Corps de l’article

L’idée de départ de l’ouvrage est de mieux faire comprendre la complexité du contexte idéologique qui prévaut au Québec en offrant comme piste de réflexion la façon dont certains grands penseurs, soit Hannah Arendt, Emmanuel Mounier et George Grant, ont pu inspirer le discours intellectuel québécois. Pour ce faire, les directeurs ont eu l’idée de demander à des chercheurs de différents horizons (science politique, philosophie, sociologie, histoire), empreints de ce qu’ils appellent une « nouvelle sensibilité », d’analyser l’apport idéologique de ces auteurs aux pensées libérales, critique et conservatrice. D’entrée de jeu, les directeurs nous plongent dans le contexte politique québécois en rappelant que différents courants coexistent, et même, que les tendances conservatrice, libérale ou socialiste s’entremêlent parfois. Le ton est donné : la Révolution tranquille est essentiellement une révolution libérale dont l’aboutissement aurait normalement dû être une double émancipation de la communauté politique québécoise, soit celle de la nation et de l’individu. Or, le rapatriement de la Constitution de 1982 a sonné l’échec de cette affirmation nationale, ce qui aurait amené un repli sur soi, un « esprit d’individualité ».

C’est justement cette « crainte toute tocquevillienne de la modernité subvertie par elle-même » (p. 21) qui ferait en sorte qu’on peut trouver un certain scepticisme chez les différents auteurs de cet ouvrage face à la modernité libérale (p. 20). Chacun d’entre eux s’attache en effet à décortiquer l’héritage d’Arendt, de Mounier et de Grant en l’envisageant de manière bien différente, mais il s’agit là surtout d’un prétexte pour expliquer le désenchantement politique actuel. Ainsi, Hannah Arendt est-elle vue davantage sous le prisme de son influence sur la pensée d’Hubert Guindon sous la plume de Francis Moreault ; tandis que Jean-Pierre Couture analyse notre période « impolitique » qui devient ce qu’Arendt dénonçait, soit la domination du social sur le politique. Alors que Moreault reprend les éléments qui distinguent le nationalisme en opposant Guindon à Trudeau, Couture démontre plutôt comment l’histoire récente québécoise a vu les questions sociales prendre le dessus sur la question nationale. Emmanuel Mounier sera vu, lui, selon l’appropriation que s’en sont faite les penseurs de la défunte revue Cité libre (Lucille Beaudry), la façon dont il a inspiré Jacques Grand’Maison et Fernand Dumont (Félix-Olivier Riendeau) et le passage qu’y a fait Pierre Vallières (É.-Martin Meunier). Le personnalisme aurait ainsi eu un bon écho auprès des jeunes humanistes anti-cléricalistes de l’époque de Cité libre, alors qu’ils donnaient plus d’importance que Mounier ne l’invoquait à la liberté de l’homme, celle-ci se situant « en quelque sorte au-dessus de la société » (p. 85). Pour Dumont et Grand’Maison, outre leur foi chrétienne, c’est surtout leurs conceptions de l’engagement politique et social qui se rapprochent de Mounier. Idem pour Vallières, qui fit toutefois une lecture plus active du penseur en trouvant qu’il « appelle à la révolte » (p. 125). L’« héritier intellectuel de l’impérialisme canadien » (p. 137).

George Grant fait, quant à lui, l’objet de quatre textes fort différents. Dans un premier temps, Yves Couture explique que parce que le contexte a changé, on accorde maintenant une oreille attentive aux propos du « crazy old philosopher » (p. 135), notamment à sa critique du modernisme. Christian Roy fait le tour de plusieurs intellectuels déjà cités dans les autres chapitres pour faire une synthèse de l’écho de Grant sur la pensée nationaliste québécoise. La Révolution tranquille aurait trop vite fait fi du passé. Éric Bédard se démarque en montrant que le « conservateur de gauche » (p. 174) que fut Grant appelait à résister à l’hégémonie des valeurs modernistes (notamment américaines) où le progrès est un bien en soi, en s’inscrivant dans une tradition de débats qui seule peut permettre à l’homme d’aspirer à quelque chose de grand. Marc Chevrier s’attarde plutôt à l’importante critique de la « technique » que Grant fit, à la suite de sa lecture de Jacques Ellul. Cette technique, qui « s’auto-accroît suivant sa logique propre » (p. 198), on la retrouve au sein du Québec contemporain avec les différentes libertés acquises grâce au progrès technique et à la Révolution tranquille, alors même que la véritable liberté est évacuée. L’impasse politique actuelle justifierait alors qu’on s’inspire davantage de Grant.

En somme, les auteurs de cet ouvrage apportent un nouvel éclairage sur la façon d’interpréter l’époque actuelle et, même si l’ouvrage peut sembler plus près du champ des idées politiques, il offre en définitive un apport important à ceux qui étudient la politique québécoise. De même, ceux qui s’intéressent aux différents courants de l’opinion publique, qui oscillent entre gauche et droite et qui louvoient autour de la souveraineté, pourront y trouver des pistes de réflexion.