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Depuis que je suis amenée à réfléchir sur la notion de verset, il me devient de plus en plus difficile d’en trouver une définition stable et qui corresponde à une forme précise. Dès qu’on parle de verset, il y a interpénétration entre prose et poésie, avec ce que la frontière a de plus en plus flou. Quand il s’agit de Claudel, on arrive à une difficulté qui confine au paradoxe, puisque lui-même n’a jamais parlé que de vers en évoquant sa manière, que le terme de verset a été très vite employé pour lui à propos de Tête d’Or, et qu’enfin on constate, en lisant le texte, que nombre de ces éléments sont aussi tout simplement de brefs paragraphes de prose ordinaire. Pour essayer d’y voir clair, je vais rappeler rapidement le contexte historique dans lequel s’est écrite la pièce, puis j’examinerai le fonctionnement même de cette forme dans Tête d’Or, sans oublier qu’il s’agit de théâtre. Je m’aiderai en cela des propres commentaires de Claudel. Étant donné la variété des points de vue, je procéderai par petites touches, selon la logique du portrait chinois, et non selon la grande tradition du plan en trois parties. Pour des raisons de simple commodité, j’emploierai principalement le terme de verset, mais ce n’est pas préjuger d’une définition ferme et unique.

Le mode d’écriture qu’il adopte pour Tête d’Or (et qui s’est seulement allégé d’une version à l’autre) n’est pas radicalement nouveau pour le jeune Claudel : déjà sa première pièce, L’endormie (1886-1887), est rédigée selon cette disposition typographique où les petits paragraphes ne sont pas obligatoirement terminés par une ponctuation forte. Pour autant, Claudel ne fait pas tout à fait oeuvre de nouveauté en adoptant cette disposition.

Déjà, dans Les illuminations, Rimbaud avait composé en vers de longueurs diverses, débordant la ligne et découpant la phrase, mais ce n’est que dans un seul texte, qu’il intitule « Mouvement ». Les autres textes sont en paragraphes de prose, plutôt courts. Cependant, n’oublions pas la fascination qu’avait exercée ce recueil en juin 1886 sur le jeune Claudel, fascination qu’il évoquera en 1925 à propos D’une saison en Enfer, où il trouve « l’épanouissement total de la langue française développant enfin toutes les ressources de sa sonorité comme un Guarnerius sous l’archet d’un maître[2]  ».

Dès les années où l’on parle de vers libres, c’est-à-dire au milieu des années 1880, on voit apparaître des formes qui excèdent la longueur de la ligne et qui entraînent un alinéa. On peut évoquer aussi les traductions de vers anglais et américains qui paraissent dans des revues poétiques comme La Vogue, ou encore la parution du Zarathoustra de Nietzsche (1883-1885).

La forme est dans l’air du temps ; le mot de verset également, même si c’est autrement. Dérivé de vers, il sert depuis le XIIIe siècle à désigner les petits paragraphes offrant un sens complet qui composent les textes sacrés. À l’origine, la division en versets fut utilisée pour suppléer à la ponctuation. Saint Jérôme l’introduisit dans la Vulgate pour en faciliter la compréhension. Après l’invention de l’imprimerie, ce sont les Psaumes qui, à partir de 1509, ont été divisés en versets. C’est sans doute à cause de ce lien avec les textes sacrés que le mot a pu être repris en cette fin du XIXe siècle à propos de textes dont la tonalité pouvait être considérée comme religieuse ou mystique : il a été employé à propos de Sagesse de Verlaine, qui est entièrement en vers. Il s’agit donc plutôt de désigner alors un esprit qu’une forme. C’est peut-être dans ce même sens que Remy de Gourmont, en 1898, au sein de son étude intitulée « L’auteur de Tête d’Or » dans le deuxième Livre des masques, emploiera le terme de verset pour parler de Claudel[3]  : le terme restera attaché à la forme typographique elle-même et, de plus, sera faussement attribué à Claudel qui, dans une lettre de 1906, en récuse l’emploi. Pour lui, il s’agit de vers, de vers libres, tels qu’il les définit en 1925 en évoquant les Psaumes :

Le vers libre ou soumis à des règles prosodiques extrêmement souples : c’est le vers des Psaumes et des Prophètes, celui de Pindare et de choeurs grecs, et aussi somme toute le vers blanc de Shakespeare[4].

Au moment où Claudel entreprend puis reprend le texte de Tête d’Or, donc de 1889 à 1894, c’est la pleine période symboliste, avec l’influence de Mallarmé sur cette génération de poètes, avec aussi les créations du Théâtre d’art et la fascination qu’exerce l’opéra wagnérien, malgré la mort de Wagner en 1883. Mallarmé appelle de ses voeux un théâtre qui soit une « sorte d’opéra sans accompagnement ni chant, mais parlé », et il félicitera Claudel lors de la publication de Tête d’Or en lui écrivant : « Le Théâtre, certes, est en vous[5]. »

Enfin, dernière remarque sur le contexte de cette époque : en cette fin de siècle bourgeoise, le jeune Claudel est avide de liberté. Il se sent enfermé dans la pensée ambiante qu’il juge désespérante, et il aspire à une libération, en tous sens. Ce désir de libération affecte non seulement le domaine des idées mais aussi l’écriture. Il faut bien le dire, Claudel n’est pas vraiment à l’aise avec l’alexandrin ; il l’utilise dans ses premières productions poétiques, mais pour ses pièces de théâtre il s’en détourne, comme étouffé par une armature trop serrée. Il s’explique sur sa manière dans une lettre à Albert Mockel en 1891, donc l’année qui suit la parution de la première version de Tête d’Or :

Voici ce que je puis dire de la forme que j’ai adoptée. Rien ne m’a paru plus beau que la parole humaine ; c’est pourquoi je l’ai étalée sur le papier, rendant visibles les deux souffles, celui de la poitrine et celui de l’inspiration. J’appelle Vers l’haleine intelligible, le membre logique, l’unité sonore constituée par l’ïambe ou le rapport abstrait du grave et de l’aigu.

Le vers sert à représenter le rapport inexplicable de l’instinct muet et du mot proféré. J’ai adopté une disposition typographique spéciale pour éviter que le vers n’ait l’air de finir dans le vague, mais il heurte un obstacle, revient en arrière et s’achève[6].

On voit que tout y est déjà de ce qu’il théorisera ensuite dans ses Réflexions et propositions sur le vers français : importance de la voix et de la parole, importance de l’accent et du blanc, du souffle, du rythme, notion d’ïambe, unité et intelligibilité.

Voyons comment se présentent ces versets dans Tête d’Or, et singulièrement dans l’édition Folio qui sert de référence, puisque selon l’édition et donc la largeur de la page et la taille des caractères, l’occupation de la ligne et le décompte des lignes dans la description de la forme vont changer.

Ils commencent tous par un blanc alinéaire et une majuscule. Ils sont de deux sortes : soit assimilables à de petits paragraphes de prose quand ils se terminent par une ponctuation forte, soit découpés par des alinéas pendant le cours de la phrase. Par commodité, j’appellerai, dans la suite de mon intervention, petits paragraphes la première sorte de « vers », et versets la deuxième, parce que cette distinction a aussi une fonction structurelle dans la pièce en délimitant globalement des tonalités. La répartition fait penser à l’opéra : les petits paragraphes sont utilisés pour des parties de dialogue pur, que l’on peut dire « prosaïques », à comparer aux récitatifs, tandis que les versets sont majoritaires pour des monologues ou des dialogues lyriques, comparables à des airs. On peut ainsi découper la pièce selon ces différences de tonalité, comme le fait l’opéra. Je prendrai l’exemple de la première partie, parce qu’elle est de loin la plus brève :

- Monologue lyrique de Cébès (p. 11-12)[7]
- Rencontre de Simon Agnel (p. 13-15)
- Duo lyrique (à partir de « Pourquoi ? ») et récit de Simon Agnel (p. 15-17)
- Enterrement de la femme (p. 18-19 jusqu’à « coucher chez lui »).
- Duo et Déploration (p. 19-20), entrecoupés de brefs récitatifs
- Déploration en arias de Simon, récitatifs de Cébès (p. 21-23 — « la route »).
- Rencontre avec le père de la femme (p. 23-24 – « chez nous  »).
- Duo entre Cébès et Simon en route vers l’Arbre (p. 24-31)
- Hymne de Simon à l’Arbre (p. 31-33)
- Salut solennel de Cébès à Simon (p. 34)
- Duo entre Cébès et Simon (p. 35-39)
- Aria de Simon seul (p. 40)

Cependant, il ne s’agit pas d’y voir une homogénéité constante. On trouve des passages en petits paragraphes qui ont une tonalité lyrique, telle cette fin de l’aria de Simon :

Ô Nuit ! mère !

Écrase-moi ou bouche-moi les yeux avec de la terre !

Mère, pourquoi as-tu fendu la peau de ma paupière par le milieu ! Mère, je suis seul ! Mère, pourquoi me forces-tu à vivre ?

J’aimerais mieux que demain à l’Est la terre mouillée ne devînt pas rouge ! Ô Nuit, tu me parais très bonne !

Je ne puis pas ! Vois-moi, moi ton enfant !

Et toi, ô Terre, voici que je m’étends sur ton sein !

Nuit maternelle ! Terre ! Terre[8] !

Les indices de lyrisme sont ici les apostrophes allégoriques, l’emploi de l’interjection « ô », les répétitions, le centrage sur la première personne, la modalité exclamative, etc. À l’inverse, il y a aussi des versets parfaitement triviaux, qui n’ont aucune tonalité lyrique, tel cet extrait du discours du Tribun du Peuple :

Vous avez dit vous-même, Monsieur, tout ce que vous croyez

Avoir fait (très haut) pour votre pays,

Non pas pour aucun amour que vous lui portassiez.

Et doublement vous nous ôtez ainsi

La peine de vous remercier.

Vous avez tout fait

Tout seul ! Messieurs, je vous prends à témoins !

Tout seul ! La science déclare, Monsieur,

Que personne ne fait rien tout seul[9].

Le passage est parodique, avec une mise en évidence des effets de manche et de démagogie.

La dimension de toutes ces unités est variée, tout en s’inscrivant dans une fourchette restreinte. Les versets les plus brefs ne contiennent qu’une syllabe (« Ô[10]  », « Si[11]  »), les plus longs, un peu plus de trois lignes dans l’édition Folio (au maximum 50 syllabes). Entre les deux, c’est une pneumatique qui s’exerce, hors de tout décompte mécanique. Dans l’ensemble, les versets les plus fréquents dépassent à peine une ligne ou deux. Pour le poète, cette dimension, avec ses variations, épouse celles du souffle et de l’émotion. Il évoque, dans une lettre à Lugné-Poé, « la division en vers [qu’il a] adoptée, fondée sur les reprises de la respiration et découpant pour ainsi dire la phrase en unités non pas logiques mais émotives[12]  ».

Certes, on peut s’agacer de l’usage qui est fait de ces « Ô » lyriques mis en avant, et que souligne d’ailleurs une réplique de Cébès au moment de mourir :

Et voici qu’il invente ces paroles qui commencent par Ô,

Imitant les cris perçants des oiseaux de mer, car leur silence est comme la paix des eaux[13].

Mais ce qui est certain, c’est l’importance accordée au souffle propre de la voix. Les divisions du texte aident la diction, et cette attention aux inflexions et à la mélodie de la parole me semble une des caractéristiques du verset claudélien. La ponctuation est déjà un indice pour le passage de l’écrit à la langue parlée, mais chez Claudel, le marquage par le blanc et l’alinéa est une autre forme de ponctuation, qui guide la diction. Pierre Larthomas note la rareté des tentatives faites pour guider l’acteur en lui indiquant les arrêts nécessaires, et cite Claudel comme auteur de théâtre dont les choix typographiques permettent ce guidage. Pour autant, Tête d’Or n’a été joué que très tard, et c’est le texte écrit qui a circulé. On peut supposer que Claudel avait en tête, en écrivant de cette manière, les inflexions mêmes de la voix telles qu’il les désirait. Il précise d’ailleurs :

À l’imitation du vers premier que je viens de définir, nous procédons à l’émission d’une série de complexes isolés, il faut leur laisser, par l’alinéa, le temps, ne fût-ce qu’une seconde, de se coaguler à l’air libre, suivant les limites d’une mesure qui permette au lecteur d’en comprendre d’un seul coup et la structure et la saveur[14].

Ainsi, les suspensions de fin de verset sont des indicateurs de diction dont la fonction mérite toute l’attention, dans l’articulation de la pensée comme dans l’expression de l’émotion. 

La plupart des enjambements rassemblent deux, trois ou quatre versets :

Je me rappelle un esprit farouche, la honte,

Le désir de finir la route, d’aller de ce côté où tu vois que les plaines s’étendent[15].

Comment ? que tenterais-je ? J’ai erré, j’ai vu. Ô jours frivoles, dates ! À quoi,

Quand mon corps comme un mont hérisserait

Un taillis de membres, emploierais-je ma foule[16] ?

Mais voilà que, comme je marchais, peu à peu,

Je sentis cette vie à moi, cette chose

Non-mariée, non-née,

La fonction qui est au-dedans de moi-même[17].

L’exemple le plus long est celui de 12 versets formant une seule phrase :

Voici ce que pourrait dire le jeune homme

Qui, comme un roi détrôné, la tête passée à travers un sac, reste immobile, les yeux hagards,

Et dont le vent, comme une femme folle, s’amuse avec les cheveux,

Et qui contemple sans comprendre l’ouverture du jour,

Empli de chuchotements comme un arbre mort :

La foule des hommes vains qui s’interrogent et combattent, parlent et agitent les yeux,

Et puis, tournant vers nous le côté chevelu de la tête, disparaissent comme les Mânes ;

Les catastrophes et les passions solennelles ;

Les nuages qui couvrent d’ombres les coteaux, les cris des animaux, les bruits des villages et des routes,

La forêt où chante le vent qui chasse, les chars chargés de gerbes et de fleurs,

Et les Victoires qui passent sur le chemin comme des moissonneuses, avec leurs joues sombres comme le tan,

Couvertes d’un voile et appuyant un tambour sur leur cuisse d’or[18] !

Dans ce passage, les coupures se font à des endroits qui respectent la logique syntaxique, soit entre propositions, soit avant ou après un groupe détaché. Mais il arrive souvent que la découpe se fasse au sein de groupes solidaires, avec des effets de sens et d’émotion supplémentaires, selon une autre logique, que décrit ainsi Claudel :

On ne pense pas d’une manière continue […]. Il y a des coupures, il y a intervention du néant. […] Notre appareil à penser en état de chargement ne débite pas une ligne ininterrompue, il fournit par éclairs, secousses, une masse disjointe d’idées, images, souvenirs, notions, concepts, puis se détend avant que l’esprit se réalise à l’état de conscience dans un nouvel acte. […] Il est impossible de donner une image exacte des allures de la pensée si l’on ne tient pas compte du blanc et de l’intermittence[19].

Je me bornerai à quelques exemples ; ils sont nombreux dans cette pièce où l’émotion est toujours maintenue à un degré élevé. Il y a ainsi, quand Tête d’Or défie les autres en brandissant son épée, un fort effet de clausule, avec le rejet de « Ceci » complément d’objet isolé en cadence mineure après deux versets de volume décroissant, le tout en une seule phrase :

Et pour ce contrat, s’il y en a quelqu’un que mettant la main dessus vous ayez fait signer à cette ombre antique,

Je le déchire et je vous en jette les morceaux au nez, comme je vous jette

Ceci[20].

Le déictique indique en même temps le geste.

Le cas le plus fréquent est celui où la coupure passe entre sujet et verbe régi, comme dans cet exemple, où le fait se produit deux fois à la suite, avec un effet de chiasme sujet-verbe-verbe-sujet qui dégage le sujet final inversé, « un Roi » :

Le temps qui meut et dispose tout

Se retire de nous comme la mer,

Et voici que sur la terre solide se tient debout

Pour la première fois un Roi[21].

Il arrive que restent ainsi en suspens une préposition ou une conjonction de coordination, ou encore un subordonnant. La séparation entre le déterminant et le substantif est une suspension entre deux éléments particulièrement solidaires. Elle se redouble d’une suspension sur interjection dans cette invocation au soleil :

Ô Soleil ! Toi mon

Seul amour ! ô gouffre et feu ! ô abîme ! ô sang, sang !

Ô

Porte ! Or ! or ! Absorbe-moi, Colère[22]  !

Claudel commente ainsi la valeur d’attente de la suspension :

On a souvent parlé de la couleur et de la saveur des mots. Mais on n’a jamais rien dit de leur tension, de l’état de tension de l’esprit qui les profère […]. Pour nous le rendre sensible, il suffit d’interrompre brusquement une phrase. Si par exemple vous dites : « Monsieur un tel est une canaille », j’écoute dans un état de demi-sommeil. Si au contraire vous dites : « Monsieur un tel est un… », mon attention est brusquement réveillée, le dernier mot prononcé, et avec lui toute la rame des vocables précédents qui y sont attelés, devient comme un poing qui heurte un mur[23].

La phrase peut ainsi être découpée de manière très irrégulière, afin d’isoler du reste et d’accentuer des éléments alors fortement investis d’émotion, tel le « Pourquoi » de Tête d’Or mourant, à lui seul formant verset une première fois, puis répété en anaphore, avant un autre découpage qui isole les trois adjectifs qui qualifient le mot « désir » :

Pourquoi

Cette force me fut-elle donnée quand je me tenais sur mes pieds ? Pourquoi ce désir

Vorace, obstiné, insatiable[24]  ?

On peut noter que dans les moments de très forte tension ou émotion, les coupures sont plus audacieuses, se démultiplient. Il arrive que des mots soient tendus d’un vers à l’autre ; au moment de la grande invocation de Tête d’Or, une initiale consonantique est suspendue, puis un mot est coupé :

Si vous songez que vous êtes des hommes et que vous v-

-Vous voyez empêtrés de ces vêtements d’esclaves, oh ! cri-

ez de rage et ne le supportez pas plus longtemps ! Venez ! sortons[25]  !

Ces fins de versets sont souvent, selon la logique de ce que Claudel appelle « l’ïambe fondamental », des moments de soulignement sémantique, thématique ou phonique. Cette idée d’ïambe est liée à l’aspect oxytonal du français et de ses groupes syntaxiques, mais elle s’étend à tout découpage, comme celui des versets. Au moment où la Princesse déclare son amour à Tête d’Or, à peu près toutes les suspensions de sa tirade se font sur « toi » en épiphore, et l’équation est claire puisque la tirade se clôt sur le vocatif « ô mon maître !  » :

Ô heureuse que je suis ! C’est toi

Qui m’as pris mon siège royal, et c’est par toi

Que j’ai usé mes pieds sur tous les chemins, dans la confusion et dans la pauvreté, méprisée, contredite, outragée, et que je suis arrivée jusqu’ici et que je meurs !

Et j’aurais voulu que ce fût toi aussi

Qui m’eusses clouée à cet arbre.

[…]

Oh ! je suis heureuse de penser qu’il n’est pas une de tant de souffrances qui ne soit à toi,

Et que maintenant je ne puisse te rendre comme un parfum, ô mon maître[26]  !

Il arrive que des versets se fassent écho en rime, mais c’est très rare. Dans l’exemple que je citais plus haut,

Le temps qui meut et dispose tout

Se retire de nous comme la mer,

Et voici que sur la terre solide se tient debout

Pour la première fois un Roi[27].

Outre la rime en [u] (« tout/debout ») relayée par le « nous » du vers 2, on note une allitération en [m] (« meut, comme la mer »), mais aussi en dentales sourdes et sonores (« temps, dispose tout, se retire, terre, se tient debout »), un homéotéleute en [εr] (« comme la mer, terre ») et un autre, final en [wa] (« fois / Roi »).

La mise en page typographique par le blanc et l’alinéa a donc bien une fonction mélodique, selon la leçon que Claudel tire de l’exemple rimbaldien :

La césure variable et les différences de distance et de hauteur qui séparent les sommets phonétiques suffisent à créer pour chaque phrase un dessin sensible à notre oeil auditif en même temps que le jeu des consonnes et de la syntaxe associé à celui des timbres indique la tension et le mouvement de l’idée[28].

L’expression synesthésique « oeil auditif » montre que, pour lui, la disposition typographique qu’il a choisie a pour fonction de conjoindre par l’écriture le langage écrit et le langage parlé.

Que peut-on conclure à propos de la forme élue par Claudel dans Tête d’Or, et qui rassemble des caractéristiques qui s’appliquent aussi bien à ce qu’il appelle vers qu’à ce qu’on a pu nommer verset ou encore petits paragraphes ? Quelques traits formels sont communs à ces éléments si disparates. D’abord, une typographie qui rappelle celle du vers, avec un début en retrait et la majuscule toujours présente. Ensuite, la division extrême, puisque les versets s’inscrivent dans une fourchette étroite, allant d’une à une cinquantaine de syllabes tout au plus. Enfin, la très grande diversité de longueur d’un verset à l’autre quel que soit le passage choisi, sans qu’il y ait de régularité métrique à trouver. Un autre trait important, plus aléatoire, est la coupure, qui se fait ou non sur une articulation logique ou sur une suspension elle-même diversement investie de sens et d’émotion.

La recherche est celle de la variation, du mouvement et de la discontinuité, et l’on voit que cette forme élue par Claudel joue constamment entre deux règnes. Entre langue écrite (typographie) et langue parlée (articulation et diction), on l’a vu, mais aussi entre d’un côté le vers régulier, qui, dit-il, relève d’une « horreur du hasard », d’un « besoin de l’absolu » et d’une « défiance de la sensibilité[29]  », et de l’autre côté la prose, au sens où pour lui la prose est le continu, sans blancs. Cette forme, qu’il a trouvée si adaptée à ses désirs de liberté, de souffle et de mouvement, et également à des exigences théâtrales, il ne l’a peut-être pas inventée stricto sensu mais il se l’est véritablement appropriée, au point qu’elle sera désormais celle, également, de sa poésie, avec une tonalité bien à lui. C’est ce qui permet, malgré toutes les réserves théoriques, de parler de verset claudélien.