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Pour célébrer le 350e anniversaire de leur arrivée à Montréal en 1657, les Sulpiciens ont demandé à une équipe d’historiens de « produire une étude scientifique » qui restitue, sur la longue durée, l’action à Montréal de ces hommes de pouvoir et de discrétion, à la fois seigneurs, pasteurs, missionnaires, éducateurs et mécènes. Loin d’une histoire apologétique ou hagiographique, cet ouvrage, fruit d’une exploration minutieuse des sources, examine les relations entretenues dans la durée entre ce groupe religieux et une ville, Montréal… et au-delà.

Cette synthèse historique ne se construit pas d’abord suivant un cadre chronologique, hormis le chapitre 2 (John A. Dickinson) qui ouvre l’ensemble par une vue panoramique sur la présence sulpicienne à Montréal des origines à nos jours. Sans que la table des matières répartisse de cette manière les vingt et un chapitres de l’ouvrage selon cette systématique, le livre se construit autour de cinq pôles qui représentent autant de domaines de l’activité des Sulpiciens ou autant de dimensions de l’activité de ce groupe religieux et à travers lesquelles se construit leur rapport à la ville de Montréal. Ces divers domaines se dégagent facilement du chapitre 5 consacré aux bases d’une prosopographie sulpicienne (Ollivier Hubert) qui répartit les effectifs, non seulement suivant l’origine, mais aussi l’emploi et le lieu d’exercice de leur ministère. Ces divers domaines d’activité auxquels sont consacrés les effectifs de la Société évoluent du reste au cours de l’histoire. Si l’activité missionnaire est privilégiée au XVIIe siècle, ce sont les activités paroissiales qui accapareront l’essentiel des troupes aux XVIIIe et XIXe siècles, alors que la fonction éducative mobilisera le gros des énergies pendant un siècle, globalement de 1850 à 1960. L’examen de ces diverses dimensions de l’activité sulpicienne est transversal et ne se cantonne cependant pas à une partie de l’ouvrage ou à des chapitres particuliers. Ainsi, on trouve des éléments qui relèvent de leur action missionnaire dans les chapitres consacrés à leur action culturelle (en particulier le chant – Paul-André Dubois) ou des éléments qui relèvent de leur action pastorale dans celui qui relève davantage de la fonction seigneuriale (Jean-Claude Robert) lorsque l’on réfléchit à leur rôle dans l’aménagement du territoire montréalais.

Malgré ce caractère transversal des thématiques, on peut dire que, après les cinq premiers chapitres qui interrogent l’identité de ce groupe religieux, qui fournissent une vue d’ensemble et qui examinent le rapport de leur action et examinent le rapport de ce groupe à sa mémoire, les chapitres suivants approfondissent surtout une dimension de leur activité. Ainsi, le chapitre « Les Sulpiciens et l’espace montréalais » de Jean-Claude Robert et celui de John A. Dickinson « Seigneurs et propriétaires : une logique ecclésiastique de l’économie », sont davantage consacrés à leur fonction administrative et économique ou à leur rôle de seigneurs. Viennent ensuite cinq chapitres davantage consacrés à leur fonction de pasteurs : pastorale et prédication (Louis Rousseau), la charité en ville (Jean-Marie Fecteau et Éric Vaillancourt), les confréries de dévotion (Brigitte Caulier), le pastorat auprès des Irlandais (Sherry Olson) et la direction spirituelle – mais pas seulement – exercée par les Sulpiciens auprès des membres des autres communautés religieuses de Montréal (Dominique Deslandres). Les trois chapitres suivants sont davantage consacrés à la fonction éducatrice de Saint-Sulpice, mais cette fonction demeure toujours en tension avec la fonction pastorale et missionnaire comme l’avait déjà indiqué D. Deslandres, au chapitre 1, parlant de « l’oeuvre bifocale de Saint-Sulpice, tendue, d’une part, vers les missions et d’autre part, vers la formation des prêtres » (p. 25). C’est d’ailleurs ce que reprend John A. Dickinson au chapitre 13, « Évangéliser et former des prêtres : les missions sulpiciennes », alors que Christine Hudon examinera davantage la question de la formation des prêtres dans « Au coeur de la vocation sulpicienne : le grand séminaire ». Entre les deux, Ollivier Hubert signe un chapitre sur les « Petites écoles et collèges sulpiciens », la province canadienne de Saint-Sulpice ayant surdimensionné sa fonction éducative par rapport aux autres provinces sulpiciennes et ce, dans la seconde partie du XIXe siècle et la première moitié du XXe. Après un bref intermède sur les lieux de villégiature (Ollivier Hubert) qui sont souvent l’extension d’oeuvres éducatives, les cinq derniers chapitres traitent des stratégies culturelles sulpiciennes : le livre (Ollivier Hubert), la musique (Élisabeth Gallat-Morin), le chant (Paul-André Dubois), les beaux-arts (Jacques Des Rochers) et l’architecture (Jacques Lachapelle). Il s’agit là, à mon point de vue, de la partie la plus inattendue de cette histoire des Sulpiciens de Montréal, partie qui renouvelle la manière habituelle de regarder un groupe religieux comme les Sulpiciens.

Cet ouvrage rend bien compte de l’activité multiforme des Sulpiciens de Montréal qui déborde largement les cadres montréalais pour s’étendre dans l’Ouest canadien (St-Boniface et Edmonton), en Europe (Rome et Paris), en Asie (le Japon) et en Amérique latine (en particulier en Colombie, mais aussi au Brésil). Même si les portes d’entrée dans cette activité diversifiée sont nombreuses, l’unité et la cohérence de l’ouvrage sont sauvegardées. À travers cette activité multiforme en effet, c’est toujours le même projet qui est sous-jacent : construire dans le nouveau monde une société catholique. Que ce soit par la prédication, la confession, la direction spirituelle, l’animation de confréries, l’éducation des jeunes, la formation des prêtres, la visée est toujours la même. Bien plus, les initiatives caritatives et culturelles, au même titre que les initiatives éducatives ou administratives, visent toujours la construction de cette société chrétienne. Du reste, la perspective d’ensemble de l’ouvrage, l’étude du rapport entre un groupe religieux et une ville, permet de ramener à l’unité les propos d’une équipe d’historiens de grande renommée.

Cet ouvrage riche quant à son contenu, qui doit abondamment aux travaux antérieurs et à de nouvelles explorations dans les sources, n’est pas moins somptueux quant à la forme. Les nombreux graphiques permettent de visualiser rapidement un certain nombre de données alors que la liste des sulpiciens de la Province du Canada depuis les origines (14 pages) permet de se faire une idée de ce groupe d’hommes. Abondamment et richement illustré – 48 planches : cartes, documents d’époque, photos, reproduction d’oeuvres d’art, etc. – pourvu d’une reliure de qualité et d’une couverture rigide agréable, cet ouvrage a une très belle allure. Il est complété par un index général fort développé (35 pages) qui permet au lecteur de naviguer facilement à travers cet ensemble. Un volume remarquable qui servira d’exemple à tout groupe religieux désireux de mettre en valeur son histoire.