Corps de l’article

Avant d’être poète et militant indépendantiste, Gaston Miron fut un homme. L’affirmation n’est pas tout à fait un truisme tant il est vrai que l’existence de certains poètes peut sembler se confondre avec l’oeuvre qui la phagocyte. C’est un leurre, bien sûr. Toute vie de poète, même la plus discrète, est un séisme. Emily Dickinson à Samuel Bowles : « Si peu de gens en vie – sont vivants ». Que dire alors des poètes qui, vivants, le furent bruyamment, intensément, publiquement, et dont l’oeuvre s’est construite tout à la fois en résistance à la vie et plongée dedans, celle-ci menaçant celle-là, tout en la nourrissant, souvent en la contrariant et en l’entraînant dans un cours impétueux, mais lui donnant aussi son assiette ? En somme, quel ordre instaurer après coup dans l’existence de Gaston Miron ? L’Album Miron publié par Marie-Andrée Beaudet est une réponse, aussi « magnifique » que son sujet, à cette question nécessaire. Car c’est bien à une nécessité de l’histoire littéraire que répond cette mise au net en images d’un parcours qui aura tenté, selon les mots du poète en 1983, lorsqu’il recevait le prix Athanase-David, de « faire apparaître une écriture du corps collectif en ce qu’il est politique et qui travaille la poésie à l’égal du corps personnel » (Les signes de l’identité, éd. du Silence, 1991).

Ignorant les ruptures esthétiques, l’oeuvre de Gaston Miron s’est élaborée par sédimentation. Une curiosité boulimique jette en avant l’affamé de littérature sans qu’il oublie sa dette à l’égard de ses prédécesseurs, dussent-ils être les épigones d’un romantisme attardé. Chez Miron, cette conscience de l’épaisseur du temps s’est doublée d’un sens de l’archive qui, non sans encombrement domestique, aura facilité, comme l’explique Marie-Andrée Beaudet dans son avant-propos, la réalisation de cet album. Une malle de manuscrits, des classeurs débordants de coupures de journaux, une bibliothèque bien garnie, d’anciens numéros de revues littéraires, des paperasses de toutes sortes, des photos de famille – la biologique, la littéraire et la politique –, ce sont là autant de traces qui formèrent la carrière dans laquelle l’historienne sut prélever les matériaux de cet album, à l’instar d’un Gaston Miron qui en fit autant pour son oeuvre.

S’agissant d’un ouvrage aussi résolument visuel, on sera d’abord attentif à sa facture, particulièrement soignée, où tout est fait pour séduire l’oeil. Suivant un découpage chronologique strict (naissance et mort du poète) apparaissent alors les jalons significatifs : l’enfance, les premiers poèmes du jeune séminariste qui se languit des siens, l’arrivée à Montréal, ville de toutes les tentations, Paris, arpentée et aimée avec bonheur, le militantisme, la tendresse d’un père pour sa fillette. Dans cet album, on sera également sensible à la subtile ordonnance des images et du texte, ce dernier volontairement réduit au minimum. Ici (p. 101), et tout en pudeur dans l’aveu, une citation de Miron sur la genèse du poème « La marche à l’amour » se passe de tout commentaire, forcément réducteur. Là (p. 114-117), d’émouvantes photos de sa fille Emmanuelle insérées dans une section, par ailleurs appelée « le poète et le militant », disent bien à quel point vie intime et vie poétique se confondent chez lui.

Un regret : la concision voulue des têtes de chapitre et des légendes qui, à certains moments, suppose chez le lecteur une connaissance implicite de réalités anciennes, désormais connues des seuls témoins et des historiens littéraires. L’Ordre de Bon Temps et le clan des Routiers Saint-Jacques sont ainsi simplement présentés comme « deux mouvements de jeunesse » (p. 47) et le domaine de Claire-Vallée, animé par Françoise Gaudet-Smet, comme « un état d’esprit » (p. 55). C’est trop peu dire. D’emblée, le lecteur n’a pas tous les éléments pour apprécier l’iconographie en cause, et il lui faudra se reporter à l’utile et substantielle chronologie publiée en fin de volume pour être éclairé sur le rôle de ferment culturel joué, dans le Montréal d’après-guerre, par ces différents lieux de socialisation pour jeunes gens. S’il se reporte en plus à l’étude circonstanciée de Christine Tellier, Jeunesse et poésie. De l’Ordre de Bon Temps aux éditions de l’Hexagone (Fides, coll. « Nouvelles Études Québécoises », 2003), il comprendra que l’Ordre de Bon Temps fut non seulement le creuset d’une maison d’édition et de la génération de poètes qui lui fut associée, mais aussi un lieu marquant de rénovation sociale, à l’encontre du duplessisme régnant. Assis en tailleur au salon avec ses jeunes camarades ou découvrant la richesse du folklore canadien-français, Miron le militant pointe déjà le bout du nez. L’étude de Tellier s’adresse aux spécialistes, ce qui n’est pas le cas de l’Album Miron, d’où la nécessité de telles précisions. Mais c’est là un reproche mineur. Cet ouvrage vient à point dans un ensemble de publications, dont les moments importants furent l’édition des Poèmes épars en 2003 et celle de l’oeuvre en prose l’année suivante sous le titre Un long chemin (proses), 1953-1996, toutes deux parues à l’Hexagone et où Marie-Andrée Beaudet et Pierre Nepveu montrent une intelligence des textes précieuse pour la connaissance d’une oeuvre trop hâtivement réduite à un seul recueil.