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À Québec, la vie politique municipale est marquée depuis une quarantaine d’années par la présence d’élus partisans aux postes de maire et de conseillers. De 1965 à 2005, en effet, la presque totalité des conseillers élus au conseil municipal l’a été sous la bannière d’un parti politique municipal et tous les maires étaient des chefs de partis. En élisant à la mairie le 6 novembre 2005 Andrée Boucher, ex-mairesse de Sainte-Foy et candidate indépendante, les électeurs de Québec ont ainsi mis fin à une pratique politique bien implantée. Pas complètement toutefois, puisque ces derniers élisaient en même temps une opposition partisane majoritaire au conseil. Comment interpréter ce choix des électeurs ? Le résultat de l’élection constitue-t-il une parenthèse ou un point tournant annonciateur d’un retour à l’apolitisme municipal que d’aucuns croyaient enterré pour de bon à Québec ? La campagne électorale, sans équipe, sans réel programme et sans support publicitaire, menée par la candidate indépendante à la mairie a-t-elle influencé les discours et les stratégies des élites politiques partisanes ? Que nous apprend l’observation des douze premiers mois de l’administration Boucher du point de vue du fonctionnement des institutions politiques, de la démocratie locale et du contenu des politiques locales à Québec ?

Ces questions sont à l’origine de cet article qui comprend quatre parties. La première expose les éléments théoriques qui ont guidé notre analyse, laquelle se fonde en grande partie sur la théorie néo-institutionnaliste qui accorde aux institutions une place importante dans l’explication des comportements et des décisions des acteurs politiques et, ce faisant, des politiques publiques. La deuxième partie effectue un retour sur la vie politique à Québec depuis le milieu des années 1960 dans le but de mieux faire ressortir les enjeux spécifiques de l’élection municipale de novembre 2005. Dans la troisième partie, nous analysons cette élection à travers les programmes politiques, le déroulement de la campagne électorale et les résultats électoraux. Enfin, la quatrième partie analyse les politiques adoptées par l’administration Boucher depuis son élection. Nous dégageons en conclusion quelques observations ayant trait à l’influence des règles institutionnelles sur la dynamique politique et la production des politiques locales.

Institutions, politiques locales et path dependence

L’institution municipale québécoise a pris forme au milieu du XIXe siècle. À plusieurs égards, l’observation de son évolution témoigne de sa remarquable stabilité à travers le temps (Baccigalupo, 1984 ; Collin, 2002). Ce n’est en effet que très lentement, et très récemment si on fait référence à la réforme fiscale municipale de 1980 et aux regroupements municipaux forcés de 2000, qu’elle s’est adaptée, non sans résister, aux changements réclamés tour à tour par les élites politiques locales elles-mêmes, les mouvements sociaux urbains et le gouvernement du Québec. S’agissant des politiques publiques locales ou, plus largement, du changement politique dans les grandes villes, la question se pose de savoir dans quelle mesure les institutions municipales, notamment le régime politique, les structures et le système de partis propres à ce niveau influencent (déterminent) la façon dont les élites politiques, regroupées ou non en partis, construisent leurs discours politiques, élaborent leurs stratégies électorales et cherchent, une fois portées au pouvoir, à façonner les politiques publiques. Cette question revêt un intérêt particulier à Québec avec l’élection d’une candidate indépendante à la mairie après quarante années au cours desquelles l’exécutif municipal a été contrôlé par des maires partisans (Quesnel et Belley, 1991 ; Belley, 2003).

De façon générale, trois grands ensembles de règles structurent le fonctionnement des administrations municipales : les règles électorales, les règles qui encadrent les pouvoirs des principaux organes décisionnels, à savoir le poste de maire, le comité exécutif et le conseil municipal, et celles qui définissent leurs compétences et leurs sources de financement. Des règles d’autant plus contraignantes, il importe de le préciser, qu’elles sont définies, en vertu de la constitution canadienne, par les gouvernements provinciaux qui sont les seuls à pouvoir les changer. Ces règles, c’est notre hypothèse, sont d’autant plus structurantes pour les acteurs politiques locaux et, conséquemment, pour l’action publique locale, qu’elles renvoient aux trois composantes clés de la dynamique politique locale : la médiation politique entre les acteurs politiques, les groupes et les électeurs, notamment en campagne électorale ; la régulation politique, soit l’élaboration, l’adoption et l’application des politiques locales ; enfin, le prélèvement et l’allocation des ressources financières que commandent notamment la rémunération des employés, l’achat et la fourniture des biens et des services et la mise en oeuvre des politiques (PrÉvost, 1999).

Notre hypothèse, qui repose sur l’idée d’une relation entre les institutions, la politique et les politiques, s’inspire de la théorie néo-institutionnaliste (Peters, 1999) selon laquelle « … les règles politiques formelles et les politiques publiques établies sont la source de contraintes institutionnelles qui infléchissent les stratégies et les décisions des acteurs politiques » (BÉland, 2002, p. 22). Elle s’inspire, plus particulièrement, de la thèse de la « dépendance au sentier » (path dependence) (Pierson, 2000) défendue par le néo-institutionnalisme historique voulant que les règles institutionnelles et les politiques passées balisent fortement les décisions des acteurs politiques et, conséquemment, le contenu des nouvelles politiques. Ces dernières seraient ainsi amenées le plus souvent à emprunter des sentiers déjà parcourus et à ne pas trop s’en éloigner. Il s’ensuivrait des phénomènes d’autorenforcement, voire d’inertie politique, où les changements, bien que possibles et observables sur la longue durée, ne s’effectueraient le plus souvent que progressivement et à la marge. La rigidité des institutions[1] – d’autant plus forte au niveau municipal que les acteurs devant composer avec ces institutions ne sont pas ceux qui ont le pouvoir de les changer – et l’horizon politique de l’élu, largement structuré par le calendrier électoral, renforceraient les phénomènes de path dependence (Palier et Bonoli, 1999 ; Lecours, 2002).

Des règles électorales, décisionnelles et financières contraignantes

Au Québec, la prégnance des institutions municipales est tout particulièrement manifeste sur les plans électoral et politique alors que les lois en vigueur accordent au maire le statut de chef de l’exécutif et de l’administration municipale[2]. Ce statut de président de l’exécutif, qui découle notamment de son élection au suffrage universel direct[3], échoit au maire même s’il n’est pas, comme le veut le régime parlementaire d’inspiration britannique, le chef de la majorité parlementaire. Élu pour un mandat fixe de quatre ans, le maire jouit ainsi d’un important pouvoir d’initiative. C’est lui en effet qui prépare, avec les membres du comité exécutif[4] qu’il préside, les projets de règlements soumis au conseil. Des règles qui lui confèrent une légitimité politique d’autant plus grande qu’elles amplifient, symboliquement et pratiquement, la personnification du pouvoir municipal. En vertu de ce régime politique de type présidentiel (Gazibo et Jenson, 2004, p. 104-108), le maire, bien qu’il ne puisse dissoudre le conseil, jouit d’une grande stabilité politique, étant à l’abri, pendant toute la durée de son mandat, des résultats des joutes politiques qui s’y déroulent. Un vote négatif sur les projets de règlements (politiques) qu’il soumet au conseil, même s’il s’agit d’une question aussi importante que le budget, n’entraîne pas en effet le renversement de l’exécutif ni sa démission. Un atout non négligeable pour un maire non partisan ou indépendant dans une ville où, comme à Québec, les luttes électorales et parlementaires sont depuis longtemps dominées par des partis politiques municipaux.

La « protection » politique que lui procurent les règles en vigueur ne dispense toutefois pas le maire, qu’il soit un élu indépendant ou partisan, de l’obligation, pour réaliser son programme ou pour éviter des situations de blocage, de devoir dégager des majorités au conseil. S’il est un élu partisan et, en même temps, le chef du parti majoritaire au conseil, il lui sera plus facile d’imposer la discipline des membres de son parti au conseil et de « faire passer » son programme. S’il est un élu indépendant ou le chef d’un parti minoritaire au conseil, il devra user d’habileté politique et parlementaire pour obtenir, notamment sur les projets de politiques qui découlent plus directement de ses engagements électoraux, le vote majoritaire des membres du conseil. Son habileté politique pourra être jugée sur sa capacité à faire adopter des politiques qui, sans qu’elles aient entraîné une paralysie de l’appareil politique et administratif municipal, n’apparaissent pas trop éloignées des principaux engagements contenus dans son programme.

Les règles de la fiscalité municipale québécoise auraient aussi, selon notre hypothèse, un effet structurant sur l’action politique locale en ce qu’elles limiteraient fortement la capacité d’action des élus en matière budgétaire. Les municipalités québécoises, notamment depuis la réforme fiscale de 1980, demeurent en effet des féodalités fiscales à prédominance foncière (Hamel, 2002 ; PrÉmont, 2001). Le fait qu’elles tirent en moyenne plus de 90 % de leurs revenus de sources locales de taxation, essentiellement de l’impôt foncier, les rend non seulement très dépendantes de cette source de revenus – et, conséquemment, attentives à l’humeur politique et électorale des propriétaires immobiliers – mais influence également la façon dont elles planifient et mettent en oeuvre leurs politiques d’aménagement et de développement. Aussi, la marge de manoeuvre budgétaire que les élus municipaux sont en mesure de dégager annuellement pour de nouvelles initiatives dépend-elle du choix qu’ils font entre quatre types de stratégies (Clark et Ferguson, 1988) : la rationalisation des dépenses, dont les coûts de main-d’oeuvre, l’obtention d’aides financières supplémentaires des gouvernements supérieurs, le recours à l’emprunt ou à l’augmentation de la dette et l’élargissement de l’assiette fiscale municipale. La sécurité d’emploi, les conventions collectives en vigueur et le militantisme syndical rendent toutefois difficile un abaissement significatif des coûts de main-d’oeuvre à court terme. Par ailleurs, comme la réduction des services et des budgets affectés à l’entretien et à la construction des infrastructures de base ne peut être maintenue très longtemps, et que la générosité des gouvernements supérieurs est aléatoire et le plus souvent conditionnelle, les élus municipaux préféreront opter pour la stratégie qui consiste à générer de nouvelles entrées de taxes par des politiques qui favorisent la venue de nouveaux investissements.

Une telle stratégie fiscale et budgétaire cependant ne va pas de soi et n’est pas non plus sans conséquences sur le plan politique. D’une part, en effet, les municipalités agissent dans un environnement concurrentiel fait d’autres municipalités qui, à l’échelle locale, nationale et, de plus en plus, internationale, sont également avides de nouveaux revenus de taxation. D’autre part, cette stratégie est toujours susceptible de rencontrer l’opposition des citoyens qui, soucieux de protéger la valeur d’usage de leur milieu de vie, tenteront de faire obstacle à des politiques de développement trop axées sur la valeur d’échange du sol et les intérêts des développeurs privés (Andrew, Bordeleau et Guimont, 1981 ; Stone, 1989 ; Logan et Molotch, 1987 ; Boudreau et Keil, 2006). Le recours à cette stratégie et ses résultats dépendent donc de la culture politique locale et du soutien populaire et électoral des élites locales au pouvoir. Les politiques des gouvernements supérieurs et la conjoncture économique en général sont aussi des facteurs déterminants (Savitch et Kantor, 2002, p. 43-54 ; Le Blanc, 2006). Si tous ces facteurs sont favorables et convergent dans la même direction, les élus municipaux pourront d’autant mieux atteindre leurs objectifs de développement[5]. Dans le cas contraire, ils arriveront difficilement à construire une coalition gouvernante efficace (Stone, 1995). Si les règles institutionnelles en vigueur et les politiques municipales passées sont, suivant les phénomènes de path dependence, structurantes pour les acteurs locaux, elles n’expliquent pas tout. Le leadership politique des élus locaux et le contexte sociopolitique et économique local et général feraient aussi une différence.

Le cas de Québec

L’histoire récente de la Ville de Québec constitue un laboratoire intéressant pour observer et analyser l’influence respective des règles institutionnelles et des changements de personnel politique sur les politiques locales. Depuis le milieu des années soixante, en effet, au moins quatre changements importants ont marqué la dynamique politique locale dans cette ville. Il y a, premièrement, l’élection en 1965 de Gilles Lamontagne, premier chef d’un parti politique municipal, le Progrès civique de Québec (PCQ), à être élu à la mairie de Québec. Parti proche du milieu des affaires, le PCQ se fait élire sur un programme qui propose la modernisation de l’administration municipale, l’amélioration des infrastructures municipales et des finances locales par la revitalisation de l’économie locale et le réaménagement du centre-ville. Ce parti, dont le second chef sera le maire Jean Pelletier, exercera le pouvoir sans interruption de 1965 à 1989 (Ezop-Québec, 1981 ; Quesnel et Belley, 1991).

Il y a, deuxièmement, la création en 1977 d’un nouveau parti politique municipal, le Rassemblement populaire de Québec (RPQ), un parti de tendance sociale-démocrate proche des milieux populaires, syndicaux et nationalistes. Le RPQ, qui mène une lutte féroce au PCQ, lui reprochant notamment d’avoir cédé le développement du centre-ville à l’appétit des promoteurs immobiliers au détriment des résidants et de la démocratie locale, est porté au pouvoir en 1989. La victoire du RPQ amène une nouvelle conception de la gouverne municipale fondée à la fois sur la politisation des enjeux locaux, la défense de la qualité de vie et des droits des locataires et la pratique d’une démocratie de participation. De nouvelles politiques en matière d’aménagement, de développement et de démocratie, mises en oeuvre entre 1989 et 2001, vont changer non seulement la physionomie de Québec, dont le réaménagement du quartier Saint-Roch dans la Basse-Ville va devenir le symbole, mais aussi la dynamique sociopolitique locale (Belley, 1992 et 2003 ; Bherer, 2006).

Il y a, troisièmement, la création en janvier 2002 de la nouvelle Ville de Québec, issue de la fusion forcée des treize municipalités qui formaient jusque-là l’ancienne Communauté urbaine de Québec (CUQ). Sur le plan institutionnel, la mise en place de la nouvelle ville s’accompagne de deux autres changements : la création, au niveau infralocal, de huit arrondissements chargés de la gestion et de la prestation des services dits de proximité et le remplacement, au niveau supralocal, de la CUQ par une nouvelle instance de planification et de coordination, la Communauté métropolitaine de Québec (CMQ). Sur le plan politique, la transformation du cadre institutionnel local et régional ne s’est pas faite sans heurts. Elle a conduit, en effet, à une lutte politique féroce entre le maire de l’ancienne ville centre, Jean-Paul L’Allier, et les maires des anciennes villes de banlieue qui étaient tous opposés à la fusion. Une lutte qui s’est transportée, à l’automne 2001[6], sur la scène électorale et qui a opposé à la mairie le maire sortant de Québec et Andrée Boucher, qui incarnait à elle seule toute l’opposition populaire et politique aux fusions forcées.

Le quatrième changement, qui ne sera pas à la hauteur des espoirs des opposants à la fusion, découle des résultats des référendums tenus en juin 2004 à la suite de la promesse du Parti libéral du Québec (PLQ), reporté au pouvoir en avril 2003, de donner aux citoyens des villes fusionnées la possibilité de retrouver leurs anciennes villes. Au grand soulagement du maire L’Allier, deux villes seulement, Saint-Augustin et L’Ancienne-Lorette, situées dans l’ouest, optent pour la défusion[7]. Pour l’ex-mairesse de Sainte-Foy, qui voit ainsi les citoyens de son ancien fief choisir de demeurer dans la nouvelle Ville de Québec, c’est une défaite personnelle amère qui l’amène à conclure qu’« il n’y a jamais eu de fusions municipales, mais que Jean-Paul L’Allier a simplement annexé les villes de banlieue […] ». « Il devra comprendre un jour que cette banlieue existe bel et bien et qu’elle parviendra malgré lui à se faire respecter » (Bouchard, 2004). Quant à son ancien parti, l’ACQ, qui forme l’opposition officielle au conseil, il aura bien du mal à se remettre de cette défaite qui le place dorénavant en porte-à-faux avec la position pro-défusion qu’il a défendue pendant la campagne référendaire.

Vers l’élection municipale de novembre 2005

L’épisode référendaire sur les défusions terminé, les acteurs politiques se mettent progressivement en mode préélectoral en vue du scrutin de novembre 2005. Le plus rapide à le faire est l’ex-ministre libéral provincial, Marc Bellemare, qui annonce en grande pompe, le 11 mars 2005, soit à peine un an après sa démission comme ministre de la Justice, qu’il sera candidat à la mairie de Québec à la tête d’un tout nouveau parti, Vision Québec (VQ). Malgré un début difficile marqué par les questions des journalistes qui l’interrogent sur le financement de sa campagne, le candidat Bellemare jouit de la faveur populaire comme en témoignent les résultats d’un sondage qui le place bon premier dans les intentions de vote des électeurs[8]. Du côté du RMQ, l’annonce du maire L’Allier de se retirer de la vie politique à la fin de son mandat lance les préparatifs pour la course à la direction du parti. Le 13 mars 2005, après une lutte serrée qui l’oppose à deux autres candidats, Claude Larose, conseiller municipal du RPQ depuis 1989 et membre du comité exécutif, devient le nouveau chef du RMQ[9] et candidat à la mairie pour ce parti aux élections de novembre 2005.

Avec le départ annoncé de son deuxième chef, Jacques Langlois, le 21 juin 2004, soit le lendemain des référendums sur les défusions, l’ACQ se cherche aussi un nouveau chef. Les tentatives pour susciter des candidatures connues s’annoncent toutefois plus laborieuses que prévu. Le 12 novembre 2004, c’est finalement l’ex-maire de Sillery, Paul Shoiry, élu sous la bannière de l’ACQ en novembre 2001, et seul candidat en lice, qui prend la direction du parti. À peine cinq mois plus tard, à la suite de la publication d’un sondage qui le place bon dernier avec seulement 3 % des intentions de vote, Shoiry annonce qu’il quitte la direction du parti, mais qu’il sera candidat aux prochaines élections. À la fin de l’été 2005, c’est un avocat de Québec, Pierre-Michel Bouchard, après avoir présidé dans les mois précédents l’organisation des Jeux mondiaux des policiers et pompiers, qui devient le nouveau chef de l’ACQ.

La dernière à annoncer sa candidature est Andrée Boucher. Son entrée dans la course, en septembre 2005, comme candidate indépendante, est motivée, avance- t-elle, par le fait que la nouvelle ville n’a pas su profiter d’une conjoncture économique exceptionnellement favorable pour contrôler ses dépenses et réduire les taxes des contribuables comme s’y était engagé le maire de Québec lors de la fusion. « Si j’ai choisi de me présenter à titre d’indépendante plutôt qu’à l’intérieur d’un parti, affirme-t-elle, c’est dans l’espoir d’avoir plus de temps pour aller au fond des choses […] le moment est maintenant venu […] de siffler la fin de la récréation » (Boucher, 2005a, p. 6 et 9).

Les programmes politiques[10]

L’Action civique de Québec (ACQ)

Intitulé Des solutions plus que des promesses !, le programme de l’ACQ, rendu public en septembre 2005, contient quelque 90 engagements. « Notre programme, prône l’ACQ, est axé essentiellement sur l’amélioration de la qualité de vie des citoyennes et des citoyens de la Ville, par la prestation de services de proximité répondant à leurs besoins réels. Cela signifie une administration accessible, bien gérée et proche du citoyen » (ACQ, 2005, p. 6). Au chapitre de la démocratie municipale, l’ACQ s’engage à revaloriser le rôle du conseiller municipal en lui offrant les moyens nécessaires pour le rapprocher des citoyens. Pour ce faire, elle compte augmenter l’autonomie et l’imputabilité des conseillers municipaux. « L’administration municipale, affirme-t-elle, doit se rapprocher du citoyen […]. Le langage hermétique doit cesser. Les lourdeurs administratives et le gaspillage de temps et d’argent dans des processus opaques et complexes doivent disparaître » (ACQ, 2005, p. 7). Le citoyen, en somme, doit retrouver le contrôle de sa ville. En matière de gestion et de finances, l’ACQ s’engage à permettre aux arrondissements de décider de leurs priorités d’investissements et à développer une gestion décentralisée. Elle souhaite dégager des économies en déployant les bonnes ressources aux bons endroits, en éliminant les dédoublements, en évitant les pertes de temps et en allégeant les procédures administratives. Il faut, précise-t-elle, repenser les façons de faire afin de réduire le coût des services municipaux, améliorer leur efficacité et freiner l’augmentation des dépenses. C’est là la meilleure façon de maintenir le compte de taxes à son plus bas niveau (ACQ, 2005, p. 7). En matière de développement économique, l’ACQ affirme que Québec ne doit pas miser uniquement sur la présence de la fonction publique provinciale. Il est essentiel, souligne-t-elle, de favoriser l’implantation et le développement d’entreprises privées, dans divers secteurs, afin de dynamiser l’activité économique de la région. Elle souhaite ainsi tenir des États généraux sur le développement économique pour dégager des priorités et passer à l’action (ACQ, 2005, p. 15-16).

Le Renouveau municipal de Québec (RMQ)

Adopté en avril 2005, le programme du RMQ (2005) contient quelque 140 engagements. Le RMQ s’engage à respecter le principe de la représentation égalitaire entre les hommes et les femmes au sein de toutes les instances municipales, à accroître la consultation et la concertation des citoyens et à favoriser un développement économique qui soit équitable et acceptable sur le plan écologique. Plus précisément, le RMQ s’engage, sur le plan administratif et budgétaire, à limiter l’augmentation annuelle moyenne du compte de taxes pour les quatre prochaines années en deçà du taux d’inflation et à réduire le service de la dette sous la barre des 20 %. En matière de développement économique, il compte favoriser, en concertation avec les entreprises et les centres de recherche, la création d’emplois de haute technologie et maintenir un soutien actif aux créateurs et aux organismes culturels. Afin de combler le sous-investissement actuel dans le domaine des infrastructures et des équipements, le RMQ souhaite conclure des ententes avec les gouvernements supérieurs et moderniser en priorité les infrastructures routières, d’aqueduc et de traitement des eaux usées. Sur le plan de l’aménagement du territoire, il veut favoriser des mesures visant à contrôler l’étalement urbain et créer un fonds qui servirait à moderniser le transport en commun. Enfin, en matière de démocratie municipale, le RMQ s’engage à élargir le mandat des conseils de quartier et à favoriser la mise en place du concept de budget participatif à partir de projets pilotes. Il a aussi l’intention d’accorder une place plus importante aux jeunes dans les différentes instances municipales.

Vision Québec (VQ)

Intitulé Pour le changement, le programme de VQ, rendu public en juin 2005, contient un peu plus d’une centaine d’engagements. Seize ans de pouvoir, affirme- t-il d’entrée de jeu, ont rendu l’administration du RMQ déconnectée de la réalité quotidienne des citoyens de la Ville de Québec. Pour VQ, la fusion municipale a été gérée sans concertation par une équipe centralisatrice et sans vision. « Nous nous retrouvons aujourd’hui avec une administration surendettée, une lourdeur administrative qui affecte le service aux citoyens à tous les niveaux, une communication déficiente au sein de l’appareil administratif » (VQ, 2005, p. 4). Pour mettre fin à cette situation, VQ s’engage à alléger l’ensemble de la structure organisationnelle de la Ville en éliminant les paliers inutiles et à réévaluer le fonctionnement de tous les comités, commissions et conseils existants dans le but d’en augmenter l’efficacité. Par souci d’économie, VQ décrétera un gel pour deux ans de l’ensemble des dépenses de l’administration, s’attaquera sérieusement à la dette et confiera au vérificateur général un mandat élargi couvrant l’attribution des contrats et les budgets de réalisation des projets. En matière de développement économique, VQ s’engage à augmenter significativement les investissements internationaux à Québec. Afin d’encourager les initiatives des développeurs, VQ promet d’éliminer les dédoublements à tous les paliers de l’administration municipale et de faciliter l’obtention de permis dans tous les secteurs d’activités économiques. En matière de rayonnement international, VQ soutiendra les initiatives visant à attirer à Québec des franchises sportives de ligues interprovinciales ou internationales.

Andrée Boucher

La candidate Andrée Boucher entre dans cette course sans véritable programme. Le 21 septembre, soit deux semaines après avoir annoncé sa candidature, elle rend public un document dans lequel elle trace un bilan sévère des fusions municipales. Attaquant l’administration sortante, elle y affirme que les économies d’échelles promises se sont en fait traduites par des hausses vertigineuses de taxes. De plus, l’endettement actuel de la Ville et la rémunération du personnel font qu’il n’y a à peu près plus de marge de manoeuvre. Aussi, propose-t-elle, si elle est élue, d’utiliser les méthodes qui ont fait leurs preuves à Sainte-Foy (Boucher, 2005a). Le 12 octobre, elle rend public un nouveau document de cinq pages dans lequel elle expose ses « dix principes à appliquer pour gérer efficacement ! » (Boucher, 2005b). Elle compte ainsi : mieux informer et consulter la population par la télédiffusion d’une partie des séances du conseil municipal et, suivant les modes de consultation en vigueur dans les anciennes villes de banlieue, par l’ouverture, aussi souvent que nécessaire, des registres à l’hôtel de ville ; réviser tous les programmes et toutes les subventions afin de les ajuster aux véritables besoins de la population ; obtenir le rendement maximal de la fonction publique ; entretenir en priorité les infrastructures majeures qui constituent les assises de la qualité de vie et la base du développement économique ; améliorer, après l’obtention d’une entente durable avec les employés, le service de transport en commun. En matière de développement économique, Andrée Boucher soutient qu’il faudra mettre l’accent sur la vocation touristique, patrimoniale et culturelle de Québec et éviter de la mettre en péril « en acceptant n’importe quoi pour prélever plus de taxes » (Boucher, 2005b, p. 4). « Mon rôle, conclut-elle, sera d’écouter, de proposer, d’expliquer, pour ensuite accepter le verdict de la majorité, un verdict dans lequel mon vote n’aura pas plus de poids que celui d’un conseiller puisque je n’entraînerai pas le vote d’un parti » (Boucher, 2005b, p. 5).

La campagne électorale[11]

Au cours de la campagne électorale, les quatre candidats à la mairie ont été invités à participer à une quinzaine de débats publics[12] dont plusieurs ont été retransmis sur les ondes de la radio et de la télévision. Les débats ont porté principalement sur la gestion de la ville, le niveau des dépenses et des taxes et le développement économique, principaux chevaux de bataille de l’ACQ et de VQ. Le chef de l’ACQ a ainsi profité de la campagne pour dénoncer le niveau de la dette municipale en s’engageant à la réduire de 100 millions de dollars et en promettant un gel de taxes pour quatre ans. Se présentant de son côté comme un « supercommissaire industriel » favorable aux investisseurs et à la relève entrepreneuriale, le chef de VQ insista sur l’importance d’amener de l’argent neuf dans les coffres de la municipalité. Pour ce dernier, l’avenir de Québec passe par la création de nouveaux emplois, de nouveaux revenus de taxes, notamment dans le secteur industriel, et la réduction, par attrition, de la fonction publique municipale. Obligé de son côté de défendre le bilan des 16 années au pouvoir de son parti, Claude Larose a eu du mal à convaincre l’électorat qu’il incarnait le changement. Il a affirmé néanmoins vouloir consolider les actions entreprises au cours des dernières années en matière de diversification économique, de participation citoyenne et de réhabilitation des infrastructures.

Justifiant sa décision de se présenter parce que les fusions ont bâillonné les quartiers périphériques et n’ont jamais permis à un leader d’émerger, Andrée Boucher promet qu’avec elle la ville sera mieux gérée et le payeur de taxes en aura plus pour son argent. Si elle critique beaucoup ses adversaires durant cette campagne, s’en prenant durement notamment au chef de VQ qu’elle décrit comme un opportuniste qui n’a aucune expérience dans l’administration municipale, elle demeure toutefois évasive sur les moyens à prendre pour régler les nombreux problèmes qu’elle dénonce. Elle soutient que son passé est garant de l’avenir et qu’elle a l’expérience nécessaire pour entreprendre le « grand ménage » qui s’impose. Elle veut centrer ses énergies sur les missions essentielles d’une municipalité. Affirmant que c’est à la province de s’occuper de la promotion économique, elle entend plutôt concentrer ses efforts sur les services de base, dont les infrastructures. Elle se dit même favorable à l’idée d’augmenter les taxes pour des « choses absolument nécessaires » (Mathieu, 2005c). Malgré cette déclaration que n’ont pas manqué de relever ses adversaires, un sondage, publié en fin de campagne, indiquait qu’elle était considérée comme la candidate ayant le plus de chances de faire baisser le compte de taxes des contribuables ! Entrée tardivement dans la course à la mairie, c’est donc en misant sur son image de gestionnaire efficace, intègre et expérimentée, et en choisissant bien ses apparitions publiques, que l’ex-mairesse de Sainte-Foy a mené sa campagne.

Les sondages rendus publics au cours de la campagne indiquent une véritable descente aux enfers pour Marc Bellemare et son parti. Meneur au début de la campagne avec 27 % des intentions de vote, ses appuis chutent à 11 % à la fin octobre. Le chef du RMQ fait quant à lui du surplace autour de 16 % durant toute la campagne tandis que le chef de l’ACQ marque quelques points sans toutefois dépasser la barre des 10 %. Aux postes de conseillers, les sondages indiquent une certaine popularité, sinon une popularité certaine, des candidats « sans-partis ». Quelques jours avant les élections, les 33 candidats indépendants (13 en 2001), qui briguent les suffrages dans 25 districts, recueillent en effet 27 % des intentions de vote.

Devant l’avance confortable d’Andrée Boucher et dans un dernier effort pour renverser la vapeur, Larose et Bellemare mettent en garde les citoyens contre l’immobilisme et les querelles qui guettent le futur conseil municipal si Andrée Boucher est élue mairesse. Affirmant qu’une mairesse sans équipe plongerait la ville dans le chaos, le chef du RMQ va jusqu’à menacer de bloquer tout projet allant à l’encontre des acquis de la Ville si son parti obtient la majorité au conseil. Quant au chef de VQ, il avertit la population qu’un conseil dirigé par une mairesse sans parti sera dépensier. Celle-ci ne pourra pas faire le ménage comme elle l’entend car elle devra monnayer ses appuis pour faire passer ses budgets et ses projets. La principale intéressée rétorque au contraire qu’elle aura toute la latitude requise pour choisir les membres de son comité exécutif, qu’elle fera des compromis avec les conseillers et que plusieurs d’entre eux lui ont déjà confié qu’ils l’appuieraient si elle était élue[13].

Les résultats de l’élection

Le soir du 5 novembre, Andrée Boucher devient la première femme à être élue mairesse de la Ville de Québec, recueillant 46 % des suffrages exprimés (37 % en 2001). Claude Larose du RMQ se classe bon deuxième avec 34 % des voix (57 % pour son prédécesseur, Jean-Paul L’Allier, en 2001). Il est suivi de Marc Bellemare de VQ et de Pierre-Michel Bouchard de l’ACQ qui recueillent respectivement 10 % et 9 % des voix. La participation électorale atteint 52 % (59 % en 2001). La victoire d’Andrée Boucher est d’autant plus impressionnante qu’elle est majoritaire dans 29 des 37 districts (8 sur 39 en 2001). Claude Larose, dont l’appui a considérablement augmenté dans les derniers jours de la campagne, remporte la majorité dans huit districts seulement (31 sur 39 pour Jean-Paul L’Allier en 2001), dont cinq sont situés dans la vieille ville, se classant deuxième 28 fois sur 37. Le chef de VQ arrive deuxième une fois, troisième 24 fois et quatrième 12 fois. La course à la mairie est également très décevante pour l’ACQ alors que son chef se classe troisième 12 fois et quatrième 25 fois.

Si la performance du RMQ à la mairie est décevante, ce dernier fait cependant élire 24 candidats sur 37 aux postes de conseillers (16 sur 39 en 2001), lui permettant ainsi de former l’opposition majoritaire au conseil. L’ACQ gagne six sièges[14] tandis que VQ mord la poussière presque partout, ne réussissant à faire élire qu’un seul de ses 37 candidats. La surprise de la soirée va aux candidats indépendants qui l’emportent dans six districts avec des pourcentages variant entre 34 % et 51 % des voix exprimées[15]. Ces districts sont cependant tous situés dans les anciennes villes de banlieue de sorte que la victoire des indépendants ressemble en fait à un vote de protestation. Un vote largement encouragé par la présence de la candidate indépendante Andrée Boucher à la mairie qui y a mené une campagne féroce contre les fusions municipales forcées en 2000.

Les premières politiques de l’administration Boucher

L’une des premières tâches à laquelle s’est attaquée la mairesse Boucher dès son assermentation a été de former « son » comité exécutif (CE). Une opération d’autant plus difficile qu’elle n’avait pas d’équipe, que le RMQ, qui détenait 24 sièges sur 37 au conseil, n’a pas demandé d’y être représenté et que la composition du CE, tel un conseil des ministres, devait autant que possible assurer une bonne représentation des électeurs sur les plans sociodémographique et géographique. Voulant bien montrer le nouveau style de gestion qu’elle entendait imprimer, la mairesse a opté, comme elle l’a imposé à son cabinet politique, pour un régime minceur. Le CE a donc été réduit par rapport à ce qu’il était sous l’ancienne administration. Le nombre de membres, outre la mairesse qui le présidait, passa en effet de 11 à 5. « Quand on dit qu’il faut faire plus avec moins, affirme-t-elle, l’exemple doit venir d’en haut » (Mathieu, 2005c). Candidats de l’ACQ en 2001, les cinq conseillers exécutifs choisis[16] étaient en fait des proches de la mairesse.

La partie s’annonçait toutefois plus difficile pour ce qui était des nominations des conseillers siégeant aux conseils d’ExpoCité, du Réseau de transport de la capitale (RTC) et de la Communauté métropolitaine de Québec (CMQ). Pour ces nominations, la mairesse a dû, après une première tentative pour imposer ses préférences, battre en retraite et se plier, à la suite d’une intervention ministérielle, à celles des élus du RMQ qui détenaient la majorité au conseil municipal[17]. Furieuse, la mairesse qualifia cette intervention de « déni de démocratie qui ne tient pas compte de comment le maire est élu. On ne peut pas faire de ce vote-là un vote qui vaut la même chose que l’élection d’un conseiller… » (Myrand, 2006). La mairesse trouva une consolation dans la nomination d’Alain Marcoux[18] au poste de directeur général de la Ville au printemps 2006.

Dès son arrivée au pouvoir, la mairesse, aidée de son CE, dut travailler à finaliser le projet de budget dont les principales orientations ont été en grande partie décidées par l’ancienne administration. La mairesse soumit tout de même un projet de budget de 932 M$ en baisse de 13 M$ par rapport à ce qui était initialement prévu et prévoyant une hausse moyenne du compte de taxes de 0,8 %. « On n’a pas demandé un seul ajout, affirme la mairesse, parce que je n’avais pas de promesse électorale à réaliser » (Mathieu, 2005e). Le projet de budget fut adopté deux semaines plus tard non sans que la mairesse accepte, à la demande de l’opposition, d’y inscrire des dépenses supplémentaires de quelque 3 M$ au chapitre du transport en commun, des travaux publics, du logement social et du soutien au développement culturel et économique. Le même scénario se répéta trois mois plus tard alors que les dépenses inscrites au Programme triennal d’immobilisations (PTI) passèrent de 799 M$ à 833 M$ afin de satisfaire les demandes de l’opposition. Disant faire preuve de bonne volonté, celle-ci accepta toutefois qu’une somme de 18 M$ y soit inscrite pour la restauration de l’Îlot des Palais qui allait être, selon le voeu de la mairesse, le projet majeur de la Ville en vue des Fêtes du 400e anniversaire de Québec[19].

La première véritable opposition populaire à la nouvelle administration est survenue lors du dépôt de la nouvelle politique de déneigement. Afin d’harmoniser les normes de services à la grandeur de la nouvelle ville, et aussi pour réduire les coûts là où c’était possible, l’administration Boucher annonça, en septembre 2006, que la neige allait désormais être soufflée sur les terrains résidentiels dans les secteurs où elle était jusque-là ramassée et que certains trottoirs ne seraient plus déblayés, une proposition qui fut très mal reçue par les citoyens. Devant le tollé soulevé et les modifications exigées par l’opposition, la mairesse accepta finalement, sans toutefois renoncer à son principe d’équité, d’adoucir quelque peu sa politique.

En campagne électorale, Andrée Boucher avait répété à plusieurs reprises que le développement économique n’était pas du ressort de la municipalité dont la priorité était de fournir les services de base et de maintenir en bon état les infrastructures. Peu après son élection, la mairesse fut prise à parti par le président de la Chambre de commerce de Québec qui lui reprochait de ne pas s’impliquer dans le développement économique de la Capitale. « Les dossiers, affirme-t-il, sont pris un à un et il n’y a rien qui avance. Une situation d’autant plus désolante, précise-t-il, que la mairesse refuse de me rencontrer pour en discuter » (Cloutier, 2006). Cette dernière rétorqua que le PTI, qui prévoyait 929 M$ de projets d’investissements, constituait la base du développement économique. Se méfiant de tout rapprochement avec un groupe ou un autre, la mairesse accepta finalement, mais sans grand enthousiasme, de rétablir les ponts avec la communauté des affaires et le milieu de la culture. Comme elle accepta, quelques semaines plus tard, d’effectuer une première mission économique et culturelle à Bordeaux et à Paris après avoir dénoncé à maintes reprises dans le passé les voyages, coûteux et inutiles selon elle, du maire L’Allier à l’étranger.

La conception que la mairesse se fait du rôle de la Ville en matière de développement économique apparaît plus clairement à la lumière des positions qu’elle a défendues, à l’automne 2006, dans la mise en valeur des terrains de l’Îlot Berthelot au centre-ville et dans ceux des communautés religieuses à Sillery. Dans le premier cas, c’est avec regret que la mairesse accepta finalement de céder les terrains à une coopérative d’habitation alors qu’elle aurait préféré y faire construire des immeubles plus rentables pour la Ville. Dans le second cas toutefois, la rentabilité fiscale accrue des terrains a été obtenue à la suite de la décision de la Ville d’autoriser la construction d’un plus grand nombre de logements haut de gamme.

Sur le plan métropolitain, la nouvelle dynamique politique résultant des défusions des villes de L’Ancienne-Lorette et de Saint-Augustin a mis à rude épreuve le leadership de la mairesse. À plusieurs reprises, en effet, les maires de ces deux villes ont utilisé leur droit d’appel à l’arbitrage ministériel pour contester, au grand dam de la mairesse, les décisions prises au nouveau conseil d’agglomération. De même, son incapacité, à la suite d’une décision du gouvernement du Québec, d’éviter la fermeture du Jardin zoologique, malgré ses tentatives in extremis[20] pour rallier les partenaires de la région, lui a démontré que la solidarité régionale ne se décrète pas, mais exige un patient travail de négociation et de persuasion. Près de dix mois après son élection à la mairie de Québec, et malgré ses difficultés à s’imposer au conseil municipal et sur la scène régionale, Andrée Boucher continue néanmoins de jouir de la faveur populaire[21].

Path dependence et dynamique politique locale

La cohabitation de l’apolitisme et de la politique partisane au niveau municipal met à rude épreuve des institutions qui n’avaient pas été conçues à l’origine pour permettre la politisation, par le biais des débats sociaux, électoraux et parlementaires, des « affaires administratives » locales. À Québec, notamment depuis l’élection de novembre 2005, une telle cohabitation ramène à l’avant-scène, surtout lorsque le risque d’un blocage des institutions est élevé, le débat sur l’à-propos de la présence des partis politiques au niveau municipal. Un débat que les candidats et les élus indépendants ravivent avec d’autant plus d’intérêt que, au Canada et au Québec de façon générale, l’apolitisme municipal demeure encore la règle (Lightbody, 2006, p. 227-242 ; Bherer, 2006).

Le maire non partisan est d’autant plus incité à mettre en doute le bien-fondé d’un système municipal de partis, à plus forte raison s’il fait face à une opposition partisane majoritaire au conseil, que le retour à une vie politique non partisane « normaliserait » son propre statut tout en mettant fin aux lignes de parti. La présence de partis politiques sur la scène électorale et dans l’arène parlementaire municipales, même après plusieurs années, ne garantit toutefois pas, comme le montre l’expérience de Québec, la disparition de la conception apolitique des affaires municipales. Pendant une quinzaine d’années, en effet, soit jusqu’à ce que l’arrivée du RPQ l’oblige à justifier ses positions et ses politiques, le PCQ, tout comme le Parti civique de Montréal (PCM) avant l’arrivée du Rassemblement des citoyens de Montréal (RCM), a défendu une conception essentiellement managériale de la politique locale (Belley, 1992). C’est la création d’un système de partis et la reconnaissance formelle de ces derniers par le gouvernement au début des années 1980 qui ont institutionnalisé (normalisé) la façon partisane de faire de la politique au niveau municipal. Notre analyse montre ainsi que la prégnance des institutions municipales se reflète non seulement, suivant les phénomènes de path dependence, dans la façon dont les acteurs politiques, partisans et indépendants, courtisent et représentent les électeurs, mais aussi dans le contenu de leurs programmes et les stratégies qu’ils utilisent, une fois élus, pour faire passer leurs politiques ou bloquer celles de leurs rivaux.

Sur le plan de la médiation et de la représentation politiques, l’analyse de l’élection de 2005 révèle que le présidentialisme municipal est à la fois habilitant et contraignant. Habilitant en ce que les règles en vigueur donnent la possibilité à un candidat indépendant qui brigue les suffrages à la mairie d’accéder au poste de chef de l’exécutif. N’eût été de cette possibilité, on peut présumer qu’Andrée Boucher ne se serait pas lancée de nouveau dans la lutte électorale en septembre 2005. C’est la perspective, d’autant plus plausible que les sondages lui étaient favorables, d’être élue mairesse sans être chef de parti, qui l’y a poussée. Contraignant aussi, en ce que si les règles institutionnelles protègent, une fois élu, le chef de l’exécutif municipal du dénouement des joutes parlementaires où sont débattus les projets qu’il a lui-même élaborés, elles rendent néanmoins la réalisation de son programme politique conditionnelle à ce que ces joutes tournent à son avantage ou ne lui paraissent pas trop défavorables aux yeux des électeurs. Face à des rivaux partisans dont les programmes politiques contenaient plusieurs engagements précis et difficilement conciliables, Andrée Boucher a préféré s’en tenir à quelques grands principes de gestion tout en dénonçant vigoureusement les promesses de ses adversaires. Elle s’est aménagé ainsi un espace politique plus en phase avec les électeurs froids, hésitants ou désenchantés face aux partis et les autres candidats indépendants qu’avec les acteurs partisans dont elle savait, sauf pour ce qui est des candidats se présentant sous la bannière de l’ACQ, qu’elle pourrait difficilement, en cas de victoire, les convaincre d’appuyer ses politiques.

La « dépendance au sentier » des acteurs politiques est lisible également dans les positions qu’ils ont défendues au conseil et dans le contenu des politiques adoptées depuis l’élection. Sur ce plan, la fusion municipale et ses impacts, tel un référentiel d’interprétation et d’action (Muller, 2000), ont non seulement été récupérés par Andrée Boucher pour justifier son retour en politique et pour alimenter une grande partie de son discours politique pendant la campagne électorale, mais aussi pour justifier, tout en dénonçant celles de l’administration sortante, plusieurs des politiques, notamment en matière budgétaire, qu’elle a présentées au conseil. Sans aucun doute, la grogne populaire engendrée par la fusion forcée, notamment dans les anciennes villes de banlieue, et par le processus référendaire imaginé par le nouveau gouvernement pour encadrer le démembrement des nouvelles villes – rendu plus difficile au dire de ses partisans – a beaucoup nui au nouveau chef du RMQ et candidat à la mairie, Claude Larose. En amalgamant la ville centre et la banlieue, cette réforme institutionnelle a rendu plus manifeste, notamment après le rendez-vous manqué des référendums, l’expression (le ras-le-bol) politique des électeurs plus « conservateurs » (Langlois, 2006 ; Lemieux, 2006a, 2006b, 2006c) mécontents des promesses non tenues et des politiques adoptées par les élites politiques (pas seulement locales) en place. Ainsi, loin de signifier l’apolitisme municipal, la victoire d’Andrée Boucher à la mairie de Québec s’explique à la fois par son habileté à canaliser à son avantage le mécontentement populaire engendré par l’impact budgétaire et fiscal négatif de la fusion et à tabler sur des règles institutionnelles rendant possible l’exercice d’un présidentialisme municipal « officiellement » non partisan.

Les contraintes politiques découlant du résultat de l’élection de novembre 2005, et d’un cadre institutionnel que les acteurs locaux ne contrôlent pas ou peu, montrent que si le changement politique est possible, il ne se réalise que progressivement. Qu’il s’agisse en effet de l’harmonisation des politiques et des services à la grandeur de la nouvelle ville, de la politique budgétaire, de la réhabilitation des infrastructures ou de la concertation métropolitaine, le changement politique emprunte un corridor d’autant plus étroit que la nouvelle administration ne montre aucune véritable intention de négocier et de s’entendre avec l’opposition majoritaire au conseil.

Si le changement politique demeure malgré tout possible, on peut déjà entrevoir qu’il empruntera trois sentiers qui pourraient engager la Ville dans une direction politique et administrative nouvelle par rapport à la période qui a marqué les années au pouvoir de l’administration L’Allier, tout au moins d’avant la fusion. Ces sentiers sont ceux de l’accélération des travaux d’infrastructures de base, d’un développement urbain davantage market centered et de la rationalisation des dépenses de main-d’oeuvre et de programmes (Boucher, 2006). Deux sentiers, par contre, empruntés par l’ancienne administration au cours des dernières années, pourraient être, sinon abandonnés, moins utilisés. Il s’agit du recours aux mécanismes de consultation et de participation tels que les commissions consultatives et les conseils de quartier, d’une part, et aux réseaux institutionnalisés de politiques développés au fil des années dans les secteurs économique, sportif, culturel et communautaire, d’autre part. Davantage que leur institutionnalisation formelle, c’est l’utilisation effective de ces mécanismes et de ces réseaux par les citoyens et les groupes locaux et la capacité de ces derniers à faire la preuve de leur utilité auprès de la nouvelle administration qui scelleront leur avenir. Si les phénomènes de path dependence montrent bien la prégnance des institutions municipales, ils génèrent également, par leurs effets de rétroaction, des situations nouvelles par lesquelles les acteurs politiques, par leurs capacités d’en déceler les possibilités suivant des objectifs intéressés, sont en mesure, par la voie partisane ou non, d’impulser le changement politique.