à Moncton, ils participent de manière plutôt convaincante au mythe monctonien, en exprimant une connivence enthousiaste avec les poètes acadiens dans la célébration concomitante de ce lieu et de la poésie. Dans un poème intitulé « Moncton », Jean-Paul Daoust écrit :

Moncton

[…]

Où les poèmes en technicolor

Pleuvent comme des perséides

[…]

Où vivent en mot et en couleurs

Des ami(e)s poètes

[…]

Où se promènent des fées et des magiciens

Où les vies se permettent d’être surréalistes.

1994, p. 109-110

L’émotion est tout aussi palpable dans le poème de Nicole Brossard :

[…] Moncton c’est chaud à cause des années-lumière qui entrent dans les livres comme un bras de mer.

[…] Moncton, c’est chaud à cause du côté vivant des visages qui font tourner la tête vers la lumière. Moncton, c’est chaud à cause du soleil sur la pointe du stylo, à cause des mots qu’on ne peut pas retenir entre la paume et la poitrine et qui s’en vont, grandes lettres d’amour, se coucher au milieu des livres pendant que la ville veille et scintille au nord de l’Amérique et que, nous, on a du plaisir à calculer la lumière entre Moncton et Montréal.

1994, p. 40

On peut aussi tenter de mesurer l’influence du mythe monctonien de Leblanc sur les artistes acadiens eux-mêmes. Il est évident que Leblanc a eu de nombreux émules chez les jeunes poètes qui ont adopté d’emblée Moncton comme lieu d’inscription de leur écriture. Le numéro spécial de la revue Éloizes, déjà mentionné, en est sans doute l’illustration la plus frappante. Nombre de jeunes poètes y montrent que la nomination de Moncton est devenue une figure caractéristique d’une certaine poésie acadienne. Les lieux et les rues de Moncton connotent dorénavant la poésie. Dans certains recueils de Mario Thériault, Jean-Marc Dugas, Marc Poirier, Mario LeBlanc et Paul Bossé[9], on trouvera de nombreux exemples de cette reproduction de l’univers monctonien de Leblanc et de son chatoiement linguistique entre le français, l’anglais et le chiac. On y trouve ce plaisir évident à nommer Moncton, ses lieux et ses rues fétiches, le Kacho[10], la Petitcodiac[11], la rue Archibald, la rue Robinson, à en faire le titre de poèmes et à présenter cette ville finalement comme un lieu unique, étrange et digne d’attention. Le recueil de Marc Poirier n’est certes pas le plus achevé qu’ait donné la poésie acadienne récente, mais il constitue un exemple incontestable de cette mise en scène de Moncton comme creuset d’une expérience psychédélique qui sert de matière au poème, comme on peut le voir aussi dans la poésie de Leblanc. Georges Bourgeois, aussi bien que Marc Arseneau et Sarah Marylou Brideau[12], proposent chacun leur version d’un poème sur Moncton comme objet d’une réappropriation identitaire et de création fébrile. Ces textes font aussi partie du « récit de Moncton » inauguré par Leblanc.

En ce qui concerne le roman, ceux de Jean Babineau[13] et d’Ulyssse Landry [14] nourrissent abondamment le mythe monctonien de la schizo-phrénie linguistique et on trouve des variations sur cette atmosphère dans la nouvelle « Fin de saison » de Terre sur mer de Mario Thériault. Ajoutons que si on comptait aussi les romans qui font de Moncton le site « normalisé » où se déroule leur intrigue, qui en nomment les multiples lieux, mais sans le ton revendicateur des précédents, il faudrait en citer de nombreux autres, dont ceux d’Hélène Harbec[15] et d’Évelyne Foëx[16], qui viennent donc aussi, à leur manière, confirmer Moncton comme lieu romanesque. La recrudescence de la présence de Moncton en littérature acadienne est d’ailleurs confirmée par Marie-Linda Lord[17] qui en a fait un de ses sujets principaux de recherche : « À chaque décennie depuis 1970, le nombre d’oeuvres qui participent à la construction d’un espace urbain dans la littérature acadienne double; dans la poésie, c’est près de la moitié des recueils qui évoquent Moncton alors que dans les romans, c’est le tiers. » (2006, p. 74)

Cependant, l’exemple le plus frappant, c’est sans doute celui de France Daigle, car cette écrivaine a plutôt commencé par ignorer Moncton. Pourtant, son dernier roman, Petites difficultés d’existence, surenchérit sur la représentation instituée par Leblanc. Il a fallu attendre le septième roman de France Daigle, La vraie vie, publié dix ans après son entrée en littérature, pour trouver une simple mention de Moncton. Néanmoins, dans ce dernier roman publié en 2002, la consécration fictionnelle de Moncton comme centre culturel acadien doté de pouvoirs d’attraction sur un grand artiste étranger occupe une place centrale[18]. Le peintre Étienne Zablonski, qui avait croisé les héros acadiens de France Daigle dans le roman précédent, choisit Moncton de préférence à Los Angeles et New York. Il y trouve des gens curieux, dans les deux sens du mot, et ouverts, qui forment un environnement que l’artiste semble considérer comme un endroit agréable où vivre et propice à la pratique de son art. Avec son ironie habituelle, France Daigle ne manque pas de souligner le caractère extraordinaire du phénomène pour les personnages mêmes qui le vivent et qui restent toujours sceptiques. Ainsi, Terry est tout à fait surpris qu’une chanteuse québécoise qui mentionne Moncton dans une émission de TV5 ne prenne pas la peine de dire « Moncton en Acadie, ou Moncton au Nouveau-Brunswick ni rien de même. Comme si tout le monde savait où c’est qu’est Moncton. […] Comme si on était une grande ville ou une place right connue. » (2002, p. 137)

Il faut ici prendre acte du fait que l’évolution de l’oeuvre de France Daigle, cette écrivaine qui a commencé par écrire des romans qui se voulaient tout à fait neutres tant du point de vue de la langue que de l’espace, juste après la période forte du nationalisme acadien, et qui en vient aujourd’hui à faire de la mythification de Moncton et de sa transformation en capitale culturelle le sujet de son roman, est tout à fait parallèle à la construction symbolique de Moncton entreprise par Leblanc et continuée par de nombreux écrivains acadiens comme on vient de le voir. Le roman Petites difficultés d’existence est en quelque sorte le couronnement et la célébration de cette entreprise très audacieuse de Leblanc et il n’est pas sans importance que cette consécration vienne d’un des écrivains les plus importants et les plus crédibles de la littérature acadienne moderne. Aussi bien Marie-Linda Lord que Clint Bruce font le rapprochement entre ce roman de France Daigle et l’oeuvre de Leblanc : « "Écrire Moncton" et construire un espace urbain se rejoignent significativement dans les romans Moncton mantra de Leblanc et Pas Pire et Petites difficultés d’existence de France Daigle, tous publiés depuis 1997. » (Lord, 2006 p. 76) Est-il nécessaire d’ajouter que Gérald Leblanc est le seul poète cité dans Petites difficultés d’existence et commenté de manière très laudative par les personnages[19], comme l’a bien noté Bruce : « Or, ce n’est pas par hasard que, dans Petites difficultés d’existence, l’initiation de Terry et Carmen à un cosmopolitisme monctonien passe en partie par le lecture de Gérald Leblanc : ce dernier est à l’origine d’un imaginaire acadien urbain heureux, jouissif, même. » (2005, p. 218)

Cet examen très rapide et non exhaustif de la place de Moncton dans la littérature acadienne, après la construction initiale d’un mythe monctonien par Leblanc, permet de confirmer que son influence est réelle et que celle-ci a eu pour effet de modifier la perception de cette ville comme lieu de création. À sa suite, les artistes acadiens seront de plus en plus nombreux à choisir de s’exprimer explicitement à partir de ce lieu et à créer des représentations dans lesquelles les artistes ont le droit de s’exprimer à partir de ce lieu. Leblanc n’est certes pas le seul artisan de cette représentation, mais il en est l’initiateur et le défenseur le plus caractéristique. C’est ce qu’affirme Marie-Linda Lord à propos du recueil L’extrême frontière :

Écrire Moncton pour les écrivains acadiens au début des années 1970, c’est d’une part reconnaître Moncton dans ses formes concrètes et d’autre part, c’est entreprendre de lui donner forme dans l’imaginaire. C’est le recueil L’Extrême Frontière. Poèmes 1972-1988 de Gérald Leblanc qui exprime le mieux cette réalité littéraire.

2006, p. 69

Herménégilde Chiasson, qui était à cette époque son principal complice, le reconnaît aussi : « De tous les artistes établis à Moncton, Gérald LeBlanc [sic] est sans doute celui qui aura fait de cette ville son sujet de prédilection. » (2003, p. 83)

Comme on l’a vu plus haut, la représentation de Moncton comme lieu de création fait partie des pratiques autolégitimantes qui occupent une large place dans les littératures périphériques, toujours portées à douter d’elles-mêmes. On pourra considérer comme un paradoxe le fait que Gérald Leblanc soit à l’avant-plan de cette opération volontariste d’affirmation identitaire tous azimuts, alors que son roman Moncton mantra a pour sujet le long et difficile cheminement de l’écrivain jusqu’à sa première publication et l’immense sentiment de doute et d’illégitimité qu’il a eu à surmonter. À moins que l’un explique l’autre et que la force et l’ampleur des revendications légitimantes soient engendrées par la profondeur du manque.