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Les essais consacrés aux femmes de la Nouvelle-France et aux rapports sociaux de sexe sont rares : « une foisonnante production sur l’histoire des femmes et du genre dans les colonies anglo-américaines côtoie celle, bourgeonnante, sur les rapports sociaux de sexe en Nouvelle-France » précise Josette Brun (note 3, p. 120). Son essai, consacré à un sujet d’ailleurs peu étudié, celui du veuvage – au féminin comme au masculin –, est d’autant plus précieux. L’auteure s’est livrée à un patient travail sur les archives notariées. Elle a analysé, en milieu urbain, à Québec et à Louisbourg (capitales du Canada et de l’île Royale), au début du XVIIIe siècle (plus précisément de 1710 à 1744), les droits et les pouvoirs des maris et de leurs épouses, d’abord au sein de couples en première union (137 couples de Québec et 25 de Louisbourg), liés ensuite au veuvage (137 veuves et 147 veufs de Québec; 43 veuves et 31 veufs de Louisbourg) puis au remariage ou non. Les professions concernées sont essentiellement celles des artisans et des marchands.

Josette Brun estime que la méconnaissance de la condition féminine, certes, mais aussi celle « de la condition masculine, terrain en friche dans une historiographie pourtant centrée sur les hommes, limite grandement la portée de toute analyse des rapports de sexe dans la société coloniale » (p. 4). Bien des zones grises masquent les conditions réelles de vie et d’activité des femmes et des hommes. Si « les documents de l’époque gardent malheureusement peu de traces de la répartition du travail au quotidien et de l’influence que les femmes peuvent exercer sur la gestion de la cellule familiale » (p. 14), l’on sait toutefois que les épouses partagent plus facilement les tâches masculines que l’inverse. La chercheuse a tenté d’analyser, à partir de son corpus et de l’activité notariale des époux et des épouses, puis des veuves et des veufs, la distribution, voire la flexibilité, des rôles féminin et masculin sur le plan domestique et professionnel, financier et patrimonial, parental et familial ainsi que d’évaluer la marge de pouvoir et d’autonomie des femmes épouses ou veuves. Son analyse quantitative et statistique (28 tableaux, en annexe) permet de mieux apprécier, voire connaître, ces aspects.

Le premier des quatre chapitres de cette monographie étudie les droits et les pouvoirs des maris et des épouses, des maris sur leurs épouses. Selon la Coutume de Paris (qui régit le droit civil en Nouvelle-France à partir de 1664, Coutume qui s’est attaché à réduire le pouvoir des femmes depuis le Moyen Âge), l’incapacité juridique des épouses (signer des contrats, gérer ses biens, soutenir une action en justice, etc.) est la règle. Même dans les cas, fort rares, de séparation, les femmes ne recouvrent pas la pleine capacité juridique, réservée aux célibataires âgées d’au moins 25 ans et aux veuves. La femme conserve cependant son nom (contrairement aux épouses anglo-américaines), et elle est propriétaire de la moitié des biens communs. L’activité notariale est le fait des hommes et maris à 75 % et elle concerne plus les commerçants que les artisans. Le rôle de représentation des femmes est limité : 20 % des actes notariés sont faits par le couple (indice d’un engagement solidaire quant à des dettes, par exemple, ou lorsque les actes concernent les biens propres de l’épouse) et 4 % par la femme seule (qui gère ses biens propres; et elle est parfois accompagnée de ses soeurs). Peu de femmes sont nommées procuratrices par leur mari (indice de confiance, valorisation des compétences des épouses, octroi de la capacité juridique, etc.) : 5 sur 137 à Québec, 2 sur 25 à Louisbourg. Quant aux procurations sous seing privé (document non notarié, remis au mandataire, et perdu), l’auteure estime qu’elles ont dû être rares.

Les contrats, matrimoniaux d’abord, nous renseignent sur les avoirs du couple : biens par acquêts (acquis avant la noce), propres (hérités des parents) ou communs (de la communauté, au cours de la vie commune). Les données colligées et analysées par la chercheuse révèlent, entre bien des choses, que l’engagement des époux, le partage des biens et les remariages sont plus importants à Louisbourg, jeune colonie au statut précaire. Le douaire, rente viagère accordée aux veuves par la Coutume, tient une place importante dans ce chapitre. L’auteure note que ce privilège coutumier représente toujours une menace pour les acquéreurs et que les marchands anglais s’indigneront, après la Conquête, des limites que le douaire et les biens propres des épouses, même hypothéqués ou vendus sans leur consentement, imposent. Une étude des poursuites judiciaires liées au douaire reste à faire.

Pourquoi les jeunes veuves se remarient-elles (par manque d’expérience, par convention sociale, pour vivre à deux dans un cadre traditionnel…) ou ne se remarient-t-elles pas (fortes de leur expérience, pour profiter des avantages liés à leur nouveau statut – douaire, capacité juridique –, etc.)? Ces questions restent pour l’instant sans réponses, avoue l’auteure dans le deuxième chapitre intitulé « Se remarier ou pas ». Elle conclut à partir de ses données que la jeunesse des enfants est sans doute le facteur le plus décisif. La chercheuse révèle une inversion intéressante : la moitié des veuves de Québec et de Louisbourg (54 %) sont plus âgées (jusqu’à 10 ans) que leur second mari et épousent surtout des célibataires (81 %); elle mentionne aussi d’autres études (comme celle de Parent et Postolec (1995) qui présentent de nouveaux comportements : les veuves remariées seraient plus souvent fondées de pouvoir.

Les questions de chasteté (veuvage vertueux, respect du défunt, etc.), d’âge (40 ans, celui de la ménopause… la procréation étant considérée comme le but du mariage), de bienséance (pleurer, porter le deuil), de temps de veuvage (un an de viduité à respecter, notamment pour les cas de grossesse), de mésalliance (la femme « descend » à la condition de son mari, tandis que le mari « élève » celle qu’il épouse) ou de rituel particulier (bénédiction du mariage) concernent plus précisément les veuves et les femmes. La société est beaucoup plus tolérante à l’égard des hommes en général et des veufs en particulier. Josette Brun affirme que les accusations de sorcellerie en Nouvelle-Angleterre pendant la période coloniale sont sans doute l’expression la plus dramatique du malaise qui entoure le pouvoir des veuves, comme des autres femmes (célibataires ou mariées); le veuvage, boîte de Pandore, peut libérer tous les maux attribués à la nature féminine…

Le troisième chapitre est consacré aux « stratégies de survie ». Les veuves avaient le droit de renoncer à une communauté de biens endettée (la mauvaise gestion des biens communs était imputable au seul mari), tout en se réservant leur douaire – au même titre d’ailleurs, précise Josette Brun, que celles qui continuent la communauté – (choisissant le plus avantageux, du coutumier ou du préfix : somme fixe ou rente), et les droits, usufruits et préciputs (habits, lit garni et bijoux personnels…) accordés par contrat de mariage. La protection et les « gains de survie » de la veuve et de ses enfants semblent assurés par la Coutume et les études tendent à prouver « qu’il existe bel et bien des limites morales à la sujétion des femmes, surtout quand leurs droits et ceux de leurs enfants sont en jeu » (p. 62). La chercheuse note que « la majorité des veuves sans enfants de Québec héritent en principe de tout le patrimoine du mari […] ce qui dépasse l’esprit du droit coutumier parisien » (p. 81) : « la protection des droits et des privilèges des femmes, plus généreuse il est vrai que dans les colonies anglo-américaines, est bel et bien acquise dans les deux villes, et même bonifiée à Québec », conclut-elle (p. 98). Cependant, se fondant sur « l’état actuel des connaissances », elle estime que cela « ne corrobore en rien la théorie d’un statut privilégié ou d’un champ d’action élargi pour les veuves de la Nouvelle-France » (p. 81). Des études doivent vérifier si ces mesures de protection assurent effectivement la subsistance des veuves jusqu’à la fin de la viduité.

En Nouvelle-France, les veuves qui ne se remarient pas sont nombreuses à exercer des activités professionnelles diversifiées, à reprendre (aidées de membres de leur famille et du personnel) celles du mari (par exemple, la veuve Antoinette Isabeau, entrepreneure pour les fortifications de Louisbourg). Josette Brun, malgré « le silence des sources » à l’égard de la participation active de femmes collaboratrices aux activités professionnelles du mari, estime que « le travail des veuves est important et significatif », d’autant que les « corporations ne se sont pas implantées au Canada et n’ont donc pu limiter, comme en France, l’accès des veuves à certains métiers » (p. 67). L’auteure s’empresse cependant d’ajouter, tout en soulignant bien « l’absence d’études comparatives », qu’« il n’y a cependant pas lieu de lui prêter une ampleur particulière […] On peut encore moins parler d’une émancipation féminine avant la lettre, ces activités n’ayant pas en Nouvelle-France le sens qu’elles ont dans la société d’aujourd’hui » (p. 67). L’entraide entre veuves, la solidarité et la collaboration (non notariées) entre mères et filles restent à explorer, tout comme le sort de veufs avec de jeunes enfants, moins bien lotis et peu soutenus par un réseau d’entraide, amenés à assumer des tâches maternelles et féminines… On ne peut manquer de noter, d’une part, le manque d’études – plus particulièrement, d’études comparatives – sur ces sujets, et, d’autre part, le souci de précaution extrême de la chercheuse et sa crainte des anachronismes.

Le quatrième et dernier chapitre, « La veuve, une “pauvre” de prédilection », s’avère le plus critique. Josette Brun affirme que les veuves éveillent bien la compassion des autorités coloniales, civiles et religieuses, de toute une société qui a, en fait, institutionnalisé la « fragilité », la dépendance et la précarité de la situation des femmes. Charité, prières, bonnes oeuvres, institutions (comme l’Hôpital général) sont mises à contribution pour aider « la veuve et l’orphelin », mais la résignation aussi fait partie des « devoirs de la veuve modèle »… L’Église, note ironiquement l’auteure, n’hésite d’ailleurs pas à supprimer le droit de succession des veuves au « banc d’église »… Josette Brun estime que « les représentants du roi et les administrateurs de la colonie focalisent surtout leur attention et leurs ressources financières sur les membres des classes privilégiées » (p. 87), les « veuves de l’élite » en mauvaise situation financière. Elle analyse les efforts (pensions, rations, etc.) et les requêtes au profit de veuves d’officiers et de leurs enfants, à instruire ou à placer. Des femmes, telle la marquise de Vaudreuil, elle-même veuve du gouverneur Philippe de Rigaud de Vaudreuil, s’y emploient activement, et solidairement, contribuant « à l’avancement d’un groupe social privilégié », perpétuant ainsi « une certaine conception du développement colonial », car « l’on conçoit difficilement que la colonie puisse se maintenir sans une élite noble bénéficiant des privilèges dus son rang » (p. 96). Le rôle et l’apport des « élites » en Nouvelle-France sont sans doute beaucoup plus complexes que ce portrait à l’emporte-pièce ne le laisse entrevoir… Josette Brun note, au crédit des autorités du Canada et de l’Île royale, qu’elles ont tenté de revendiquer plus de pouvoir, et parfois fait fi de la hiérarchie; et, au crédit des veuves de l’Île royale, qu’elles se sont « infiltr[ées] dans un territoire bien masculin, celui des activités militaires » (p. 94) en offrant des fournitures et des services aux troupes. L’auteure conclut que « la féminité, construit social » (image de la « veuve éplorée », par exemple) s’est alors retrouvée « au coeur des rapports de pouvoir entre la métropole et ses colonies nord-américaines » (p. 96).

La monographie de Josette Brun est issue de sa thèse de doctorat, ouvrage très spécialisé (s’appuyant sur des bases de données démographiques, l’inventaire de documents d’archives notariales, juridiques, judiciaires, religieuses et administratives) et synthétique (données quantitatives et tableaux statistiques). Le résumé de ce type de thèse s’adresse donc d’abord à des spécialistes de la recherche universitaire et à un public très averti. L’auteure avait annoncé d’emblée en introduction son désir de réfuter la théorie d’un « âge d’or de la condition féminine en Nouvelle-France » soutenue, entre autres, au début des années 80, par l’historienne Jan Noel. Les conclusions de son étude lui permettent d’affirmer que le contexte colonial ne favorise pas une distribution plus « libre des rôles et du pouvoir dans le couple à Québec et à Louisbourg », que « l’autorité maritale n’est nullement en péril au dix-huitième siècle dans [c]es capitales coloniales », que « les parcours qui s’écartent de la norme le font, sauf exception, dans un cadre prévu par la loi et la sagesse populaire » (p. 97). Se trouve donc infirmée « clairement, pour les phénomènes et les groupes observés, l’hypothèse d’un âge d’or de la condition féminine en Nouvelle-France » (p. 97).

L’hypothèse d’un « âge d’or », de la condition féminine – comme de la condition masculine d’ailleurs –, en Nouvelle-France, compte tenu des difficultés et des conditions extrêmes de cette entreprise de colonisation nord-américaine, doit effectivement être prise avec un bon grain de sel : l’« âge d’or » relève bien à l’évidence plus du mythe! Par ailleurs, la volonté, somme toute scientifique, avisée et salutaire, de l’auteure, d’infirmer cette hypothèse, l’amène, ce me semble, à inverser bien résolument les pôles. Comme elle le rappelle pourtant dans sa conclusion, son étude est circonscrite, englobe deux villes, sur environ 30 ans, au début du XVIIIe siècle, sur une « cohorte » limitée de couples, etc. Ses recherches et ses données apportent indéniablement de précieux repères et de nouveaux outils à un « chantier » à peine commencé, mais toutes les ressources et les énergies doivent être convoquées, compte tenu des zones grises et des silences repérés, des données manquantes, des réalités complexes, des analyses qualitatives à affiner, des exceptions, des inclassables… Appels et ouvertures émaillent l’essai de Josette Brun : « une analyse quantitative des procès, qui mettent directement ou indirectement en scène le quotidien et les mentalités, rendra sans doute avec plus de nuances la complexité des rôles féminins et masculins dans la société coloniale française » (p. 98); « une analyse sérielle des partages des biens [entre la veuve et les enfants] » reste à effectuer (p. 6); « la participation quotidienne des femmes aux activités professionnelles du mari » (p. 98) et de la famille doit être évaluée; « le rôle du genre dans la construction du pouvoir étatique » (p. 90) reste à définir; il est difficile de comparer, pour des questions de méthode, de corpus, etc. L’étude appliquée à d’autres villes, au monde rural, les comparaisons (Canada et Louisiane, avec la France et les colonies anglo-américaines) s’imposent donc.

Josette Brun commence son essai par une citation en exergue de Milan Kundera : « Vous pensez que le passé, parce qu’il a déjà été, est achevé et immuable? Ah non, son vêtement est fait d’un taffetas changeant et chaque fois que nous nous retournons sur lui nous le voyons sous d’autres couleurs » (p. 3) et l’achève par ces mots : « Ces histoires sexuées méritent d’êtres contées » (p. 100). L’auteure estime que la correspondance personnelle et officielle demeure une source qualitative de choix. Histoire, Littérature et histoires de vie sont appelées à faire encore longtemps bon ménage.