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Est-il besoin de préciser que les institutions psychiatriques ont toujours eu et ont encore souvent de nos jours mauvaise presse ? De leur histoire, on ne retient généralement que les scandales et les événements suscitant l’indignation. Leur existence même a été souvent perçue par l’historiographie comme le symbole de l’intolérance face aux personnes incapables de s’adapter aux normes de la société bourgeoise et puritaine de la fin du xixe siècle. On oublie cependant que malgré des moyens limités, l’asile a toujours offert des soins à une population démunie. En outre, plusieurs personnes parmi cette population internée ont continué à maintenir des liens avec leurs proches durant de longues décennies. Telles sont les principales conclusions qui ressortent de ce passionnant ouvrage écrit par André Cellard et Marie-Claude Thifault.

Les deux auteurs sont associés au Centre d’histoire des régulations sociales (CHRS) et ont fait de l’histoire de la folie l’objet de leur thèse de doctorat respective et de la plupart de leurs publications, seuls ou en collaboration. Ils ont toutefois ici délaissé les études quantitatives pour s’intéresser plutôt à l’histoire personnelle d’hommes et de femmes que la maladie et le destin ont conduits à l’Asile de Saint-Jean-de-Dieu. Afin de donner la parole aux personnes internées dans cette institution maintenant connue sous le nom de Centre hospitalier Louis-H.-Lafontaine, Cellard et Thifault ont consulté plus de 10 000 dossiers psychiatriques échelonnés sur une période d’un demi-siècle, soit depuis la fondation de l’Asile en 1873 jusqu’en 1925. Leur étude a permis de constituer six visages récurrents de la folie durant cette période que les auteurs qualifient comme étant « l’âge d’or de l’aliénisme ».

Après avoir exposé, dans un premier chapitre, le contexte général de la naissance et du développement de l’asile au Québec ainsi que le fonctionnement interne de l’asile de Saint-Jean-de-Dieu, Cellard et Thifault exposent chacun des six profils de l’aliénation mentale dans autant de chapitres. Le premier profil est celui de l’individu prétendant avoir été injustement interné. Le second visage est celui de la personne dont le trouble mental a détruit sa vie amoureuse, mais dont l’internement n’a pas brisé le contact avec l’être cher. Le troisième portrait de la folie illustre des personnes internées en raison du danger qu’elles représentaient pour leur famille. Plus sympathiques sont les individus qui, à cause de leur délire, prétendent être des personnalités célèbres ou des inventeurs de génie et qui représentent le quatrième visage de la maladie mentale que l’on rencontre régulièrement à Saint-Jean-de-Dieu au début du xxe siècle, comme dans tous les asiles en cette période de progrès technologique. Le chapitre suivant présente le profil des personnes internées à cause de la honte et du scandale qu’elles représentent pour leur famille ou leur communauté. Finalement, le dernier chapitre décrit la condition des hommes et des femmes qui, faute de personnes pour s’en occuper à l’extérieur, ont été confinés toute leur vie à l’asile.

De la lecture de cet ouvrage, il ressort une version toute nuancée de l’internement asilaire. Par de nombreux exemples, les auteurs démontrent que Saint-Jean-de-Dieu n’était pas une institution repliée sur elle-même, comme l’a affirmé si longtemps l’historiographie. Au contraire, l’asile était en contact constant avec le monde extérieur, comme l’illustre la correspondance entretenue sur de très longues périodes entre les patients et leurs proches, et entre les familles et le surintendant médical pour s’informer de l’état de santé de la personne internée. Malgré leur folie, plusieurs personnes internées à Saint-Jean-de-Dieu ont continué à être perçues comme des parents, des enfants ou des conjoints par les membres de leur famille. Cellard et Thifaut précisent que les patients qui étaient le plus en contact avec leurs proches étaient aussi ceux qui étaient le plus intensivement suivis par le médecin. D’autres familles au contraire exerçaient des pressions afin d’éviter la sortie de la personne internée, particulièrement quand cette dernière était dangereuse ou source de scandale. Finalement, l’asile a pu offrir un toit, des activités ainsi qu’un réseau social à des personnes isolées et laissées pour compte. Nous sommes donc ici en présence d’une institution à vocations multiples, ce dont les précurseurs de la désinstitutionalisation et les tenants de l’antipsychiatrie, qui croyaient que l’asile était la source de tous les maux, ont malheureusement oublié de tenir compte.

Par ailleurs, le portrait de Saint-Jean-de-Dieu présenté correspond très bien à celui de nos propres recherches. Bien qu’il soit la propriété d’une communauté religieuse, les objectifs et le mode de fonctionnement de Saint-Jean-de-Dieu à la fin des années 1890 sous la surintendance médicale de Georges Villeneuve sont très semblables de ceux du Verdun Protestant Asylum for insane, maintenant l’Hôpital Douglas, fondé à la même époque, et de Saint-Michel-Archange, maintenant le centre hospitalier Robert-Giffard, à Québec.

Malgré sa pertinence, l’ouvrage présente quelques défauts mineurs. On y retrouve ainsi de nombreuses photos non datées, et représentant des personnes non identifiées ou des activités non spécifiées. De plus, les auteurs n’indiquent pas systématiquement le sort de toutes les personnes internées présentées. Finalement, malgré la volonté des auteurs de donner la parole aux hommes et aux femmes internés à Saint-Jean-de-Dieu, c’est encore par l’entremise des autres, le médecin et les proches surtout, que la folie des personnes s’exprime et prend forme. Ces défauts mineurs n’altèrent nullement l’intérêt d’un ouvrage dont la qualité de la langue écrite est en outre remarquable.