Corps de l’article

L’ouvrage de Yves Beigbeder est une monographie intéressante sur l’attitude de l’État français face au jugement des crimes de guerre et à la torture, et son aptitude à juger les crimes de guerre ; une attitude singulière si l’on tient compte des multiples facettes de la France que l’Histoire connaît tour à tour comme pays vainqueur de la deuxième guerre mondiale soucieux de fonder la paix sur la justice, comme puissance colonisatrice confrontée aux mouvements d’émancipation dans les colonies, ou comme puissance moyenne cherchant à préserver son champ d’influence. Or, chacune de ces postures conditionne en partie le rapport au jugement des crimes de guerre et de la torture – d’où la richesse de l’ouvrage de Beigbeder. La mode dans l’analyse de la justice internationale est de privilégier à l’heure actuelle le point de vue universel ou global ; or, ici, il est procédé à un renversement paradigmatique sur la base de l’approche monographique de l’analyse des rapports d’un pays, à savoir la France, à la justice. Dès lors, l’interaction entre justice et politique est problématisée de manière concrète : le concret singulier est souvent préférable à l’universel abstrait. Le concret singulier est constitué ici par la spécificité française des relations entre valeurs, politique et droit ; spécificité qui, sans être synonyme d’irréductibilité, est fondée sur l’histoire, la culture et les intérêts nationaux. Cette spécificité est analysée de manière objective et rigoureuse sur la base de l’hypothèse de la contradiction entre l’idéal de la France, patrie des droits de l’homme, et la réalité de la France, acteur et juge problématique des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité. À cet effet, Beigbeder fait sienne l’idée du sociologue Norbert Elias selon laquelle l’activité scientifique condamne à la traîtrise vis-à-vis du groupe auquel on appartient.

Les considérations que l’on vient de présenter sont au coeur des treize chapitres qui constituent l’ouvrage, divisés en trois parties, Judging War Crimes and Torture. French Justice and International Criminal Tribunals.

Le premier chapitre porte sur La démocratie française et la justice. Il a l’intérêt de faire ressortir, d’une part, la construction guerrière de l’État, et d’autre part, les bases constitutionnelles et institutionnelles de la justice ; apparaît alors, par rapport à la plupart des démocraties occidentales, l’exception que constitue la France par le biais de plusieurs éléments : l’importance qu’elle accorde à la place du secret défense ; la fréquence des condamnations qu’elle reçoit de la part de la Cour européenne des droits de l’homme ; la relative complaisance des juges français face aux policiers ayant commis des actes illégaux ; l’impunité du chef de l’État. De cette exception française découle la thèse prônée par Beigbeder de l’imperfection de la démocratie française, thèse dont la démonstration est menée en trois parties.

La première partie, intitulée Colonisation française et justice (1830-1962), est composée de quatre chapitres. Elle montre comment la quête et la manifestation de la puissance ont conduit à la colonisation, c’est-à-dire au refus de pratiquer la justice vis-à-vis des peuples d’Afrique et d’Asie. La légitimation de la colonisation comme relevant de la mission civilisatrice va dans une large mesure expliquer l’opposition armée aux mouvements de décolonisation notamment au Vietnam, à Madagascar et en Algérie. Ces trois exemples sont abondamment analysés pour montrer la prépondérance des obstacles culturels, institutionnels et politiques à la sanction judiciaire des crimes de guerre, des actes de torture commis par les soldats français ; la raison d’État semble l’emporter sur la justice ou plus précisément la justice est rendue dans des formes tolérées par la raison d’État.

La deuxième partie porte sur La France vichyssoise (1940-2004). Elle comporte trois chapitres traitant respectivement de la législation et de la justice sous le régime de Vichy, de la justice rendue après la libération et des différents procès concernant cette période, de Klaus Barbie à Maurice Papon. L’analyse du régime de Vichy, à travers sa nature réactionnaire, autoritaire et antisémite, vise à indiquer le cadre institutionnel et politique de la perpétration des crimes contre l’humanité ainsi que le régime contre lequel se posera la France post-libération : la justice post-libération est fondée sur la punition des traîtres sous la forme des purges, des exécutions extrajudiciaires et sommaires ; les principales figures de la collaboration du régime de Vichy avec la puissance occupante, notamment Pucheu, Pétain et Laval, sont jugées et condamnées à mort pour cette collaboration avec l’ennemi et à cause du changement de la nature du régime, mais pas pour cause de crimes contre l’humanité. Cette catégorie de crimes a été instituée en 1948 en France et mise en exergue dans les années 1990. Les crimes commis par le régime de Vichy constituent un spectre qui hante l’histoire judiciaire et politique de la France, ainsi que le montrent les procès de Klaus Barbie, de Paul Touvier, de Maurice Papon et l’acte d’accusation de Bousquet. À chacune de ces occasions, la justice est confrontée à la politique, tantôt dans sa dimension dissimulatrice, tantôt dans sa dimension rédemptrice et réparatrice. C’est cette complexité qui explique la reconnaissance tardive, en juillet 1995, de la responsabilité de l’État français dans l’avènement de l’holocauste.

La troisième partie est une analyse du rapport de la France avec la justice pénale internationale sous la forme des tribunaux et des commissions. Il s’agit d’un rapport à géométrie variable en fonction des intérêts matériels ou symboliques de la France. Quatre points y sont soulignés. Premièrement, l’implication de la France, dans la mise en place et le fonctionnement des tribunaux ad hoc de Nuremberg et de Tokyo, est totale ; elle s’accompagne d’une révolution juridique, notamment au sujet de l’introduction de la notion de « crimes contre l’humanité », et de la responsabilité pénale individuelle des dirigeants. Cette expérience post-libération montre que la France, dans le domaine du droit pénal, n’est pas une puissance normative pouvant rivaliser avec les États-Unis. En second lieu, par rapport au jugement du génocide rwandais, la position de la France est plus nuancée compte tenu du soutien que la France a accordé au régime coupable de génocide, par le biais de la coopération militaire ; l’honneur de l’armée française et l’intérêt national semblent dicter une attitude prudente aux dirigeants. Troisièmement, le Tribunal pénal international sur l’ex-Yougoslavie a bénéficié du soutien de la France au moment de sa création au nom de la lutte contre l’impunité ; toutefois, la France a été peu encline à coopérer par les moyens de la mise à disposition de la documentation nécessaire ou de l’incitation des officiers militaires au témoignage. Enfin, la participation de la France à la Cour pénale internationale a été constante, de l’élaboration du statut de Rome jusqu’à sa ratification le 9 juin 2000, dans le cadre d’une diplomatie judiciaire ayant permis d’obtenir des garanties à la fois quant à la primauté de la justice nationale, quant aux limites de l’indépendance du procureur, ou encore quant à la possibilité pour le Conseil de sécurité d’empêcher certaines poursuites.

Au terme de ces trois parties d’égale longueur, se trouve démontrée l’hypothèse de l’ambivalence du rapport de la France aux droits de l’homme et à la morale, ambivalence rendue possible de par son histoire et son système institutionnel. En somme, l’ouvrage de Beigbeder est une monographie riche et intéressante. Toutefois, l’idée de la contradiction entre l’idéal et la réalité au sujet du respect des droits de l’homme, sur laquelle est fondé le livre, est quant à elle banale et peut être appliquée à tous les pays. Dans le même ordre d’idées, il faut relever que l’analyse du rapport de la France à la Cour pénale internationale aurait pu être enrichie de la référence à la décision no 98-408 dc du 22 janvier 1999 du Conseil constitutionnel au sujet du traité instituant le statut de cette Cour ; c’est une décision qui fait ressortir les possibilités normatives d’adaptation de la France aux relations internationales. De même, la présentation du rapport de la France à la Cour européenne des droits de l’homme aurait gagné en intérêt avec la prise en considération systématique de la réception par l’État de ses arrêts et de l’interprétation subséquente qu’il en fait.