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Comment concevoir et mettre en oeuvre une citoyenneté qui ne renie pas son ancrage sur l’individu et son autonomie, mais qui, dépassant la mutualisation assurantielle des risques (la citoyenneté sociale propre à la société salariale), en arrive à inclure la mutuelle dépendance qui caractérise les relations dans le monde privé? Voilà une interrogation qui peut sembler pertinente dans le moment contemporain marqué, dit-on parfois, par un individualisme forcené.

Cette question mérite d’être soumise à la discussion. C’est la raison pour laquelle j’ai demandé à la direction de la revue Recherches féministes de m’accorder quelques lignes afin de l’amorcer. S’agissant d’un point de départ qui reste donc à poursuivre, je me garderai d’apporter une réponse à cette question, me contentant, en un espace qui n’est forcément pas celui d’un article, de suggérer qu’une lecture moins monolithique du passé pourrait enrichir la recherche de la conception et de la mise en oeuvre de l’égalité et de la liberté des femmes et des hommes dans le présent. Cela suppose, me semble-t-il, de résister à faire de « les femmes » une catégorie dans laquelle se retrouvent tous les « êtres de sexe féminin » en tout temps et, éventuellement, en tout lieu. Il ne suffit pas de prétendre que la catégorie « femmes » est une « construction sociale » : le célèbre « On ne naît pas femme, on le devient » pourrait ne pas être le sésame que l’on se complaît à répéter dans une position facilement anti-essentialiste, mais encore faut-il prêter attention aux multiples acceptions statutaires qu’englobe ce terme générique. Ce qui entraîne sans doute, dans la période contemporaine de la théorisation du féminisme, une distinction à ciseler entre « privé » et « domestique ».

En tant que sociologue travaillant sur l’articulation entre famille, rapports de sexe et politique depuis près d’une vingtaine d’années (ma première esquisse, « La mère sans ombre? », a paru dans le numéro de Recherches féministes, intitulé « L’amère patrie », dirigé par Diane Lamoureux en 1990), je suis sensible, comme Anne-Marie Daune-Richard[1], auteure du texte « Homme, femme, individualité et citoyenneté » qui précède dans le présent numéro, à l’« expérience historique ». Expression que j’emprunte à Marcel Gauchet (2007 : 13), qui lui accorde la propriété d’être « un dévoilement indéfini, relançant le questionnement du passé à la lumière de ce qui apparaît dans le présent ». Sans avoir employé cette expression comme telle, j’adopte pourtant cette perspective qui anime mon travail sans cesse remis sur le métier. En substance : comment se fait-il que, aujourd’hui en France (le terrain que je privilégie, mais non exclusivement, j’y reviendrai), les femmes soient incluses dans le principe fondateur de la Révolution de 1789 (« Tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits »), alors que, pendant près de deux siècles, elles en auraient été exclues parce que femmes?

Partir du présent de l’individualité et de la citoyenneté des femmes pour interroger le passé qui les leur déniait suppose, me semble-t-il, de prendre au mot le caractère universaliste des premières, affirmé par la Révolution française. C’est ainsi que je tire parti de la distinction proposée par Geneviève Fraisse (2001) entre « démocratie exclusive » et « démocratie excluante » et reprise dans le texte qui précède. Dans un État démocratique moderne, tous les « êtres humains » (pour employer la formule la moins marquée) qui vivent sur son territoire ne sont pas inclus dans la citoyenneté. L’âge est l’exemple le plus simple en la matière. L’âge d’accès à la majorité est fixé arbitrairement (il est ainsi passé de 21 à 18 ans). Toutefois, quand un mineur ou une mineure atteint la majorité, à l’âge fixé par la loi, son statut est dès lors celui de « citoyen » ou de « citoyenne ». Le même raisonnement pourrait être tenu pour une personne venant de l’étranger et majeure. Dans l’un et l’autre cas, l’accès à la citoyenneté est marqué par une règle qui préside à l’enregistrement du passage d’un statut (âge mineur ou origine étrangère) à un autre (majorité ou nationalité). Toutefois, ce raisonnement ne peut être appliqué aux femmes. À elles, il n’a pas été demandé de passer du statut de « femme » à celui d’« homme ». Elles ne sont devenues des citoyennes que lorsque, à l’instar des hommes, elles ont pu être perçues comme des individus. Cela justifie le lien à faire entre individualité et citoyenneté. Se pose donc la question première : à quelle condition une femme peut-elle être considérée comme une individu dans la modernité démocratique?

Pour tenter d’y répondre, considérer que, au moment de la Révolution, la famille a été maintenue comme un reliquat de l’Ancien Régime, ainsi que le fait l’auteure, en suivant l’une des deux interprétations qu’en donne Rosanvallon dans Le sacre du citoyen (1992), constitue, à mes yeux, une impasse de laquelle il n’est pas aisé de sortir. Concernant les femmes, Rosanvallon (1992 : 145) fait effectivement référence à la « vision sociologique traditionnelle de la famille » qui accentue la « relégation de la femme dans la domus », son « cantonnement dans l’espace domestique », afin de faire émerger la « claire séparation du privé et du public ». Cela ne l’empêche pas de proposer une autre lecture de la famille, lorsqu’il se penche sur la fixation de l’âge à la majorité. Il écrit alors ceci (1992 : 114) : « Pas de citoyen […] sans une nouvelle approche de la famille et de l’autorité parentale. À la famille comprise comme une société organisée et hiérarchisée, impliquant durablement ses membres sous l’autorité paternelle, s’oppose désormais l’idée de famille comme espace d’éducation et d’apprentissage. […] La préparation de l’émancipation devient sa principale raison d’être […] Le père-souverain cède la place au père-instituteur. » « L’institution familiale », écrit-il encore (1992 : 115), « a dorénavant pour fonction essentielle ce qu’on pourrait appeler la ‘production des individus’ ». Comment soutenir, en se référant à Rosanvallon note 4 du texte qui précède, que, « avec la révolution de 1789, la famille devient une forme sociale ancienne, archaïque, qui représente l’Ancien Régime […] laissée intacte ou à peu près, avec son ordre patriarcal », quand cet auteur lui-même prétend qu’elle est dorénavant appelée à s’adonner à la « production des individus »? Que le père-souverain cède la place au père-instituteur n’illustre-t-il pas, en tant que tel, que l’on quitte l’ordre patriarcal?

La législation révolutionnaire de 1791-1792 (voir Sledziewski (1991); Théry (1993)) a effectivement tenté d’insuffler de la liberté et de l’égalité à l’institution familiale, qu’elle ne réduit pas, alors, comme pourrait le suggérer Rosanvallon, aux seuls rapports père-fils. Cette législation promeut l’égalité des filles et des fils en matière d’héritage; grâce à l’instauration du mariage civil, elle permet le divorce, y compris par consentement mutuel, qui peut être demandé aux mêmes conditions par l’épouse et par l’époux; elle remplace la puissance paternelle par l’autorité parentale. Certes, le Code civil de 1804 va bientôt revenir sur ces mesures – mais ni sur le mariage civil, ni sur l’héritage (qui enlève au père le droit de privilégier un héritier au détriment des autres, ce que déplore Tocqueville en 1835 dans le second tome de De la démocratie en Amérique). Malgré le maintien du mariage civil, le Code civil sera pourtant particulièrement féroce pour la femme mariée, sur qui va peser la puissance maritale. Puissance maritale à laquelle échappe toutefois, forcément, la femme qui ne l’est pas (mariée).

Passer sous silence la législation révolutionnaire en matière familiale empêche de souligner un paradoxe : des droits civils sont accordés aux femmes dans l’institution censée les enfermer et les droits politiques leur sont refusés[2]. Ne pas souligner que c’est le statut de femme mariée qui est ligoté par le Code civil empêche de sérier les questions, en faisant des femmes un groupe monolithique, « marquées par les déterminations de leur sexe », comme dit aussi Rosanvallon (1992). Ce que renforce la référence à Pateman toujours dans la note 4 du texte qui précède, puisque s’agissant de « les femmes », la dépendance serait « naturelle ». Cette mise en récit devrait alerter – ainsi que l’a fait Laqueur (1992), par exemple – quant à l’usage de la référence à la « tradition », à l’« archaïsme » ou à la « nature » : à quoi, s’agissant de « les femmes », les déterminations de leur sexe peuvent-elles renvoyer, sinon, pour le dire positivement, à leur capacité de donner naissance aux enfants de l’un et l’autre sexe? Cela explique l’encadrement si rigoureux dans le Code civil de la femme mariée destinée à être mère, afin de vitaliser la « présomption de paternité ».

La distinction à opérer entre « femme » et « mère » me paraît une condition pour approcher le difficile accès des femmes à l’individualité et dès lors à la citoyenneté. Y compris pour penser la mise en oeuvre de la citoyenneté contemporaine. « Les femmes » ne sont pas seulement des « êtres de sexe féminin », elles sont, comme les hommes, assignées à des statuts dans la sphère privée, ce qui empêche de la confondre avec l’ordre domestique. Statuts d’épouse, de fille, de soeur, de mère, par exemple. Une épouse-mère n’est pas statutairement une servante, même si elle accomplit des tâches domestiques. Il est d’autant plus important de le prendre en considération que, plus que les hommes, « les femmes » sont envisagées au travers de ces statuts. Statuts forcément construits; il ne s’agit donc pas de « déterminations » ni de « dépendance naturelle » : la « dépendance » a été « naturalisée » pour justifier l’injustifiable tenue à distance de la citoyenneté moderne des femmes dont le « destin » renvoie à la maternité (voir le discours médical du XIXe siècle analysé par Knibielher (1983), Fraisse, Laqueur et d’autres).

S’agissant de « les femmes », la « propriété et [la] liberté de son corps », qui constituent une composante de l’individualité, n’ont été établies que lorsque leur a été reconnu le droit de contrôler elles-mêmes leur fécondité, puisque là se situe le noeud, la composante qui justifie leur mise à l’écart. En France, cette reconnaissance est enregistrée dans deux lois : celle qui autorise la contraception (1967) et celle qui dépénalise l’avortement (1975). La seconde, en particulier, a été imposée par la mobilisation d’un mouvement féministe qui scandait : « Mon corps m’appartient » et « Un enfant, si je veux, quand je veux », dont la moindre importance n’est pas de faire surgir le « je » de chaque femme dotée de l’« autonomie de la volonté et de la conscience », seconde composante de l’individualité. Que l’auteure ne fasse pas référence à ces lois qui révolutionnent pourtant les rapports entre les sexes ne manque pas de m’étonner. Elle se contente, une seule fois, de faire allusion à la « liberté reproductive ». Et elle ne le fait que pour signaler « qu’elle n’apparaît pas définitivement acquise et est toujours objet de débat » « dans nos sociétés », s’empressant de noter qu’elle n’est pas admise « partout dans le monde ». Considérer la « liberté reproductive » comme un épiphénomène pour insister sur les « violences faites aux femmes, en tant que femmes, tant dans l’espace public que dans l’espace privé de la famille », comme le fait l’auteure de l’article à plusieurs reprises (voir aussi les références au viol conjugal tardivement pénalisé), ne justifie-t-il pas la pérennité de la « domination masculine » (pérennité si vivement reprochée à Bourdieu (1998))?

Pourtant, si la reconnaissance par la loi du droit des femmes à contrôler leur fécondité, leur permet, anthropologiquement pourrait-on dire, d’accéder à l’individualité, elle a aussi ouvert la possibilité que disparaisse des lois la construction de l’inégalité entre les sexes, notamment dans la sphère privée (divorce, autorité parentale, transmission du nom, etc.). Et pas uniquement, comme l’illustre la loi sur la parité, totalement passée sous silence par l’auteure. N’est-ce pas, pourtant, parce que les femmes ne peuvent plus être représentées comme marquées par les « déterminations de leur sexe », puisqu’elles contrôlent leur fécondité, qu’elles peuvent être, comme les hommes, des représentantes du peuple, tandis que c’est l’état civil qui institue leur appartenance au « sexe féminin » ou au « sexe masculin »?

Le déplacement de la France au « monde » pour souligner que les avancées récentes en matière d’individualité et de citoyenneté des femmes ne sont pas universelles est un peu étonnant dans ce texte. S’agissant de la citoyenneté, ne reste-t-elle pas, jusqu’à présent, régie par un État national? Que la « liberté reproductive » ne soit pas acquise par toutes les femmes dans le monde est un fait incontestable. Si on la considère pourtant pour ce qu’elle me paraît être, soit la perte du contrôle millénaire de la fécondité des femmes par les hommes, ne suffit-il pas qu’elle soit entérinée par la loi en un seul État pour que la donne soit transformée – ce que la référence à l’anthropologie tente de signifier dans le paragraphe précédent? Comment imaginer une citoyenneté (nationale jusqu’à nouvel ordre) de plus en plus « inclusive » pour « les femmes » sans prendre appui sur les transformations fondamentales enregistrées grâce à leurs luttes politiques, à la manière dont elles sont parvenues à transformer la scène politique?

L’approfondissement de ces interrogations me paraît primordial pour aborder, comme le suggère l’auteure, la troisième composante de l’individualité-citoyenneté des femmes : l’autonomie économique. C’est incontestablement à ce niveau – si nous renonçons à en appeler à la misère du monde pour relativiser les appuis à partir desquels continuer à penser et à revendiquer au Québec (ou en France) – qu’il s’agit d’innover, de faire preuve d’imagination. L’« expérience historique », ici encore, exige d’être traitée dans ce qu’elle ouvre plutôt que dans ce qu’elle ferme. La prolétarisation des femmes au XIXe siècle ne constitue-t-elle pas un événement qui mérite d’être souligné dans un questionnement sur l’accès à l’individualité? Certes, elles sont plus mal payées encore que les hommes, c’est la raison d’être de leur embauche. Certes, si elles sont mariées, elles sont « sous le contrôle du mari », mais on sait que le concubinage était alors répandu dans la classe ouvrière (française). Toutefois, le patron n’est plus le mari ni le père, ce qui contribue aussi à l’émergence de la famille « moderne ». Les femmes aussi font l’expérience de vendre leur « force de travail » contre un salaire (très bas), mais, comme tout prolétaire, ce n’est plus leur personne qui est appropriée. La figure de la ménagère n’apparaîtra que progressivement (voir, notamment, Sohn (1996)) et le taux d’activité des femmes atteint son niveau minimal en 1961. Il ne retrouve celui de 1911 qu’en 1988 (Théry 1998). Il y aurait donc lieu de nuancer (voir, entre autres, Schweitzer (2002)) le fait que, « historiquement », les femmes n’auraient été « que très partiellement intégrées au monde du travail ».

Cela ne va pas à l’encontre de la thèse voulant que « les femmes soient entrées dans cette société salariale » – qu’il n’y a pas lieu de confondre avec le marché de l’emploi, ce que ne fait bien sûr pas l’auteure – « massivement comme ‘ayants droits’, c’est-à-dire en bénéficiant de droits dérivés de leur statut familial », quand elles-mêmes n’étaient pas salariées. Il s’agit pourtant, afin de creuser ce constat et ses conséquences, de rappeler que la famille composée du père-pourvoyeur et de la mère-ménagère a été un épisode relativement court dans l’histoire moderne. C’est celui qu’ont connu, dans leur enfance, les femmes qui se mettront en mouvement à la fin des années 60. Cette occurrence aurait-elle amené ses théoriciennes à confondre trop souvent sphère privée et sphère domestique, à rabattre la première sur la seconde? Cela a notamment empêché, très longtemps, et parfois encore actuellement, de mesurer l’importance de l’accès à la contraception et de la liberté de l’avortement (Ferrand 2001).

Prétendre que les principes qui dominent la sphère privée – « où les femmes déploient leurs compétences » – « sont la dépendance et le service », dans leur association, rend-il compte de la situation contemporaine? Les conjointes et les mères, même si elles sont salariées, continuent à assumer largement les tâches domestiques et parentales, outre qu’elles en assurent la charge mentale (Haicault 1984 et 2000). Toutes les enquêtes le prouvent. On peut raisonnablement soutenir qu’elles y sont contraintes en raison des disparités salariales qui se maintiennent entre salaires moyens masculins et féminins et de la diffusion du travail à temps partiel beaucoup plus fréquemment dévolu aux femmes pour les inciter, veut-on croire, à concilier famille et travail (Le Bourdais, Hamel et Bernard 1987). Leur autonomie économique reste donc bien fragile, parce qu’elle est négociable et négociée en étant liée à leur sous-rémunération. Cela dit, si l’on se situe en termes d’individualité et de citoyenneté, ainsi que le propose l’auteure, force est d’admettre que les conjointes sont dotées des mêmes droits politiques et civils que leurs conjoints, tandis qu’il leur revient de décider du passage de leur statut de conjointes à celui de mères. Voilà qui entraîne la « dépendance » de leurs conjoints quant à leur statut de pères. La référence à la « dépendance » mériterait donc d’être nuancée, si l’on tient à interroger la sphère privée au regard de la sphère politique. Reste la « relation de service » qui irrigue le « bon » fonctionnement de la sphère domestique. Admettons momentanément que la renommer care fasse avancer le questionnement – à l’instar, peut-être, de gender quant aux rapports sociaux de sexe… Mais en quelles instances le situer? Rêvons-nous d’une « citoyenneté » qui réglerait tous nos faits et gestes? Plutôt que d’en appeler à un rapatriement du care dans une définition de la citoyenneté de plus en plus « inclusive », ne pourrions-nous mettre en avant que l’externalisation du care dans la sphère publique et salariée (infirmières, institutrices, aides ménagères, etc.) crée les ghettos d’emplois « féminins », ce qui justifie leurs salaires inférieurs et éventuellement leurs horaires fragmentés?

Le texte d’Anne-Marie Daune-Richard incite à remettre sur le métier deux ordres de réflexion. Quel est l’intérêt théorique (et politique) de persister à présenter les femmes comme des victimes? Grâce aux transformations suscitées par le mouvement de libération des femmes ne sont-elles pas devenues des plaidantes de leur cause (Collin 1999)? Sans simplifier le débat, cela le hausse à un niveau universel. Celui-ci suppose que les distinctions entre privé et domestique dans leurs rapports au politique et au public (Tahon 1999) soient investies et débattues pour penser l’élargissement de la liberté et de l’égalité des femmes et des hommes.