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Pour tous ceux qui s’intéressent à l’origine de l’économie sociale et aux initiatives ouvrières dans leurs rapports aux élites traditionnelles, la lecture de cet ouvrage s’impose. À partir d’une étude en profondeur des sociétés de secours mutuels du XIXe siècle, un objet négligé parce qu’apparemment sans grande importance et trop difficile en raison de la dispersion des sources d’information, Martin Petitclerc apporte un éclairage nouveau sur des objets pourtant bien étudiés comme celui des origines du syndicalisme et du rôle de l’Église dans l’émergence des associations. Résultat d’une thèse de doctorat en histoire, cette étude s’appuie sur des sources manuscrites et imprimées, sans négliger pour autant l’historiographie concernant la mutualité et la sociologie économique pour l’analyse, notamment Polanyi et Granovetter pour l’encastrement social, Coleman et Putnam pour le capital social.

Si les sociétés de secours ont émergé au début du XIXe siècle et même avant comme en témoigne la fondation en 1789 de la Quebec Provident, Benevolent and Friendly Society, leur développement ne sera continu qu’à partir de 1850. Environ 250 sociétés ont été fondées au cours de ce siècle, même si seulement 106 étaient en activité en 1910 dont 53 d’entre elles fondées avant 1890. Malgré le déclin de leur nombre au profit de la mutualité scientifique et des compagnies d’assurances, cette recherche évalue à 150 000 le nombre de mutualistes en 1910, soit « au moins 35 % des hommes adultes vivant en milieu urbain », et la proportion aurait été supérieure à Montréal. Pour cette période, on peut donc parler d’une « mystique de l’association », d’un mouvement de la mutualité.

Parmi les caractéristiques de ces sociétés, relevons d’abord qu’elles résultent de l’initiative quasi exclusive des ouvriers et d’artisans des milieux urbains, d’où leur refus d’admettre comme membres les marchands, les professions libérales et les membres du clergé (même si elles étaient confessionnelles). Pour affronter le chômage, la maladie, les accidents, l’invalidité ou la vieillesse, elles fournissent à la fois une aide financière, que rend possible une faible cotisation mensuelle, et un soutien moral qu’assurent la visite des malades, la participation aux funérailles à la suite du décès d’un des associés, sans oublier de nombreuses activités culturelles ou de loisir visant à renforcer les liens sociaux. Ces sociétés se démarquent très fortement des organisations mises sur pied par les élites traditionnelles qui visaient à discipliner les classes populaires en y développant la prévoyance sociale (banques populaires d’épargne, assurances, assistance) comme le proposait Frédéric LePlay dont l’influence s’est imposée principalement dans le dernier tiers de ce siècle. En somme, elles ne sauraient être confondues ni avec la mutualité patronnée, ni avec la mutualité scientifique.

Cette étude montre bien que ces sociétés de secours mutuels partagent de nombreux traits de ce que plusieurs appellent aujourd’hui l’économie solidaire ou la « nouvelle économie sociale ». Ainsi, elles innovent par leurs pratiques démocratiques misant sur la participation et la délibération, d’où une forte valorisation des assemblées générales et l’adoption de règles favorisant l’expression et l’écoute. En constituant une « famille fictive », ces sociétés permettent l’encastrement des activités « économiques » dans une « culture d’entraide fraternelle », d’où une cotisation uniforme plutôt que graduée en fonction du risque. Comme membre d’une association volontaire et égalitaire, la personne dans le besoin est en droit d’être secourue, à la différence de l’assistance que procuraient les organismes philanthropiques d’alors. De plus, comme elles sont fortement ancrées dans les collectivités locales et qu’elles misent sur les relations de proximité, ces sociétés refusent de se fédérer (relations verticales) tout en encourageant entre elles des relations horizontales de réciprocité comme on peut l’observer avec les Unions de Saint-Joseph.

En étudiant les sociétés de secours mutuels pour elles-mêmes, l’auteur montre bien que leur diffusion ne saurait être expliquée comme simple prétexte ou couverture à des associations syndicales qui étaient par ailleurs interdites jusqu’à l’adoption de la loi de 1872. Elles obéissaient à une logique qui leur était propre, celle de l’entraide dans les milieux ouvriers, constituant ainsi une « réponse sophistiquée à la question sociale », une réponse que les premiers syndicats devront prendre en considération pour attirer des membres ou encore les conserver. De plus, elles auraient contribué à la formation de la classe ouvrière, notamment par l’apprentissage du fonctionnement associatif, de la démocratie et de la solidarité, sans oublier la respectabilité ouvrière dont elles faisaient la preuve. Ainsi, la « Grande association pour la protection des ouvriers » de Médéric Lanctôt, qui réussit en 1867 à rassembler à Montréal 10 000 ouvriers dans le cadre d’une manifestation, aurait été rendue possible par la mobilisation des réseaux mutualistes. Enfin, les sociétés de secours mutuel auraient également permis la formation de réseaux et d’apprentissages fort utiles pour la formation des premières coopératives.

Outre les facteurs internes tels que la gestion inadéquate, la faible taille des associations et les conflits internes, le déclin des sociétés de secours mutuels résulterait en grande partie de facteurs externes. En premier lieu, l’absence d’une loi générale d’incorporation, qui leur aurait donné une pleine personnalité juridique, a non seulement entraîné des poursuites judiciaires coûteuses, mais elle a aussi entravé leur développement en les empêchant d’accomplir des activités économiques essentielles comme la possession en propre d’immeubles. En deuxième lieu, la période de crise et de stagnation des années 1873-1896 a montré les insuffisances de la seule solidarité pour affronter des risques plus difficiles à prévoir. En troisième lieu, à partir de 1890, les mutuelles auront tendance à adopter les méthodes des grandes sociétés fraternelles et des compagnies d’assurances d’origine britannique ou américaine (tout en subissant leur concurrence), notamment à utiliser les tables actuarielles pour se donner des réserves suffisantes et des primes graduées selon le risque. Ainsi, la Société des Artisans Canadiens-Français fondée en 1876 par des petits entrepreneurs et des ouvriers de métiers adopta rapidement les méthodes dites scientifiques. Par la suite, l’entraide collective cède la place à une forme d’épargne individualisée alors que le fonctionnement démocratique devient de plus en plus formel. « Au terme de notre analyse, écrit Martin Petitclerc, nous devons d’abord constater que la mutualité n’est plus, au début du 20e siècle, un rapport social solidaire comme voulait l’être, par exemple, la mutualité pure ».

Si l’auteur reconnaît que cette forme d’entraide reposant sur des communautés autonomes était adaptée à la première révolution industrielle mais beaucoup moins à celle de la fin du XIXe siècle marquée par un approfondissement de la division du travail, il laisse cependant supposer qu’elle aurait pu constituer une réponse plus appropriée et satisfaisante que ne le furent les mutuelles en concurrence avec les assurances privées et un État social entraînant dépendance et contrôle des bénéficiaires. Sans doute, les sociétés de secours mutuels étaient-elles plus « économiques » puisqu’elles réussissaient non seulement à mobiliser un capital social mais aussi à l’enrichir à partir de leurs activités. En revanche, cette complémentarité ne pouvait se pérenniser sans un compromis social pour une reconnaissance juridique et un traitement adapté de la part des pouvoirs publics. Sous cet angle, cet ouvrage offre également un éclairage intéressant pour les questionnements actuels concernant à la fois l’État-providence et l’économie sociale.