Corps de l’article

Dans notre article, nous voulions montrer en quoi et comment la campagne d’opposition au projet de programme Histoire et éducation à la citoyenneté pour le secondaire a eu pour conséquence malheureuse de conduire à son naufrage. Du même coup, le projet pourtant bien nécessaire de renouveler l’enseignement de l’histoire nationale a échoué. Notre article a montré que les motifs invoqués pour combattre le programme ne sont ni d’ordre historique ni pédagogique au premier chef, mais bien d’ordre politique : c’est une lutte de nationalistes pour préserver un enseignement de l’histoire construit selon la vulgate traditionnelle, dont il est espéré qu’elle instillera la flamme nationaliste dans l’âme des jeunes générations et les conduira sur le chemin de l’indépendance du Québec. Ainsi, le mémoire issu d’une coalition de ses plus virulents adversaires, le conseil d’administration de la Chaire Hector-Fabre déclarait : [le but est de montrer combien ces événements de l’histoire du Québec] « ont orienté inexorablement son destin dans la direction que l’on connaît[1] ».

Que notre article ait suscité l’attention des nationalistes mis en cause ne pouvait nous étonner. Et que Robert Comeau, membre fondateur de la Chaire et un des principaux animateurs de la campagne, ait voulu répliquer, nous nous y attendions, tout comme à ce que l’accompagne sa militante collègue Josiane Lavallée.

Mais ce à quoi nous ne nous attendions pas, c’est que la réplique passe plus par des procès d’intention et des accusations personnelles que par des justifications argumentées. Ainsi, pour nous disqualifier a priori probablement, nous serions de « prétendus avant-gardistes révisionistes et postnationalistes », ou, pire, suspects de défaut d’allégeance : « peut-on croire que les auteurs n’ont pas souhaité promouvoir l’identité de l’autre nation qui est majoritaire au Canada ? ».

Dans cette réponse à la réplique, nous entendons d’abord montrer que les principales assertions utilisées pour disqualifier notre propos ne sont pas fondées ; ensuite, souligner certains points de notre article qui ne semblent pas avoir été bien compris.

Ce que nous n’avons pas dit

D’entrée de jeu, Robert Comeau et Josiane Lavallée nous accusent de mal les citer et de leur attribuer des propos qui ne seraient pas les leurs. Reprenant un passage de leur introduction à L’historien Maurice Séguin, nous avons rapporté qu’ils tiennent à « conserver un enseignement de l’histoire fondé sur les événements qui ont imprimé un souvenir indélébile dans [la] mémoire nationale[2] ». Ils affirment dans leur réplique que cette position n’est pas la leur, mais celle des Québécois et que nous aurions dû citer aussi le passage qui précède, c’est-à-dire : « on a pu constater à quel point les Québécois tenaient à [conserver etc.] ». À ce compte-là, citons donc ce qui précède encore : « Dans le récent débat, qui a débuté au printemps 2006, au sujet du projet de programme d’histoire et d’éducation à la citoyenneté qui occulte la trame événementielle des “moments fondateurs et uniques” qui ont marqué “à jamais le destin” de notre collectivité [on a pu etc.][3]. » Comment ne pas penser en lisant ce que R. Comeau et J. Lavallée écrivent eux-mêmes dans cette phrase, qu’ils ne prennent pas à leur compte l’extrait que nous avons rapporté ? D’ailleurs, dans leur réplique, ils en remettent : « Quelle honte y a-t-il à vouloir transmettre les luttes de générations successives de Québécois aux élèves de toutes origines ? Pourquoi devrions-nous évacuer toute trace de luttes nationales et politiques du passé québécois ? Une nation peut-elle se construire sur l’oubli de son passé ? » Qui est le « nous » ici ? Et en quoi ces propos invalident-ils ce que nous écrivons dans notre article, à l’effet que les opposants à la réforme sont en faveur « d’un récit nationaliste composé de revers et de luttes à transmettre d’une génération à l’autre » ? (p. 526) Cela ne s’invente pas. R. Comeau et J. Lavallée ne font que confirmer leur position[4].

Plus loin, R. Comeau et J. Lavallée prétendent que nous nous serions « indign[és] que de simples enseignants, qui ne sont pas des “historiens de métier”, aient protesté contre ce programme ». Nous n’avons rien écrit de tel. Au contraire. Après avoir expliqué pourquoi les programmes scolaires se limitent désormais aux grandes lignes de contenu, nous affirmons que les enseignants n’ont pas besoin de se faire dicter le détail de la matière à enseigner[5]. En revanche, s’il est une chose que nous pourrions déplorer, c’est un mépris larvé pour les enseignants qui ont préparé le programme et s’en sont expliqué dans les pages du Devoir[6]. Les adversaires du programme les ont ou bien ignorés, attribuant le programme à toutes sortes d’intentions troubles : « ce qui s’apparente à du “biaisage” fédéraliste et à de la désinformation sur la question nationale[7] », ou carrément insultés : « Avec la formation qu’ils reçoivent actuellement, les futurs professeurs n’atteignent même pas eux-mêmes les compétences que le nouveau programme assigne à leurs élèves [8] ! »

Ce que nous avons dit

Ce que nous avons dit pour l’essentiel, c’est qu’il était grand temps de renouveler le programme d’enseignement de l’histoire du Québec, qui datait alors d’un quart de siècle. Le Québec a changé, sa population s’est transformée et sa composition, diversifiée. Comment ne pas en tenir compte dans le programme scolaire officiel, si on accepte le fait que sont Québécois et inscrits dans l’histoire du Québec tous ceux qui habitent son territoire ?

Vouloir ouvrir les élèves à la diversité du social suppose de ne pas se confiner à « nos ancêtres [qui] ont été conquis en 1760 », à « notre histoire qui est le creuset de notre identité », à « notre passé[9] ». Cette histoire, dont Robert Comeau et Josiane Lavallée font la promotion, est exclusive : c’est « l’histoire des Canadiens devenus des Canadiens français, écrivent-ils, nom que portait la majorité québécoise jusqu’en 1960 ». « En quoi vouloir enseigner la trame historique impliquant les événements de 1760, 1837, 1840 et 1867, serait-elle en soit condamnable et mériterait-elle l’étiquette de trame traditionnelle ? », écrivent-ils aussi. Poser la question, n’est-ce pas y répondre ? Est-il nécessaire d’expliquer que le fait même de concevoir l’histoire et l’enseignement de l’histoire suivant une trame revient à les enfermer dans un déterminisme, une téléologie qui écarte d’autres explications possibles et porte à marginaliser sinon exclure ceux qui ne seraient pas partie à l’élaboration historique de la trame en question. Comment ne pas y voir une conception ethnicisante de la nation québécoise ? Comment ne pas avoir vu chez les adversaires du programme l’intention de préserver la perspective nationaliste traditionnelle dans le récit du passé québécois ?

Comme le rappelle un dicton indien : quand la chose a des oreilles d’éléphant, des jambes d’éléphant, une queue d’éléphant et une trompe d’éléphant, l’aveugle dit : « c’est un éléphant ».

Ce que nous pourrions dire en plus

Nous aurions écrit que les historiens qui ont dénoncé le programme « étaient inaptes à le faire, car n’ayant qu’une “connaissance superficielle du nouveau programme” ». Ce que nous avons dit, en réalité, c’est que l’on ne peut considérer un programme scolaire uniquement au titre de ses contenus factuels. Insistons : tout programme doit être examiné en tenant compte de sa nature de programme scolaire, et donc de ses objectifs de formation, sans oublier surtout que le programme nouveau, comme tous les autres au Québec, énonce et explique quelles sont les compétences visées, pas le détail de contenus à transmettre. Nous avons donc déploré, et déplorons encore à la vue de la réplique, qu’on ait voulu examiner le programme au seul titre des contenus factuels[10]. Ce serait comme juger de la qualité d’un restaurant à la tête du cuisinier !

Nous avons aussi dit que peu d’historiens de métier, de fait, avaient contribué à la polémique.

Sans les en accuser, mais au contraire en expliquant leur situation, notamment au titre de l’évolution de l’histoire dans les dernières décennies et de celle de la pédagogie scolaire de l’histoire. Que Robert Comeau et Josiane Lavallée écrivent maintenant que « dans la deuxième phase de consultation, en plein coeur de la polémique, plusieurs historiens universitaires ont acheminé des critiques sévères qui n’ont malheureusement pas été rendues publiques » ne nous paraît pas un argument recevable, puisque justement les dites critiques n’ont pas été rendues publiques !

D’autres éléments de leur réplique semblent importants à leurs yeux, mais il nous est difficile de les commenter, car nous ne sommes pas certains de les comprendre. Par exemple quand ils écrivent : « Nos deux auteurs qui s’appuient sur une citation de Pierre Nora pour présenter l’opposition fondamentale entre histoire et mémoire ne semblent pas au courant que de récentes études […] montrent que cette opposition canonique entre histoire et mémoire n’est pas pertinente, parce que le récit mémoriel doit être soumis au regard critique de l’historien dont le rôle est justement de corriger la mémoire. » N’est-ce pas justement ce que nous avons écrit, et ce que dit la citation de Nora que nous avons rapportée : « Parce qu’elle est affective et magique, la mémoire ne s’accommode que des détails qui la confortent […]. L’histoire, parce que opération intellectuelle et laïcisante, appelle analyse et discours critique. La mémoire installe le souvenir dans le sacré, l’histoire l’en débusque[11]. »

Pour conclure

Redisons-le : notre article ne vise d’aucune façon à discuter de la valeur de la thèse nationaliste défendue par les auteurs. Mais nous nous opposons à un enseignement de l’histoire qui viserait à embrigader les élèves dans quelque itinéraire politique prédéterminé. Que ce soit celui-ci ou un autre, comme ceux mentionnés par ailleurs dans notre article et contre lesquels nous nous sommes prononcés en d’autres lieux. La fonction moderne de l’éducation historique est de préparer les élèves à jouer un rôle informé et critique dans leur société, pas de dicter les pensées, les valeurs et les comportements. C’était là l’intention fondamentale du nouveau programme : enseigner à penser librement le social. On pourrait croire que c’est ce que veulent Robert Comeau et Josiane Lavallée quand ils écrivent : « Oui, nous voulons que les élèves puissent évaluer, analyser et critiquer les diverses interprétations construites par la nouvelle historiographie et ainsi leur permettre de se forger une opinion après une connaissance approfondie du dossier. » Mais quelques lignes après le chat sort du sac et on lit : « c’est en classe que l’enseignant peut corriger les préjugés liés à la mémoire nationale spontanée[12] des jeunes ». Corriger : on lit bien. Les élèves peuvent donc penser librement, se forger une opinion, pourvu que ce soit la « bonne » – devinez laquelle ? –, sinon il faut les y ramener.

C’est précisément là l’enjeu du débat : alors que le programme entend rendre compétent pour penser par soi-même, certains voudraient inculquer des pensées toutes faites.

Postface : Et la réplique de Félix Bouvier ?

Et la réplique de Félix Bouvier qui nous a été communiquée depuis la réponse précédente, qu’en est-il ?

Félix Bouvier compte, avec Robert Comeau et Josiane Lavallée, parmi les initiateurs et les animateurs de la fronde contre le programme. Pas étonnant de retrouver dans sa réplique la substance des points de vue exposés plus tôt. Avec d’ailleurs les principaux caractères du mode d’argumentation.

Commençons par ceux-là. Pour F. Bouvier comme pour R. Comeau et J. Lavallée, si nous ne sommes pas blancs, c’est la preuve que nous sommes noirs. Si nous n’épousons pas leur vue, c’est que nous défendons l’idée adverse. Cela en un schéma binaire construit sur de fausses prémisses :

Nos deux auteurs, écrit Bouvier, oublient commodément qu’en taisant le plus systématiquement possible des moments positifs et les moments conflictuels de la conscience nationale de la grande majorité des Québécois contemporains à travers leur histoire, tout en niant à travers un programme d’enseignement jusqu’à l’existence de cette conscience le plus possible, ils favorisent objectivement les fondements mêmes d’un nationalisme fédéraliste canadian inclusif.

Soulignons d’abord le dernier membre de la phrase : « favorisent objectivement les fondements mêmes d’un nationalisme fédéraliste canadian inclusif[13]. » Ce qui précède est censé, faut-il supposer, justifier cette affirmation conclusive. Or, ce dont on nous y accuse est sans rapport avec ce que nous avons dit ou écrit ! Il est facile de le vérifier dans l’article.

Un tel procédé est courant dans la réplique de Félix Bouvier. On y est prodigue de procès d’intention et d’attaques personnelles. On aime plaider le faux, évoquer le complot ou suggérer la traîtrise, condamner par association, disqualifier a priori, appeler à l’autorité sans rapport avec l’objet de la polémique[14], et même construire de fausses citations. Des exemples ? En voici quatre parmi d’autres, qu’une lecture attentive de la réplique de F. Bouvier permettra de repérer.

  • Félix Bouvier écrit que Michèle Dagenais serait « la première [historienne] à défendre l’esprit et la lettre des contenus relatifs à la question nationale de ces deux documents de travail, si on excepte les personnes consultées, ou encore les consultants, dans le processus menant à leur élaboration[15] ». C’est faux. Dans notre article, il n’est nulle part défendu « l’esprit et la lettre des contenus relatifs à la question nationale [etc.] ». Au contraire. Nous avons rappelé que le projet de programme d’histoire est un programme énoncé en termes de compétences, et n’entre pas dans le détail des contenus[16]. Il aurait été ironique de lui reprocher de ne pas contenir ce que par nature il n’est pas appelé à contenir.

  • Et « les personnes consultées, ou encore les consultants », comme écrit Félix Bouvier dans la citation ci-devant ? Au long de son texte, il laisse entendre que tout le monde était contre le programme – « une convergence confinant presque à l’unanimité[17] ». Que fait-il de ces personnes consultées ? À la trappe… Elles sont pourtant 36, comme F. Bouvier le sait certainement, parmi lesquelles nombre d’historiens respectés : comment accepter que leurs opinions soient aussi cavalièrement écartées[18] ? Dans le cas des historiens, serait-ce parce qu’ils portent la tare d’être en majorité de l’Université Laval, comme il est suggéré dans la note 18 ? Et les autres, la bonne centaine d’historiens québécois qui ne se sont pas prononcés, qu’est-ce qui permet de les supposer adversaires du programme ?

  • Il y a pire. Utilisant à mauvais escient un passage de notre article, F. Bouvier prétend que pour nous « l’essentiel du débat repose sur “l’absence de dates charnières et d’événements d’un certain type, au profit de l’acquisition de compétences” ». Nous ne reconnaissons pas cette affirmation. Nous n’avons écrit cela nulle part, malgré les guillemets et la référence à la page 520 qui en est donnée. Il serait d’ailleurs étonnant que ce soit de nous, puisque c’est l’opinion des adversaires du programme, et notre point majeur de divergence avec eux.

  • Il y a pire encore. Félix Bouvier écrit : « Pour ces deux auteurs, le projet de programme a été accusé d’occulter le “nous” des “anciens Canadiens français, […] sans fondement documenté” ». Une telle citation n’existe pas dans notre article. Elle a été construite par F. Bouvier qui, s’appuyant sur cette fausse citation, tente de discréditer notre analyse. En réalité, nous avons rapporté ces propos de Denise Bombardier : « ce “nous” qu’ils [les auteurs du programme] ne veulent plus nommer, ce sont, on le sait, les anciens Canadiens français ». Puis, une fois les guillemets fermés sur la citation, nous l’avons commentée : « Avec de telles affirmations, sans fondement documenté, il n’est pas étonnant… ». Comment croire à une simple distraction ?

Résultat : plusieurs de nos citations ont été trafiquées dès les premières pages de la réplique de F. Bouvier. Comment discuter dans ces conditions ? L’auteur a beau jeu, ensuite, de prétendre défendre « l’intégrité du présent et du passé québécois ».

Concluons plutôt. En réitérant la nécessité, pourtant évidente, de renouveler l’enseignement de l’histoire pour tenir compte des changements de notre société depuis 25 ans, ainsi que de l’évolution de l’historiographie et de la pédagogie. Certains ont cru en la disparition du récit traditionnel de l’histoire des Canadiens français avec son enchaînement de conflits politico-constitutionnels. Se muant en cardinal Ouellet de l’éducation historique dans leur aveuglement face au changement, ils ont obtenu que la série des événements ponctuant ce récit soit réintroduite dans le programme. Avec une pléthore d’autres événements. En conséquence, le programme repose maintenant sur deux principes difficilement conciliables : d’une part, le récit constitué qu’implique une trame événementielle détaillée et, d’autre part, des compétences de pensée historique à développer. Quand on sait que la pensée se développe en s’exerçant, comment amener les élèves à pratiquer la constitution critique du savoir si le savoir de destination est déjà donné en un récit achevé ?

Disons-le une autre fois : ce contre quoi nous sommes, c’est l’emploi de l’enseignement de l’histoire aux fins d’embrigader les consciences, pour quelque cause que ce soit. À nos yeux, l’enjeu du débat n’est pas « la question fondamentale de l’identité nationale » – selon les mots de Félix Bouvier –, mais bien que les élèves puissent constituer leur identité propre de façon libre et réfléchie. C’est aussi simple que ça.