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La mise en lumière de la signification subjective du suicide est généralement comprise en opposition à l’explication sociologique du phénomène[1]. La compréhension du suicide paraît écartelée entre une répétition ad nauseam des types durkheimiens, ignorant le plus souvent l’individualisation des causes sociales, et une attention à l’individu (ou à son cerveau) qui, même lorsqu’elle trouve un sens à son suicide (comme chez Francine Gratton (1996), par exemple), interdit par principe tout éclairage du social par l’individuel. Pourtant, le premier problème que doit résoudre une telle étude qui vise à comprendre le suicide à partir de cas concrets est celui du lien entre ceux-ci et le portrait global qu’ensemble ils dessinent, c’est-à-dire la physionomie très reconnaissable que la statistique sociale ne laisse pas de révéler, année après année. Et la question qui y conduit a trait à la manière de comprendre comment cette objectivité sociale du phénomène peut avoir été produite par (et donc être retrouvée dans) une série d’actes individuels, puisque ce sont ceux-ci qui produisent celle-là. Cet article met en avant une proposition visant à unir deux démarches souvent opposées afin de combler le fossé entre les dimensions collective et individuelle du phénomène suicidaire. Cette approche, croyons-nous, se situe dans le prolongement des travaux de Durkheim.

Celui-ci, en effet, utilise la statistique sociale pour parvenir à une explication causale par le biais de sa célèbre typologie par défaut, si l’on peut dire. Il concède d’emblée qu’il eût été préférable de procéder à partir de l’analyse de cas concrets, ce qu’on oublie généralement de souligner, pour ne pas dire toujours. Il écrit ainsi que comme la tendance au suicide « n’est observable qu’à partir des suicides individuels, c’est de ces derniers qu’il faudrait partir ». « Malheureusement, poursuit-il, une classification des suicides raisonnables d’après leurs formes ou caractères morphologiques est impraticable, parce que les documents nécessaires font presque totalement défaut » (Durkheim, 1967, p. 140). Aussi procédera-t-il de la manière que l’on sait afin d’établir les types à partir desquels les motivations individuelles pourront être déduites. Il écrit ainsi :

Cette méthode a le défaut il est vrai de postuler la diversité des types sans les atteindre directement. Elle peut en établir l’existence, le nombre, non les caractères distinctifs. Mais il est possible d’obvier à cet inconvénient, au moins dans une certaine mesure. Une fois que la nature des causes sera connue, nous pourrons essayer d’en déduire la nature des effets, qui se trouveront ainsi caractérisés et classés du même coup par cela seul qu’ils seront rattachés à leurs souches respectives. […] Ainsi des causes nous redescendrons aux effets et notre classification étiologique se complétera par une classification morphologique qui pourra servir à vérifier la première, et réciproquement.

Durkheim, 1967, p. 142

Durkheim avance plus loin : « C’est seulement ensuite que, revenant aux individus, nous chercherons comment ces causes générales s’individualisent pour produire les effets homicides qu’elles impliquent » (p. 148). Caractérisant sa méthode, en conclusion, il précise : « Nous ne voyons aucun inconvénient à ce qu’on dise de la sociologie qu’elle est une psychologie, si l’on prend soin d’ajouter que la psychologie sociale a ses lois propres, qui ne sont pas celles de la psychologie individuelle » (p. 352). Je propose de poursuivre cette démarche de Durkheim, restée inachevée, en me portant en quelque sorte à la rencontre de sa typologie en provenance de l’autre direction, à partir de l’analyse des cas concrets. Ultimement, la typologie à laquelle parvient cette enquête qualitative, dont seuls les premiers éléments sont présentés ici, serait, dans sa forme achevée, une typologie phéno-ménologique des suicides où les motivations individuelles seraient comprises telles qu’elles se sont manifestées à elles-mêmes, et non plus simplement déduites comme chez Durkheim. Mais cette phénoménologie vise ultimement à faire le pont entre l’acte individuel et l’objectivité sociale qu’il produit en fin de compte. Voilà pour l’objectif poursuivi ici.

Venons-en à la proposition spécifique qui sera mise en avant pour opération-naliser cette démarche. Je suggère d’appréhender le suicide comme meurtre d’une identité. À travers cette notion, je tente de comprendre comment d’innombrables actes individuels peut finalement résulter une physionomie reconnaissable. Dans un premier temps, cette proposition est étayée sur la base de considérations théoriques relatives à la notion d’identité. Les résultats de cette première partie de la réflexion sont ensuite mis en rapport avec ceux de la linguistique, de la psychanalyse et de la psychologie développementale. Dans un second temps, j’utilise le matériau d’entrevues réalisées en Abitibi en 2005 afin, d’une part, d’illustrer la pertinence de cette approche de la question du suicide et, d’autre part, d’y aller de quelques propositions d’interprétation sociologique des cas analysés. Je propose la notion de pathologie sociale pour interpréter deux types de suicide qui ressortent des entretiens, conduites exprimant une identité masculine pathologique et une anomie adolescente. Outre que cette partie se situe à un niveau moins général, les propositions d’interprétations qui y sont développées sont provisoires. Je conclus par des remarques générales qui ont trait au contexte d’apparition des pathologies sociales que je décris.

Cet article constitue en fait une reformulation de la problématique qui a présidé à un travail de terrain mené en Abitibi au cours de l’année 2005, travail visant à documenter des cas de suicide, dont je dois dire quelques mots avant de procéder. Dans le cadre d’une recherche portant sur le suicide des jeunes au Québec et au Canada, une série d’entrevues auprès de proches de personnes mortes par suicide a été menée[2]. Cette enquête de terrain proprement dite se conçoit d’abord comme partie d’un ensemble plus vaste dont elle dépend, surtout en ce qui a trait à l’objet même tel qu’établi par la statistique descriptive, soit la physionomie du suicide contemporain. La région de l’Abitibi a été choisie pour ce travail de terrain en raison de son caractère révélateur (Caron, 2001). En effet, les principaux traits du suicide au Québec s’y trouvent accentués, de la même manière que le Québec révèle en concentré les traits de la physionomie contemporaine du suicide observables à la grandeur du Canada et de l’Occident. En utilisant le fichier du coroner en chef de la province de Québec[3] comme base de données, une trentaine de cas de suicide s’étant produits dans cette région entre 1999 et 2003 ont été identifiés pour faire l’objet d’une enquête approfondie. Il s’agit de cas de jeunes âgés de 18 à 30 ans au moment de leur suicide. À ce jour, seulement 17 cas de suicide (15 hommes et 2 femmes) ont donné lieu à au moins une entrevue auprès d’un proche (7 cas d’une seule entrevue ; 5 cas de 2 entrevues ; 4 cas de 3 entrevues ; 1 cas comportant 4 entrevues). Le but des entrevues est de recomposer l’histoire de vie qui a mené une personne à « en finir avec elle-même » en interrogeant des proches se situant dans une position de pairs (amis, collègues de travail, etc.), dans la position la plus intime (parents, conjoints, frères et soeurs), et dans une position de plus grande extériorité (patron, professeur, etc.). Le questionnaire de départ des entrevues ne fera pas l’objet d’une présentation exhaustive ici. Disons tout de même qu’il a été conçu afin d’éclairer, dans chaque cas, les dimensions phénoménales que la statistique globale du suicide révèle comme étant significatives (socialisation, origines familiales, identité de genre, parcours scolaire et professionnel, mode d’entrée dans l’âge adulte, circonstances immédiates du suicide proprement dites).

Le suicide comme meurtre d’une identité

Le concept de suicide comme meurtre d’une identité recouvre deux idées. L’idée de meurtre (ou de destruction) d’une identité vise à marquer la distance à soi dans l’acte suicidaire. Cette résolution d’en « finir avec soi »[4] renvoie à l’objectivité de l’acte par laquelle on tue quelqu’un qui est soi-même. La violence préméditée ou résolue mise en scène pour y parvenir, la conscience de soi dans l’acte suicidaire fatal, le caractère irrémédiable de cette action sur soi et le refus d’appeler à l’aide qui s’y montre s’opposent ici à la dépression suicidaire dont les tenants et les aboutissants échapperaient à la personne qui commet l’irrémédiable[5]. L’idée de meurtre d’une identité, cette fois, renvoie à une dimension de la personnalité qui est visée dans le suicide et qui n’est pas que le moi personnel. J’entends par là que, dans le suicide, il est question de mettre un terme à une identité, et pas seulement de quitter la vie, sa vie. Cela appelle une justification à plusieurs niveaux.

Le premier niveau de justification est simplement logique (ou épistémologique) dans la mesure où il prend acte du fait que la statistique historique du phénomène du suicide révèle une physionomie qui, pour parler comme Durkheim, ne laisse pas d’être objective. Ainsi, à peu près tous les pays occidentaux ont connu depuis 40 ans une hausse significative des taux de suicide qui dessine une tendance se démarquant de celle ayant eu cours en Occident depuis le milieu du XIXe siècle. Notre époque a inauguré une tendance suicidaire singulière : elle est portée par le suicide des jeunes, inverse le rapport entre centre et périphérie auquel nous étions habitués et amplifie la surmortalité masculine qui était la caractéristique des sociétés industrielles. La personnalité historique de ce phénomène est remarquable, d’autant que le suicide des jeunes est inédit. Comprendre le suicide exige de s’attarder à cette réalité phénoménale singulière. Nous avons là, pour le dire vite, le portrait d’un phéno-mène qui ressemble à un groupe social, et non à un déficit de sérotonine. Or, et c’est l’essentiel, pour que, au bout du compte, une telle objectivité sociale puisse se manifester, il faut qu’elle soit présente dans l’acte individuel même. Avant de justifier cette approche, je procéderai à quelques remarques critiques vis-à-vis des modes d’appréhension du suicide qui nient cette réalité phénoménale.

L’approche neurobiologique fait du suicide un « drame » qui se joue dans le cerveau de la personne, à son insu pour ainsi dire, d’une manière infra-psycho-logique. Il me semble évident que si le suicide était, par exemple, la conséquence d’un dérèglement génétique, ou le résultat d’une malfonction de la biochimie du cerveau (d’un déficit de sérotonine, par exemple), en d’autres termes si les personnes qui se suicident étaient « agies » par un soubassement de leur être qui leur échappe, elles défileraient dans les cabinets de médecin, déboussolées, afin de comprendre le goût bizarre qu’elles ont de se suicider. Que la réponse (humaine) trouvée à un cerveau défectueux soit le suicide serait déjà un phénomène à expliquer! En réalité, le suicide a pour les gens qui s’y résolvent des raisons et une signification, celle-ci étant d’ailleurs interprétable pour ceux qui les connaissent. Si le suicide était le résultat d’un drame archi-individuel, nous aurions affaire à une multitude de cas idiosyncrasiques, incompréhensibles, à des accidents, ce qui, encore une fois, n’est pas le cas. Au total, l’approche neurobiologique[6] procède de la négation de la réalité phénoménale du suicide, saisie dans ses dimensions individuelle et collective.

L’approche suicidologique appréhende le suicide comme résultant de l’interac-tion entre une vulnérabilité individuelle primordiale, essentiellement psychologique, et des conditions sociales extérieures à la personne et indépendantes d’elle. Deux arguments peuvent être invoqués à l’encontre de cette interprétation. Le premier a trait encore à la phénoménalité du suicide. Quand bien même il serait vrai que la tendance au suicide atteint les personnes vulnérables, il faut comprendre qu’elle caractérise ici des jeunes hommes, là des femmes (chinoises) habitant la campagne. La physionomie du suicide ne dessine pas le portrait d’individus particulièrement vulnérables, mais celui de groupes sociaux qui paraissent vulnérables, ce qui est très différent. C’est donc en direction de la présence d’un groupe social dans l’individu qu’il faut chercher. En second lieu, l’interprétation suicidologique oriente la compréhension vers l’identification de « facteurs précipitants » qui sont trop divers et par trop contradictoires pour permettre de comprendre un seul suicide. Ici, c’est le surcroît de travail qui aura précipité le suicide ; là, c’est l’absence de travail. Dans un cas, la rupture amoureuse aura déterminé le passage à l’acte ; dans l’autre c’est au contraire l’impossibilité de se soustraire d’une telle relation. Finalement, la misère économique devenue insupportable équivaut à la richesse qui ouvre à l’insatisfaction perpétuelle. Outre le fait que pareille intervention extérieure de causes sociales diverses et multivoques nous oblige à leur attribuer un déterminisme causal fort (une rupture amoureuse cause le suicide, la perte d’un emploi cause le suicide, et ainsi de suite), il reste surtout qu’aucune n’est appréhendée du point de vue de la signification qu’elle a pu avoir dans une vie. Or, c’est l’imbrication de cette cause extérieure dans le sens d’une vie qu’elle condense (ce que signifie pour une personne avoir trop de travail ou n’en pas avoir, être trop riche ou trop miséreux, être en mal d’amour ou ployer sous son poids, etc.) qui donne à cette « cause » sa causalité.

Je propose d’interpréter la présence, inhérente à l’acte individuel, de l’objectivité phénoménale que la statistique descriptive révèle, à partir de la notion de meurtre d’une identité. Le fait premier qui doit être compris, le fait incontournable, c’est cette possibilité que des milliers d’actes individuels apparaissent ultimement comme une sorte de signature collective. Comment rendre compte de cette objectivité sociale inhérente à l’acte individuel ? Par le biais de considérations sur la notion d’identité[7].

La conscience de soi comme être-en-vie convient pour désigner la présence animale au monde, mais non pour caractériser l’appartenance humaine au sym-bolique. Les animaux ont certes besoin de manger et d’éliminer, mais nul n’a « besoin » de jouer, ce qu’ils font pourtant effectivement, comportement par lequel ils se montrent jouissant de la vie (admettons que cela ne s’applique pas aux maringouins). Le siège de cette conscience de soi étant le corps propre, l’être sensible au monde, on pourrait dire, pour faire image, que la conscience animale est « individuelle ». Par comparaison (et en cette matière, il est difficile de procéder autrement), la conscience humaine-symbolique doit être définie comme appartenance, c’est-à-dire insertion dans un mode d’être qui n’est plus caractérisé par le simple fait de vivre, mais de faire partie d’une manière de vivre assumée comme telle réflexivement. Or, le siège de cette conscience de soi ne peut être l’organisme propre, façon de dire que la conscience de soi n’est pas équivalente à la conscience d’être en vie.

Ce marquage par le symbolique n’équivaut pas à l’emprisonnement dans une identité fixe, et les humains ne sont pas enfermés dans leur culture, dans leur société, comme le sont les animaux dans leur instinct. Cependant, il faut se départir de l’idée, archi-contemporaine, selon laquelle l’identité humaine serait simplement « choisie », alors que l’être au monde animal ne le serait pas. Car la possibilité qui est nôtre de faire partie de ceux chez qui l’identité peut être mise en scène, ironisée, transformée, construite, etc., cette possibilité même n’est pas choisie, ou mise en scène : elle est donnée. Et ce don primordial requiert une acceptation elle aussi primordiale, acceptation qui coïncide avec l’entrée dans l’humanité. L’humanisation implique l’acceptation de cette élévation à l’humanité, et l’acceptation de cette élévation se résout en un être au monde qui a la forme d’une identité.

On me permettra de procéder à une simple illustration. Il est certes possible d’émigrer de sa culture, ou de sa société, une fois atteint l’âge de raison. Mais il est impossible d’émigrer de sa société d’origine lorsqu’on n’a encore qu’un an, deux ans, trois ans, quatre ans, cinq ans, dix ans, treize ans, et ainsi de suite. Essayons d’imaginer un enfant disant à ses parents qu’il accepte d’intérioriser les formes contingentes d’humanité qu’on lui offre afin d’être un humain de quelque part (être un Amérindien, être un Québécois, être un Américain, etc.), en attendant qu’il puisse s’en départir volontairement pour être un humain en général. L’être humain venu de nulle part en particulier n’est pas encore né. Deux idées doivent être distinguées ici. Il y a tout d’abord le fait le plus général que l’acquisition de l’humanité propre est une élévation à une condition qui ne peut croître de l’organisme propre : on nous introduit dans le symbolique, et cette introduction implique une appartenance au symbolique, qui excède et englobe la présence sensible au monde, qui prend la forme d’un être-comme-identité ; en second lieu, le symbolique est toujours situé concrètement, ce qui implique qu’il faut passer par les méandres d’une humanité particulière pour être un humain en général. Nul besoin, ici, d’expliciter l’étayage de cette identité située : cela veut dire être un homme, ou une femme, être jeune en attendant de ne l’être plus, avoir tendance à être pêcheur si on naît à Terre-Neuve et agriculteur dans les Prairies, et ainsi de suite[8].

Appréhender le suicide comme meurtre d’une identité vise d’abord à souligner qu’il concerne au premier chef le fait d’exister par insertion dans le symbolique en tant que tel. En ce sens, il peut aussi bien témoigner d’une parfaite, trop parfaite, adhésion au symbolique (les suicides d’honneur, par exemple), comme il peut signaler une défaillance du symbolique. Au total, il s’ensuit que le suicide ne se réduit pas à un retrait de la vie, puisque ce n’est pas l’être-en-vie qui caractérise l’être humain. Mais comme le but du symbolique n’est pas de ne pas être, on ne peut se satisfaire de l’admission unilatérale que le suicide réalise simplement une virtualité du symbolique. En effet, si effectivement des hauteurs aristocratiques du symbolique, la simple vie peut bien apparaître comme le lot de l’esclave, le suicide peut aussi témoigner, en principe, d’une défaillance dans la transmission du symbolique dans la mesure où celui-ci demeurera toujours un projet qui doit faire sens, sens qui doit être accepté et transmis intentionnellement. Certains suicides, en d’autres termes – et c’est le cas du suicide des jeunes, croyons-nous – signalent une défaillance du symbolique, ou en tout cas, un problème lié à son appartenance.

En nous attachant au suicide contemporain[9], il est possible, d’un point de vue formel, d’identifier deux modes de remise en question de l’appartenance au symbolique. Le suicide des jeunes, dont la signification la plus générale correspond au « refus » d’assumer la transmission du symbolique (devenir adulte dans une société), est un défi radical posé à l’ordre symbolique en tant que tel. Il témoigne du vacillement des bases mêmes de la socialité dans les sociétés occidentales contemporaines. Le suicide des hommes, jeunes et moins jeunes mais tout de même dans la force de l’âge, témoigne de la remise en question des identités porteuses d’un type de société au moment où elle est radicalement transformée. Il s’agit ici des identités situées, plus contingentes, atteignant la forme du symbolique, hic et nunc. Pour conclure cette partie, je voudrais lier cette approche à d’autres perspectives théoriques avec lesquelles elle présente des analogies.

Le suicide comme meurtre d’une identité colle sans doute spécifiquement à ce qu’on pourrait appeler, après David Daube (1972), la sémantique moderne du suicide. Ce linguiste a montré, dans un article remarquable retraçant la formation du concept moderne de suicide, que celui-ci apparaît d’abord à travers l’idée du meurtre de soi (qui est aussi le devenir subjectif du suicide). Alors que les langues anciennes (latin, grec, chinois, hébreu, etc.) saisissent le « suicide » comme acte par lequel on quitte la vie ou accepte la mort et en forment le concept à partir de la notion de mort (mors voluntaris, par exemple), toutes les langues européennes modernes feront de la personne morte par suicide un meurtrier de lui-même et identifieront l’acte à partir de la notion de tuer (homicide de soi-même, self murderer, etc.). L’apparition du concept de suicide, qui efface linguistiquement la référence au meurtre de soi tout en conser-vant la gravité de l’acte, y ajoute une dimension importante : il faut comprendre, à tout le moins dans certains cas. On y parviendra par analogie avec les homicides dont certains (meurtre passionnel, par exemple) sont « compréhensibles ». J’ajoute que ce sont ces deux éléments de la sémantique moderne (dramatisation subjective de la mort volontaire ; atténuation du caractère criminel par l’introduction du concept de suicide et l’obligation de comprendre qui en résulte) qui ouvrent la porte, à proprement parler, à une sociologie du suicide.

La démarche psychanalytique doit être rapprochée de celle présentée ici. Je fais référence en fait, d’une manière loin d’être exhaustive, aux réflexions de Karl Menninger (Man Against Himself, 1966), de Sigmund Freud (Deuil et mélancolie, 1973) et de Pierre Legendre (Le sujet du suicide, 1990). Menninger identifie trois passions distinctement à l’oeuvre dans le suicide : tuer, être tué ou puni, et mourir. Dans l’acte suicidaire, selon lui, se conjuguent des passions dont la plus puissante n’est pas, d’une manière significative, le désir de mourir, mais celui de tuer ou d’être tué (puni). Dans Deuil et mélancolie, Freud interprète le suicide comme un meurtre inversé. Ainsi du cas d’une personne victime d’une rupture amoureuse qui adopterait, comme son propre point de vue, celui de la personne qui l’a quittée. Le suicide revient en quelque sorte à accomplir ce que souhaite l’autre en vous quittant : que l’on cesse d’exister pour elle ou lui. Cette interprétation colle à une gamme de suicides où la personne qui se tue s’identifie complètement à une autre, dont elle adopte le point de vue à son propre sujet. Menninger relate un cas semblable : celui d’un jeune homme, poète par vocation, devenu avocat sous la pression paternelle. Le jour où il est reçu au Barreau, il se tue, tuant ainsi son père par personne interposée. Legendre insiste quant à lui sur le fait que le suicidé tue quelqu’un et interprète ce meurtre symbolique comme un parricide. Ces idées rejoignent à leur manière l’idée du meurtre d’une identité, même si elles me paraissent éclairer des cas spécifiques d’identification à une autre personne.

Cette perspective est finalement proche, quoique d’une manière différente, des travaux de Michael Chandler et de ses collègues (2003). Dans un ouvrage qui a fait époque, ce psychologue piagétien a montré, s’agissant du suicide autochtone, que la notion d’identité, saisie comme continuité de soi (personal persistence), était aussi centrale pour comprendre les cas individuels de suicide chez les Autochtones que la dimension collective du phénomène. Les jeunes ayant commis des tentatives très sérieuses de suicide se caractérisaient par une très faible capacité de se projeter dans l’avenir (et non par une quelconque maladie mentale). D’une manière analogue, les communautés autochtones à peu près exemptes de suicide sont celles qui agissent sur elles-mêmes, c’est-à-dire s’objectivent comme communauté persistant dans le temps par leur action sur elles-mêmes. Cette perspective, outre qu’elle permet de rendre compte du phénomène du suicide dans ses dimensions individuelle et collective, illustre la centralité de l’identité dans la question du suicide. Soulignons que les conceptions sociologique, psychologique, psychanalytique et sémantique du suicide présentées ici s’opposent diamétralement à celle de la suicidologie dont le postulat premier est la négation du sens du suicide. Soulignons également la centralité de la notion d’identité pour la sociologie, la psychologie et la psychanalyse.

Illustration de l’appréhension théorique à partir des résultats du terrain

Insistons sur le caractère préliminaire des résultats de recherche présentés ici dans le but principal d’illustrer l’approche explicitée ci-dessus. Le travail de terrain n’est pas encore complété et aucun des cas investigués n’est encore suffisamment documenté pour faire l’objet d’une analyse en profondeur. Des types de suicide ressortent pourtant déjà des entrevues réalisées à ce jour. Ces résultats représentent l’ébauche d’une typologie phénoménologique du suicide. Sur la base de celle-ci, il serait possible de parvenir à une insertion plus générale du suicide dans des conditions sociales auxquelles il appartient, au même titre que d’autres phénomènes où il devient alors le symptôme de quelque chose qui n’est plus le suicide en tant que tel. Mais cet approfondissement de l’analyse en direction de la causalité n’est pas encore fait. On y fera allusion en conclusion de cette partie.

Deux types principaux de suicide ressortent : l’un très marqué par le genre et qui est le fait des hommes dans la vingtaine. Je caractérise ce type d’une manière indicative et provisoire comme le meurtre d’une identité masculine pathologique. L’autre type qui ressort des entrevues est le fait de jeunes plus proches de l’adolescence, mais il est en même temps moins marqué par le genre. Je le caractérise comme le trou noir de l’adolescence et la haine de soi qui en résulte potentiellement.

Une identité masculine pathologique

Je vise en fait à caractériser la situation de ces hommes, dans la vingtaine, qui construisent leur identité de genre d’une manière qu’ils savent être sans avenir. Cinq cas du corpus appartiennent clairement à ce type. Plusieurs éléments peuvent être distingués ici. D’abord, leur identité paraît se résumer à une identité de genre. Apparaît comme étant pathologique l’absence (qui ne saurait être absolue, bien sûr) de dimension abstraite ou neutre de l’identité individuelle. En pratique, ces hommes ne noueront pas indifféremment des liens d’amitié avec des hommes ou des femmes. Et en amour, ils sont particulièrement jaloux, extrêmement possessifs. En second lieu, ces jeunes construisent leur identité de genre d’une manière ostentatoire, comme si la mise en scène redoublée d’archétypes masculins allait compenser un manque que cette mise en scène dévoile pourtant. En un sens, il y a quelque chose d’enfantin dans ce redoublement ostentatoire de la masculinité, tels ces petits garçons forcés de s’éloigner des rapports de proximité avec leur mère au moment de la phase oedipienne, qui développent ce que Parsons a appelé the tenderness taboo en guise de mesure de protection. Ces jeunes hommes se livrent à des activités typiquement masculines pour montrer qu’ils sont des hommes. Les signes de cette masculinité ostentatoire comptent moins en eux-mêmes (sport, chasse, alcool, body building) que leur usage en tant que simulacre. C’est la distance qui compte ici, la mise en scène, l’ostentation, et non le fait brut de participer aux groupes de sociabilité masculine. Finalement et par-dessus tout, la poursuite d’une telle identité apparaît comme « consciemment » pathologique, poursuivie qu’elle est en toute conscience d’être un chemin sans issue. Cela porte à penser que ces jeunes se construisent en réaction à une norme en devenir, pour des raisons qui ne sont pas encore claires. Or, on ne peut se construire ainsi (avec ostentation, en réaction) sans être conscients du fait qu’on se conduit ainsi. Quand un incident – quelconque à la rigueur mais de manière significative, une rupture amoureuse – viendra confirmer ce que l’on sait déjà (il n’y a pas d’avenir à cette identité), plusieurs jeunes s’enlèveront la vie.

Voici l’histoire d’un jeune garçon fragile qui a choisi comme métier le travail le plus difficile qui soit, travail on ne peut plus abitibien, soit foreur dans une mine de cuivre. Ce choix correspond à sa résolution, infantile et irréaliste, de devenir l’homme de la maison en l’absence d’un père réel, celui-ci étant mort lorsque Simon (appelons-le ainsi) avait dix ans. Simon revenait tous les soirs à la maison, épuisé bien sûr, mais surtout déçu de lui. Cette volonté enfantine ou immature de « montrer » qu’on est un homme se reflétait aussi dans ses activités de loisir : Simon accumulait les signes d’une masculinité ostentatoire, du body building au taekwondo en passant par la conduite d’un pick-up. L’alcool ne faisait cependant pas partie de ces signes. Au contraire, ne fumant ni ne buvant, il se faisait un honneur de reconduire à la maison (un à un) les amis de sa mère (qui, eux, ne se privaient pas de boire) ou ses propres amis. Cela traduit, il me semble, une sorte de désir d’être « parfait ». Avec les femmes, il était, en idéalisant la situation de ses propres parents, comme il imaginait que son père avait été. Ses parents s’étaient mariés très jeunes et ils étaient toujours demeurés ensemble (ce qui est loin d’être toute la vérité : ses parents envisageaient de se séparer peu avant que le père de Simon ne décède) et il ne se voyait pas d’autre avenir que celui-là. Son seul projet de vie était de se marier et de nouer, avec sa femme, une relation qui appartient en fait à la génération de ses parents. Extrêmement jaloux, il ne supporte pas de voir sa blonde parler avec d’autres garçons, pas plus qu’il ne s’autoriserait à avoir des filles comme amies. Ayant réussi à attraper une blonde dans ce projet, pourrait-on dire, il tenait à elle d’une manière possessive, s’y accrochant comme à une bouée. Il faut dire qu’elle avait ses propres raisons pour entrer dans son filet : échapper à l’emprise de parents Témoins de Jéhovah. Une fois entrée au cégep, elle fit la connaissance de « vrais hommes », et il n’en fallut pas plus pour quitter Simon, qui s’en trouva inconsolable : comme si un enfant vivait une peine d’amour.

L’identité masculine de Simon me paraît construite d’une manière patho-logique et cette conduite pathologique me semble au coeur de son suicide. La poursuite d’une telle construction identitaire implique d’abord la conscience de soi dans un parcours qui fait l’objet d’une construction effective. Elle renvoie aussi à la conscience de l’anormalité ou de la déviance de ce parcours suivi « en toute conscience ». Ces deux éléments doivent être distingués : conscience de soi dans la construction de soi, conscience du caractère déviant de cette construction de soi. Ils fondent la qualification de cette conduite comme étant pathologique, contre l’air du temps. Il ne s’ensuit pas que l’origine de cette pathologie soit sue par le sujet ; pas plus qu’elle n’équivaut à un projet, en quelque sorte rationnel, d’exprimer une pathologie pour prouver quelque chose à la société. Précisons le sens de cette désignation.

Trop d’éléments disparates d’une même identité masculine ostentatoire sont noués pour qu’ils n’aient pas fait l’objet d’une « construction », justement. En l’occurrence : le projet affirmé d’être « l’homme de la maison », le choix d’un métier archétypique, la poursuite d’activités sportives pour construire le corps masculin, ainsi qu’un rapport déterminé avec « les » (une, en fait) femmes, rapport qui vise à se terminer une fois pour toutes au plus tôt (marier sa première blonde). L’amalgame d’éléments disparates, contingents, en un parcours identitaire unifié signale la conscience de celui qui par là advient. Leur unité compose en second lieu un modèle de masculinité qui acquiert une signification propre de s’opposer à un autre modèle masculin en devenir, un modèle plus neutre, moins marqué par le genre seulement. Par rapport à une norme ambiante reconnaissable, ce parcours apparaît clairement comme une réaction. Pour être comme Simon, il faut vouloir ne pas être comme les autres garçons qui établissent aujourd’hui la normalité de demain. Simon ne se construit pas pour autant en réaction idéologique à un modèle de masculinité, pas plus qu’il ne réagit d’une manière qui serait conservatrice. Il ne s’agit pas, par exemple, d’un garçon élevé d’une manière traditionnelle et qui se « casserait la gueule » dans un monde qui n’est pas fait pour lui.

Or, ce sont ces deux éléments, conscience de soi, conscience du caractère déviant de cette manière d’être soi, qui fondent la qualification de conduite pathologique. L’insistance sur la conscience de la pathologie ne doit pas être mésinterprétée. Nous n’avons pas affaire à quelqu’un qui formerait rationnellement le projet d’une démonstration de l’absence d’avenir d’une telle identité. Il y a bien enfermement dans un parcours pathologique. Cependant, sa déviance est sue comme telle. Autrement, il lui serait difficile de comporter et de montrer une telle unité significative.

Cette conduite pathologique me paraît prendre racine dans une idéalisation imaginaire du père et du rôle masculin. Or, cette idéalisation se produit en l’occurrence par rapport à un modèle de père qui fait défaut à son rôle. Cette défaillance renvoie dans le cas qui nous occupe à une absence réelle du père (voir plus loin pour des remarques plus générales à ce sujet). Le père de Simon est mort alors que celui-ci n’avait que dix ans. Élevé par sa mère et par sa soeur, la résolution imaginaire de Simon d’être l’homme de la maison paraît déterminée par la volonté de combler un « vide ». D’autre part, il semble bien que l’homme de la maison qu’était le père de Simon ait été tout le contraire d’un modèle sur lequel Simon aurait pu s’enligner. Dominé par sa femme, en tout cas relativement à l’éducation de son fils (le père disait au fils : « Je vais mettre ta mère après toi si tu n’arrêtes pas »), ayant fait faillite (il était routier et a perdu son camion), « alcoolique » (au dire de sa femme), et finalement au bord du divorce avant qu’il ne décède, le père de Simon était l’envers du modèle que Simon paraît déterminé à vouloir suivre.

L’analyse des conditions originaires de cette pathologie est suggérée ici avec réserve. Je ne prétends pas encore expliquer cette conduite pathologique dont je visais simplement à établir la nature. Dès lors, sa compréhension fait signe en direction d’une causalité qui ne concerne plus le suicide[10]. Une des questions qui restent obscures est l’obligation qui paraît être celle de Simon de compenser pour un père défaillant. Pourquoi ne s’en fout-il tout simplement pas? Cette obligation donne peut-être la clé, par contre, de l’orientation pathologique de la conduite.

Le trou noir de l’adolescence et la haine de soi

Je m’attacherai maintenant à un autre type de suicide qui est moins marqué par le genre, et qui est aussi plus typiquement adolescent. Il correspond à ce que je désigne pour le moment comme le trou noir de l’adolescence. Cette illustration a trait au cas de ces enfants, et je crois bien qu’il faille parler d’enfants en raison de leur immaturité profonde, qui sont perdus, engloutis dans l’imaginaire adolescent. À l’évidence, ces cas sont liés à un déficit radical de socialisation. Je m’intéresse pour le moment à la manière dont ces adolescents se construisent.

Les années adolescentes sont des années d’immaturité sur laquelle toute personne devra revenir pour être adulte. La vie y est rêvée, davantage fantasmée que construite d’une manière réaliste. On me permettra de l’illustrer d’un exemple personnel. Mon fils, qui a « pris une sabbatique » après avoir complété son cégep il y a quatre ans, était certes assez grand pour parcourir l’Amérique latine à bicyclette, mais pas assez pour savoir qu’on ne descend pas les Andes couché sur son vélo alourdi de quatre sacoches, sans freiner, atteignant des pointes de 85 kilomètres à l’heure. Il a frôlé la mort en prenant le champ, mais s’en est sorti indemne. Il a ainsi roulé pendant six mois, la tête dans les nuages et les pieds à peine sur terre, rêvant de maints châteaux en Espagne américaine dont aucun ne s’est réalisé, mais c’est sans importance. Il étudie maintenant en Argentine, seul projet qu’il n’ait jamais envisagé à l’époque : entre-temps, il est devenu un homme. Mais les rêves adolescents peuvent aussi virer au cauchemar. C’est effectivement ce qui arrive à maints adolescents qui n’atteignent jamais l’âge adulte, enfermés qu’ils sont dans une adolescence sans fin, sans terminaison. Ici, se combinent un manque flagrant de préparation personnelle à l’entrée dans l’âge adulte et l’insatisfaction profonde, l’anomie potentielle de l’adolescence. Les caractéristiques de plusieurs cas de suicide étudiés sont très semblables. Il s’agit d’enfants qui ne réussissent pas à l’école. Ils vont redoubler une ou plusieurs années scolaires, parvenant au secondaire en raison de la générosité du système qui les fait passer en fermant les yeux sur leur impréparation, tout en les orientant dans des voies de garage. Ils commencent à prendre de la drogue et de l’alcool très jeunes, à l’âge de 11, 12 ou 13 ans. Ce sont des jeunes qui portent les stigmates de la vie adulte (grossesses précoces, ils partent vivre en appartement encore adolescents, etc.) sans jamais le devenir vraiment. Toute entrée symbolique dans le monde adulte (par le travail, l’atteinte de la maturité, par la vie familiale, etc.) est refusée et ils semblent se consacrer systématiquement à ne pas devenir adultes. Tous les comportements rassemblés en un mode de vie unifié ressemblent à un bras d’honneur fait à « la société ».

Personne ne peut se consacrer à un tel projet négatif (ne pas devenir adulte), personne ne peut persister dans l’impréparation à la vie adulte sans devenir tout à fait conscient que ce parcours n’est pas normal. La notion de normalité étant sujette à caution, il faut immédiatement la préciser. La déviance du comportement que j’essaie de décrire n’apparaît pas selon une norme positive, reconnue, en vertu de laquelle ce comportement serait jugé, moralement en quelque sorte, comme déviant de la norme. Autant quelqu’un comme Simon poursuit une chimère de norme, autant le comportement de ces jeunes témoigne d’une fuite de l’entrée dans le monde adulte. Leur attitude ne comporte pas une unité, et donc une signification, et toute leur vie ne fait sens à leurs yeux (et aux nôtres) que négativement, par le refus qu’il exprime, par la réaction qu’il met en scène. Or, d’une manière typique, ces adolescents développent une image sombre d’eux-mêmes, se voient comme de mauvaises personnes, image qu’ils vont parfois jusqu’à esthétiser, dans leur parure ou à travers l’identification à un style de musique. Plus exactement, ce parcours erratique les voit osciller constamment d’une manière immature entre la haine de soi et la haine des autres. Ce voyage dans le trou noir de l’adolescence prendra fin lorsque, d’une manière dramatique, un événement, peu importe lequel, viendra « confirmer » l’image de soi que cet adolescent aura construite[11].

C’est ce qui est arrivé à ce jeune garçon que je baptise Éric, qui s’est tué avec une carabine tout juste avant son vingtième anniversaire : il n’atteindrait pas cet âge-là. Raté à l’école, vivant de l’aide sociale, dépendant de la drogue, il a traversé le Canada en auto-stop, de Montréal à Vancouver, dans une sorte de voyage de noces surréaliste avec une blonde connue deux semaines avant leur départ ! Ces deux enfants en voyage se sont constamment bagarrés. Finalement, le voyage de noces a viré au cauchemar : nos amoureux se sont séparés et Éric s’est bagarré, pour de vrai cette fois, avec un jeune rencontré dans un parc de Vancouver. La bagarre est sérieuse : elle laisse son adversaire étendu au sol. C’est en tout cas ce que raconte Éric, seul témoin de ce qui lui est arrivé. Éric revient en Abitibi convaincu d’avoir tué quelqu’un à Vancouver et hanté pour ainsi dire par ce fantôme, par son propre côté obscur. Peu de temps après et tout juste avant d’avoir 20 ans, il se suicidera. Les policiers chargés de l’enquête sur sa mort ont tenté de savoir s’il y avait un cas de mortalité inexpliquée à Vancouver. Or, personne n’y est décédé de mort violente pendant les quelques jours du séjour d’Éric. Quoi qu’il en soit de la vérité de l’affaire, je veux dire qu’Éric ait vraiment tué quelqu’un ou qu’il l’ait simplement cru, cela ne change rien : cette histoire confirme qu’il vivait vraiment dans un monde cauchemardesque, et est venue confirmer l’image qu’il se faisait de lui-même.

La manière dont j’ai appris cette histoire vaut d’être racontée. La jeune fille qui me l’a narrée était sa meilleure amie (elle avait 17 ans au moment de son suicide). Ils étaient simplement amis, insiste-t-elle. Voulant en savoir davantage à propos de leurs habitudes de drogue, je lui ai demandé ce que c’était pour elle prendre de la drogue. Elle me dit : « Pour moi, c’était un choix de vie ; j’aimais cette vie renversée. » Ce qui m’a frappé dans son affirmation c’était que cette vie renversée était, pour elle, un choix. Effectivement, Nancy était excellente à l’école, en fait, toujours dans les premières, et elle avait de bons parents, un environnement sur lequel elle pouvait éventuellement se rabattre. Elle faisait du tourisme dans le trou noir de l’adolescence, comme parfois les riches visitent les pauvres, pour voir comment c’est, tout à fait consciente de la possibilité de quitter ce trou noir. Elle s’est consacrée à être une enfant reportant le devenir adulte en sachant bien qu’un jour cela allait prendre fin : elle était préparée pour cela. J’insiste sur le fait que le problème ici n’est pas la drogue, l’alcool, ou quoi que ce soit du genre. Le problème est de se perdre dans l’idéalisation noire de son identité. L’imaginaire adolescent peut tout aussi bien peindre le monde en couleurs pastel et faire le projet de le changer de fond en comble en un été, ou encore se le représenter tout en noir, nourrissant le dessein de le détruire totalement et s’y considérant de toute façon comme une victime absolue. Ce type de suicide est lié à l’insatisfaction imaginaire propre à l’adolescence. L’idéalisation morbide de son identité me paraît profondément anomique en ce qu’elle se montre insatiable en raison de l’ampleur du problème qu’elle se donne à résoudre. Je fais l’hypothèse que cette anomie potentielle se trouve amplifiée par la disparition du rituel par lequel, il n’y a pas si longtemps, on acceptait d’enterrer sa jeunesse. Je note que ce mode de vie est reconnaissable chez une frange non négligeable de la jeunesse, sans le côté morbide du cas que je décris. Ainsi des jeunes qui font pour ainsi dire la grève contre la société, au seuil du monde adulte, assis par terre, sur leur sleeping bag avec leur chien noir, levant à peine la tête pour quêter, attendant des passants qu’ils financent leurs fonds de grève. La similitude entre ces comportements, tout comme l’écart important qui les distingue, offre matière à réflexion. Dans le même ordre d’idées, ce comportement observé en matière de suicide me semble pouvoir être rapproché des cas de violence extrême contre « la société » mise en scène par des jeunes dans ces lieux emblématiques par excellence de la société que sont les institutions d’enseignement. Il y a là sans doute matière à éclaircissement.

Il est trop tôt pour se livrer à des généralisations sur la causalité des conduites pathologiques qui aboutissent au suicide. Aucun cas n’est suffisamment documenté pour pouvoir remonter aux origines du développement d’une conduite pathologique jusqu’à sa terminaison à la faveur du type de confirmation évoqué plus haut. Nous avons tenté d’éclairer des parcours, de les décrire, de comprendre comment cette lecture de vie peut mener au choix radical que l’on sait, et de les lier à ce que les autres dimensions de la recherche sur le suicide révèlent. Il est toutefois possible d’indiquer des perspectives d’élargissement de la recherche, avant de faire quelques remarques sur l’approche présentée en tant que telle.

L’entrée dans le monde adulte comme problème personnel

La majorité des cas de suicide de jeunes qui ont fait l’objet de cette enquête (des jeunes qui ont quand même, ne l’oublions pas, de 18 à 30 ans : ce ne sont plus des enfants) témoignent d’un déficit radical de socialisation. Ce déficit a trait à l’entrée dans la vie adulte. Tout se passe comme si toute une société, et non pas seulement les parents, avait abandonné ce problème. Ce déficit implique bien entendu la défaillance du rôle parental. Mais, sans vouloir excuser des parents qui, d’un commun accord, trouvent normal de laisser partir leur fille de la maison à 13 ans et demi pour aller habiter avec un garçon de 18 ans « afin qu’elle vive ses expériences », ou cette mère qui abandonne son fils de 16 ans dans un parking de maisons-roulottes, qui ne ressemblera jamais à une quelconque communauté, pour aller vivre avec son chum (se soustrayant à la tâche d’émanciper un enfant quand il en sera capable), il faut souligner que cet abandon signale la disparition d’une claire orientation finale de l’éducation culminant avec l’entrée dans la vie adulte et ce manque d’orientation n’est pas une invention de parents d’enfants. La remise en question enthousiaste de l’entrée dans le monde adulte qu’a initiée la génération lyrique (l’expression vient de François Ricard, 1992) se traduit aujourd’hui en un report non voulu qui équivaut à la non-accession à l’âge adulte.

À cet égard, une des différences entre les jeunes garçons et les jeunes filles tient peut-être tout simplement à ceci que les jeunes filles, si elles tentent jamais de se projeter dans l’avenir, se voient plus naturellement aller à l’école, obtenir un diplôme et trouver un emploi. C’est que, pour elles, travailler signifie aller à l’école simplement parce que leurs mères, quand elles ont commencé à travailler, l’ont fait au moment où le marché de l’emploi devenait un marché de l’emploi diplômé. Aucune ne s’imagine commencer pompiste pour finir mécanicienne. C’est un peu comme si l’entrée dans la vie adulte était devenue une carrière personnelle. Or, l’entrée individuelle-professionnelle dans la vie adulte ne saurait tenir lieu de substitut durable au mode d’hier, à savoir le mariage et la fondation d’une famille. Ce type de suicide jeune me paraît se nourrir à l’absence de préparation personnelle à la vie adulte et à l’anomie qu’engendre potentiellement la disparition du terminus de la jeunesse qu’accomplit l’effondrement de l’institution familiale. En d’autres termes, un des types de suicide observés me paraît entrer dans la catégorie de suicide anomique identifiée par Durkheim. Nonobstant l’impossibilité de revenir en arrière dont chacun convient, il faut prendre acte de ce que le mariage et la fondation d’une famille ont signifié l’acceptation de la transmission du symbolique, ont signifié d’accepter, dans son identité, que ça allait être mon tour, à un moment donné, de prendre le monde sur mes épaules. En cela réside, à mon avis, le rôle profondément anti-anomique joué par ce que Durkheim appelait la « société domestique ». Inversement, l’effondrement de l’institution par laquelle se réalisait le passage à l’âge adulte ouvre les portes toutes grandes à l’anomie. Cette disposition anthropologique paraît désormais faire défaut et la compréhension d’un phénomène comme le suicide contemporain est un pas dans la direction de la conscience de cette nécessité de pallier le problème. Ce déficit de socialisation concerne l’objectif ultime de celle-ci : l’entrée en adultie. Ceux que la prévention obsède feraient mieux de réfléchir à ce qui pourrait faire l’objet de la prévention, en cette affaire.

Le choc des socialisations

Un des terreaux où croît la problématique suicidaire n’a rien à voir avec le déficit de socialisation que je viens d’évoquer. En un sens, un acharnement éducatif unilatéral y est à l’oeuvre. Je note ces circonstances sous toute réserve, en raison du petit nombre de cas où elles sont apparues. Dans quatre cas du corpus (un cinquième incertain, d’autres pouvant éventuellement s’ajouter), la causalité où croît une problématique suicidaire ressortit d’un choc des socialisations, lui-même lié à la persistance tardive et excentrique de la famille canadienne-française. Rappelons que les jeunes qui ont fait l’objet de cette enquête sont nés pour la plupart dans les années 1975-1985. Or, dans plusieurs cas, les pères surtout, mais aussi parfois les mères, proviennent de familles exceptionnellement nombreuses pour des personnes nées entre 1955 et 1965. Citons quelques chiffres : les pères de ces cinq cas proviennent de familles comprenant 8, 9, 8, 15 et 16 enfants. Les mères proviennent de familles composées respectivement de 5, 7, 3, 13 et 8 enfants. Il est très difficile de généraliser à partir de données si peu représentatives, cependant des problèmes relatifs à la socialisation qui y sont liés ressortent clairement. Pour ces pères, issus de familles nombreuses, élever un enfant signifie l’intégrer à l’économie domestique. S’il n’en tenait qu’à eux, leur fils prendrait la tronçonneuse à 14 ans et les suivrait dans le bois. Or, pour des enfants nés dans les années quatre-vingt, ce chemin n’est plus praticable. Bien que la conclusion qui suit ne découle d’aucune nécessité logique, il se trouve que dans tous les cas évoqués, l’éducation du fils a été happée par la mère, le père se trouvant exclu de l’éducation de son fils, avec le plus grand mépris du reste. Le père représente un monde qui disparaît, un monde méprisé, auquel le fils ne peut s’identifier. Je souligne que dans tous ces cas, l’exclusion du père se fait sans que le couple ne se sépare. Il n’y a pas ici de père manquant. Le père est présent, mais nié. Or, ce qui m’apparaît significatif (sous toute réserve), c’est que s’opposent ici deux types de socialisation qui renvoient à deux moments historiques de la société québécoise qui vivent une impossible cohabitation dans le même espace domestique : celui qui appartient à l’ère historique de la famille canadienne-française, qui supposait pour les enfants du peuple une intégration précoce dans l’économie familiale et celui qui appartient au monde contemporain de la famille où la socialisation qui passe par l’école, complexe dans lequel les parents font figure d’éducateurs. Dans le cas qui nous occupe, la mère joue, par défaut, le rôle dominant, car elle représente la socialisation contemporaine. Naître fille dans une telle famille ne pose sans doute aucun problème, mais naître garçon, assurément : votre destination comme homme est représentée par quelqu’un qui est nié. C’est peut-être, mais cela reste à préciser, à cette absence du père (mieux : à sa présence niée) que se nourrit l’espèce d’idéalisation imaginaire du genre masculin à l’oeuvre dans un des types que j’ai présentés.

L’intérêt d’une pareille généralisation tient aussi à son équivalence au destin collectif qui se joue, sans doute davantage en région, pour de nombreux jeunes qui sont tombés de naissance et par hasard dans la case masculine de la catégorie-genre. Il se trouve simplement que le monde des pères, ouvriers moins par choix que par obligation de pourvoir, au service de la Noranda, de la CIP ou de l’Alcan, moins comme carrière que as a matter of fact, manque à ses promesses, pour ainsi dire. Et voici que les fils tiennent à la promesse du père, y tiennent d’une manière qui ressemble à s’accrocher à un monde sérieusement ébranlé. On peut interpréter ainsi les études tentant de mesurer la fidélité à la région chez les jeunes : elles nous révèlent que ce sont les garçons qui y tiennent, et non les filles. Celles-ci quittent sans remords un monde qui ne semble pas fait pour elles ; ceux-là s’y accrochent désespérément. Tenir à un monde apparemment perdu, est-ce folie ou persévérance ?

Même si les deux types que j’ai identifiés n’épuisent pas le matériel des entrevues, loin s’en faut, il faut insister sur le fait que le contraste marqué entre les deux renforce leur spécificité respective. L’un des types est clairement marqué par le genre, l’autre pas. Le premier est le fait de jeunes hommes qui ne sont plus dans l’adolescence ; le second de garçons et filles qui s’y enferment. Ces deux types renvoient à des tendances collectives que la statistique descriptive permet de distinguer : à savoir une forme de suicide existentiel qui touche les jeunes en général ; et une autre forme témoignant des problèmes liés à la transformation de la société industrielle qui touche les hommes principalement eu égard au fait qu’ils ont moulé leur identité au creuset de cette société.

Par ailleurs, ces deux types de suicide manifestent une même conscience de soi dans l’acte suicidaire, confirmant du même coup en partie l’approche présentée ici. La causalité profonde de ces conduites pathologiques n’a pas été analysée. Il ressort clairement, cependant, qu’elles sont exprimées comme telles et que c’est d’abord et avant tout cela que le suicide révèle. Cette « conscience de soi » dans la poursuite d’une identité masculine pathologique ou dans la haine de soi qui résulte de l’anomie adolescente quand le terminus de la jeunesse a disparu rend possible de comprendre le rôle joué par ce à quoi on fait référence sous le vocable de « facteur précipitant ». À un moment donné, un incident, quel qu’il soit – une rupture amoureuse, la perte du permis de conduire, une mise à pied, une gaffe terrible, etc. – vient « confirmer » ce qu’on sait déjà. Il n’y a pas d’avenir à cette identité. Il faut y mettre fin. C’est parce qu’il « confirme » le caractère problématique de cette identité, son manque d’avenir, si l’on peut dire, que cet élément pourra jouer un rôle déclencheur. Ce rôle déclencheur ne peut être joué que du point de vue de la signification qu’il a pour la personne, c’est dire encore qu’il est interprété par elle, c’est dire finalement qu’il termine significativement un parcours suivi en conscience. Surtout, c’est en lien avec ce qu’a été la vie de cette personne avant l’événement précipitant qu’il joue un rôle, et non de l’extérieur. Bien que le contenu de cet élément déclencheur ne soit pas anodin, il n’est pas tellement en cause lui-même, condensant plutôt le caractère pathologique d’un parcours suivi comme tel.

L’objectivité du suicide telle qu’elle apparaît au fil des ans dans la statistique descriptive est liée au développement pathologique d’une identité : on tue en quelque sorte une identité « sans avenir ». Or, et c’est l’essentiel, cela oriente l’interprétation des cas individuels de suicide en direction des conditions de développement de tels parcours pathologiques. Ce qui, il faut y insister, ne concerne plus exclusivement le suicide en tant que tel.