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Au cours des trente dernières années, nous avons assisté au développement et à la mise en place d’un ensemble de politiques, programmes et mesures destinés aux personnes ayant des incapacités au Québec. Cet ensemble formé de plus de 200 mesures et programmes sociaux différents (OPHQ, 1998; Vaillancourt et al., 2002) a permis et permet encore aujourd’hui, à une partie des personnes ayant des incapacités, de demeurer dans leur milieu et de participer aux activités ordinaires de la société québécoise. Pour une autre partie, les difficultés se multiplient lorsqu’elles veulent utiliser ces programmes et mesures. Des difficultés qui ont tantôt trait à la complexité et aux incohérences du fonctionnement du système, tantôt au manque manifeste de ressources humaines et financières, à l’inadéquation de certains programmes et mesures à répondre effectivement aux besoins liés à leurs déficiences, à leurs incapacités ou à la réalisation de leurs activités quotidiennes et sociales. Dans cette étude, nous nous sommes intéressés à la population des personnes ayant des incapacités qui bénéficient du régime courant de protection sociale, et avons exclu celles ayant accès aux régimes singuliers d’assurance liés à la cause. Nous désirons mieux comprendre les conséquences des difficultés que rencontre ce groupe de personnes dans leur accès aux services et compensations financières.

Le développement des programmes et des services à l’égard des personnes ayant des incapacités s’est fait dans une perspective définie dans la foulée d’un vaste mouvement de concertation intersectorielle. Celui-ci impliquait les associations de personnes handicapées et l’adoption des orientations de la politique d’ensemble « À part…égale » en 1985 par le gouvernement du Québec. Découlant de l’application de la Loi assurant l’exercice des droits des personnes handicapées, cette politique favorise une intégration sociale « sans discrimination ni privilège ». Elle commande la mise sur pied de programmes et services qui sont adaptés aux caractéristiques des personnes ayant des incapacités, ou qui visent à compenser les coûts supplémentaires assumés par celles-ci et leurs familles, et à éliminer les obstacles environnementaux sociaux et physiques dans une perspective d’égalité des chances (OPHQ, 1984).

Pour une première fois au Québec, la participation sociale des personnes qui ont des déficiences, des incapacités et qui vivent des situations de handicap, est reconnue comme devant être appuyée par des services de soutien dans la communauté qui répondent le plus adéquatement possible à leurs besoins. Parmi les programmes existants, certains visent la compensation des coûts supplémentaires, c’est-à-dire les coûts liés aux besoins particuliers relatifs à l’existence d’une déficience, d’une incapacité ou d’une situation de handicap, tels que les services d’interprète ou d’accompagnateur, l’adaptation du domicile, etc. D’autres cherchent à éliminer les obstacles à la participation sociale des personnes ayant des incapacités, par exemple les subventions d’aide au transport scolaire et au transport public adapté. Certains régimes ont finalement pour objectif le remplacement du revenu (Fougeyrollas et al., 1999).

Par ailleurs, certains programmes sont spécifiques et constituent des régimes spéciaux de responsabilité s’adressant à des groupes particuliers dont la couverture est déterminée par la cause de l’incapacité (SAAQ[1], CSST[2], IVAC[3], Régime des anciens combattants, Programme d’indemnisation des victimes du sang contaminé). D’autres sont généraux et apportent un soutien sans égard à la cause des incapacités. Parmi ceux-ci, certains sont accessibles à toute la population (Sécurité du revenu, programmes publics de compensation des besoins, mesures fiscales, etc.), tandis que d’autres sont accessibles aux personnes qui ont versé une cotisation (Régie des rentes du Québec, régimes d’assurance-invalidité privés collectifs offerts par certains employeurs, régimes d’assurance-invalidité privés individuels).

Avec l’existence des programmes publics accessibles à tous, les personnes ayant des incapacités et leurs proches sont théoriquement couvertes en ce qui concerne la compensation des coûts supplémentaires. Cependant, ces programmes font, pour la plupart, l’objet d’un sous-financement et ne parviennent pas à répondre à tous les besoins exprimés; ou s’ils y parviennent, les délais d’attente sont longs. Ce manque à gagner est une conséquence directe d’un cloisonnement des programmes et des services.

À l’heure où l’environnement social et physique des personnes vivant avec des incapacités est de plus en plus pris en compte dans l’élaboration de stratégies individualisées afin d’améliorer leur pleine participation sociale, c’est l’ensemble du patchwork créé par la jungle de régimes, programmes et services qui est intensivement critiqué et remis en question (Aarts et al., 1996; Bolduc, 1992; Bovenberg, 2000; Cophan, 1993; Fougeyrollas et al., 1999; Institut Roeher, 1994; Ison, 1994; Mélennec, 1997, Blais et al., 2004). Ces derniers forment en effet un ensemble hétérogène et constituent un système de protection inéquitable, inefficace et désincitatif pour le travail et la réadaptation (Bolduc, 1992; Institut Roeher, 1993). Par exemple, l’accès aux compensations est tributaire de la cause de la déficience ou de l’incapacité, si bien que la couverture des coûts est plus complète pour certaines personnes, dans la mesure où celles-ci passent au travers du filtre de l’admissibilité. Sans couverture adéquate, de nombreuses personnes doivent assumer des frais reliés à leurs incapacités (Guillemette et al., 2001). Ces dépenses, jumelées à une situation de pauvreté déjà présente chez une proportion importante de ce groupe (Berthelot, 2006), entraînent fréquemment un glissement progressif vers la pauvreté (Fougeyrollas et al., 2005).

En fonction de la cause de leurs déficiences et incapacités, de nombreux Québécoises et Québécois sont donc privés de compensations monétaires ou de services répondant entièrement à leurs besoins. Quels sont les manifestations et les effets de cette inaccessibilité sur la santé et la qualité de la participation sociale des personnes « handicapées » et de leurs proches ? Voilà une réalité contemporaine peu documentée par les sciences sociales dans le champ des études sur le handicap. Les résultats des travaux de notre équipe présentés dans cet article visent à pallier cette lacune.

Objectif de la recherche

Cette recherche exploratoire a pour objectif d’identifier et de décrire les conséquences sociales sur la santé de l’inaccessibilité aux services et aux compensations financières pour les personnes ayant des incapacités et leurs proches dans le cadre du régime courant de protection sociale québécois.

Cadre conceptuel

Cette recherche se situe dans la perspective des travaux menés depuis 1993 sur le modèle conceptuel du Processus de production du handicap (PPH) (Fougeyrollas et al., 1998). Ce modèle systémique prend en compte les variables individuelles et environnementales en interaction, déterminant la qualité de la participation sociale. Une personne est en situation de participation sociale ou en situation de handicap selon la qualité de réalisation de ses habitudes de vie, résultant de l’interaction entre les facteurs personnels (ses déficiences, ses incapacités et ses autres caractéristiques personnelles) et les facteurs environnementaux (les facilitateurs et les obstacles) (Fougeyrollas et al., 1998 : 36). Les habitudes de vie correspondent aux activités courantes ou aux rôles sociaux valorisés par la personne ou par son contexte socioculturel selon ses caractéristiques (âge, sexe, identité socioculturelle, etc.). Ces habitudes assurent la survie et l’épanouissement d’une personne dans sa société tout au long de son existence (voir Fougeyrollas et al., 1998, pour une description complète du modèle).

Dans cette étude, l’expression « inaccessibilité aux services » fait référence à deux réalités : 1) l’absence d’un ou de plusieurs services requis ou 2) la présence de services inadéquats, insuffisants ou offerts après de longs délais d’attente. L’expression « inaccessibilité aux compensations financières » réfère à l’absence ou l’insuffisance de ressources financières pour compenser les coûts supplémentaires associés à la présence d’incapacité. Ces coûts

[…] sont liés à des besoins spécifiques relatifs à l’existence d’une déficience, d’une incapacité ou d’une situation de handicap. Ces besoins entraînent des dépenses spécifiques supplémentaires pour la personne, ou pour sa famille, qu’une autre personne n’ayant pas de déficience, d’incapacité et ne vivant pas de situation de handicap n’a pas à prendre en charge. Ces besoins peuvent aussi exiger un soutien financier non spécifique relié aux besoins particuliers de la personne, par exemple les services de maintien à domicile dont l’ampleur peut varier d’une personne à l’autre.

Fougeyrollas et al., 1999 : 6

Méthode

Compte tenu du caractère exploratoire de l’étude, une approche qualitative et empirico-inductive a été privilégiée. Cinquante-deux (52) entrevues semi-dirigées ont été réalisées auprès des personnes présentant diverses déficiences et incapacités, ou de leurs proches. Le recrutement a été fait à la suite d’une consultation auprès des organismes de défense des droits des personnes ayant des incapacités. Ceux-ci nous ont indiqué des groupes de personnes susceptibles de vivre des conséquences provoquées par les carences de protection sociale (Fougeyrollas et al., 2003). Les participants sont des personnes qui ont des déficiences et incapacités dues à des problèmes génétiques ou congénitaux, ou bien acquises après des maladies aiguës ou chroniques ou des accidents, mais qui ne sont pas couvertes par un des régimes singuliers reliés à la cause. Celles-ci peuvent présenter tant des déficiences organiques, morphologiques que des incapacités motrices, visuelles, auditives, intellectuelles ou psychiques.

L’entrevue se déroulait dans un endroit choisi par le répondant, le plus souvent à son domicile, mais parfois au lieu de travail du répondant aussi, ou encore dans les locaux de l’IRDPQ. Elle se faisait à l’aide d’un schéma d’entrevue comportant des questions semi-ouvertes. Les entrevues ont été enregistrées sur bande audio et retranscrites mot à mot, permettant ainsi de procéder à une analyse de contenu thématique à l’aide du logiciel Nud’Ist Nvivo® (Boutin, 1997; Huberman et Miles, 1991, L’Écuyer, 1987). Deux professionnels de recherche ont codé les entrevues, après avoir suivi une procédure de validation afin de s’assurer de la plus grande objectivité dans leur codification respective.

Résultats

Parmi les 52 personnes rencontrées (31 femmes et 21 hommes), 47 sont des personnes ayant des déficiences ou des incapacités significatives et persistantes, et 5 sont des parents des personnes ayant une déficience intellectuelle. L’âge moyen des participants est de 40 ans. Ils habitent soit la région de Montréal (40 %), de Québec (37 %) ou de Trois-Rivières (23 %). Une très grande variété de diagnostics ou de déficiences est représentée : aphasie, ataxie, dystrophie musculaire, déficience auditive, déficience intellectuelle (représentée notamment par les 5 parents participant à l’étude), déficience motrice cérébrale, déficience visuelle, épilepsie, fibromyalgie, fibrose kystique, lésion médullaire, maux de dos chroniques, personnes de petite taille, problèmes de santé mentale, sclérose en plaques, traumatisme cranio-cérébral (TCC), victimes de la thalidomide. Cette grande diversité de types de déficiences permettra de faire ressortir les similitudes en termes de situations de handicap.

L’inaccessibilité affecte-t-elle la santé?

Selon les propos rapportés par les répondants, la santé physique et la santé mentale sont affectées en raison des services inexistants ou insuffisants. Les personnes rapportent de la fatigue, des maux de dos, et, de façon générale, parlent d’une dégradation de leur santé. Elles disent qu’elles sont « brûlées », « fatiguées » et qu’elles n’ont « plus d’énergie ». Il est important de rappeler que l’inaccessibilité aux services ne signifie pas nécessairement une absence complète de ceux-ci. Dans certains cas, les personnes reçoivent des services, mais d’une manière qui ne répond pas à l’ensemble de leurs besoins. Comme l’illustre le témoignage suivant, le manque de services pour l’aide au ménage est une source de fatigue pour cette femme ayant la sclérose en plaques : « […] le p'tit quatre heures de plus que j'aimerais avoir, je le fais moi-même. Puis ça me demande beaucoup d'énergie. […] Ça, ça me fatigue beaucoup » (Femme, sclérose en plaques).

Le manque d’aménagement résidentiel (par exemple, la cuisine non adaptée aux besoins de la personne) ou encore le manque d’aide technique (par exemple, l’absence de lève-personne), sont des situations qui ont été rapportées par les répondants comme étant à la source de certains de leurs problèmes de santé.

Outre ces impacts sur le plan de la santé physique, des répercussions sur le plan de la santé mentale ont été identifiées beaucoup plus fréquemment. Un sentiment d’exaspération est souvent rapporté par les participants, et s’exprime par des expressions telles que : « je suis tannée » ou « je vis des frustrations ». La colère et le sentiment d’impuissance sont aussi ressentis par les personnes face à l’inaccessibilité :

Quand je n'ai pas accès à quelque chose, je deviens en premier frustrée, fâchée et puis, après ça, je deviens... c'est comme encore un autre rappel que je suis une personne handicapée visuelle et puis [que] je suis limitée, pas à cause de mon handicap, mais à cause de mon environnement construit comme il est et qui me limite.

Femme, déficience visuelle

Devant un contexte d’inaccessibilité, certaines personnes éprouvent du découragement et du stress, ou se sentent tristes et déprimées. Certaines parlent même de baisse de l’estime de soi et de tentatives de suicide :

C'est vraiment dur à prendre. […] L'image que ça me renvoie... une des images que ça me renvoie c'est que je ne vaux rien. Parce que si je valais quelque chose, on prendrait soin de moi autrement que comme ça.

Femme, fibromyalgie

Moi je regarde ça là... je peux voir à peu près un peu partout à quel moment quelqu'un peut virer fou. […] Ben même moi, j'ai fait une tentative de suicide. Un moment donné, j'étais comme plus capable.

Femme, maux de dos chronique

Certaines personnes mentionnent qu’elles ne se sentent pas comprises par leur interlocuteur et ont le sentiment de ne pas être respectées dans leur choix de vie. Une perte de confiance envers les institutions et les intervenants s’installe :

Je pense que c'est important d'être en confiance avec la personne avec laquelle on reçoit de l'aide. Parce que comme avec [l’intervenante], j'ai plein de choses à dire et puis des fois je me dis, j'ai déjà exprimé des choses et il n'y a rien qui s'est fait nécessairement. Fait que c'est là qu'on perd l'élément de confiance.

Femme, déficience auditive

La perte de confiance à l’égard des services de l’État se manifeste de façon particulièrement aiguë lorsque les personnes se projettent dans l’avenir. Ainsi, tous les parents ayant participé à l’étude ont clairement exprimé leurs craintes face à l’avenir pour leur enfant; ils se questionnent sur leur bien-être lorsqu’ils ne seront plus en mesure de s’en occuper eux-mêmes. Parmi les autres participants, nombreux sont ceux qui appréhendent leur vieillissement en raison d’une diminution de leur capacité physique, situation qui entraînerait une augmentation de leur besoin d’aide à domicile ou la nécessité d’utiliser le transport adapté. Ils craignent alors de ne pas recevoir les services dont ils pourraient avoir besoin.

L’inaccessibilité est-elle une source de situation de handicap ?

Suivant le modèle du PPH, une personne vit une situation de handicap, qui est synonyme d’une restriction de participation sociale, lorsqu’elle ne peut pleinement réaliser les habitudes de vie qu’elle souhaiterait réaliser. Du côté des activités quotidiennes, celles reliées à la nutrition sont restreintes par des difficultés à se faire à manger. La qualité, la quantité et la variété des aliments consommés sont également réduites. Les communications sont limitées selon des propos rapportés principalement par des personnes ayant une déficience auditive ou visuelle, qui éprouvent des difficultés à exprimer leurs besoins et qui déplorent un manque d’information :

Aussi, des fois les sourds comprennent mal une situation, ils interprètent mal la situation et il y a des délais qui font qu'ils ne sont pas compensés. […] Et aussi les sourds ne sont pas informés, ils ne sont pas informés des différents programmes, des différents services pour pouvoir réclamer. Ils ne sont pas informés du tout, ils ne savent pas.

Homme, déficience auditive

Sur le plan de l’habitation, des difficultés telles que « être contraint de déménager », « demeurer dans un espace plus restreint » et « ne pas pouvoir choisir son lieu d’habitation » sont également mentionnées :

Comme je vous dis, moi je souhaiterais, si j’en avais la possibilité, partir en appartement. Mais juste partir un an en appartement, j’ai calculé et pour une personne normale, c’est environ 10 000 $, si on se restreint en plus. Et donc, pour une personne à mobilité réduite, on va mettre le double avec tous les services et puis tous les machins dans une perspective idéale. Actuellement, si je voulais, ça serait limite si je voulais acquérir mon indépendance. Ça serait même problématique au niveau financier.

Homme, déficience motrice cérébrale

Du côté des rôles sociaux, les difficultés sur le plan des relations interpersonnelles apparaissent fréquemment comme un impact de l’inaccessibilité. Isolement social, éloignement des membres de l’entourage, sentiment que les autres doivent donner plus que ce qui est acceptable, conflits dans les relations amoureuses et sentiment de dépendance, sont les principales difficultés vécues :

Mais là, un moment donné, c'est le chum qui aide à faire le ménage, c’est le chum qui fait des fois les clapings et puis c'est le chum qui faut qui paie pour toi parce que tu n’as aucun revenu. […] le fait que je suis vraiment totalement dépendante de quelqu'un, c’est vraiment pas facile à accepter.

Femme, fibrose kystique

Il y a un manque, donc c'est la famille à ce moment-là ou les amis, les gens autour qui vont combler. Sauf qu'un moment donné, au niveau des relations interpersonnelles, ça peut jouer […]. Ça fait que les personnes peuvent […] dans certains cas, donner moins de nouvelles ou disparaître.

Homme, lésion médullaire

Sur le plan de l’éducation, des abandons de cours ou des échecs, un rendement académique diminué ou un retard dans le cheminement scolaire, sont directement reliés à l’inaccessibilité. Pour ce qui est du travail, une diminution des performances et des difficultés à se trouver un emploi sont rapportées par les participants. Enfin, les loisirs sont limités tant en ce qui a trait à la qualité qu’à la quantité :

C'est ça, les loisirs quand on fait des loisirs et bien c'est encore du gardiennage. […] Ce sont des coûts, si tu pars une journée c'est 30,00 $ ou 40,00 $ de gardienne et puis à part ta journée de ski. T'sais, on en fait mais moins... pas mal moins. » (Femme, enfant ayant une déficience intellectuelle)

Comment les personnes composent-elles face à un contexte d’inaccessibilité ?

Le schéma d’entrevue ne comportait pas de questions sur ce thème, mais plusieurs personnes ont décrit les réactions ou mécanismes d’adaptation utilisés lorsqu’elles étaient confrontées à une situation où leurs besoins n’étaient pas répondus par les services en place. Ainsi, plusieurs personnes décident de payer elles-mêmes pour se procurer des biens ou des services requis en raison de leurs incapacités ou de celles de leur enfant. Ces montants sont très variables (de 500 $ par année à plus de 5 000 $ par année) et sont affectés à divers biens ou services : déplacements, vêtements et souliers, entretien de la maison, aménagement du domicile, répit et gardiennage, services d’accompagnateurs ou de professionnels de la santé.

Lorsque les services sont inadéquats ou insuffisants, ou que les délais d’attente sont trop longs, une autre réaction possible et très fréquemment identifiée par les répondants consiste à se battre pour obtenir les services ou les aides techniques dont ils ont besoin. Les expressions utilisées sont souvent similaires et contiennent toutes les termes : « […] il a fallu que je me batte pour avoir […] ». Seul l’objet de la lutte diffère : un fauteuil roulant, des services de réadaptation, un triporteur, une salle de bain adaptée, etc.

À l’inverse, pour d’autres, il y a abandon ou tout simplement renonciation à faire des demandes :

« Ben, je te dirais que tu viens un moment donné tellement tannée de te battre […] T'sais, tu laisses tomber parce qu'un moment donné t'es tannée. […] et tu sais que ça n'aboutira pas, fait que tu lâches. » (Femme, enfant ayant une encéphalopathie)

Les propos de certaines personnes montrent qu’elles donnent un sens à leurs expériences de vie reliées à l’inaccessibilité. Ainsi, le fait de devoir se battre pour recevoir un service est interprété comme l’occasion de développer certaines habiletés, telles que l’autonomie et la ténacité :

Moi, ça fait que je suis un gars qui s’est battu pour s'intégrer dans la société et puis qui fonce et puis qui essaie de faire tomber les barrières et puis d'ouvrir les portes […] Puis ça m'a aidé justement à raffiner encore plus mon tempérament et puis à vouloir plus me surpasser et puis foncer.

Homme, lésion médullaire

Discussion

Les propos recueillis au cours de l’étude montrent que l’inaccessibilité aux services et aux compensations financières affecte la santé physique des personnes, soit de façon générale et diffuse, comme la fatigue, soit de façon précise en provoquant spécifiquement une déficience secondaire, comme les maux de dos. Cependant, les impacts sur le plan de la santé mentale sont ressortis de manière beaucoup plus criante. La colère, l’impuissance ou le découragement caractérisent souvent, sur le plan individuel, l’état dans lequel se retrouvent de nombreuses personnes face à une expérience de non-compensation ou de compensation inadéquate des incapacités. Les conséquences psychologiques, telles que la frustration, la colère et la dépression, peuvent démotiver les personnes à solliciter des soins, à adhérer aux traitements et à utiliser des stratégies de prévention (Neri et Kroll, 2003).

La confiance des gens dans le système est minée, comme l’ont explicité de nombreux répondants lors des entrevues individuelles. Une situation qui nourrit, depuis déjà plusieurs années, la réflexion sur le plan théorique (Giddens, 1994), mais qui a aussi un impact important sur le terrain en ce qui a trait à l’utilisation ou non des services ou encore au recours à des solutions ad hoc.

Actuellement, les systèmes de soutien n’arrivent pas à générer une relation de confiance, qui permettrait à la personne vivant le problème d’identifier ce dont elle a besoin pour le régler. De telles orientations, basées sur la confiance, le respect des choix et l’autodétermination sont essentielles à l’exercice des droits et vont à l’encontre du discours du contrôle social dominant. Ce dernier présume qu’une telle ouverture conduira inévitablement les personnes à faire des demandes pour des services dont elles n’ont pas besoin, celles-ci étant d’abord vues comme des fraudeurs et des abuseurs du système. Il importe de répondre aux demandes de manière individualisée et selon les besoins exprimés dans le respect du projet de vie des personnes ayant des incapacités. Au lieu d’investir des sommes considérables dans le fonctionnement d’un système de soutien basé sur le contrôle et la vérification des dires des demandeurs, il serait plus rentable d’offrir les services, surtout à la lumière des conséquences de l’inaccessibilité telles qu’identifiées dans cette recherche.

Les orientations fondamentales des politiques sociales québécoises prônent un système public égalitaire, accessible et universel. Malgré des engagements précis pris à l’égard de la compensation des besoins des personnes qui ont des déficiences et des incapacités (Conseil des ministres, décision 88-151), l’on constate sur le terrain que le système en place actuellement est loin de correspondre à ces orientations. Cette distanciation qui existe entre la mise en discours de ce qui devrait être fait et la pratique actuelle, n’est pas, comme cela est souvent présenté, le fait uniquement des intervenants, qui, sur le terrain, tentent par divers moyens de répondre aux besoins des personnes (Boucher et al., 2005). Ces intervenants sont pris dans un système qui réduit leur compétence de professionnels formés pour soutenir les gens et émettre des jugements, à un rôle de techniciens applicateurs de normes et signataires de formulaires (Fougeyrollas et al., 2000). Cette instrumentalisation, qui les confine dans un rôle d’agent de contrôle social et qui va à l’encontre de leur éthique professionnelle, est une source d’insatisfaction à l’égard de leur travail (Hébert et al., 2000; Meloche, 1993) et contribue au taux élevé des problèmes de santé mentale rencontrés parmi les travailleurs (Bourbonnais et al., 2001; Vézina et Bourbonnais, 2001).

En plus de devoir composer avec les contraintes du système, les pratiques des intervenants sont influencées par le discours dominant inspiré des politiques néo-libérales, selon lequel tout coûte de plus en plus cher et qu’il faut couper avant que ne survienne la faillite de l’État. Ce discours vient légitimer la continuité des coupures et fait en sorte que la détérioration des services est plus ou moins acceptée et considérée comme rationnelle, nécessaire et liée à une gestion rigoureuse des fonds publics. Ceci n’est pas sans conséquences sur la santé et la participation sociale des personnes ayant des incapacités et leurs proches.

De la dépendance à l’éloignement

L’expérience des personnes que nous avons rencontrées démontre clairement qu’elles vivent des situations de handicap dans de nombreux domaines de leur vie. Leur participation sociale est donc atteinte, tant sur le plan de la réalisation des activités quotidiennes, comme se nourrir, se loger, communiquer, que sur le plan de la réalisation des rôles sociaux, tels que l’éducation, le travail, les loisirs et les relations interpersonnelles. De tous les propos recueillis, les plus éloquents sont ceux qui touchent les relations interpersonnelles. Le rapport à l’autre est continuellement affecté par le manque de services, tantôt entraînant une dépendance, tantôt brisant les liens qui existent entre les personnes ayant des incapacités et leurs proches. Souvent formulés comme produisant une sur-sollicitation des proches, ou même des ruptures avec ceux-ci, plusieurs impacts identifiés sont directement en lien avec les relations interpersonnelles qu’elles entretiennent. Plusieurs personnes doivent recevoir de l’aide des personnes qu’elles considèrent, soit comme trop proches (le conjoint ou la conjointe qui donne des services de soins personnels), soit comme pas assez proches (des amis qui doivent offrir des services de transport « adapté »). D’autres études démontrent également que l’inaccessibilité aux services engendre la dépendance envers les autres, que ce soit le conjoint, les enfants, les amis ou les collègues de travail (Neri et Kroll, 2003; Scheer et al., 2003). Ceci est d’autant plus dramatique que le simple fait d’avoir, dans son entourage immédiat, des proches pouvant offrir un soutien, réduit les probabilités d’obtenir de l’aide des services publics (Guberman, 2002).

La question de la qualité des liens sociaux apparaît donc être une dimension importante à considérer dans toute évaluation de l’impact de l’inaccessibilité aux services. Malgré le fait que l’autonomie (être au contrôle de sa vie, gérer ses interdépendances) soit un objectif clairement revendiqué par le mouvement associatif de défense des droits depuis la fin des années 1970 et en fait reconnu dans les politiques sociales dans le champ du handicap (OPHQ, 1984; MSSS, 2001, 2003, 2006), les résultats de l’analyse sont clairs. L’inaccessibilité aux services et aux compensations financières répondant aux besoins perçus par les personnes ayant des incapacités entraîne une détérioration de la relation à l’Autre pouvant aller jusqu’à la rupture du lien social.

Se débrouiller dans la jungle

À travers la recherche des effets négatifs sur la vie des personnes ayant des incapacités, l’équipe de recherche s’est retrouvée devant un constat fort intéressant. Au-delà du manque de services, des problèmes de confiance et des difficultés relationnelles, les personnes ayant des incapacités interrogées finissent par se débrouiller. Toutefois, cet « accommodement » a un prix, puisque la quasi-totalité d’entre elles doivent assumer des dépenses pour se procurer des services ou des aides afin de répondre à leurs besoins, phénomène déjà documenté dans d’autres études (Guillemette et al., 2001; Fougeyrollas et al., 2005). La possibilité de se débrouiller avec les moyens dont on dispose peut être vu comme un exemple de courage et de persévérance, mais cette situation peut devenir, pour certaines structures d’aide, un justificatif permettant de couper là où finalement les besoins sont en réalité des plus criants. Cette stratégie sociale, tout comme celle qui consiste à abandonner les démarches et à se passer du service ou du bien requis, a également pour effet de diminuer les listes d’attente et de donner ainsi aux fournisseurs de services une fausse image des besoins. Un autre effet pervers est de diminuer la pression à l’amélioration de l’organisation des services d’un point de vue de planification des programmes publics. L’aspect systémique de l’inaccessibilité est bien illustré dans ces situations, puisqu’une demande réduite en services peut donner l’impression que les besoins sont moindres et qu’il n’est pas nécessaire dans ce cas d’en offrir plus. Ayant moins de services, les gens s’organisent par eux-mêmes, ce qui agit rétroactivement sur l’offre puisqu’il n’y a pas de demande. Ce phénomène vient également influencer les critères de priorisation utilisés dans un nombre croissant de programmes de compensation, compte tenu d’une gestion de rareté de ressources (Fougeyrollas, et al., 2000).

Pour de nombreuses personnes rencontrées, qui subsistaient grâce à la Sécurité du revenu, le fait de devoir assumer des dépenses liées à leurs incapacités génère non seulement un graduel appauvrissement mais aussi un confinement dans les enclaves favorisant leur désaffiliation sociale (Castel, 1995). Comparant les données de l’Enquête québécoise sur les limitations d’activités (EQLA) à un sous-échantillon, l’étude de Fougeyrollas et al. (2005) démontre sans équivoque le glissement progressif dans la pauvreté. Cette dernière se traduit à la fois par un revenu insuffisant mais aussi par l’isolement social et la dégradation de la participation sociale des personnes ayant des incapacités importantes, et ce, particulièrement lorsqu’elles sont des femmes, qu’elles vivent seules et qu’elles sont peu scolarisées.

Mentionnons en terminant que la nécessité de se battre pour obtenir une réponse à ses besoins revient très fréquemment dans les propos des répondants, comme cela a déjà été documenté dans d’autres études (Darrah et al., 2002; Neri et Kroll, 2003; Vincent et al., 2001). Certaines personnes l’interprètent comme une expérience qui a renforcé leur caractère. Il ne s’agit donc pas que de situations et d’expériences qui affaiblissent ou vulnérabilisent systématiquement les personnes, mais qui ont également le potentiel de les renforcer, pour autant qu’elles puissent donner un sens à ce qui leur arrive. D’autres s’en tirent mieux pour faire face aux difficultés rencontrées. Leurs modalités de réponse et d’adaptation aux obstacles environnementaux sont influencées : soit par leur histoire personnelle, le contexte familial et le réseau social élargi dans lequel elles ont grandi ou évoluent; soit par le mode et l’âge d’acquisition des différences fonctionnelles; soit par certaines caractéristiques de résilience reliées à leur personnalité, à leurs expériences et à leur projet de vie.

Limites de l’étude

Le devis de recherche utilisé (recherche qualitative) et le mode de recrutement des participants, sur la base d’un échantillon de convenance, ne nous permettent pas de généraliser les résultats à l’ensemble des personnes vivant avec des incapacités. Les résultats de l’étude concernent seulement les personnes vivant avec des incapacités qui ne sont pas couvertes par un des régimes reliés à la cause et qui demeurent dans une région urbaine (Montréal, Québec) ou semi-urbaine (Trois-Rivières) du Québec. De plus, bien qu’une très grande variété de diagnostics ou de déficiences soit représentée, nous ne pouvons prétendre les avoir toutes considérées. Cinq parents d’enfant ayant une déficience intellectuelle ont été rencontrés afin de couvrir leur réalité particulière. Cependant, en ce qui a trait aux adultes ayant une déficience intellectuelle, des limites d’ordre méthodologique reliées au mode de cueillette d’information ne nous ont pas permis de tirer pleinement profit d’entrevues réalisées auprès d’eux. Cette recherche permet plutôt d’avoir une compréhension approfondie du vécu des personnes qui n’ont pas accès à tous les services et compensations financières nécessaires pour répondre à leurs besoins. Dans le contexte où peu de données issues de la recherche existaient, les choix méthodologiques étaient appropriés et ont permis d’accroître nos connaissances sur le sujet.

Conclusion

Travailler à l’adaptation de l’offre de services et de compensations aux besoins générés par les attentes de participation sociale et les volontés de contribution citoyenne des personnes ayant des déficiences et des incapacités, signifie un enrichissement culturel et socioéconomique de la société québécoise. Une société qui se construit sur des principes d’inclusion n’a plus besoin de créer davantage de fragmentation, de cloisonnement, de silos et de territoires technocratiques, et de discours alarmistes sur l’explosion des coûts. Au moment où l’on crie à qui veut l’entendre la paranoïa de la pénurie de main-d’oeuvre et les calamités du vieillissement de la population, il est étonnant de constater que l’on investit tant d’efforts à empêcher une portion considérable de gens de participer socialement à la production et à la création de la richesse collective.

Voilà certainement un des grands paradoxes de la santé publique et de l’impasse du discours néolibéral contemporain. Celui-ci alimente le retrait de l’État, le contrôle bureaucratique basé sur la non-confiance, la fragmentation des catégories d’« assistés », l’instrumentalisation du personnel des réseaux de services, et le sabotage du système de solidarité sociale québécois acquis de la Révolution tranquille et exprimé dans nos politiques sociales. Ces dernières, dans une perspective anthropologique, deviennent les mythes (par définition, inaccessibles) de notre modernité, dont par manque de transparence et par une hypocrisie certaine des décideurs, nous n’osons pas nous délester! Comment peut-on justifier de créer continuellement de nouveaux problèmes de santé physique et mentale, de pousser toujours plus loin les personnes « handicapées » et leurs proches dans la pauvreté et la rupture des liens sociaux, comme les résultats de cette recherche nous le démontrent très éloquemment dans leurs propres mots et émotions ?

Notre conclusion, c’est qu’il faudrait avoir le courage de le dire publiquement et de modifier nos orientations d’égalisation des chances et de prétention à l’équité dans l’accès aux services et compensations financières, si manifestement les systèmes d’accès n’y contribuent pas de façon satisfaisante sur le terrain et dans la « vraie vie ».

Nous souhaitons que ces constats « ancrés » dans l’expérience vécue et trop souvent souffrante de la différence corporelle et fonctionnelle, alimenteront, même de façon modeste, ce nécessaire débat de projet de société mis en scène par le défi contemporain d’exercice effectif des droits en vue de l’intégration scolaire, professionnelle et sociale des Québécoises et Québécois « handicapés », comme il a été récemment réaffirmé par l’adoption de la Loi 56 (L.R.Q. 2004).