Corps de l’article

L’année 1834 est importante pour l’histoire de la France littéraire. Cette année-là paraît ce qui va devenir en quelques années seulement le plus gros succès de librairie du siècle, un petit ouvrage de Félicité de Lamennais : Paroles d’un croyant. L’effet produit par la publication de ce livre est immédiat : accueil enthousiaste des catholiques sociaux, et condamnation par la majeure partie des élites, les royalistes bien sûr, mais aussi les libéraux qui voient dans ce recueil un appel au soulèvement des peuples contre les tyrannies qui sévissent en Europe, sans que l’on comprenne bien quel régime politique serait appelé à remplacer les systèmes en place. C’est donc une lecture sociale et politique de l’oeuvre qui domine. À cela s’ajoute une lecture religieuse. Ayant laissé massacrer le peuple polonais par les troupes russes, Rome se sent visée à juste titre par Lamennais et réplique, deux ans après avoir condamné les thèses sociales de Lamennais et de son journal L’Avenir dans une première encyclique, par une seconde encyclique plus sévère encore. Lamennais se retrouve plus que jamais isolé, lâché par ses proches et ses disciples les plus célèbres, tels Montalembert et surtout Lacordaire, qui n’hésitera pas à se retourner contre son ancien mentor dans ses conférences de Notre-Dame.

La double lecture, politique et religieuse, de Paroles d’un croyant, ouvrage prophétique aux yeux de tous, se poursuit encore de nos jours. Ce sont les historiens qui se sont emparés du livre pour en faire un cas d’étude en ce qui concerne l’essor des idées révolutionnaires et égalitaristes, avant les théorisations communistes de la seconde moitié du siècle. Ce sont encore les sciences politiques qui se sont penchées sur le sujet, pour voir dans Paroles d’un croyant un mélange d’utopie et de réalités sociales propres à faire naître un nouveau régime, Lamennais rédigeant quelques années après, justement, un projet de constitution pour la France. Mais pourquoi les littéraires ont-ils laissé de côté ce recueil dont les aspects formels avaient tout pour intéresser tant le linguiste que le critique, le spécialiste de poétique que celui de rhétorique ? Certes, des études ont été publiées, et nous savons gré à Yves Le Hir d’avoir donné une précieuse édition critique de Paroles d’un croyant dans les années 1950[1]. Il a fait de même avec un autre recueil de Lamennais, moins connu, mais tout aussi important d’un point de vue des formes littéraires, Une voix de prison, publié en 1846[2]. Toutefois, un aspect a gardé la critique de toute investigation poussée. Le genre et la forme du recueil posent problème. Tout le monde s’accorde à parler de « versets » pour décrire l’écriture de Paroles d’un croyant et, dans la foulée, c’est le même mot qui revient pour analyser Le livre du peuple[3]paru en 1837 et Une voix de prison. D’où vient le projet mennaisien d’écrire en versets ? Quelle définition du verset peut-on tenter à partir de son oeuvre ? Je soutiendrai que le verset mennaisien, moyen pour Lamennais de mener à une explosion des cadres formels en libérant le vers et en touchant le peuple, est bien moderne avant la lettre.

Origines bibliques du verset mennaisien : l’écriture du témoignage

C’est précisément lorsqu’il se sait incompris et isolé, après la première encyclique condamnant les thèses de L’Avenir en août 1832, que Lamennais s’engage dans le prophétisme et choisit d’écrire en versets pour la première fois. Alors qu’il menait jusqu’en août 1832 des « travaux » et un « combat » essentiellement à travers des écrits théoriques et des articles souvent polémiques, selon les termes qu’il emploie dans sa réponse à l’encyclique de Grégoire XVI[4], il passe, peu après la première encyclique, au témoignage prophétique symbolisé par le recours au verset. Qu’il s’agisse d’emprunts ou de pastiches bibliques plus ou moins réussis, peu importe : c’est ici le geste qui compte et qui permet à Lamennais de répondre directement à l’encyclique Mirari vos. Dans cette encyclique, Grégoire XVI condamnait indirectement les articles de L’avenir en dénonçant vigoureusement

des écrits semés parmi le peuple proclam[ant] certaines doctrines qui ébranlent la fidélité et la soumission dues aux princes, et qui allument partout les flambeaux de la révolte[5].

Le pape poursuivait en précisant qu’il s’agissait pour l’Église de s’élever contre « des trames honteuses de révolte et de sédition » menées par des hommes opposés aux lois divines, et qu’il fallait rétablir, suivant le modèle papal, la filiation divine du témoignage en prenant bien garde de ne pas croire tout témoignage formulé hors de l’institution ecclésiale :

Suivant l’avis de l’apôtre, il n’y a point de puissance qui ne vienne de Dieu. Ainsi, celui qui résiste à la puissance, résiste à l’ordre de Dieu, et ceux qui résistent s’attirent la condamnation à eux-mêmes[6].

Le verset semble pour Lamennais une réponse appropriée aux mises en garde romaines. Exhibant son origine biblique, il correspond à l’attitude prophétique dans la mesure où il est écriture du témoignage. Il convient pour exprimer « ce que Dieu voudra », ainsi que l’espère Lamennais sur le chemin du retour de Rome, pendant l’été 1832, alors qu’il mûrit déjà l’idée d’un texte d’un genre nouveau :

Si, à ma rentrée en France, je puis un peu disposer de moi, mon projet est d’aller passer quelques mois à la Chenaie pour prendre un peu de repos en achevant le travail commencé à Rome. Tu pourras peut-être y venir avec moi pour te reposer aussi. Tout cela, comme tu le vois, est encore assez vague. Nous ferons ce que Dieu voudra[7].

Empreint de mystère, ouvert à l’interprétation, le verset laisse le lecteur libre de le comprendre, de le traduire comme il veut, et d’agir ou non en conséquence du message ainsi délivré. Volontairement ouvert, dans la mesure où il n’est limité ni par la contingence syntaxique de la phrase ni par la rigueur formelle du vers, le verset est le signe de ce témoignage fragile, défini par Emmanuel Lévinas comme étant

à la merci du doute des hommes, de leur mépris, ou inversement, de leur violence dogmatique […]. L’un et l’autre [le verset et le visage], dans la trace de l’infini, font en effet entendre une parole à l’égard de laquelle il reste à chaque instant possible de faire la sourde oreille, par indifférence égoïste, par dédain hautain ou encore en raison de l’accaparement par ses soucis propres et, souvent, de sa souffrance[8].

Sans entrer dans l’étude formelle du verset, Lévinas y reconnaît un geste fécond, qui appelle l’interprétation et ouvre sur l’Infini. On peut penser que cette idée n’était pas étrangère à Lamennais, qui n’expose lui non plus aucune théorie linguistique du verset mais y a recours presque naturellement. C’est sans doute ce geste du verset qui a plu à Lamennais, bien plus que certains éléments précis propres à la langue hébraïque qu’il aurait aimé retrouver et reproduire, comme l’a suggéré Yves Le Hir[9]. Lamennais n’avait pas les connaissances philologiques modernes qui lui auraient permis de comprendre le découpage en versets des livres de la Bible, théorisé pour la première fois en 1831 par Friedrich Koester dans ses Theologische Studien und Kritiken[10]. La division de la Bible en chapitres ne remonte en réalité qu’à l’action du Cardinal Langton, archevêque de Cantorbéry, au début du XIIe siècle. Sa division en versets vient quant à elle de l’imprimeur parisien Robert Estienne dont le découpage, souvent arbitraire, n’a pas été à l’époque approuvé par l’Église romaine. Malgré tout, favorisant des pauses régulières dans les lectures, ce sont ces versions de la Bible ainsi découpées qui se sont imposées comme officielles et qui ont fait sens aux yeux des théologiens.

C’est dans la forme même du verset que réside en fin de compte pour Lamennais la trace du témoignage et du prophétisme. Ainsi, la forme se fait preuve suffisante de la véracité du témoignage mennaisien, le verset devient le lieu parfait du témoignage et de la prophétie. Ce n’est plus le fond du propos qui est source de travail pour Lamennais — Paroles d’un croyant ne fait au fond que reprendre des idées déjà défendues dans de nombreux articles de L’Avenir, et Yves Le Hir note à juste titre que « son Livre du peuple (décembre 1837) n’est qu’un catéchisme de socialisme chrétien, sans idées foncièrement originales[11]  » — mais la forme, significative de l’engagement de l’écrivain et qui, selon les mots de Le Hir, « évite à l’esprit toute fatigue qui pourrait résulter de longs développements difficiles à suivre[12]  ». L’ « excès irréductible du “pouvoir dire” des versets » semble bien compris de Lamennais qui pose ainsi l’acte fondateur de son prophétisme : une forme apte à être reçue, mieux qu’aucune autre, comme un acte de témoignage de la puissance de l’Infini.

Du verset comme forme du témoignage au verset comme forme poétique moderne

Les dictionnaires de rhétorique et de poétique actuels ne mentionnent pas le verset au XIXe siècle. Le Gradus de Bernard Dupriez ne mentionne que les versets du Coran comme « des exemples insurpassables de vers visuels[13]  ». Le Dictionnaire de poétique de Michèle Aquien fait quant à lui l’impasse sur la période romantique, en sautant du XIIIe au XXe siècle :

Le nom de verset (dérivé de vers) a d’abord été dévolu, dès le XIIIe siècle, aux unités généralement présentées en petits paragraphes dans les textes sacrés. Depuis le XXe siècle, il est employé pour désigner, dans certains textes poétiques, des ensembles qui excèdent la mesure du vers, et peuvent même compter plusieurs lignes, jusqu’au paragraphe entier[14].

Quant à l’ouvrage de référence d’Yves Vadé sur le poème en prose, il ne tente nulle part une définition du verset, et il ne mentionne Lamennais que dans une note rapide pour mettre en contexte l’oeuvre de Maurice de Guérin[15]. Seule Nathalie Vincent-Munnia a, plus près de nous, cherché à cerner les formes différentes qu’ont pu prendre les premiers poèmes en prose et a ainsi évoqué le verset mennaisien et le verset des saint-simoniens en les rapprochant du verset biblique. C’est en effet d’un retour vers le verset biblique qu’il s’agit avant tout chez Lamennais comme chez de nombreux saint-simoniens[16]. Mais il faut tout de même nuancer et dire que Lamennais ne connaissait rien de la poétique du verset hébraïque, si ce n’est comme une disposition particulière des phrases et des paragraphes sur le papier. Yves Le Hir, dans son Lamennais écrivain, a montré la particularité du verset hébraïque pour le comparer ensuite au verset mennaisien. Si la comparaison est féconde, il n’en demeure pas moins que l’ignorance de Lamennais empêche de conclure sur ce point[17].

Le souci du respect d’une forme exclusivement biblique et inspirée n’est pas un cas isolé : de nombreux poètes et hommes de lettres s’inspirent d’une prose prophétique cadencée pour servir de support à une pensée et à une réflexion philosophiques, tous leurs textes n’étant, pour Nathalie Vincent-Munnia, que des textes « alli[ant] doctrine et poésie, théorie et symbole, volonté d’action sur le monde réel et symbolisme des mondes imaginaires[18]  ». Cependant, si la chose est vraie pour les saint-simoniens qui poursuivent avec le verset biblique la métaphore du temps qu’ils cherchent à bâtir et de la nouvelle religion qu’ils souhaitent instaurer, le projet est un peu différent chez Lamennais, celui-ci choisissant le verset pour des raisons à la fois dramatiques — une forme biblique connue a plus de chances de toucher le lecteur qu’une forme littéraire ou que les genres de l’argumentation — et proprement poétiques.

Le verset versus le vers

Pourquoi ne pas rapprocher dès lors la prose prophétique mennaisienne du poème en prose dont elle apparaît comme l’un des ancêtres possibles ? Les points communs sont nombreux entre les expériences mennaisiennes et les critères d’évaluation des poèmes en prose après Baudelaire, selon Suzanne Bernard. Cependant, ce qui disqualifie Paroles d’un croyant, Le livre du peuple et Une voix de prison est, pour les critiques modernes, le choix du verset. Yves Vadé est formel : le verset est « une forme de vers » qui empêche de parler, au sujet d’un texte en versets, de poème en prose :

Le verset, il faut y insister, est à considérer comme une forme de vers. Il possède son rythme propre, qui peut coïncider avec le rythme d’une phrase mais qui, plus fréquemment, est en discordance avec lui. Plus ample que le vers libre et par là susceptible d’intégrer certains effets oratoires de la prose, le verset répond parfaitement à la définition large que Claudel donne du vers : « une idée isolée par du blanc »[19].

Le choix du verset comme forme poétique ne va pas de soi en ce début de XIXe siècle. Il est même plutôt rare et ne ressort que dans les années 1830, autour de Lamennais et des milieux néocatholiques. Ce choix, inspiré du moule biblique, inscrit en fait définitivement Paroles d’un croyant, Le livre du peuple et Une voix de prison dans une perspective poétique. Nous en voulons pour preuve l’analyse de Ludovic de Cailleux, auteur catholique qui, après avoir publié chez un éditeur aixois Fragments ou les rapsodes religieux la même année que Paroles d’un croyant[20], fait éditer en 1845 une « préface sur la conception biblique ». Préface d’un « poème biblique en prose » — c’est le sous-titre que Cailleux donne au Monde antédiluvien —, ce texte résume en peu de mots l’intérêt des néocatholiques pour le verset, en dehors de la seule Bretagne :

Il n’y a pas et il n’y aura jamais de conception biblique en vers rimés, parce que l’hébreu, qui ne rime pas, qui est la plus pauvre des langues, est la plus indépendante et la plus riche en poésie. Mais il faut bien se garder de prodiguer le rythme du verset sans conception ; les destinées de la conception biblique doivent tendre à autre chose qu’à servir les partis. Il a été un moment où le soi-disant biblique du style a été si à la mode que l’on voyait tout le monde, jusqu’aux romanciers maritimes, mettre et, et, et, et, et, et, à la tête de leurs préfaces ou de leurs vers, comme ces écoliers de rhétorique qui s’imaginent ressusciter Homère en disant tel que, ainsi que, trois fois, l’aurore aux doigts de rose, nouveau Diomède.

Il est triste que la plus sublime des poésies n’ait encore produit que le ridicule[21].

Le choix du verset est donc dicté par un souci poétique plus que réflexif ou argumentatif. Le verset est choisi par opposition au vers, parce que le vers ne peut convenir et qu’il affadit la poésie. Le sublime, au contraire, se trouve dans le verset qui procure plus d’effets, bouleverse l’âme et suit le flux naturel des pensées et des sentiments. En écrivant ceci en 1845 en tête d’un long « poème biblique en prose », Ludovic de Cailleux se fait le porte-parole de la poétique mennaisienne exprimée depuis 1834 et théorisée en 1840 dans l’Esquisse d’une philosophie : le verset ouvre une nouvelle forme de poème, des « poèmes bibliques en prose », qui peu à peu pourront perdre l’adjectif « biblique ». Pour les écrivains catholiques des années 1830, il n’est donc pas judicieux d’opposer poème en versets, prose prophétique et poème en prose. D’une part, parce qu’eux-mêmes confondent les termes sans se soucier de classer leurs oeuvres dans telle ou telle catégorie : Ludovic de Cailleux parle d’un poème en prose au sujet d’un texte en versets. D’autre part, parce que ces auteurs veulent faire de leurs textes des oeuvres inclassables et parfaites, et moins donner naissance à un nouveau genre poétique que retrouver une poésie originelle. C’est même l’acte de naissance d’une poésie retrouvée, contre toutes les poésies existantes, qui est signé avec le retour du verset et le poème en prose biblique. Ludovic de Cailleux le dit de manière péremptoire, critiquant tous les poètes depuis Virgile jusqu’à Lamartine :

La Bible créa la poésie. Homère, Virgile, ne vinrent qu’après. Nous avons vu mourir la forme poétique révélée par eux et léguée de siècle en siècle à l’homme. Peut-être que si la créature avait laissé à la poésie le moule dans lequel le créateur l’avait soufflée, inspiravit spiraculum vitae, peut-être que la poésie vivrait encore ; or ce moule primitif n’était pas l’épopée. Quelque fécond que soit le génie d’Homère, il serait aussi impossible de lui trouver de la ressemblance avec la Bible, que de vouloir adapter les membres du lion de notre terre à l’ossement fossile d’un monstre antédiluvien[22].

La primauté de la Bible dans l’ordre poétique ne surprend pas. C’est même un lieu commun de l’époque romantique. Mais si Lamennais reprend cet argument pour expliquer son recours au verset, il va plus loin et analyse plus finement les choix poétiques dictés par sa vision du monde au tome 3 de l’Esquisse d’une philosophie. Pour lui, en effet, la Bible peut être une bonne source d’inspiration, mais il faut reconnaître qu’on connaît mal la poésie des Hébreux. Au chapitre 2 du livre IX, il distingue les vers de la prose pour mieux les définir, avant de montrer la variété des rythmes qu’ils induisent. Il commence par une rapide analyse des formes de la poésie dans l’histoire :

On ne doit pas confondre la poésie avec le vêtement de la poésie, ses formes matérielles. Le vers est une de ces formes, et la plus générale, mais il n’est pas la seule, il n’appartient pas rigoureusement à l’essence de l’art. Il peut y avoir de la poésie sans vers, c’est-à-dire sans un certain mètre symétrique, comme il y a des vers sans poésie. Rien de plus variable, d’ailleurs, que la forme poétique du langage chez les peuples divers. Dépendante du génie de chaque langue, de sa constitution logique et prosodique, de son accent propre, elle offre des différences telles que l’on ignore même ce qui la caractérisait dans quelques langues anciennes, dans l’hébreu par exemple, quoique la sublime poésie de la Bible nous ravisse encore […][23].

Le verset, un au-delà des formes poétiques existantes

C’est donc un au-delà des formes qui est envisagé, le vers ou la prose ne valant pas pour eux-mêmes mais par l’usage qu’en fait le poète. Lamennais se montre donc ouvert à une poésie en vers comme à une poésie en prose, le vers n’étant qu’une forme parmi d’autres, et il conseille d’éviter de sacraliser le vers comme la forme poétique par excellence qu’ont souvent voulu en faire les auteurs catholiques dans leurs poèmes épiques, qu’il s’agisse de Lamartine ou de Vigny. Les temps sont venus de changer de forme littéraire. Soulignant l’idée d’une historicité de la poésie, Lamennais déclare donc quitter le vers moins par choix personnel que parce qu’une autre époque commence. L’idée principale est de donner selon lui un souffle à la langue, un rythme original qui peut être aussi bien régulier qu’irrégulier :

Quelles que soient, au reste, ses innombrables modifications, [la poésie] implique toujours un élément harmonique plus ou moins voilé, un choix, une combinaison, un enchaînement de sons expressifs, avec un rythme ou une suite de rythmes analogues à la pensée, au sentiment que la parole exprime, et qui concourent à le produire par leur impression sur les sens. Mais ces rythmes peuvent être ou ne pas être réguliers, symétriques. Symétriques, ils constituent le vers ; dépourvus de symétrie, ils deviennent ce qu’on appelle la prose[24].

Le tout est de savoir choisir… Car Lamennais a besoin de reprendre ce qui représente à ses yeux une histoire de la séparation de la prose et du vers pour rappeler qu’à l’origine vers et prose étaient mêlés dans une langue divine primitive qui correspondait à une sorte de poésie en prose ou de prose poétique :

À l’origine, [le vers et la prose] se confondaient, ainsi que nous l’avons plusieurs fois remarqué. Lorsqu’ensuite ils se divisèrent, lorsqu’il exista deux sortes de discours, le discours libre et le discours mesuré, la prose et le vers, le vers, par ce qu’il a d’artificiel, d’éloigné en ce sens du langage ordinaire, dut mieux convenir dans la bouche des dieux, des monarques, des héros, des grands, de tous les personnages supposés, d’une manière quelconque, au-dessus de l’humanité […]. Mettez en prose l’Iliade, l’Énéide, Athalie, Rodogune, et, dans un genre bien différent, Les animaux malades de la peste, le langage sera, sans aucun doute, matériellement plus naturel, mais en même temps il sera moins vrai[25].

Sans mentionner une seule fois le verset, qu’il utilise pourtant dans ses recueils, ce qui peut laisser planer un doute sur ses sources exégétiques et littéraires, Lamennais prend acte d’une division tardive du langage poétique en vers et en prose en fonction d’usages différents. Néanmoins, dans son chapitre sur la musique, il laisse entendre que la prose serait postérieure au vers :

La forme première de discours fut partout rythmique et mesurée, assujettie à des règles sévères de prosodie et d’accentuation. L’invention de la prose appartient à des temps postérieurs de beaucoup. On ne s’habitua même que par degrés à rompre la mesure du vers. Cette innovation eut lieu, chez les Grecs, six siècles seulement avant notre ère, et trois siècles plus tard chez les Romains[26].

Sans y voir une contradiction avec ce qu’il écrit dans son chapitre sur la poésie — le discours « rythmique et mesuré » correspond à l’action conjointe de « dire » et de « chanter » —, sans doute faut-il constater ici encore la partition du vers et de la prose dans l’histoire des formes littéraires. Cette partition se présente comme un éloignement de l’harmonie originelle. Dans l’histoire de l’Église, le vers et la prose eurent également tous deux une place différente. Les vers furent utilisés par les Pères de l’Église grecs qui s’inspirèrent d’un point de vue formel de leurs compatriotes écrivains ; la prose fut employée par le latin liturgique et c’est également le nom de « Proses » que l’on emploie pour les premiers chants et les premiers hymnes latins, même s’il s’agit ici de textes en vers[27]. Mais Lamennais ne cesse de rappeler les origines du langage poétique comme étant un temps d’unité heureuse, où vers et prose étaient mêlés pour dire l’unité du monde et étaient rassemblés dans la Parole de Dieu. Le verset semble être ce mélange de vers et de prose primitif utilisé dans la Parole de Dieu, puisque la Bible en est exclusivement composée. S’il n’expose en aucun endroit l’apport spécifique du verset, fait à la fois de rythme et de liberté, Lamennais explique plutôt pourquoi il n’utilise pas les vers. En effet, autant la prose est restée dans la langue liturgique de l’Église comme aux tout premiers temps, et a su se renouveler chez des écrivains du XVIIIe et du XIXe comme Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre et Chateaubriand[28], autant le vers ne s’est conservé que comme une « sèche enveloppe » devenue inutile. L’explication donnée par Lamennais est avant tout linguistique : la langue française n’est pas propice aux vers :

Le vers demande une grande liberté dans l’arrangement des mots et des membres de la phrase, et à cet égard, aucune langue moderne n’est comparable aux langues classiques. Il demande encore que ces mêmes mots offrent, dans leurs syllabes longues et brèves, des valeurs appréciables nettement déterminées, et qu’en outre ils soient affectés d’un accent prosodique, analogue au temps fort dans le rythme musical. La langue française manque plus qu’aucune autre de toutes ces conditions[29].

Pire encore : la langue française se meurt, sous l’action conjuguée des journaux et de la tribune politique et judiciaire d’un côté, de certains écrivains en prose et en vers de l’autre[30]. Louant ici des écrivains qui furent à l’origine des plus belles pages de la prose poétique, Lamennais conclut donc son chapitre sur la poésie sur une situation d’échec et sur une note d’espoir : échec du vers ou de la prose lorsque l’un et l’autre sont employés seuls ; espoir d’une poésie qui saurait réitérer le mélange des formes et retrouver, grâce au vers et à la prose, une poésie rythmée, cadencée, chantée, mais également descriptive et narrative. Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre et le Chateaubriand d’Atala et de René en furent les précurseurs grâce à l’incursion savante de la poésie dans leur prose et à leur maniement idéal de la langue française :

Le défaut d’accentuation prosodique qui affaiblit la cadence et le rythme [du vers] permet, au contraire, de varier indéfiniment le rythme de la prose, circonstance à laquelle est dû le rang supérieur qu’occupent, dans les littératures de l’Europe, nos grands prosateurs, qui tous ont été poètes, et plus poètes que beaucoup de ceux qui se sont astreints à la gêne du vers[31].

Aux néocatholiques modernes d’en être les héritiers les plus féconds en poussant le mélange des formes à un point qui lui permette de retrouver l’harmonie de la langue originelle et en dépassant la prose poétique de Rousseau ou de Chateaubriand grâce à l’utilisation du verset qui ouvre à la composition de petites pièces plus denses et plus autonomes. C’est bien là l’originalité de Lamennais, qui écrit des recueils plutôt courts, aux chapitres facilement accessibles et rapides à lire, rédigés pour une lecture aléatoire et quotidienne, à l’opposé des grandes pages de Ballanche que Nathalie Vincent-Munnia associe souvent à celles de Lamennais pour des raisons idéologiques. Aussi la prose prophétique en versets de Lamennais n’est-elle pas si éloignée de l’esthétique du poème en prose étudiée par Suzanne Bernard, tel qu’on l’entend à partir des années 1840.

À trop vouloir lire ses recueils comme des pamphlets ou de vastes allégories — lecture légitime mais certainement pas unique —, on a négligé l’aspect poétique révolutionnaire de ces petites unités en versets, toujours parfaitement construites et articulées autour d’un début et d’une fin. On les a aussi facilement qualifiées de romantiques pour les opposer à un poème en prose qui, lui, serait post-romantique et moderne[32]. Mais cette classification historique serait aussi à discuter, tant il s’agit bien, chez Lamennais comme chez Ludovic de Cailleux, de « poèmes en prose biblique », qui façonneront l’univers intellectuel de Maurice de Guérin et d’Arthur Rimbaud. Sans qu’il y ait de lien apparent entre leurs oeuvres, y aurait-il eu Le centaure ou encore l’Amaïdée de Barbey d’Aurevilly, et Illuminations, sans Paroles d’un croyant ? Y aurait-il eu ces jaillissements d’images et ces figures de voyants sans la figure du croyant prophète construite par Lamennais dans les années 1830 ? Maurice de Guérin a séjourné à la Chênaie. Sans doute y a-t-il trouvé cette envie de libérer la poésie de ses carcans formels. Quant à Rimbaud, on le connaît aussi lecteur de Lamennais, auteur qui vient clore la liste critique des premiers romantiques voyants dressée dans la « Lettre du voyant[33]  ».

Vers le poème en prose ?

La prose prophétique mennaisienne, si elle s’appuie exclusivement sur une écriture en versets, peut donc apparaître comme précurseur du poème en prose. D’abord, parce qu’elle a pour objectif de réunir des contraires, le vers et la prose, qui ont été dissociés par l’histoire, chez les Grecs, les Romains et les Arabes[34]. Ensuite, parce qu’elle travaille la brièveté, avec des effets de chute, et l’unité du poème, Lamennais appréciant l’équivalence entre le poème et la statue, l’un comme l’autre formant un bloc[35]. Enfin, parce que les fonctions de moyen et d’instrument — fonctions que lui attribue nécessairement Nathalie Vincent-Munnia pour l’intégrer à l’esthétique d’un poème en prose censé se suffire à lui-même — ne sont pas valables dans le contexte du néocatholicisme et du mennaisianisme. Autant dire que la prose prophétique mennaisienne ne peut pas ne pas être un moyen et un instrument : c’est même ce qui la fonde dans sa fonction poétique. Lamennais, en effet, n’imagine pas une poésie qui se suffirait à elle-même et serait un jeu du langage ou une opération de réflexivité donnée à voir. Pour lui, l’art est né d’un « besoin » matériel et spirituel, et c’est à un besoin que la poésie doit répondre par le verset :

Nul art ne dérive de soi, ne subsiste par soi-même, pour ainsi dire solitairement. L’art pour l’art est donc une absurdité. Le perfectionnement de l’être dont il manifeste les progrès, en est le but. Il est comme le point de concours de ses besoins physiques et de ses besoins intellectuels et moraux, et les arts, en effet, peuvent être classés selon leur relation à ces besoins divers[36].

Quand le langage n’a plus le simple statut d’instrument, alors le verset acquiert une dimension spirituelle et poétique, pas très éloignée du regard porté par Levinas sur le verset hébraïque :

L’énigme du verset et du vers n’est donc pas simple imprécision qui — par mégarde ou par mauvaise foi — suscite des malentendus. Elle ne procède pas d’une insuffisance quelconque de l’instrument linguistique nécessaire à la communication des savoirs et, ainsi, à l’instauration et au maintien d’un ordre objectif, historique et politique. Le langage n’a plus ici le simple statut d’instrument[37].