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Le destin des villes est parfois étonnant. Qui aurait pu prévoir, il y a vingt-cinq ans, au moment où les quartiers centraux de Québec étaient au plus bas, que ceux-ci renaîtraient à temps pour célébrer le quatrième centenaire de la ville ? Ces quartiers, qui forment maintenant l’arrondissement de La Cité, ont en effet connu, après plusieurs décennies de pertes, un regain démographique entre 1996 et 2001 qui constitue sans doute une manifestation forte du retour au centre en cours à Québec. D’autres indicateurs du nouvel attrait de la vie au centre sont observables, dont le fort niveau d’investissements immobiliers et la vigueur de la vie sociopolitique et culturelle. Quels sont les tenants et aboutissants de cette renaissance du centre ? Est-elle unique à Québec ? Se nourrit-elle de banlieusards qui reviennent en ville ou, plutôt, de ruraux ou d’urbains qui arrivent d’ailleurs ? À quel point est-elle attribuable aux interventions de la municipalité ? Correspond-elle à des objectifs de développement durable ? Continuera-t-elle dans la nouvelle ville de Québec, où le poids politique des banlieues s’exerce plus directement ? Des esquisses de réponses à ces questions permettent d’évaluer la pérennité de cette renaissance ainsi que sa signification par rapport aux préceptes du développement urbain durable.

Reprise démographique dans La Cité

La décennie 1990 connaît une discontinuité marquée dans l’évolution de la population de Québec et de sa distribution sur le territoire. Depuis les années 1950, l’étalement urbain, nourri d’abord par une forte croissance démographique, ensuite par une infrastructure autoroutière considérable, occupe l’avant-scène dans la région métropolitaine de Québec (RMQ), même si la croissance de la population décélère régulièrement : son taux quinquennal, qui était de 13 % entre 1951 et 1956, passe à 4 % entre 1991 et 1996 et à 1,6 % entre 1996 et 2001 (tableau 1). Le ralentissement récent est encore plus marqué pour ce qui est de la ville de Québec, dans ses nouvelles limites issues de la restructuration municipale du début des années 2000. La surprise vient cependant des performances réalisées par les arrondissements de la nouvelle ville. Il y a presque retournement de la première à la deuxième moitié des années 1990. L’arrondissement de La Cité, qui constitue le coeur urbain de Québec (figure 1), connaît le meilleur taux de croissance de 1996 à 2001 après avoir subi une véritable saignée pendant 30 ans. À l’inverse, les banlieues matures de Sainte-Foy, Sillery, Beauport et Charlesbourg affichent des pertes pendant que les banlieues plus éloignées, la Haute-Saint-Charles et l’arrondissement Laurentien, voient leur croissance ralentir de façon très marquée. Le vieillissement généralisé de la population du Québec est sans doute responsable de la chute de croissance de grandes entités comme la ville de Québec ou la RMQ. Il affecte aussi, de façon différente selon leur structure d’âges, les divers arrondissements. Mais on soupçonne qu’en ce qui concerne le cas de La Cité d’autres facteurs sont en cause. Explorons donc un certain nombre de facettes de cette possible renaissance.

Un gain appréciable à court terme

Composé de 25 secteurs de recensement l’arrondissement de la Cité gagne plus de 2 000 résidents entre 1996 et 2001 (figure 1). Il faut savoir que ce territoire en comptait 116 495 en 1941, de telle sorte que, sur 55 ans, il perdit tout près de la moitié de sa population, à un rythme moyen d’environ 1000 personnes par année, alors qu’entre 1996 et 2001 son gain moyen annuel fut d’environ 400 personnes. Il s’agit d’un gain non négligeable dans un contexte démographique de croissance quasi nulle à l’échelle de la ville, ce qui signifie que ce gain doit provenir d’une redistribution spatiale de la population plutôt que d’un excédent des naissances sur les décès. Mais s’agit-il d’un gain ferme qui se maintiendra dans la durée ? À cet égard, les premiers résultats du recensement de 2006 indiquent une grande fragilité. Entre 2001 et 2006, l’arrondissement de La Cité a fait un gain net de seulement 86 personnes. Il faudra cependant analyser les caractéristiques de ces personnes avant de conclure à une flambée passagère entre 1996 et 2001. Pour le moment, d’autres indices incitent à penser qu’il s’agit d’un changement plus que passager.

Un gain qui touche tous les quartiers de La Cité

On pourrait penser que la renaissance de La Cité est d’abord celle de Saint-Roch. Ce quartier a en effet connu un redéveloppement très visible et fortement soutenu par les pouvoirs publics à partir de 1990. Depuis cette date, c’est plus de 375 M$ qui ont été investis dans Saint-Roch, d’abord par le secteur public, ensuite par le secteur privé (Desormeaux et Collin, 2004). Le redéveloppement de Saint-Roch mise au départ sur l’embellissement du quartier, sur les arts, la culture et l’enseignement (Dufault et Villeneuve, 2006). Plus tard, la création par le gouvernement du Québec d’un Centre national des nouvelles technologies constituera également un moteur appréciable. La mixité des fonctions est privilégiée. On crée des espaces à bureaux mais aussi de l’habitation. Le redéveloppement de Saint-Roch produit certes des effets d’entraînement dans les autres quartiers de La Cité (et sans doute aussi dans Limoilou), mais la reprise démographique de chacun des quartiers de l’arrondissement est trop soutenue pour être due uniquement aux investissements dans Saint-Roch. Huit quartiers composent La Cité. Ces quartiers sont de tailles très différentes. Leur découpage est quelque peu arbitraire. Il correspond aux usages actuels les plus fréquemment rencontrés dans la population et dans la presse. Toutes les parties du territoire de La Cité sont touchées par le regain des années récentes. Celui-ci est fort dans des quartiers très centraux, comme Vieux-Québec Haute-Ville (7,27 %) et Vieux-Québec Basse-Ville (12,31 %) et plus faible dans des quartiers moins centraux, comme Saint-Sauveur (1,07 %) ou Montcalm (3,34 %). Pour sa part, Saint-Roch connaît une croissance de 7,21 %. Sur les 25 secteurs de recensement qui composent La Cité, vingt affichent une augmentation de population.

Une reprise attribuable surtout aux jeunes adultes

Comme cette reprise démographique se produit dans la ville canadienne de plus de 500 000 habitants dont l’âge médian de la population est le plus élevé (CCNQ, 2003, p. 25), il est tentant de l’attribuer à un possible repli vers le centre des personnes âgées. Une ventilation selon l’âge des effectifs concernés montre que ceci n’est que très partiellement vrai (tableau 2). Nous constatons d’abord qu’entre 1996 et 2001, il y a baisse des effectifs les plus jeunes, sauf chez les 5 à 9 ans. Nous notons ensuite que les groupes des 20-24, 25-29, 45-49 et 50-54 sont à la fois les plus nombreux en 2001 et parmi ceux qui ont le plus progressé au cours des cinq années précédentes. Ces groupes d’âges peuvent être associés au phénomène très large du « baby-boom » et de son écho.

Pour prendre la mesure de l’attraction différentielle exercée par La Cité sur les divers groupes d’âges, il vaut mieux voir les choses du point de vue des cohortes, ce qui est facilité par l’utilisation de groupes d’âges ayant le même intervalle que les périodes de temps considérées. Par exemple, 6 030 personnes avaient entre 20 et 24 ans dans La Cité en 2001 et 2 596 avaient entre 15 et 19 ans en 1996. En supposant qu’aucune de ces dernières n’a quitté La Cité, ce serait plus de 3 400 personnes dans la jeune vingtaine qui ont migré vers l’arrondissement central de Québec entre ces deux dates. Si un calcul similaire est fait pour chacun des groupes d’âges, on note des augmentations substantielles, mais nettement moins fortes, chez les 15-19 ans (630), les 25-29 ans (915), les 45-49 ans (275), et les 50-54 ans (240). À la lumière de ces chiffres, il semble bien que la relance démographique de La Cité soit d’abord une affaire de jeunes adultes. Ceci est d’ailleurs confirmé par la comparaison avec l’évolution des cohortes au niveau de la ville. La surreprésentation des jeunes adultes dans l’arrondissement central, par rapport à la ville entière, passe de 1,10 à 1,25 entre 1996 et 2001. Cet apport de jeunes adultes n’est toutefois pas suffisant pour faire baisser l’âge moyen de l’arrondissement. La Cité reste l’arrondissement ayant l’âge moyen le plus élevé tout en étant celui qui a le moins vieilli entre 1996 et 2001 (ThÉriaultet al., 2003, p. 9).

Un solde migratoire positif face aux banlieues

D’où viennent les personnes, surtout de jeunes adultes, qui font croître la population de La Cité ? Les compilations de l’Institut de la statistique du Québec à partir des fichiers de la Régie d’assurance maladie du Québec nous renseignent à ce sujet (CCNQ, 2003, p. 101). Ces données révèlent une forte augmentation du solde migratoire de l’arrondissement, qui passe de 501 en 1991-1996 à 4 501 en 1996-2001. Comme l’arrondissement inclut la Haute et la Basse-Ville, il est difficile, pour le moment, d’établir le poids respectif des facteurs possibles expliquant cette remarquable évolution, d’autant plus que nous n’avons pas, à cette échelle fine, la ventilation selon l’âge des migrants. Le nombre de migrants vers La Cité a augmenté en provenance de chacun des sept autres arrondissements et du reste du Québec, alors que le nombre de migrants quittant La Cité vers les autres arrondissements a augmenté, mais peu, dans les cas de Charlesbourg, de Beauport, de la Haute-Saint-Charles, de Laurentien et du reste du Québec, et a diminué vers Les Rivières, Sainte-Foy–Sillery et Limoilou. Il est fort probable que la revitalisation du quartier Saint-Roch joue un rôle attractif important, vraisemblablement plus marqué auprès des jeunes, tandis que Montcalm est plus susceptible d’attirer la migration de retraite. Un autre aspect de ces données conforte l’hypothèse d’une renaissance du centre. Avec La Cité, les deux seuls autres arrondissements qui ont un solde migratoire positif entre 1996 et 2001 sont les plus centraux, soit Limoilou et Sainte-Foy–Sillery. Les cinq autres, même ceux qui connaissent une croissance de leur population en raison de leur structure d’âges plus jeune, affichent des soldes migratoires négatifs.

Figure 1

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Tableau 1

Population des arrondissements de Québec 1991, 1996, 2001 et taux de croissance

 

1991

1996

2001

96/91

01/96

La Cité

61 970

60 015

62 110

‑3,2 %

3,5 %

Limoilou

47 000

45 030

44 980

‑4,2 %

‑0,1 %

Sainte-Foy–Sillery

70 110

68 955

68 410

‑1,6 %

‑0,8 %

Beauport

69 160

72 920

72 810

5,4 %

‑0,2 %

Charlesbourg

70 790

70 945

70 310

0,2 %

‑0,9 %

Les Rivières

56 225

59 185

59 195

5,3 %

0,0 %

La Haute-Saint-Charles

41 625

46 605

47 215

12,0 %

1,3 %

Laurentien

72 930

80 545

82 965

10,4 %

3,0 %

Ville de Québec

489 810 

504 200 

507 995 

2,9 %

0,7 %

RMR de Québec

645 550 

671 890 

682 755 

4,1 %

1,6 %

Source : Recensements du Canada.

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Tableau 2

Population de La Cité selon les groupes d’âges, 1991 à 2001 et solde

Âge

1991

1996

2001

2001-1996

0-4

1 920

1 845

1 665

‑180

5-9

1 635

1 580

1 595

15

10-14

2 045

1 625

1 525

‑100

15-19

2 535

2 595

2 255

‑340

20-24

5 010

4 840

6 030

1 190

25-29

6 175

5 270

5 755

485

30-34

5 660

5 005

4 100

‑905

35-39

5 235

4 940

4 265

‑675

40-44

4 655

4 895

4 700

‑195

45-49

3 710

4 660

5 170

510

50-54

3 110

3 680

4 900

1 220

55-59

3 120

2 925

3 765

840

60-64

3 645

2 935

2 875

‑60

65-69

3 805

3 245

2 825

‑420

70-74

3 485

3 345

3 095

‑250

75-79

2 915

2 860

3 045

185

80-84

1 990

2 145

2 405

260

85-89

935

1 125

1 420

295

90-94

315

410

570

160

95-99

60

100

125

25

100+

10

15

25

10

Total

61 970

60 015

62 110

2 095

Âge moyen

43,2

43,9

44,6

 

Source : Recensements du Canada.

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Comment interpréter ces renversements de tendances qui, tout en portant sur des nombres restreints, suggèrent des changements de comportement assez marqués ? Ces changements se poursuivront-ils ou sont-ils spécifiques à la décennie des années 1990 ? Cette décennie fut contrastée au plan économique, avec une récession dans la première partie et une reprise de la croissance à compter de 1997 environ. Antérieurement, les périodes de croissance alimentaient l’étalement urbain, les ménages pouvant plus facilement défrayer les coûts d’achat d’une maison et les coûts de transport. Il est donc remarquable que ce retour au centre, qui apparaît plus comme une renaissance qu’un repli, se soit produit pendant la reprise économique. Peut-être traduit-il une plus grande capacité de payer les coûts à la hausse du logement dans certains quartiers centraux ? Avant d’aborder cette question, considérons un facteur démographique important, la taille des ménages.

Une diminution de la taille des ménages

La diminution de la taille des ménages n’est sans doute pas étrangère à ce début d’engouement pour la vie urbaine chez certaines catégories sociales. Les petits ménages ont en effet tendance à « externaliser » une proportion plus grande de leurs transactions (Kaufmann, 1996). Par exemple, les personnes vivant seules et les couples sans enfant montrent une propension plus grande à manger au restaurant (Villeneuve, 1992, p. 65). Le milieu urbain offre à proximité une plus grande gamme de services que le milieu suburbain. Entre 1996 et 2001, le nombre de ménages croissait de 6,1 % dans l’ensemble de la ville de Québec et de 7,2 % dans La Cité. La proportion de personnes vivant seules (ménages d’une personne) en 2001 est beaucoup plus élevée dans La Cité (57,4 %) que dans l’ensemble de la ville (35,0 %). Cependant, de 1996 à 2001, le nombre de ces personnes a augmenté plus rapidement dans la ville (16,5 %) que dans La Cité (1,6 %).

Vivre dans les quartiers centraux de Québec n’a pas la même connotation aujourd’hui qu’il y a un demi-siècle. Au milieu du siècle dernier, les densités de population étaient très fortes dans certains quartiers du centre. Prenons le secteur de recensement 14 (figure 1) localisé dans la partie la plus favorisée du quartier Saint-Jean-Baptiste. Sa densité de population a diminué de près de la moitié entre 1951 (381 personnes/hectare) et 2001 (210 personnes/hectare). Le nombre de personnes par pièce au sein des résidences était de 0,80 dans ce secteur de Saint-Jean-Baptiste en 1951, alors que 50 ans plus tard, il est de 0,39, soit la moitié moins. En 1961, une Commission d’enquête (Martin, 1961) constate la détérioration d’une partie du stock de logement des quartiers centraux de Québec. Au cours des vingt années suivantes, des opérations de démolition de logement et de construction non résidentielle transforment le coeur de La Cité. Par la suite, une importance plus marquée est accordée à la restauration des résidences et à la mixité des fonctions de telle sorte que la plupart des quartiers de La Cité ont vu leur habitabilité s’améliorer de façon sensible. Une question surgit alors : la reprise démographique dans La Cité constitue-t-elle de la « gentrification » ?

S’agit-il de gentrification ?

Nous utilisons une définition simple et englobante de la notion de gentrification : si le statut socioéconomique d’un quartier augmente de façon significative, on peut penser qu’il y a gentrification. Celle-ci est bien sûr plus flagrante si l’augmentation de statut est forte à partir d’un niveau de départ faible. On verra qu’il est difficile de parler de gentrification au niveau de l’ensemble de l’arrondissement de La Cité. Certains quartiers cependant, tout particulièrement le Vieux-Québec Basse-Ville, sont nettement en voie de gentrification. Quatre indicateurs sont retenus pour tenter de mesurer les changements sociaux qui accompagnent la relance démographique dans La Cité : la scolarité, le statut professionnel, les revenus et les valeurs résidentielles (tableau 3). La performance de La Cité est comparée à celle de la ville entière, incluant La Cité, sur chacun de ces indicateurs[1]. Le pourcentage de personnes de plus de vingt ans ayant un diplôme universitaire est plus élevé dans La Cité en 1991 et il le demeure pendant les dix années suivantes. Toutefois, pendant la première moitié de la décennie, il progresse de façon nettement plus marquée dans l’ensemble de la ville que dans La Cité, alors que pendant la deuxième moitié, la différence dans les taux de progression n’est pas significative. Comme dans le cas de la scolarité, le pourcentage de cadres et de professionnels au sein de la main-d’oeuvre est plus élevé dans La Cité que dans la ville. Ici cependant, l’écart se creuse quelque peu en faveur de La Cité.

Les revenus moyens (dollars constants 2000) des hommes sont plus bas pendant toute la décennie dans La Cité que dans la ville, même si l’écart se réduit quelque peu entre 1995 et 2000. Les revenus moyens des femmes sont partout nettement plus bas que ceux des hommes, mais ils sont cependant plus élevés dans La Cité que dans Québec. De plus, ils progressent de façon plus marquée que pour les hommes dans la ville et dans La Cité. Aussi, les revenus des hommes et des femmes progressent quelque peu dans la deuxième moitié de la décennie, alors qu’ils avaient régressé sous le coup de la récession entre 1990 et 1995. L’évolution des loyers et des valeurs résidentielles constitue un autre indicateur d’une possible gentrification. Le loyer mensuel moyen, plus faible dans La Cité que dans Québec en 1991, y devient plus élevé en 2001, le renversement se produisant pendant la deuxième moitié de la décennie. Les valeurs résidentielles moyennes, déjà légèrement plus élevées dans La Cité que dans la ville en 1991, le deviennent davantage en 2001. Parmi les quatre indicateurs, ce sont les loyers et les valeurs résidentielles dont les taux de progression diffèrent le plus entre Québec et La Cité. La progression de la propriété résidentielle peut également être un indice de gentrification car, pour Ruth Glass qui a la première proposé cette notion, celle-ci implique la propriété, puisque la « gentry » était en Grande-Bretagne une classe possédante, immédiatement sous la noblesse (Glass, 1964). Entre 1991 et 2001, la proportion de logements occupés par leur propriétaire passe de 22,2 % à 24,4 % dans La Cité, un niveau qui reste assez faible comparé à celui de l’ensemble de la RMR de Québec (de 53,6 % à 55,5 %).

Tableau 3

Indicateurs de changement social

Personnes de plus de 20 ans ayant un diplôme universitaire

 

Ville de Québec

La Cité

 

1991

1996

2001

1991

1996

2001

% chez les + de 20 ans

15,7

18,1

19,4

21,5

25,0

26,5

Variation depuis 1991

 

19,5

32,9

 

13,3

26,6

Variation depuis 1996

 

 

11,2

 

 

11,6

Effectifs

58 695

70 110

77 985

11 545

13 095

14 615

Pourcentage de cadres et professionnels

 

1991

1996

2001

1- La Cité

45,0

51,4

60,4

2- RMR

37,2

39,2

47,5

Rapport de 1/2

1,21

1,31

1,27

Revenus moyens des femmes et des hommes (en $ constants 2000)

 

1990

1995

2000

Hommes

 

 

 

1- La Cité

29 980 $

27 159 $

29 087 $

2- Ville de Québec

35 319 $

32 322 $

33 834 $

Rapport de 1/2

0,85

0,84

0,86

Femmes

 

 

 

1- La Cité

22 091 $

21 166 $

23 098 $

2- Ville de Québec

21 172 $

20 481 $

22 280 $

Rapport de 1/2

1,04

1,03

1,04

Loyers et valeurs résidentielles (en $ constants 2000)

 

1991

1996

2001

Loyer mensuel

 

 

 

1- La Cité

529 $

532 $

533 $

2- Ville de Québec

548 $

537 $

526 $

Rapport de 1/2

0,97  

0,99   

1,01  

Valeur résidentielle

 

 

 

1- La Cité

112 242 $

110 997 $

107 299 $

2- Ville de Québec

111 685 $

108 663 $

102 860 $

Rapport de 1/2

1,01

1,02

1,04

Source : Recensements du Canada.

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Considérés dans leur ensemble, les indicateurs de statut socioéconomique ne permettent pas de conclure à une gentrification de l’arrondissement de La Cité, qui accompagnerait la reprise démographique qu’on y observe. Tout au plus peut-on qualifier de « gentrificateurs marginaux » (Rose, 1984) la majorité des nouveaux arrivants. Sans être fortunés, les gentrificateurs marginaux, souvent des femmes, constituent une couche sociale scolarisée, occupant des emplois surtout dans des domaines tels que l’éducation, les arts et la culture, qui désire pratiquer un genre de de vie urbain, et dont les activités sont favorisées par la densité sociale rencontrée dans les quartiers centraux. Jusque-là, ce processus correspond à l’image qu’on a d’un développement urbain qui ne fait pas augmenter les inégalités sociales dans les quartiers. Toutefois, cette couche sociale fait souvent figure de pionnière et d’innovatrice dans un processus qui rend ces quartiers plus attrayants auprès de couches sociales plus fortunées. La venue de ces dernières fait habituellement augmenter les coûts du logement, ce qui pose alors des problèmes aigus pour les anciens résidents et souvent aussi pour les gentrificateurs marginaux eux-mêmes.

La Cité dans son ensemble n’en est sans doute pas là mais il n’est pas exclu que le processus de renaissance s’accompagne, après 2001, d’une augmentation plus rapide du statut socioéconomique. Une étude quartier par quartier, dont nous devons ici faire l’économie, serait sans doute révélatrice à cet égard. La renaissance de La Cité risque, entre autres, de modifier considérablement les positions sociales traditionnelles des quartiers. Par exemple, nous sommes peut-être en train d’assister à une diminution des écarts sociaux entre la Haute et la Basse-Ville, comme l’illustre le cas du Vieux-Québec Basse-Ville. S’il y a un quartier à Québec où se fait un remplacement social de la population, c’est bien le Vieux-Québec Basse-Ville. Par exemple, en ce qui concerne le revenu moyen des individus, il était de 14 569 $ dans le secteur 24 et de 18 728 $ dans le secteur 25 en 1985[2]. En 2000, ces chiffres étaient respectivement 32 917 $ et 40 494 $. Pendant ce temps, sur la Colline parlementaire (secteur 15), un des quartiers les plus fortunés de La Cité, mais où 35 % de la population a plus de 65 ans, le revenu moyen passait de 24 063 $ en 1985 à 33 228 $ en 2000. Il y a oblitération des écarts de revenus entre ces deux quartiers. Il n’est pas invraisemblable que des évolutions similaires affectent d’autres quartiers. Tout se passe comme si l’augmentation du statut socioéconomique se diffusait d’est en ouest dans la Basse-Ville. La continuation de ce processus dépend en bonne partie de l’évolution de l’économie de La Cité, au premier chef, de l’évolution de l’emploi.

Y a-t-il aussi reprise de l’emploi ?

De longue date, La Cité compte légèrement plus d’emplois que d’habitants. Nous avons constaté plus haut qu’entre 1996 et 2001, La Cité a vu sa population augmenter d’environ 2 000 personnes. Le tableau 4 montre que, pendant cette période, 7 000 emplois sont venus s’ajouter à ceux déjà présents dans l’arrondissement. Cette croissance très forte de l’emploi est par ailleurs accompagnée d’une légère féminisation de la main-d’oeuvre. Le thème de l’équilibre entre la population et l’emploi en milieu urbain fait partie des préoccupations des courants de pensée relevant du développement urbain durable (Ouellet, 2006). En théorie, une cohabitation équilibrée de l’emploi et de la population, c’est-à-dire un nombre similaire d’emplois et d’habitants dans un espace donné, devrait être associée à des navettes-travail plus courtes et des émissions de GES plus faibles, à la condition bien sûr qu’une bonne proportion de personnes habitent et travaillent dans cet espace. Le tableau 4 montre que cette proportion varie autour de 20 % et connaît une légère diminution de 1991 à 2001, plus forte chez les femmes que chez les hommes. Cette légère diminution est sans doute attribuable, du moins en partie, au fait que plusieurs des nouveaux emplois dans Saint-Roch étaient auparavant localisés en banlieue et qu’une partie des personnes les occupant résidaient en banlieue, la relocalisation de leur emploi au centre ayant pour effet d’allonger leurs navettes-travail, à moins qu’elles ne décident de relocaliser leur résidence plus près du centre.

Tableau 4

Évolution de l’emploi selon le sexe et l’année, arrondissement de La Cité

Personnes qui travaillent dans La Cité

 

Hommes

%

Femmes

%

Total

N

1991

51,4

48,6

67 513

1996

52,6

47,4

65 563

2001

49,8

50,2

73 027

Personnes qui travaillent et habitent dans La Cité

 

Hommes

%

Femmes

%

Total

N

1991

51,1

48,9

13 784

1996

53,8

46,2

13 050

2001

51,3

48,7

13 891

Pourcentage de personnes qui habitent dans La Cité parmi ceux et celles qui y travaillent

 

Hommes

%

Femmes

%

Total

%

1991

20,3

20,5

20,4

1996

20,4

19,4

19,9

2001

19,6

18,5

19,0

Source : Recensements du Canada.

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Une bonne partie des nouveaux emplois de La Cité, tout particulièrement dans Saint-Roch, provient de relocalisations d’entreprises et d’institutions en provenance des autres arrondissements, surtout de Sainte-Foy–Sillery. Pendant que l’emploi croissait de 11,4 % dans La Cité entre 1996 et 2001, il n’augmentait que de 0,81 % dans Sainte-Foy–Sillery et de 5,6 % dans l’ensemble de la ville de Québec. Tout indique qu’il s’agit d’une croissance due à un recentrage, dont le cas le plus spectaculaire concerne diverses composantes de l’Université du Québec qui, finalement, joue à Québec un rôle qu’elle a joué à Montréal depuis plusieurs décennies, soit de contribuer à faire revivre le centre. L’Université Laval n’est pas en reste, qui a relocalisé au centre, l’École d’architecture et celle des arts visuels. Si l’Université du Québec avait pu implanter un campus étudiant au coeur de Québec, au moment où elle le faisait à Montréal, la renaissance de La Cité se serait probablement produite plus tôt.

Le retour au centre de la population et de l’emploi agit-il sur les genres de vie ?

La revitalisation du centre des villes est souvent une conséquence de la prospérité économique ambiante et elle peut aussi résulter d’une vigoureuse politique de recentrage de l’emploi, comme nous venons de le voir. Elle est cependant porteuse d’une signification plus large quand elle implique de surcroît une revalorisation de la vie urbaine (Storper et Manville, 2006). Celle-ci repose largement sur une organisation de la quotidienneté basée sur la proximité, alors que la mobilité constitue le principe organisateur de la vie de banlieue. Dans quelle mesure la reprise démographique et l’augmentation de l’emploi dans La Cité s’accompagnent-elles de choix de modes de déplacement qui traduisent une stratégie de proximité plutôt que de mobilité ?

Le tableau 5 présente les parts des divers modes de transport utilisés par les résidents de La Cité. Les huit quartiers de l’arrondissement sont regroupés en quatre secteurs sur la base desquels les résultats des enquêtes de mobilité du ministère des Transports du Québec et du Réseau de transport de la Capitale sont présentés. Les parts modales, tous motifs de déplacement confondus, ne varient pas beaucoup sur cette période de cinq ans. Les variations, bien que faibles, sont cependant assez systématiques. La part de l’automobile s’accroît partout, sauf dans Montcalm et Saint-Sacrement. À l’opposé, la part du transport en commun, essentiellement l’autobus, diminue dans tous les quartiers. Les deux modes de transport associés à la proximité, soit la marche et le vélo, voient leur part augmenter dans la Haute-Ville et diminuer dans la Basse-Ville, la tendance étant identique pour la catégorie « autres modes » (traversier, taxi, transport adapté, autobus scolaire).

De telles évolutions dans les modes de transport utilisés quotidiennement dans La Cité sont trop faibles pour que nous puissions les associer à un changement significatif dans les genres de vie. La marche et le vélo gagnent du terrain dans la Haute-Ville mais leur utilisation plus poussée est entravée par la localisation, de plus en plus loin du centre, des lieux de consommation courante. La reprise démographique au centre est-elle suffisante pour contribuer à la consolidation des rues commerciales des quartiers de La Cité ? Dans quelles proportions les résidents de ces quartiers partagent-ils leurs destinations de consommation entre les rues commerciales sises à proximité de chez eux et les grandes surfaces des banlieues ? De 1996 à 2001, le pourcentage des déplacements de consommation ayant leur origine et leur destination dans La Cité fléchissait légèrement, de 49,3 % à 48,6 %, dans l’ensemble des déplacements de consommation des résidents de La Cité. Les chiffres équivalents pour les déplacements de travail étaient 52,8 % et 47,8 %. Ainsi, même si la population a augmenté dans La Cité, les résidents ont tendance à consommer un peu plus à l’extérieur de l’arrondissement en 2001 qu’en 1996, et même si l’emploi a beaucoup augmenté, les résidents de l’arrondissement ont tendance à travailler à l’extérieur de celui-ci dans une proportion significativement plus forte en 2001.

Tableau 5

Les déplacements quotidiens des résidents des différents quartiers de l’arrondissement La Cité selon le mode de transport en pourcentage et en nombre

Résidents de la Colline parlementaire, Saint-Jean-Baptiste, Vieux-Québec Haute-Ville

 

1996

2001

Automobile

52,4

53,1

Transport en commun

14,3

11,2

Marche et vélo

32,3

33,7

Autres

1,0

2,0

Nombre de déplacements

25 933

28 550

Résidents de Montcalm, Saint-Sacrement

 

1996

2001

Automobile

63,0

62,2

Transport en commun

15,7

14,8

Marche et vélo

20,4

21,4

Autres

0,9

1,6

Nombre de déplacements

35 369

37 936

Résidents de Saint-Roch, Vieux-Québec Basse-Ville

 

1996

2001

Automobile

56,5

58,2

Transport en commun

14,4

13,6

Marche et vélo

27,2

26,6

Autres

2,0

1,6

Nombre de déplacements

17 730

19 580

Résidents de Saint-Sauveur

 

1996

2001

Automobile

58,4

60,9

Transport en commun

10,4

10,3

Marche et vélo

28,9

27,3

Autres

2,3

1,5

Nombre de déplacements

20 588

22 468

Source : MTQ et RTC, 1998, pages 51-54, et 2002, pages 65-68.

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La propension générale à l’accroissement des déplacements entre les diverses zones qui composent les agglomérations urbaines constitue une tendance très lourde[3]. Cependant, dans le cas de quartiers centraux, tels ceux de La Cité, rien ne l’empêche de cohabiter avec d’autres tendances en apparence opposées. Par exemple, le tableau 6 suggère que le recentrage de l’emploi contribue à faire diminuer l’usage de l’automobile et augmenter l’usage de la marche et du vélo chez les résidents de La Cité, ce qui, à première vue, ne semble pas compatible avec une augmentation de la proportion des navettes-travail des résidents aboutissant à l’extérieur de l’arrondissement. Entre 1996 et 2001, la part des modes « auto-conducteur » et « auto-passager », pour les navettes-travail, diminue à la fois chez les femmes et chez les hommes résidant dans La Cité, alors que la part du mode « autobus » diminue chez les hommes et augmente chez les femmes. Notons la performance du vélo, dont la part est encore très faible mais en augmentation marquée chez les hommes et les femmes, surtout dans La Cité mais aussi dans le reste de la ville. Des tendances en apparence opposées cohabitent : une augmentation des espaces d’action d’une part, et un recours plus grand à la marche et au vélo d’autre part. Elles s’expliquent sans doute par une différenciation des comportements d’un segment à l’autre de la population de La Cité. L’âge joue probablement un grand rôle. En 2001, les deux groupes d’âges les plus volumineux dans La Cité sont les 20-29 ans et les 45-54 ans. Or, la pratique du vélo à des fins utilitaires décroît rapidement avec l’âge : plus de 50 % des déplacements à vélo à des fins « utilitaires » effectués sur le plateau qui s’étend de Québec à Cap-Rouge sont le fait des 15-25 ans, contre moins de 8 % pour les 45-55 ans (Faucher, 2003, p. 39).

Le cas de Québec est-il unique?

La renaissance urbaine observée à Québec est loin d’être unique. Il y a déjà quinze ans, Bourne (1992) notait une reprise démographique des quartiers centraux, entre 1981 et 1986, dans sept des huit plus grandes agglomérations urbaines canadiennes, après trente ans de déclin généralisé. À Québec, le territoire qui constitue aujourd’hui La Cité avait connu alors un ajout de 650 personnes entre ces deux dates pour ensuite continuer à perdre de la population pendant les dix années suivantes. En ce qui concerne les interprétations des cas de résurgence urbaine un peu partout dans le monde, Cheshire (2006) procède à une recension exhaustive des facteurs en cause. En premier lieu, des facteurs contextuels larges peuvent être évoqués. Il y a d’abord la restructuration économique qui touche les pays industrialisés depuis une trentaine d’années.

Son aspect le plus visible concerne la montée en puissance des activités dites du « tertiaire supérieur », surtout celles liées au traitement de l’information au sens le plus large, qui englobe l’éducation, l’innovation et les fonctions de régulation dévolues à l’État, l’informatisation étant le substrat technique de cette restructuration. Loin de provoquer une dispersion de ces fonctions tertiaires, les nouvelles technologies de l’information ont jusqu’ici favorisé les lieux dont la centralité était déjà forte. Dans le cas de Québec, une première tentative, relativement timide, de renforcement du centre a lieu lors du réaménagement de la Colline parlementaire à la fin des années 1960. Cette politique n’a pas alors enrayé les pertes de population des quartiers centraux, bien au contraire, car elle visait surtout le rapatriement des emplois gouvernementaux et la mise en place d’un centre d’affaires aisément accessible en voiture au moyen d’un réseau d’autoroutes. Il est alors devenu plus facile de converger de loin en voiture vers la Colline parlementaire et Sainte-Foy a acquis une centralité-automobile au moins aussi forte que le coeur de Québec (Fortin, 1981, p. 193-194).

Tableau 6

Déplacements résidence-travail. Parts modales en pourcentages selon le sexe, l’année et le milieu de vie, 1996 et 2001

1996

 

Hommes

Femmes

Parts modales

La Cité

Reste de la ville

La Cité

Reste de la ville

Auto-conducteur

49,7

84,2 

38,8

73,0

Auto-passager

  2,5

3,7

  4,5

  8,7

Autobus

16,2

5,9

22,9

11,1

Marche

27,6

4,3

31,8

  6,2

Vélo

  2,4

1,1

  0,6

  0,4

Autres

  1,2

0,6

  0,8

  0,4

2001

 

Hommes

Femmes

Parts modales

La Cité

Reste de la ville

La Cité

Reste de la ville

Auto-conducteur

47,3

83,1 

37,2

74,7

Auto-passager

  2,4

3,6

  4,4

  7,3

Autobus

15,6

6,7

24,1

11,4

Marche

28,9

4,1

31,6

  5,7

Vélo

  4,5

1,7

  1,6

  0,5

Autres

  1,5

0,7

  1,2

  0,4

Source : Recensements du Canada.

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Un deuxième facteur contextuel concerne la réorganisation profonde de la vie quotidienne associée à la féminisation de la main-d’oeuvre (Rose et Villeneuve, 1993). Celle-ci s’accélère au cours des années 1970. En raison de leur plus faible taux de motorisation, les femmes ont alors tendance à travailler et habiter plus près du centre que les hommes. La conciliation travail-famille et la garde partagée sont plus faciles à pratiquer et font moins appel à la voiture privée dans les quartiers centraux où l’accessibilité est basée d’abord sur la proximité. De plus, la diminution de la taille des ménages contribue également à rendre les quartiers centraux, et les types de logement qu’on y trouve, plus attrayants. Bourne (1992) identifie ensuite des facteurs plus locaux, susceptibles de varier considérablement d’une ville à l’autre. Parmi ceux-ci, la valeur historique et patrimoniale du cadre bâti peut jouer un rôle important, ce qui est le cas à Québec. Un autre facteur, connu en anglais sous le nom de rent gap, désigne le processus de dévalorisation foncière qui accompagne le déclin et qui peut, dans certaines circonstances créées entre autres par des investissements publics, rendre rentables les investissements privés. Un troisième facteur concerne donc les politiques publiques. Si l’État – et l’État municipal joue ici un grand rôle – mène une politique de revalorisation des quartiers urbains centraux, l’impulsion qui en résulte peut être déterminante. Nous faisons l’hypothèse que ce fut largement le cas à Québec.

Débats publics et revalorisation de la vie urbaine

L’urbanité de Québec est récente. Il n’y a pas si longtemps, la ville était encore toute proche du terroir (Villeneuve, 1997). St-Hilaire et Marcoux (2001), ainsi que St-Hilaire et Lanouette (2007), montrent comment, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, à la suite du départ massif des Britanniques, la population de Québec se renouvelle et se franco-canadianise à partir des campagnes environnantes. Peut-être en raison de cette urbanisation récente de sa population, Québec n’a pas tardé à créer, au cours des années 1960 et 1970, des formes urbaines très nord-américaines, telles que les gratte-ciel de sa Colline parlementaire, ses « centres d’achat », ses autoroutes et son habitat pavillonnaire (Fortin, 1981). Cet effort de modernisation fut mené conjointement par le gouvernement du Québec et l’administration de la ville, tout en étant appuyé par le gouvernement fédéral au plan du financement des infrastructures autoroutières et d’opérations telle la « bétonnisation » des berges de la rivière Saint-Charles. Une telle politique de modernisation exigeait la destruction d’une partie du stock de logement des quartiers centraux, ce qui déclencha assez rapidement une opposition provenant des quartiers eux-mêmes (Ézop-Québec, 1981). Elle a pu s’arrimer assez tôt à un mouvement social urbain plus large, où des villes comme Grenoble ou Bologne servaient de modèles quant aux pratiques de réhabilitation des vieux quartiers urbains. À Québec, les quartiers centraux devinrent avant la lettre des lieux d’expérimentation du débat urbain et de la citoyenneté. L’arrondissement de La Cité porte un nom fort approprié, qui contient également en son sein la colline « où l’on parlemente ». Une conception de ce que pourrait être la vie urbaine prit graduellement forme au sein d’un processus complexe qui mena des comités de citoyens de chaque quartier à la mise sur pied d’une formation politique municipale, le Rassemblement populaire de Québec, fondé en 1977 (Racicot, 1980).

Une culture politique urbaine, portée par la génération des baby-boomers, se forgea dans les débats, les controverses, les luttes et les conflits. Plus de 2 000 conflits ayant pris place dans l’agglomération de Québec entre 1965 et 2000, et couverts dans le quotidien Le Soleil ont été analysés (Trudelle, 2005 ; Trudelleet al., 2006). Chaque événement conflictuel, lorsqu’il est couvert dans la presse et qu’il devient public, constitue une occasion pour les protagonistes de soumettre leurs positions au débat collectif et de tenter de convaincre de la justesse de celles-ci. Ce processus élargit singulièrement, au-delà de l’État, l’espace politique. Plusieurs acteurs issus du secteur privé et de la société civile y participent (Villeneuveet al., 2006). Les grands enjeux économiques, sociaux et environnementaux associés au développement urbain durable sont débattus. La figure 2 ventile, dans le temps et l’espace, l’activité conflictuelle à Québec entre 1965 et 2000. L’ampleur per capita de la couverture de presse accordée aux événements conflictuels est relevée selon trois périodes qui correspondent au règne à l’Hôtel de ville de formations politiques différentes, et selon des couronnes de distance à partir de l’édifice du Parlement, considéré comme point central de l’agglomération. La première couronne incorpore la majeure partie de La Cité. L’indice d’activité conflictuelle per capita y est, pour l’ensemble des trois périodes, environ trois fois plus élevé que dans les autres couronnes. À l’évidence, l’aménagement et le développement du coeur de l’agglomération suscitent le débat public, proportionnellement beaucoup plus qu’ailleurs dans la ville et la banlieue. De plus, un lien pourrait exister entre la variation spatiale de l’intensité de l’activité conflictuelle et la reprise démographique à l’intérieur de La Cité. Nous obtenons en effet un indice de corrélation de Pearson de 0,64 (n = 25, p  <  0,001) entre l’ampleur per capita de la couverture de presse des conflits entre 1965 et 2000 et le taux de croissance de la population au niveau des 25 secteurs de recensement qui composent La Cité.

La période de 1977 à 1989 a été la plus intense, d’abord dans le coeur de l’agglomération, mais aussi dans plusieurs des autres couronnes. Au plan des pratiques urbanistiques, cette période apparaît comme une période de transition. Alors que la période précédente, celle du maire Lamontagne de 1965 à 1977, était nettement « moderniste », les années au pouvoir du maire Pelletier marquent une évolution, perceptible au niveau de la forme urbaine, sans l’être en ce qui concerne les pratiques participatives. Peu d’édifices construits dans La Cité pendant cette période dépassent la hauteur des arbres, un bon indice de ville à échelle humaine. La bibliothèque Gabrielle-Roy est implantée dans Saint-Roch, ce qui préfigure en quelque sorte l’orientation culturelle que prendra, au cours de la troisième période, la renaissance de La Cité. Mais l’objectif de vouloir redonner à Saint-Roch sa centralité commerciale d’antan pousse l’administration du maire Pelletier vers un type de redéveloppement qui apparaît encore trop influencé par le modernisme au plan de la forme urbaine et pas assez soumis à la consultation publique au plan du processus d’aménagement.

Saint-Roch fut le principal enjeu de l’élection municipale de l’automne 1989 qui porta au pouvoir le RPQ. Au cours des douze années suivantes, une vigoureuse politique de redéveloppement du quartier fut mise de l’avant et largement discutée, dans un contexte nettement moins tendu qu’auparavant, comme le montre la baisse de l’indice d’activité conflictuelle entre 1989 et 2000 dans la première couronne de 2 km (figure 2). Cela est peut-être attribuable à la politique consultative mise en place par le RPQ, où des conseils de quartier jouent un rôle clé (Bherer, 2003). En somme, il n’est pas impossible que l’activité conflictuelle intense et le large débat public qui ont conduit au redéveloppement de Saint-Roch aient contribué à clarifier, solidifier et légitimer les orientations de ce développement. Il y a peut-être là un gage de durabilité quant à la renaissance de La Cité.

Cependant, rien n’est assuré car, depuis 2001, le nouveau contexte créé par la restructuration municipale risque d’être moins favorable aux quartiers centraux. Essentiellement, le poids politique des banlieues a la possibilité de se faire sentir beaucoup plus directement dans la ville de Québec élargie qu’il pouvait le faire au sein de la Communauté urbaine de Québec. Sera-t-il possible de continuer la séquence d’investissements publics qui ont accompagné la renaissance de La Cité ? Y a-t-il eu assez d’investissements publics pour que le secteur privé prenne résolument la relève ? La revalorisation du genre de vie urbain auprès de certaines couches sociales est-elle ancrée assez solidement pour que la reprise démographique de 1996-2001 soit plus qu’un feu de paille ? L’ensemble des données présentées dans cet article invite, en ce 400e anniversaire de Québec, à un optimisme prudent.

Figure 2

Activité conflictuelle selon la distance du centre et la période temporelle

Activité conflictuelle selon la distance du centre et la période temporelle

Note : L’indice d’activité conflictuelle est égal à la couverture en cm2 dans le quotidien Le Soleil des controverses et conflits ayant eu lieu au sein de couronnes de distance centrées sur la colline parlementaire, divisée par la population de ces couronnes, le rapport ainsi obtenu étant ensuite multiplié par 100. Le découpage temporel correspond aux régimes municipaux associés à deux formations politiques, le Progrès civique de Québec, avec le maire Gilles Lamontagne de 1965 à 1977 et le maire Jean Pelletier de 1977 à 1989, et le Rassemblement populaire de Québec, avec le maire Jean-Paul L’Allier dont seulement les trois premiers mandats de quatre ans sont inclus ici.

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Au moment où Québec fête son 400e anniversaire, il serait réconfortant de pouvoir conclure à une renaissance durable du coeur de la ville, le lieu qui a vu se dérouler ces quatre siècles. Plusieurs indicateurs vont dans ce sens. Une reprise démographique notoire est observée dans l’ensemble des quartiers qui composent l’arrondissement de La Cité. On a pu penser que cette reprise était associée au vieillissement de la population. Ce n’est pas le cas. Elle est d’abord le fait de jeunes adultes. On a pu aussi suggérer qu’elle était associée à un processus de gentrification qui, à terme, rendrait les quartiers centraux inabordables pour le plus grand nombre. Ce n’est pas non plus le cas. Les résidents de La Cité, anciens et nouveaux, sont plus scolarisés que ceux du reste de la ville mais ils sont moins fortunés, les premiers parce qu’ils sont souvent retraités, les deuxièmes parce qu’ils sont jeunes. Ce sont d’ailleurs eux qui occupent une partie des nombreux emplois, nouveaux ou relocalisés dans La Cité. D’autres indicateurs suggèrent une revalorisation du mode de vie urbain où la proximité et le recours à la marche et au vélo, plutôt que la mobilité et l’utilisation de l’automobile, gagnent en popularité auprès d’une partie des résidents du centre. Enfin, cette revalorisation de la vie en ville est associée à trois décennies de débats et de conflits autour de l’aménagement des quartiers centraux. Graduellement, les personnes qui optent pour la vie au centre ont moins de difficulté qu’en banlieue à pratiquer un genre de vie en phase avec les valeurs du développement durable.

Pour le moment cependant, il faut conclure à la fragilité de cette renaissance plutôt qu’à sa durabilité. La reprise démographique est notoire, mais ne se manifeste jusqu’ici que sur une courte période. Elle est basée sur la venue dans La Cité de jeunes adultes à partir des banlieues et des régions. Mais, ceux-ci vont être de moins en moins nombreux au cours des années à venir. Et ceux et celles qui migreront vers La Cité seront-ils plus nombreux qu’auparavant à y rester au-delà de la vingtaine ? En d’autres termes, adopteront-ils de façon pérenne un genre de vie urbain ? Quant à la gentrification comme mécanisme d’exclusion des moins fortunés, elle pourrait bien s’étendre plus largement dans La Cité à partir des quartiers où elle est déjà très présente, surtout le Vieux-Québec Basse-Ville. Enfin, le mouvement social urbain issu de la collaboration de plusieurs membres des comités de citoyens des quartiers centraux au sein du Rassemblement populaire de Québec, et qui a fortement contribué à revaloriser la vie en ville, est en train de se redéfinir dans le cadre de la ville élargie. Souhaitons qu’il le fasse en misant tout autant sur les préoccupations environnementales des générations montantes que sur les préoccupations sociales des générations qui ont contribué à préparer cette renaissance urbaine dont on peut rêver qu’elle s’étende à l’ensemble de l’agglomération.