Corps de l’article

Le Québec, la province la moins propice au suicide du Canada depuis sa fondation, est devenu au tournant des années 1970 celle où il s’en commet le plus. Ce n’est pas le seul revirement de la situation depuis la Révolution tranquille. En quelques années les taux de divorce ont bondi alors que la nuptialité, la fécondité et la pratique religieuse s’effondraient, dépassant partout ceux des autres provinces canadiennes. Tout cela alors que, comme ailleurs au Canada et à l’étranger, l’économie se transformait. Le Québec manufacturier et grand exportateur de ressources minières et forestières devenait rapidement un lieu d’économie tertiaire dont l’éducation constituait la porte d’entrée obligée. Que tous ces bouleversements entraînent une hausse des taux de suicide n’étonnera personne. Émile Durkheim a depuis longtemps montré les liens entre un changement social brusque et l’évolution des taux de suicide. Pourquoi alors s’intéresser encore à un objet dont on aurait tout dit ou que la sociologie serait incapable de comprendre dans ses dimensions plus personnelles et individuelles ? C’est qu’encore aujourd’hui l’étude du phénomène du suicide nous apprend beaucoup sur la société, sur notre société.

Dans cet article nous nous attarderons principalement aux conséquences des transformations économiques sur le taux de suicide. Nous regarderons plus spécifiquement un aspect qui affecte tant les institutions sociales qu’économiques : les rapports de genre. Réside là une des clefs de la compréhension du phénomène du suicide en même temps qu’un écueil majeur pour les modèles que la sociologie a développés pour l’expliquer. La majorité des pays occidentaux sont confrontés à une surmortalité masculine dont la persistance est demeurée pratiquement inexpliquée. Durkheim le premier ne sut trop comment aborder le sujet et même aujourd’hui dans certains documents de l’Organisation mondiale de la santé on parle de la plus grande résilience des femmes sans plus élaborer (OMS, 2003). Nous ferons un examen approfondi de ces différences de taux entre hommes et femmes en mettant au coeur de notre démarche des variables explicatives conçues dans une logique de rapport de sexe.

Pour comprendre la dynamique complexe des transformations socioéconomiques, institutionnelles et comment les rapports de genre y jouent un rôle impensé, nous poserons notre analyse dans une logique spatiale qui servira de révélateur. Ce n’est pas là une bien grande originalité. En effet, si les taux de suicide varient dans le temps, ils varient également dans l’espace. Ainsi, Durkheim fondait-il une partie de ses conclusions sur la relation entre le niveau d’intégration sociale et le suicide sur la croissance des taux de suicide dans les régions en urbanisation rapide, moins intégrées socialement que les campagnes. Halbwachs (2002), son successeur, associait encore plus fermement que lui urbanisation et suicide. Contrairement à Durkheim, il subordonne l’effet de la religion à l’enracinement différencié des protestants et des catholiques, les premiers se concentrant dans les villes, lieux générateurs de frustrations accrues par la simple densité de leur population. Halbwachs avance même : « Il est donc naturel que, dans une société où les contacts entre les hommes se multiplient, les occasions de suicide soient plus fréquentes. » « L’enfer c’est les autres » aurait-il pu écrire, et plus il y en a… Or aujourd’hui, au Québec comme ailleurs dans le monde occidental, le rapport ville/campagne qu’observaient Durkheim et Halbwachs est inversé. Alors que dans les années 1970, c’est à Montréal qu’on se tuait le plus, les taux de suicide sont plus élevés dans les régions périphériques que dans les régions urbaines depuis les années 1980. Mieux, plus la concentration de la population est élevée, moins le taux de suicide l’est, nous apprennent Baudelot et Establet (2006). Pour ces derniers, le niveau de richesse serait la principale source des différences régionales. Nous reprenons en partie cette hypothèse mais la chose est un peu plus compliquée que ce qu’ils laissent entendre.

Les régions du Québec fournissent un laboratoire idéal pour étudier les différences spatiales. Elles ne sont pas plus égales en matière de taux de suicide qu’elles ne le sont sur le plan socioéconomique. La place qu’occupent les hommes et les femmes dans l’édifice socioéconomique est elle aussi différente d’une région à l’autre. Sur aucune de ces dimensions, leur classement n’est aléatoire. Son étude permettra de mieux comprendre tant les aspects socioculturels qu’économiques du suicide sur le territoire. Mieux, les dynamiques spatiales et les mouvements migratoires des hommes et des femmes entre les régions permettent de développer des hypothèses sur l’ensemble du phénomène et sur la société québécoise. Notons enfin que nous n’avons pas la prétention d’expliquer le suicide per se, l’acte que chaque individu commet, mais de poser des hypothèses sur des différences de taux de suicide régionaux et entre les sexes, cela dans un même contexte culturel au sein d’une seule société contemporaine. C’est ce que la sociologie peut apporter de plus pertinent dans l’étude du phénomène en ce qu’elle éclaire les variations des causes des suicides individuels et leur morphologie particulière, une typologie des causes du suicide qui ne cessent de se transformer sans pourtant se rompre.

Nous procéderons à notre analyse en quatre temps. Premièrement, nous situerons le Québec en le comparant avec de nombreux pays d’un même niveau de développement. Nous voulons ici rétablir certains faits et en souligner d’autres souvent négligés. En effet, d’une part, le rapport de masculinité est rarement considéré dans les études chronologiques. Baudelot et Establet, par exemple en discutent abondamment sans le situer dans le temps sauf pour la Chine. D’autre part, une certaine presse a fait du Québec le lieu où l’on se suicide le plus au monde, ce qui est loin d’être vrai. Nous regarderons ensuite les transformations économiques qu’a connues le Québec. Nous considérerons particulièrement les relations entre l’évolution du taux de suicide et certains indicateurs économiques classiques, le PIB notamment et d’autres qui le sont moins comme le niveau de revenu disponible. Nous entreprenons cette démarche afin de souligner les limites d’une approche trop massive, insensible aux différences régionales. La troisième partie constitue une première tentative de dépasser ces limites. Nous y comparerons certaines caractéristiques économiques régionales et les taux de suicide régionaux. Cette analyse permettra de voir les liens entre les flux migratoires, le dynamisme technoéconomique et les taux de suicide. Nous y considérons les différences de genre mais l’analyse reste limitée à cet égard. Elle ouvre pourtant la voie à la quatrième et dernière partie de notre article. Nous terminerons avec une analyse régionale des taux de suicide en fonction de certaines caractéristiques socioéconomiques définies en fonction des rapports de sexe. Emploi, migration, éducation, famille, les thèmes abordés par la sociologie du suicide depuis les Durkheim et Halbwachs seront vus dans une perspective de rapport de genre.

Comparaisons internationales : taux de suicide et rapport de masculinité

Deux phénomènes singularisent la situation québécoise sans pour autant en faire une exception. Premièrement, nous observons de hauts taux de suicide depuis déjà près de 35 ans et la situation ne revient à la normale que fort lentement. En fait, on ignore ce que pourrait être une situation normale tant la différence des taux de suicide est grande entre les années 1930 ou 1950 et aujourd’hui. Deuxièmement, les jeunes ont été jusqu’à tout récemment les premières victimes de la hausse des taux de suicide, un phénomène qui a attiré l’attention des commentateurs et des gouvernements plus que la traditionnelle surmortalité des personnes âgées. Une situation que Baudelot et Establet (2006) remarquent ailleurs dans les pays riches à compter des années 1970, mais qui s’est résorbée dans la plupart des pays occidentaux au cours des années 1990. Au Québec, les taux de suicide chez les jeunes commencent à augmenter de manière significative dans les années 1960 mais ils explosent chez les hommes à compter de 1971-1975, dépassant largement tous les autres groupes d’âge. La situation reste la même pendant les années 1980 et 1990. Le phénomène n’a commencé à changer qu’avec les années 2000. Un rapport récent de l’Institut national de santé publique du Québec (Saint-Laurent et GagnÉ 2007) montre une baisse généralisée des taux de suicide québécois depuis le début de la décennie à l’exception notable des jeunes femmes qui, à Montréal notamment, augmentent. Nous y reviendrons.

Dans la deuxième moitié du XXe siècle la plupart des pays européens ont vu leurs taux de suicide augmenter. En fait entre 1950 et 2000, le taux de suicide aurait augmenté à l’échelle du monde selon les chiffres de l’OMS (2007a). À l’échelle mondiale, ce sont les pays de l’Est, principalement ceux issus de l’ancienne Union Soviétique, qui enregistrent, et de loin, les plus hauts taux de suicide. Même avant la chute du régime soviétique, ils ont été généralement élevés atteignant un sommet immédiatement après (OMS, 2003). En Europe de l’Ouest, les taux ont commencé à diminuer depuis la fin des années 1970. En utilisant les chiffres de 1999-2002, le Québec occupait chez les hommes la quatorzième place de tous les pays recensés par l’OMS (2007b). Lorsqu’on se limite aux années 1970-2000, les comparaisons internationales placent le Québec parmi un groupe restreint de pays riches qui ont vu leurs taux de suicide augmenter de manière continue (voir tableau 1, colonnes 3 et 4). Dans la plupart des autres pays, le Canada pris dans son ensemble notamment, les taux ont commencé à baisser plutôt dans les années 1990 voire 1980. En effet, seulement six des vingt et un pays auxquels nous nous comparons (nous utilisons ici les chiffres de Choinière, 2003), Québec compris, ont vu leurs taux s’accroître entre 1981-1983 et 1996-1998. La Grèce n’a connu qu’une faible augmentation et elle reste un des pays européens dont le taux est le plus bas (Zacharakiset al., 1998). L’Irlande et l’Espagne ont en commun avec le Québec une histoire marquée par la domination de l’Église catholique et ces deux pays ont été considérés longtemps comme plus traditionnels que modernes. Ce sont également des pays où la dynamique européenne a entraîné une profonde transformation économique. Quant à l’Australie et à la Nouvelle-Zélande, contrairement à l’Irlande et à l’Espagne, les deux pays sont à la fin d’un cycle haussier. Dans les années qui suivent 1996-1998, leurs taux décrurent rapidement. Il reste beaucoup à dire sur la situation mondiale et nous n’avons pas la prétention de l’éclairer beaucoup en affirmant que le suicide fait cortège aux profondes transformations politiques et socioéconomiques qui animent le monde.

Si le Québec est une exception dans la période allant de 1981-1983 et 1996-1998 parmi les pays occidentaux quant au caractère haussier du niveau de suicide, il est tout à fait dans la norme quant au rapport de masculinité du suicide. Le rapport entre le nombre de suicides masculins et le nombre de suicides féminins s’est accru presque partout. En fait, un seul pays, la Finlande, a vu son rapport de masculinité décroître et encore de très peu. La médiane des rapports de masculinité est passée de 2,70 à 3,59 malgré un contexte de baisse généralisée des taux de suicide, en Europe surtout. En fait, le taux de masculinité semble indifférent à la progression générale des taux de suicide. Que ces derniers montent, comme au Québec, ou qu’ils baissent le résultat est le même, la différence entre les hommes et les femmes s’est accrue. Si l’on étend notre période de référence jusqu’en 2000-2002 comme le font Saint-Laurent et GagnÉ (2007), le constat reste sensiblement le même. Malgré que 17 des 21 pays du pool enregistrent une baisse de leurs taux de suicide, la médiane du taux de masculinité reste très élevée à 3,50.

Pourquoi cet écart se creuse-t-il ? Les femmes sont-elles « biologiquement » plus résilientes, plus à même de résister au changement social que les hommes comme l’affirme l’OMS (2003) ? On connaît bien depuis Durkheim le phénomène de la surmortalité masculine. En fait, à l’exception de la Chine[1], c’est partout la même chose : les hommes se tuent davantage que les femmes. Les ratios sont toutefois nettement moins disproportionnés en Orient qu’en Occident. Ici, ils se situent entre trois pour un et quatre pour un alors qu’en Orient, en Inde notamment, ils atteignent rarement un rapport de deux pour un (Baudelot et Establet, 2006). Additionné à la Chine, c’est plus du tiers de l’humanité qui échappe à ce que Durkheim voyait comme une détermination biologique[2]. Fait tout aussi intéressant que nous apprennent les comparaisons internationales faites par Baudelot et Establet, le ratio de masculinité du suicide en Chine tend à s’inverser dans les nouvelles métropoles économiques alors qu’il reste nettement féminin dans les campagnes. Il semble que le passage à une société industrielle transforme les ratios de sexe au-delà des différences culturelles nationales.

Le bureau australien de la statistique (Australian Bureau of Statistics – ABS) dans une étude s’étendant de 1921 à 1998 montre tout aussi bien des variations importantes des taux de masculinité au fil des ans que celle des taux de suicide. Il passa de cinq pour un à seulement 1,7 pour 1 au milieu des années 1960 et remonta ensuite (ABS, 1998). Ce n’est pas le seul pays à avoir connu de telles fluctuations. Pendant les années 1970, nous avons calculé[3] que le rapport de masculinité des taux de suicide a été le plus bas du dernier demi-siècle en Nouvelle-Zélande, en Grande-Bretagne, aux Pays-Bas, en Italie, en Irlande, en France, au Danemark, en Belgique, aux États-Unis et au Canada. Il s’est même approché de la parité en Grande-Bretagne et aux Pays-Bas.

Même au Québec où le taux de masculinité s’accroît entre le début des années 1980 et la fin des années 1990, l’éclatement des taux provinciaux en fonction des groupes d’âge ne montre pas une situation uniforme. Dans la figure 1 nous avons illustré l’évolution des rapports de masculinité de 1986 à 2004, utilisant différents procédés de lissage de courbes pour faire ressortir les tendances au-delà des variations annuelles causées par de trop petits nombres. Nous avons limité notre analyse aux trois groupes d’âge les plus jeunes, les 15-19 ans, les 20-24 ans et les 25-29 ans. La courbe représentant la situation du Québec est relativement stable. Mais on voit dans chacun des trois groupes d’âge les plus jeunes des variations importantes qui se succèdent en vagues. Le pic de la distribution des 15-19 ans arrive en 1989-1990 alors que celui des 20-24 ans est plutôt en 1991-1992 et celui des 25-29 ans se situe en 1994-1995. Ce décalage de deux ou trois ans entre les groupes d’âge nous laisse croire qu’il s’agit d’un phénomène touchant une même génération qui conserve des rapports de masculinité très élevés. Le synchronisme en décalé ne se poursuit pas pour toute la période cependant et au tournant du siècle les taux augmentent simultanément pour les trois groupes d’âge révélant que l’effet de génération n’est pas le seul phénomène à l’oeuvre. De plus, on voit une tendance générale de baisse des ratios, surtout chez les plus jeunes, signalant ainsi d’autres transformations sociales qui travaillent la société. On notera par ailleurs que pendant les années où le rapport de masculinité est à son sommet chez les 15-19 ans et chez les 20-24 ans, leurs taux de suicide ne sont pas particulièrement élevés (voir les figures 2-A et 2-B). Au contraire, les taux de suicide et les rapports de masculinité croissent simultanément en 1997-1999. Une telle variation des ratios interdit de recourir à un quelconque déterminisme biologique, une résilience innée des femmes. Quant aux explications fondées sur les responsabilités familiales des femmes, celles du soin des enfants notamment – elles aussi empreintes de biologisme – on doit être conscient que le taux de fécondité est pour toute la durée en chute libre. Or, Durkheim voyait dans la présence des enfants la principale cause du faible taux de suicide des femmes mariées. Et si aujourd’hui le taux de fécondité d’un pays est un solide prédicteur de son taux de suicide, ce n’est pas comme une caractéristique spécifique des femmes qu’on le traite.

En quelques années, les principaux indicateurs du comportement familial sont profondément bouleversés. En sus de la baisse de la fécondité, à compter des années 1960, le taux de nuptialité s’effondre alors que celui de divortialité atteint des sommets, malgré une légère reprise du mariage au milieu des années 1970. La proportion d’enfants nés hors mariage éclate, le Québec occupant la deuxième position à l’échelle mondiale. C’est en fait tout l’appareil institutionnel qui est remis en question. Tahon nomme cette transformation « la désinstitutionnalisation de la famille ». Conséquence de cette déliaison, la multiplication des ménages comptant une seule personne. De 1951 à 2001, leur proportion est passée de 4,5 % à 29,6 % des ménages. Tout ce mouvement n’est pas sans lien avec la baisse de la pratique religieuse et l’effondrement de l’Église québécoise. Le catholicisme et son clergé ont dominé tout l’édifice culturel et social du Québec depuis la fin du XIXe siècle et rien n’est venu les remplacer au-delà d’une bureaucratie fonctionnelle et un état de bien-être dénué d’une forte identité civique et nationale. Aucune identité laïque qui aurait fondé une ré-institutionnalisation sur des bases non religieuses, à l’image de nombreux pays européens. La rapidité des transformations aussi bien que l’époque dans laquelle ils arrivent rendaient peu probable ce retour institutionnel[4]. Reste ce que Baudelot et Establet nomment des « valeurs laïques » ou « l’individualisme créatif » dont il faut reconnaître qu’il n’est pas à la portée de tous. Les deux sociologues français empruntent le concept à Ronald Inglehart, l’initiateur de la grande enquête intitulée World Value Survey. Ils désignent par là un complexe de valeurs qui « concourent à valoriser l’individu et à construire du collectif à partir de la reconnaissance des qualités et des compétences personnelles. […] la valorisation d’un individualisme créatif n’oppose plus l’individu au groupe, mais reconnaît la contribution de chacun à la construction dynamique du groupe. » (Baudelot et Establet, 2006, pp. 97 et 99). Les auteurs voient le travail comme principe d’actualisation de l’individualisme créatif. Un travail créateur, celui des professionnels et des cadres par exemple, rendrait particulièrement possible le développement de l’individualisme créatif, une logique de classe[5]. Voilà qui force le regard vers les déterminations économiques, ce en quoi nous les suivront, dans leurs pas d’abord puis par d’autres chemins.

Tableau 1

Taux de masculinité de suicide et variation des taux de suicide selon le sexe

 

Taux de masculinité

Variation des taux de suicide

 

1981‑1983

1996‑1998

Hommes

Femmes

Allemagne

2,39

3,19

‑10%

‑33%

Australie

3,08

4,04

22%

‑7%

Autriche

3,10

3,59

‑23%

‑37%

Canada moins Québec

3,26

4,00

‑20%

‑35%

Danemark

1,89

2,63

‑45%

‑60%

Espagne

3,19

3,50

47%

33%

États-Unis

3,42

4,40

‑3%

‑25%

Finlande

4,04

3,82

‑3%

3%

France

2,88

3,03

‑13%

‑18%

Grèce

2,65

4,75

8%

‑40%

Irlande

2,44

5,00

80%

‑12%

Italie

2,76

3,48

2%

‑20%

Japon

2,02

2,49

‑2%

‑20%

Norvège

2,70

2,83

‑15%

‑19%

Nouvelle-Zélande

2,62

3,71

38%

‑3%

Pays-Bas

1,65

2,11

‑8%

‑28%

Portugal

2,96

3,92

‑34%

‑50%

Québec

3,03

3,66

14%

‑6%

Royaume-Uni

2,10

3,59

‑7%

‑46%

Suède

2,49

2,59

‑28%

‑31%

Suisse

2,56

2,85

‑20%

‑29%

Médiane

2,70

3,59

‑7%

‑25%

En gras les pays dont le taux de suicide masculin a augmenté

Calculs à partir de Choinière, La mortalité au Québec : comparaisons internationales, 2003, p. 50

-> Voir la liste des tableaux

Figure 1

Évolution des rapports de masculinité des taux de suicide de certains groupes d’âge et du Québec (1987-2004), basés sur des moyennes mobiles de 2 ans

Évolution des rapports de masculinité des taux de suicide de certains groupes d’âge et du Québec (1987-2004), basés sur des moyennes mobiles de 2 ans
Source : Calcul de l’auteur à partir du fichier des suicides du Coroner du Québec.

-> Voir la liste des figures

Transformations économiques

Le Québec a connu depuis le milieu des années 1970 une croissance continue de son PIB. Joseph (1997) utilise même l’expression « vitesse fulgurante », malgré certaines hésitations au cours des années 1990. Semblable croissance, à en croire Baudelot et Establet, aurait dû se traduire par des taux de suicide relativement stables. Ils nous montrent en effet comment, en France comme en Angleterre, le XXe siècle a été celui où on a associé la croissance économique à une stagnation, voire une baisse des taux de suicide. La crise du pétrole de 1973 aurait mis fin à cette heureuse évolution. Prévenu par les travaux de Chesnais et Vallin (1981) que les liens entre la chose économique et le suicide sont d’une grande complexité, et ce tout particulièrement lorsqu’on fait des comparaisons internationales, nous nous sommes engagés dans une analyse de la situation québécoise. En effet, au contraire de ce que constatent Baudelot et Establet, la transformation en profondeur de l’appareil productif s’accompagne au Québec d’une croissance soutenue tant des taux de suicide que de l’économie pour toute la deuxième moitié du XXe siècle. Sans être fondamentalement affectés par les crises pétrolières, nous sommes passés d’une économie manufacturière et d’extraction des matières premières à une économie où les services dominent nettement.

Nous avons réalisé nos analyses en utilisant les données rassemblées par Caron et Robitaille apparaissant dans ce numéro de Recherches sociographiques. Nous avons ajouté trois variables à la liste assemblée par les auteurs. Outre le PIB du Québec de 1982 à 1999 (avant 1982, le calcul était différent) que nous incluons comme référence, nous avons ajouté une mesure du revenu : le revenu disponible per capita. Nous avons ajusté cette dernière variable en fonction de l’indice des prix à la consommation (exprimés en dollars constants de 1996). Toutes ces variables sont fortement reliées tant au taux de suicide des 15-19 ans qu’à celui des 20-24 ans, quoique ce dernier groupe présente des corrélations légèrement inférieures à celles des plus jeunes, ce qui incite à penser que les attentes des jeunes sont plus significatives que le comportement réel sur le marché du travail. Nous avons inclus au tableau 2 les corrélations avec le divorce et la proportion de familles monoparentales calculées à partir du tableau 1 de l’article de Caron et Robitaille (dans ce numéro), à des fins de comparaisons. On voit que les mesures économiques sont presque aussi fortement corrélées aux taux de suicide que le divorce ou la proportion de familles monoparentales. Il faut toutefois se méfier des corrélations. Premièrement, elles n’indiquent pas nécessairement un rapport de causalité. On risque d’interpréter à tort tout phénomène ayant connu une augmentation parallèle au suicide comme une cause. Deuxièmement, leur pouvoir descriptif ne s’applique qu’aux relations linéaires. Lorsqu’au cours d’une période relativement longue, le rapport entre deux variables s’inverse, le caractère synthétique de la mesure nuit à la compréhension de l’ensemble d’un phénomène. On doit également s’interroger sur la signification des mesures économiques.

Tableau 2

Corrélation entre le taux de suicide des hommes et certaines variables mesurant l’état matrimonial et les indicateurs économiques

 

Taux de suicide, 15‑19 ans

Taux de suicide, 20‑24 ans

Divorce %

0,737**  

0,493*  

Famille monoparentale (%)

0,772**  

0,717** 

Revenu disponible per capita

0,830**  

0,645** 

Revenu disponible réel per capita

0,618**&

0,436**&

Produit intérieur brut (PIB)

0,713**  

0,502*

**

La corrélation est significative au niveau 0,01 (bilatéral)[6].

*

La corrélation est significative au niveau 0,05 (bilatéral).

&

Il y a auto corrélation : statistique de Durbin-Watson inférieure à dL.

Sources : les taux de divorce et de famille monoparentale et les taux de suicide proviennent de Caron et Robitaille, dans ce numéro. Elles ont été colligées à partir de Statistique Canada et du Registre des événements démographiques du Québec, ISQ-MSSS (fichier des décès). Codes CIM-9 : E950-E959. Les données sur le revenu disponible per capita et le revenu disponible réel per capita ont été calculées à partir des données publiées par l’Institut de la statistique du Québec. Nous avons utilisé l’IPC de 1991 publié par Statistique Canada.

-> Voir la liste des tableaux

Le PIB est une mesure grossière de l’évolution économique. Elle rend mal compte de l’état du développement humain notamment. C’est pourquoi les Nations-Unis ne l’utilisent plus dans leurs comparaisons internationales et qu’elles ont mis au point un indice de développement humain (IDH) dont il n’est qu’une des composantes. Nous n’avions pas la possibilité de calculer un IDH annuel pour le Québec et ses régions. Nous avons préféré utiliser une mesure intitulée « revenu disponible réel per capita (RDRPC) », car elle nous amène plus près des individus que le PIB. Le RDRPC comprend tout aussi bien le salaire que les paiements de transfert ou les revenus de la ferme ou des entreprises mais il fait référence aux individus plutôt qu’à l’économie nationale et au rendement du capital et il exclut les impôts. Les modifications annuelles du revenu disponible réel per capita sont donc plus proches de l’évolution du revenu des groupes de la classe moyenne et des populations les plus pauvres[7]. La corrélation entre le RDRPC et le taux de suicide est forte mais il est plus intéressant de regarder l’évolution de cette relation dans le temps au moyen de graphiques (figures 2-A et 2-B). Aux limites habituelles de l’analyse corrélationnelle que nous avons rappelées précédemment s’ajoutent dans le cas des séries temporelles des problèmes statistiques spécifiques. Elle peut surestimer les relations entre deux séries temporelles à cause d’un phénomène appelé autocorrélation. Il est possible d’estimer l’ampleur de ce dernier phénomène en calculant une statistique, le coefficient de Durbin-Watson. Ce dernier indique si un problème d’autocorrélation nuit à la performance du coefficient de corrélation et c’est précisément ce qui se passe avec la relation entre le taux de suicide et le RDRPC.

Les deux graphiques laissent voir des inflexions communes entre les taux de suicide et le RDRPC. Mais, même en admettant l’hypothèse d’un déterminisme économique, on est loin d’une situation univoque. On est devant une dynamique hybride mêlant la situation typique au XIXe siècle que Durkheim analysait à celle que Baudelot et Establet ont étudiée pour le XXe siècle. Une situation où l’augmentation du PIB entraîne une augmentation du suicide mais en même temps une chute de la croissance l’augmente tout autant et on est alors aussi loin d’un cercle vertueux que d’une relation linéaire. Examinons attentivement les figures 2-A et 2-B. En 1982-1983 et en 1991-1992, nous vivons deux crises particulièrement marquées sur le plan du revenu disponible. Pendant la première, les taux de suicide tant des 15-24 ans que des 20-24 ans s’accroissent dans la foulée pour se rétablir à un niveau moindre lorsque la croissance du revenu disponible réel reprend, mais il se remet à croître légèrement malgré la hausse du revenu disponible. Le taux de suicide reste relativement stable[8] dans les années de croissance du revenu (1986-1990). La baisse du revenu marquée des années 1991-1992 n’est toutefois pas suivie immédiatement d’une hausse des taux de suicide. Mais, après une légère remontée, pendant quatre ans (1993-1997), la croissance du revenu réel disponible marque une pause. Le taux de suicide remonte alors, surtout chez les plus jeunes.

Figure 2

Évolution comparée des taux de suicide et du revenu disponible réel per capita selon l’âge, 1979-1999

A

B

-> Voir la liste des figures

Cette relation incertaine que nous observons entre le revenu et le taux de suicide nous amène à mieux conceptualiser la croissance économique. Nous distinguerons la croissance économique par approfondissement de celle par transformation. Dans la première, la croissance est obtenue par un perfectionnement des moyens de production qui y gagnent en puissance sans changer qualitativement. Dans la seconde, on assiste à un redéploiement de la structure industrielle, les anciennes industries étant remplacées par d’autres qualitativement différentes.

Contrairement aux Trente Glorieuses que décrivent Baudelot et Establet, de profondes transformations sont à l’oeuvre au Québec, depuis la Révolution tranquille. Les cartes économiques ont été redistribuées. Alors qu’en 1966, les secteurs tertiaire et primaire regroupaient à peine moins que la moitié des travailleurs, les trois quarts des emplois appartenaient au secteur tertiaire en 1996. Ainsi la croissance soutenue pendant toutes les années 1980, à l’exception de la crise de 1982, fut surtout caractérisée par une augmentation du secteur tertiaire. En fait, « analysée par secteur d’activité, la croissance du produit intérieur brut durant la décennie 80 se répartit inégalement entre les industries productrices de biens et celles productrices de services. Ainsi, tout au long de la seconde moitié de la décennie, la production des industries de biens […] s’accroît annuellement, sauf en 1987, à des niveaux inférieurs à ceux de l’ensemble de l’économie » (Joseph, 1997). Au-delà des niveaux d’emplois, c’est la qualité de la vie en emploi qui est en jeu. Les emplois manufacturiers deviennent incertains, précaires. Encore, ces chiffres sous-estiment le changement profond des emplois manufacturiers. Les entreprises manufacturières tendent à être de plus en plus technicisées. Leur main-d’oeuvre ressemble davantage à celle du secteur tertiaire, plus éduquée et plus technique. On se trouve donc devant un double mouvement de transformation et non pas devant un simple déversement d’un secteur vers l’autre.

Tableau 3

Taux de suicide en 1995-1999, rang selon le sexe, flux migratoire et certaines variables économiques

Régions

Taux de suicide, sexes réunis, (1995‑1999)1

Rang de la région, taux de suicide, hommes (1995‑1999)1

Rang de la région, taux de suicide, femmes (1995‑1999)1

Différence de rang H‑F

Solde migratoire intra-provincial (1993‑2000)2

Taux de chômage relative-ment au Québec (1993‑2000)2

Intensité technologique relative des entreprises manufacturières (2000)3

Abitibi-Témiscamingue

30,1

1

3

‑2

Négatif

Plus bas

Inférieure

Chaudière-Appalaches

28,2

3

1

2

Positif

Plus bas

Inférieure

Bas-Saint-Laurent

26,4

3

6

‑3

Négatif

Plus haut

Inférieure

Côte-Nord

26,1

2

14

‑12

Négatif

Plus haut

Inférieure

Mauricie et Centre-du-Québec

24,4

5

7

‑2

Négatif

Plus haut

Inférieure

Québec

24,3

6

2

4

Négatif

Plus bas

Supérieure

Estrie

23,3

7

4

3

Positif

Plus bas

Supérieure

Saguenay–Lac-Saint-Jean

22,3

9

5

4

Négatif

Plus haut

Inférieure

Laurentides

20,9

8

13

‑5

Positif

Plus bas

Supérieure

Lanaudière

20,1

12

8

4

Positif

Plus bas

Inférieure

Outaouais

20

11

9

2

Positif

Plus haut

Supérieure

Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine

18,8

10

15

‑5

Négatif

Plus haut

Inférieure

Montérégie

16,7

13

12

1

Positif

Plus bas

Supérieure

Laval

16,1

14

11

3

Positif

Plus bas

Supérieure

Montréal-Centre

15,9

15

10

5

Négatif

Plus haut

Supérieure

1

INSPQ, Portrait de santé du Québec et de ses régions 2006.

3

Quynh-Van Tran et Henri-Claude Joseph, Écostat Septembre 2001.

-> Voir la liste des tableaux

Quoique l’on puisse admettre sans grandes démonstrations que le passage vers l’économie de l’information et de la connaissance soit caractéristique de la croissance économique des dernières années, une analyse spatiale nous fera comprendre plus finement l’impact des transformations socioéconomiques sur les taux de suicide québécois. En effet, la situation du suicide et celle de l’économie sont très variables selon que l’on soit de telle région québécoise ou de telle autre.

Les différences régionales : migration et dynamisme technoéconomique

Baudelot et Establet constatent que, de phénomène urbain qu’il était à l’époque de Durkheim, le suicide est devenu plus fréquent dans les campagnes à l’échelle de l’Europe. Les auteurs ne fournissent guère d’explication à ce renversement de tendances. Les villes ne sont certes pas devenues des communautés chaleureuses où chacun trouve le soutien dont il a besoin. L’anomie battrait-elle la campagne ? Ils notent cependant (p. 172) que si l’on considère la carte géographique du suicide en France, « deux groupes de régions ont connu une hausse. Il s’agit des départements « ruraux industriels » de la France de l’Ouest, caractérisés par une présence forte de l’industrie, des ouvriers et de l’activité des hommes, avec un déficit très net du tertiaire ». Sans fournir de réponses a priori, cet état de fait nous amène à réfléchir sur les différences régionales au-delà du couple communauté/société.

Les régions économiques du Québec[9] sont très différentes les unes des autres. Montréal et sa banlieue se démarquent nettement du reste du Québec. Les régions périphériques ne se distinguent pas que par leur structure industrielle et elles sont généralement en déclin économique et démographique, l’un étant lié à l’autre. Lorsqu’on compare ces régions sinistrées au plan économique, ou peu dynamique pour ce qui est du développement technologique avec le classement des régions selon leurs taux de suicide, on remarque immédiatement que les unes et les autres sont souvent les mêmes. Parmi les huit régions les plus suicidogènes du Québec (colonne 1 du tableau 3), une seule a fait un gain de population. Au contraire, parmi les sept régions les moins suicidogènes, deux seulement ont perdu une partie de leur population. Parmi celles-ci, la région de Montréal doit être analysée en tenant compte que les pertes encourues tiennent à des transferts vers sa banlieue, Laval et la Montérégie, toutes deux en forte croissance démographique et économique. Pour ce qui est du dynamisme technologique, six des huit premières régions suicidogènes ont une intensité technologique inférieure à la moyenne provinciale. Et cinq des sept régions les moins suicidogènes sont plus technicisées que la moyenne provinciale. Le dynamisme économique d’une région semble bien relié à la propension au suicide.

Mais alors pourquoi le portrait est-il beaucoup moins clair en ce qui a trait au taux de chômage ? Il me semble que, relativement aux deux autres variables, le chômage soit un moins bon indicateur de la transformation de la structure de l’économie. Le dynamisme technologique et la migration expriment directement la transformation de l’économie, le chômage révèle sa performance à court terme. Un chômage cyclique, assumé socialement, n’aura pas les mêmes conséquences qu’un chômage qu’on voit comme permanent, précurseur d’une exclusion sociale. Les raisons d’une moins grande pertinence du chômage peuvent aussi tenir à des problèmes de mesure. Le taux de chômage tel qu’il est calculé au Canada ne nous fournit pas en effet une image claire de la situation de l’emploi. Il est évalué à partir d’une enquête mensuelle où l’on pose deux questions afin de savoir si la personne travaille et si elle cherche un emploi. La mesure résultant de combinaison de ces deux questions est soumise à différentes distorsions. Un chômeur ne travaille pas mais cherche un emploi. Or, l’on sait par exemple que le taux de chômage peut augmenter au début d’une période de croissance alors que les gens qui étaient découragés de chercher un emploi reviennent sur le marché du travail. De même, il peut diminuer en cas de crise économique persistante car les gens, découragés, ne cherchent plus d’emploi. De plus, en négligeant complètement les personnes qui ne cherchent pas d’emplois (celles qui reçoivent l’aide sociale notamment), le taux de chômage sous-estime le non emploi. Enfin, les mouvements populationnels viennent en partie contrebalancer les effets du marché de l’emploi. L’exode des jeunes hors des régions notamment est une réponse aux perspectives d’emploi limitées, ce qui diminue le taux de chômage régional d’autant. Et le fait que Montréal soit la cible finale de la plupart des parcours de migration rend difficile la conservation d’un taux de chômage bas. Outre les ambiguïtés propres à la mesure, cela révèle que les textures économique et démographique sont plus importantes que le niveau d’emploi lui-même.

Lorsqu’on considère la situation des femmes, on retrouve grosso modo les mêmes liens entre les taux de suicide et l’émigration, la stagnation économique et l’immobilisme technologique. Toutefois des différences de rang fort importantes apparaissent entre les régions de haut taux de suicide masculin et celles de haut taux de suicide féminin, des différences qui rompent avec le modèle général plus influencé par la situation masculine. Trois différences de rang sont particulièrement remarquables. La Côte-Nord, les Laurentides et la Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine sont les trois régions où il se tue le moins de femmes alors qu’elles sont au deuxième, huitième et dixième rang chez les hommes, respectivement. Le suicide des femmes serait-il moins dépendant de la situation socioéconomique que celui des hommes ? Dans l’état actuel des connaissances et avec les outils qui sont les nôtres, on ne peut que poser des hypothèses.

La deuxième position de la région de la Capitale nationale chez les femmes surprend. C’est une région où l’emploi est nettement tertiaire, ce qui avantage les femmes sur le marché du travail car elles sont plus scolarisées que les hommes, surtout dans les générations plus récentes. Il est vrai toutefois que la croissance de l’appareil bureaucratique québécois a été la plus forte avant que les femmes ne s’engagent massivement dans l’éducation universitaire. On peut quand même se demander si l’on voit là les contours d’une nouvelle réalité du suicide féminin, un suicide lié à la nature des emplois occupés par des femmes dans le secteur tertiaire. Nous y reviendrons plus en détail quand nous traiterons du suicide des femmes. Chose certaine, les approches que nous avons utilisées jusqu’à maintenant, si elles nous permettent de tracer un portrait général des transformations sociales et économiques que le Québec a connues et leur influence sur les taux de suicide, sont bien loin de nous fournir une compréhension satisfaisante du phénomène du suicide et encore moins de l’expliquer.

Les variables contextuelles des rapports de genre

La manière dont l’on traite les données sur le suicide et plus particulièrement les variables servant à expliquer ses variations sont relativement stéréotypées. Elles renvoient presque toutes à un ensemble de caractéristiques individuelles qui au mieux sont des indicateurs sociaux et que certains prétendent pourtant être capables d’expliquer un phénomène défini a priori comme inscrit dans des rapports sociaux. De même, on tente de comprendre la différence des taux entre les hommes et les femmes en s’engageant dans des études séparées des hommes et des femmes. Nous allons rompre avec l’une et l’autre de ces perspectives dans les sections qui suivent. La différence des taux de suicide entre les hommes et les femmes, une différence moderne, sinon occidentale, mais une différence qui varie dans le temps comme dans l’espace, est au coeur de nos préoccupations. Comprendre cette différence va bien au-delà d’une compréhension du suicide en lui-même. Elle nous force à poser l’ensemble des rapports sociaux de sexe et à les penser dans l’espace, sur le territoire, y trouvant une plus grande complexité. On a surtout cessé de les considérer avant tout comme des rapports qui trouvaient leurs alpha et oméga dans la famille, ce qui n’avait jamais été le cas, pour les considérer sous tous les aspects de la vie sociale.

Même si elle a prétendu le contraire, la société moderne a largement mobilisé les identités de genre. Le fait que, par exemple, les hommes aient accepté en tant que pourvoyeurs, un rôle qui directement les met en rapport à une femme et des enfants, un job qui peut bien se résumer à se faire exploiter dans un travail peu attrayant, ce fait compte pour beaucoup dans la possibilité même pour la société industrielle de fonctionner. Est-il utile de rappeler que les rapports sociaux de sexe sont précisément des rapports entre des personnes de genres différents inscrits dans le social ? Ils impliquent nécessairement les deux sexes et, malgré l’importance des rapports de domination, ne peuvent se limiter qu’à une seule modalité de rapports. L’acceptation de leur position dans la société industrielle par les hommes avait comme pendant celle des femmes au sein des familles et dans le monde. Dans aucun des deux cas l’acceptation ne fut absolue et la contestation des positions sociales des unes et des autres, donnant place à des régimes de domination distincts, a marqué l’histoire humaine. Il ne s’agit pas non plus à chaque fois d’un rapport incarné entre un homme et une femme mais de rapports différenciés selon les sexes dans l’ensemble de la société.

Nous avons pris au sérieux la notion de rapport de sexe en l’introduisant dans nos calculs statistiques, dans la construction même de nos variables. Ainsi, la plupart des variables explicatives que nous utilisons dans notre analyse reflètent que la situation des hommes et des femmes est différente à maints égards, notamment quand leurs rapports respectifs au travail et à l’éducation varient. Elles sont construites comme des rapports soit sous la forme de ratios ou de différences entre les sexes. Le niveau d’éducation, les comportements de migration, l’emploi ne sont pas pris en eux-mêmes mais dans des rapports de sexe. Nous avons donc procédé en deux temps. En premier lieu nous avons développé des variables explicatives construites à partir des différences entre les hommes et les femmes pour tenter d’expliquer les taux de suicide des uns et des autres. Nous allons ensuite prendre le rapport entre les taux de suicide masculin et féminin comme variable dépendante plutôt que les taux des uns et des autres.

Le choix des variables explicatives et leur construction

Nos variables appartiennent à deux ordres de phénomènes : la famille et l’économie. Ils doivent être compris dans leur interaction. En premier lieu, comme le montre Dagenais (2000), le rôle que les hommes ont joué dans la société industrielle, une société dont le contrôle leur échappait, surtout pour les ouvriers canadiens-français, n’est parvenu à faire sens qu’en tant que pères de familles ou pourvoyeurs. Nous croyons que là réside l’importance de la famille comme « facteur de protection » identifié par Durkheim, d’où l’importance de tout ce qui a trait à la famille pour comprendre le suicide. Rappelons que Durkheim a élaboré le concept de suicide anomique afin de rendre compte des faits relatifs au suicide dans le monde industriel qui prenait forme au cours du XIXe siècle.

Par ailleurs, dans le cadre du passage à une société postindustrielle, l’économie tertiaire qui implique des emplois diplômés tend à remplacer une économie de production industrielle impliquant peu de scolarisation. Nous connaissons déjà l’impact sur les sociétés régionales de ces grandes transformations. Vu que les régions ressources éprouvent une série de problèmes sociétaux dont le moindre n’est pas qu’ils se vident de leur population, il nous paraît raisonnable de composer une série d’indicateurs ayant trait à cette restructuration de l’économie et à son impact, peut-être différencié, sur les genres qui portent et ont porté ces modes économiques. En un sens, le monde du travail auquel les femmes participent majoritairement représente l’avenir, celui des hommes, le passé.

Nous avons choisi nos variables indépendantes en fonction des dimensions macroéconomiques que nous avons identifiées jusqu’à maintenant, à l’intérieur des limites imposées par la disponibilité des données. Nos données économiques de base sont celles du recensement de 2001 publiées par Statistique Canada sous le titre de Profil des communautés. Les données du suicide sont tirées du Portrait de santé du Québec et de ses régions réalisé par l’Institut national de santé publique du Québec en 2006.

Sachant que la qualification de la main-d’oeuvre est un facteur crucial de l’intensité technologique, nous avons choisi des variables portant sur le niveau d’éducation et la fréquentation scolaire comme indicateurs individuels de dynamisme technologique. Quatre variables portent sur le niveau d’éducation et la fréquentation scolaire. En fait, les variables permettent de distinguer entre des types de parcours éducatif. La société industrielle utilise l’éducation formelle depuis longtemps déjà, le développement de l’éducation secondaire a accompagné le développement industriel et bureaucratique depuis le début du XXe siècle. Mais la société postindustrielle y recourt de manière différente, le savoir y est plus abstrait, plus théorique. Malgré les résultats inconsistants des études sur l’impact du chômage (voir l’article de Caron et Robitaille dans ce numéro), nous ne pouvions le négliger. Mais notre objectif est plus de décrire le rapport à l’emploi, dans une perspective de rapports de sexe, que les habituels niveaux d’emploi. Nous avons donc inclus le taux de chômage en distinguant celui des hommes de celui des femmes mais nous avons tenté de mieux cerner la réalité de l’emploi que nous le permet cette mesure grossière. Trois variables portent sur le revenu et six, sur l’activité sur le marché du travail. Enfin, une variable concerne les mouvements migratoires. Les migrations sont depuis longtemps associées aux transformations économiques des sociétés, les régions appauvries se vident. Mais ce n’est pas la seule manière que nous avons de les comprendre. Elles nous permettent de faire le lien entre la situation familiale et les conditions socioéconomiques.

C’est en fait un des résultats de l’analyse de voir ailleurs que dans les données de migration la dynamique profonde qui les sous-tend. En effet, les études statistiques individuelles sur les taux de suicide, depuis Durkheim en fait, montrent l’importance de la situation familiale dans l’explication du suicide. Nous avons dès le départ inclus six variables décrivant les rapports de masculinité selon le statut civil et trois variables portent sur les rapports matrimoniaux et les formes familiales. Or, leur analyse a fait apparaître certaines réalités de la migration interrégionale que les simples bilans migratoires ne montrent pas. Nous reviendrons plus loin. Enfin, l’importance du suicide chez les Autochtones, d’une part, et les faibles taux de suicide des communautés immigrantes, d’autre part, nous ont amené à inclure dans notre analyse deux variables portant sur l’appartenance ethnique.

Voici quelques précisions nécessaires à l’interprétation de nos données. Les taux de masculinité, les taux de suicide, de l’emploi ou de l’éducation sont calculés en rapportant les données masculines, que ce soient des taux, des proportions ou des nombres, aux données féminines. Par conséquent, plus le chiffre est élevé, plus les hommes ont des valeurs qui les éloignent des femmes. Nous avons utilisé le mot différentiel (diff.) pour désigner des différences de proportion et le mot écart lorsque des revenus étaient utilisés dans le calcul. Nous avons toujours fait nos calculs en soustrayant les quantités des femmes des quantités des hommes, une valeur positive indiquant un surplus pour les hommes, par souci de cohérence avec le calcul des rapports de masculinité. Dans un deuxième temps, nous avons utilisé les variables éprouvées dans la première analyse en les corrélant avec les rapports de taux de suicide régionaux. Les deux analyses nous ont appris beaucoup sur les liens entre, d’une part, les migrations, la formation et la dissolution des unions, les comportements de genres en éducation, et sur le marché du travail et, d’autre part, les taux de suicide. Dernière précision méthodologique, pour développer nos variables explicatives, nous avons conduit deux analyses sur la situation des hommes et une seule sur celle des femmes. Le nombre restreint de suicides féminins ne permettait pas de distinguer la situation des 15-25 ans de celle de l’ensemble, surtout lorsqu’on ventile les données par région. Le tableau 4 réunit les résultats de ces trois analyses et de notre étude sur les taux de masculinité du suicide.

Limites et avantages de l’analyse contextuelle

On notera d’abord que nous avons calculé des corrélations simples entre les variables. Chaque corrélation est indépendante des autres. Nous avons procédé ainsi à cause du faible nombre d’unités géographiques. Construire une analyse de régression multiple avec davantage de variables explicatives qu’il n’y a d’unités dans l’échantillon ne peut que donner des résultats décevants. Cela n’est qu’une des limites de notre approche, la principale étant que les données portent sur des collectivités, des ensembles sociaux plutôt que sur des individus. Longtemps négligées, voire honnies par certains, les analyses écologiques s’inscrivent à contretemps des tendances générales. « Dans la société d’aujourd’hui, plus libérale que jamais, qui poussait la recherche à adopter dans tous les domaines le paradigme de l’individualisme sur le plan théorique comme sur le plan méthodologique, l’abandon de la raison géographique et de la raison sociologique était inévitable » (Terrenoire, 2003, p. 62). Néanmoins, elles ont refait surface avec les analyses multiniveaux, devenues très populaires en éducation comme en santé, malgré que leurs propagateurs soient généralement partis du constat inverse, plutôt que les limites des analyses contextuelles, celles des études individuelles. Celles-ci sont peu capables de décrire les phénomènes collectifs, qu’ils soient organisationnels ou sociaux. C’est pourquoi l’analyse multiniveau s’est propagée rapidement en éducation où la classe, l’école et la commission scolaire ont été reconnues comme des réalités collectives sui generis.

Tableau 4

Corrélations entre différents taux de suicide et des taux de masculinité ainsi que diverses variables contextuelles de rapports de sexe

Taux de masculinité et variables contextuelles de rapports de sexe

Taux de suicide des hommes

Taux de suicide des femmes

Taux de suicide des hommes (15‑29 ans)

Rapport de masculinité des taux de suicide

Variation de la population entre 1996 et 2001

‑0,519*

0,136

‑0,606*

‑0,596*

Taux de masculinité population totale

0,611*

‑0,110

0,767**

0,597*

Taux de masculinité chez les 25‑44 ans

0,426

0,603*

0,278

‑0,236

Célibataires - Taux de masculinité

0,581*

0,007

0,619*

0,464

Séparé(e) - Taux de masculinité

0,851**

0,177

0,786**

0,502

Divorcé(e) - Taux de masculinité

0,749**

‑0,040

0,794**

0,671**

Veuf(ve) - Taux de masculinité

0,030

‑0,453

0,384

0,452

Proportion d’hommes vivant en union libre

0,568*

‑0,032

0,506

0,397

Proportion de femmes vivant en union libre

0,585*

‑0,023

0,602*

0,475

Proportion de familles monoparentales où le parent est de sexe féminin 

‑0,577*

‑0,373

‑0,442

‑0,071

% d’Autochtones dans la population

0,477

‑0,419

0,835**

0,830**

% appartenant à des minorités visibles

‑0,643**

‑0,214

‑0,522*

‑0,304

Taux de masculinité, population de 15 ans et plus fréquentant l'école à temps partiel

‑0,578*

‑0,037

‑0,444

‑0,360

Différentiel H‑F, 20 à 34 ans : école de métiers

0,800**

0,008

0,900**

0,603*

Diff. H‑F, 20 à 34 ans : études sec. et/ou certaines études postsecondaires

‑0,410

0,343

‑0,508

‑0,616*

Différentiel H‑F de la population âgée de 20 à 34 ans : université

‑0,380

‑0,409

0,047

0,185

Ensemble des personnes ayant touché des gains, taux de masculinité

0,633*

0,201

0,683**

0,303

Écart de revenu entre F et H

0,155

‑0,161

0,503

0,263

Écart de revenu entre F et H occupant un emploi à temps plein

0,119

‑0,389

0,559*

0,477

Taux d’activité H

‑0,224

0,272

‑0,376

‑0,499

Taux d’activité F

‑0,400

0,038

‑0,480

‑0,385

Taux d'emploi F

‑0,378

0,174

‑0,532*

‑0,516*

Taux de chômage H

0,367

‑0,360

0,528*

0,691**

Taux de chômage F

0,271

‑0,453

0,560*

0,734**

Taux de masculinité, personnes ayant travaillé toute l'année, à temps plein

0,432

0,416

0,418

‑0,111

INSPQ, Portrait de santé du Québec et de ses régions 2006, données portant sur les années 1995-1999. Nos calculs à partir du Profil des communautés, Statistique Canada.

**

P ≥ 0,99

*

P ≥ 0,95

-> Voir la liste des tableaux

Notre analyse se limite donc aux réalités collectives et se pose alors la question de la validité de ses résultats au niveau individuel. Dans cette perspective, le principal danger serait de substantialiser les données écologiques, de les ramener à des logiques purement individuelles. Cela dit, il serait tout aussi déplorable d’oublier que ces données reposent toutes sur des données individuelles. Nous n’avons pas par exemple utilisé d’indice composite d’innovation technologique comme dans la section précédente, lui préférant l’éducation comme signe de dynamisme technologique. La notion d’analyse écologique et même d’analyse contextuelle est elle-même trompeuse. Nous utilisons parfois les données agrégées dans un sens écologique en ce sens qu’elles définissent une « environnement social » des activités humaines. Un environnement qui, soit fixerait les conditions de l’action humaine, soit les contraindrait, mais à tout le moins les influencerait. Mais nous utilisons ces données aussi comme une simple agrégation de conduites in absentia de leur effet écologique. Il s’agit le plus souvent de décrire les caractéristiques des groupements humains, ici les régions du Québec, et de les mettre en relation avec un phénomène qui s’y déroule, le suicide décrit par une variable agrégée, le taux régional de suicide.

Un des écueils que nous avons essayé d’éviter est de dégager un rapport causal simple et direct entre les variables indépendantes et le taux de suicide. Les premières nous servent avant tout à identifier une dynamique complexe que, toutes ensemble, elles parviennent à décrire de manière cohérente. À l’étape de nos travaux où nous sommes rendus et devant l’absence de données plus détaillées, sans parler de la relative impossibilité d’obtenir des données individuelles ayant une valeur statistique à l’échelle régionale, il semble que notre analyse des données ouvre des voies prometteuses.

La situation des hommes

Concentrons-nous d’abord sur la première colonne du tableau 4 portant sur les taux de suicide de la population totale des hommes. La variable qui enregistre le coefficient de corrélation le plus élevé a trait à la rupture d’une union. Sans être une surprise, c’est toutefois un aspect spécifique de la situation, le taux de masculinité des personnes séparées qui est mesuré. Nous n’avons pas corrélé le taux de suicide avec la séparation per se mais avec le rapport entre le nombre d’hommes et de femmes séparés de la région. En fait, trois autres variables révèlent la même situation. Le taux de masculinité des divorcés, le taux de masculinité de la population totale et le taux de masculinité des célibataires sont tous fortement reliés au taux de suicide. Cela nous fait bien évidemment penser à cette remarque chez Durkheim que le taux de divorce d’un pays était un facteur d’aggravation du suicide tant chez les gens mariés que chez les divorcés. « En effet, […] les gens mariés doivent avoir, dans les pays où les divorces sont nombreux, une moindre immunité contre le suicide que là où le mariage est indissoluble » (Durkheim, 1995, p. 296). Le taux de masculinité d’une région est une réalité qui touche tout le monde et une de ses sources est la dissolution des unions. Ici on peut tout à fait parler d’analyse écologique. Elle révèle un comportement répandu dans la population. De plus, le fait qu’il y ait davantage d’hommes que de femmes et particulièrement plus d’hommes séparés et divorcés que de femmes du même statut civil non seulement limite la possibilité de remariage mais en outre rend plus difficile la séparation puisqu’elle est suivie, ou peut être suivie – les perceptions et les attentes sont aussi importantes que les faits – par une émigration de l’ex-partenaire. Non seulement notre tableau indique une relation forte entre le taux de suicide et la décision de quitter la région telle qu’exprimée par le bilan migratoire, mais voilà que cette émigration a un sexe : ce sont les femmes qui semblent quitter plus que les hommes.

Une autre variable confirme notre compréhension de la dynamique migratoire : le nombre de familles monoparentales dirigées par une femme est relié négativement au taux de suicide des hommes. Les femmes mères monoparentales sont proportionnellement moins nombreuses dans les régions suicidogènes, puisqu’elles les ont quittées. On doit rappeler ici l’importance des enfants comme facteur de protection. Il resterait bien sûr à vérifier au niveau individuel le lien entre le départ des mères et de leurs enfants et le fait de se suicider. Néanmoins la relation, même en la dépouillant de toute causalité directe, indique que chaque couple qui divorce peut être confronté à la possibilité d’un éloignement radical du père et de ses enfants. Et, dans ces régions, chacun sait que cela peut lui arriver.

Pourquoi les femmes quittent-elles leur région à la suite d’un divorce ou d’une séparation ? Pourquoi les mères monoparentales sont-elles moins présentes en régions ? Seule une analyse conduite auprès des femmes migrantes nous le révélerait au plan individuel. Néanmoins, nos chiffres montrent que ces régions sont assez peu hospitalières aux femmes en matière d’emploi. Le taux de suicide des hommes est inversement proportionnel aux taux d’activité et d’emploi des femmes. En d’autres termes, les hommes ont de plus hauts taux de suicide là où les femmes sont moins présentes sur le marché du travail. Le croisement du taux de suicide avec le taux de masculinité de la population qui a eu des gains est lui aussi très parlant. Il confirme avec force que les régions suicidogènes offrent moins de possibilités aux femmes d’avoir des gains. Ce n’est certes pas la seule raison des départs. Des valeurs plus conservatrices dans certains milieux ruraux qui ont comme résultat d’ostraciser les femmes divorcées ou l’absence de logement locatif dans certaines régions faiblement urbanisées peuvent aussi être la source des départs. Mais la dimension économique ne peut être négligée.

L’étude des données sur l’éducation va dans le même sens. Elles soulignent la faiblesse de l’effort éducatif des hommes des régions les plus suicidogènes, révélant du même coup et la nature des emplois disponibles dans ces régions et la place de l’éducation dans la culture masculine en régions. Ce sont les femmes qui peuplent les bancs de l’éducation aux adultes plutôt que les hommes. En fait, plus la région est suicidogène, moins les hommes fréquentent l’éducation aux adultes. Mais ce qui est le plus important et que la variable que nous avons construite révèle, c’est comment les hommes ne s’engagent pas dans un comportement qui leur permettrait de se tailler une place dans la société de la connaissance, à tout le moins de pouvoir participer pleinement à sa dimension manufacturière. On voit dans nos données que c’est là où l’écart est le plus grand entre les hommes et les femmes pour la détention d’un diplôme de métiers, en Abitibi par exemple, que le suicide est le plus élevé. Les hommes des régions suicidogènes semblent concentrés dans ce type de formation. A contrario, le taux de suicide est inversement proportionnel à l’écart dans l’accès à l’université. On se trouve donc face à un écart culturel important entre les hommes et les femmes tel que mesuré par l’accès à l’éducation. Des hommes concentrés dans un travail de métiers face à des femmes généralement plus scolarisées. Une éducation qui ne se transforme pas en une occupation payante dans les régions plus axées sur l’extraction ou la manufacture que sur le secteur tertiaire.

Pour ce qui est du suicide des jeunes hommes, troisième colonne du tableau, les résultats sont encore plus éloquents. On voit plus nettement encore comment la situation est liée au caractère plus traditionnel de ces régions, des hommes et de la structure de l’emploi. Ce sont des régions qui laissent peu de place sur le marché du travail aux femmes. Malgré leur éducation plus élevée, elles sont en moins bonne posture que les hommes pour avoir des gains d’emploi à l’année ou même pour travailler. Une autre dimension apparaît, c’est dans les régions où les jeunes hommes se tuent le plus que l’écart de revenu entre les hommes et les femmes est le plus élevé. On doit aussi comprendre la corrélation comme indicatrice d’emplois bien payés pour les hommes. Les emplois dans le secteur manufacturier et dans l’industrie d’extraction minière ou forestière sont payants, quand les gens travaillent. En effet, contrairement à ce qui arrive pour l’ensemble de la population, le taux d’emploi des hommes joue un rôle important dans le taux de suicide des jeunes. Les régions les plus suicidogènes offrent des emplois bien rémunérés à des hommes relativement peu instruits au même moment qu’elles offrent de bas revenus et un faible niveau d’emploi aux femmes pourtant mieux instruites, ce qui les incite à émigrer, tout particulièrement lorsque leur union a été rompue, même lorsqu’elles ont des enfants. Or, il faut souligner ici la forte relation entre la proportion de personnes en union libre et le taux de suicide. Dans les unions consensuelles, la fragilité est beaucoup plus grande que dans les mariages. Décidément le mariage a toujours un effet protecteur mais celui-ci doit être institutionnalisé, car une simple union consensuelle ne suffit pas.

Nous n’avons pas discuté encore des deux variables portant sur l’origine ethnique des populations des régions. Nous n’en faisons pas une étude approfondie. Ces relations sont conformes aux attentes que la connaissance commune sur le suicide nous offre. Les membres des minorités visibles et les Autochtones sont aux antipodes pour ce qui est des taux de suicide. Pour ces derniers, la corrélation est particulièrement forte avec le suicide des jeunes. Nous ne discuterons guère plus ici de la situation des Autochtones comme des minorités visibles car nous n’avons pas creusé la question dans le cadre de cet article. Elles n’appartiennent pas au même univers social que les autres variables de notre étude. Dans ce numéro, Bélanger, Bouffard et Rousseau développent plus particulièrement une analyse des impacts de l’ethnicité sur le suicide.

La situation des femmes

Dans l’ensemble, les corrélations sont moins élevées et les variables reliées significativement moins nombreuses chez les femmes que chez les hommes. Elles sont aussi moins cohérentes. Le tableau que l’on peut tracer est donc moins éclairant. Il est même contradictoire sous certains aspects. Il faut se rappeler aussi que les taux de suicide des jeunes femmes sont moins importants que ceux des jeunes hommes. Les plus hauts taux féminins se situent dans la quarantaine. L’entrée dans la vie active ne semble pas soulever ici le même problème, toutefois il se peut que la situation soit en train de changer.

Au plan de l’éducation, la corrélation la plus élevée porte sur l’accès à l’université. Plus grand est le différentiel entre les hommes et les femmes pour ce qui est des études universitaires, plus grand est le taux de suicide des femmes. En d’autres termes, les femmes ont une moins grande propension à se tuer dans les régions dont les différences d’accès à l’éducation universitaire sont moins grandes entre les hommes et les femmes. Or ces régions sont concentrées à Montréal et dans la périphérie. Plus grand est le taux de masculinité chez les 25-44 ans, plus haut est le taux de suicide des femmes. Les femmes se tuent donc moins lorsque leur proportion dans la population des 25-44 ans est la plus élevée. Il faut se souvenir ici que c’est chez les 40-44 ans que le taux de suicide des femmes est le plus élevé. Est-ce la carence de réseaux de socialité féminins qui expliquerait ce phénomène ? On trouve parmi les régions combinant un haut taux de suicide féminin et un haut taux de masculinité des 25-44 ans, celles de Québec, de l’Abitibi-Témiscamingue et Chaudière-Appalaches. Au contraire, combinant un bas taux de suicide et un taux de masculinité peu élevé (25-44 ans), on trouve la Gaspésie, les régions entourant Montréal et l’Outaouais. On a peut-être ici une piste pour expliquer tant les hauts taux de suicide des femmes dans la région de Québec que leurs bas taux en Gaspésie. Moins le taux de masculinité est élevé chez les veufs et les veuves, plus est élevé le taux de suicide des femmes. On aura compris que l’on est devant les conséquences du veuvage des femmes, l’absence de veufs rend peu probable le remariage en même temps que cela indique la difficulté de devenir veuve en soi, la fin d’une longue relation.

Si les bas taux d’activité et d’emploi des femmes sont associés à de forts taux de suicide des hommes, notamment par la réduction que cela entraîne du nombre de femmes disponibles, rendant ainsi le divorce plus pénible encore, certaines femmes en migrant vers des régions qui leur fournissent de l’emploi n’y trouvent pas la quiétude. Plus bas est le taux de chômage des femmes, plus élevé est leur taux de suicide. De bas écarts de revenu entre les hommes et les femmes sont associés à de forts taux de suicide féminins. Il faut voir cette corrélation en conjonction avec celle sur le taux de chômage. Les femmes, en étant davantage soumises aux pressions du monde du travail, y gagnent un meilleur revenu mais seraient tourmentées par plus d’angoisses. Deux des régions affichant les écarts de revenu les plus faibles sont l’Outaouais et la région de Québec, toutes deux comptant une importante fonction publique syndiquée. On est peut-être devant un phénomène avant tout lié à la forme organisationnelle de l’emploi plutôt que devant une dynamique à caractère économique, un manque d’accès au revenu.

Les écarts de taux de suicide entre les hommes et les femmes

La dernière colonne du tableau 4 est la plus novatrice de cette partie de l’analyse. C’est également la plus difficile à interpréter. Nous en sommes ici à une démarche plus exploratoire. Nous prenons comme variable dépendante non pas le taux de suicide de l’un ou l’autre sexe mais le rapport de masculinité des taux de suicide. Cela dit, il est clair que les résultats reflètent davantage la surmortalité masculine que le suicide des femmes, les taux masculins enregistrant de bien plus grandes variations. Néanmoins l’image qui s’en dégage est légèrement différente de ce que l’on constatait en ne considérant que les hommes ou que les femmes.

On trouve bien sûr la dynamique migratoire des femmes au coeur des processus mais elle est moins marquée que pour le suicide des hommes. Ici aussi on peut penser que les régions ayant un ratio élevé offrent aux femmes peu de chances d’épanouissement professionnel, elles qui sont plus scolarisées. Elles vivent néanmoins dans le même contexte déprimant que les hommes, ce qui explique que les corrélations soient plus faibles car leurs taux de suicide sont souvent plus élevés dans ces régions en difficulté, comme les hommes. Contrairement aux taux de masculinité des statuts civils, les types de formation jouent un rôle presque aussi fort que pour le suicide masculin. On peut même poser une autre hypothèse que dans l’étude des taux de suicide masculin. Ce n’est pas tant un faible niveau d’éducation chez les hommes qui joue ici que leur concentration dans les métiers. En effet, une forte différence en faveur des hommes en ce qui a trait aux études secondaires (et postsecondaires sans diplôme) contribue à réduire le taux de masculinité du suicide, contrairement à la formation spécialisée dans les métiers. Les emplois des secteurs primaire ou secondaire les mieux payés exigent une formation de métiers et comme principale qualification la force des bras. Ces emplois sont dans les régions suicidogènes. Les études secondaires ont pendant longtemps été suffisantes pour avoir accès aux emplois du secteur tertiaire et plus particulièrement à la fonction publique. Nous ne pouvons confirmer cette hypothèse faute d’une ventilation par âge de la formation.

La fragilité familiale est un facteur d’aggravation du taux de masculinité du suicide. Mais son rôle est moins prononcé que lorsque l’on ne considère que le suicide masculin. Néanmoins, on peut affirmer que la fin des unions laisse les femmes sans ressources et obligées de subvenir à leurs besoins dans un contexte qui leur offre peu d’emplois, car un haut taux de chômage des femmes est relié à un haut taux de masculinité du suicide. On peut encore dire que dans les régions où le rapport de masculinité est élevé, les emplois auxquels elles ont accès sont moins bien payés que ceux des hommes. Mais cela joue un moindre rôle que pour le taux de suicide des hommes. On peut faire l’hypothèse que c’est la dynamique particulière du suicide des femmes qui réduit l’effet des écarts de revenu. L’écart de revenu entre les hommes et les femmes est moins élevé dans le secteur tertiaire, davantage urbain, que dans les secteurs primaire et secondaire. Néanmoins, la situation économique des hommes, le chômage plus que l’activité, joue elle aussi un rôle important. Ce qui était moins le cas dans l’étude du suicide masculin mais très présent chez les jeunes hommes. La figure 1 montrait d’ailleurs clairement que la dynamique des taux de masculinité du suicide était davantage marquée chez les plus jeunes. On voit aussi deux déterminations culturelles. Le pourcentage de minorités visibles est associé à un plus faible taux de masculinité mais la relation est beaucoup moins importante que pour les taux de suicide chez les hommes. A contrario, le pourcentage d’Autochtones est associé à un taux de masculinité du suicide élevé, comme il était associé à un fort taux de suicide chez les jeunes hommes.

Les changements sociaux et économiques accomplis à marche forcée depuis les années 1960 expliquent selon nous la situation du suicide au Québec. Elles s’inscrivent avant tout dans les profondes transformations des rôles sexuels au sein du Québec contemporain. Des rôles familiaux bien sûr, mais surtout des places différentes dans un monde de la production en mutation. La complexité de ces interrelations nous offre à voir des caractéristiques des dynamiques du suicide qu’a décrites Durkheim au XIXe siècle pour la France et l’Europe aussi bien que ce que Baudelot et Establet ont spécifié pour le XXe siècle. Elles se manifestent en termes quantitatifs par des taux élevés à long terme, à beaucoup plus long terme que si seulement l’un ou l’autre aspect eût été présent.

Durkheim a associé l’urbanisation et la modernisation de l’économie à la désintégration du tissu social. Or, le Québec a connu une évolution semblable depuis la Révolution tranquille. Son économie s’est tertiarisée, ses institutions familiales, héritages d’un catholicisme aussi conservateur que dominant, se sont effondrées. Toutefois, à l’époque de Durkheim et dans nombre de sociétés contemporaines en voie de modernisation, c’est dans les grandes villes que le taux de suicide s’élève le plus rapidement. Ce n’a été le cas au Québec que pour une décennie. Depuis les années 1980, les taux les plus élevés sont observés dans les régions ressources, celles-là mêmes qui se vident au profit des grandes villes et plus particulièrement de la nébuleuse montréalaise. Encore qu’en son sein même la métropole offre à voir les mêmes contrastes qu’entre les régions, comme le montre l’article de Bélanger, Bouffard et Rousseau dans ce numéro. Ce n’est que dans les régions ou les sous-régions marquées par la transformation de leur tissu économique, les régions perdantes, que la dynamique familiale joue un rôle délétère.

Lors d’un colloque tenu à Chicoutimi, le sociologue Marco Gaudreault rendait compte d’une étude sur les aspirations des jeunes du secondaire de la région du Lac-Saint-Jean. Dans une de ses conclusions, il soulignait que les jeunes filles avaient des aspirations et une propension à migrer plus élevées que les jeunes garçons. Les études sur les migrations régionales entreprises par les chercheurs de l’Observatoire des jeunes vont dans le même sens. Les jeunes femmes des régions sont ambitieuses. Elles se scolarisent davantage que les hommes, émigrent pour le faire et souvent ne reviennent pas en région. Elles le font à un âge où l’on se marie habituellement, surtout à l’extérieur des grands centres (Leblanc et Molgat, 2004). Notre étude montre que les femmes ont tendance à quitter les régions les plus suicidogènes à la suite d’un divorce et d’une séparation, en augmentant ainsi le caractère dramatique. Influence du féminisme ? Certes, dans le sens précis que le féminisme a fourni une idéologie de remplacement, une idéologie d’individualisme créatif pour les femmes. Les jeunes femmes se projettent dans le futur de manière indépendante et se donnent les moyens de leurs aspirations. Plus dynamiques que les hommes pour augmenter leurs qualifications, des qualifications qui trouvent leur plein usage dans l’économie tertiarisée des grandes villes, elles doivent partir pour avoir un revenu car les régions ressources leur offrent peu de possibilités d’emploi. En fait on peut voir la place du féminisme dans la dynamique du suicide féminin comme un facteur de protection contre le suicide, ce qui expliquerait en partie que les femmes aient conservé un taux de suicide peu élevé malgré les transformations profondes de la famille et de l’économie. La situation des hommes des régions est foncièrement différente. Dans les régions ressources il y a beaucoup de bons emplois pour des hommes n’ayant qu’une formation de métiers. Voilà ce qui les attire et rend moins nécessaire, à courte vue, l’acquisition des compétences nécessaires pour la société de l’information. Ces emplois sont toutefois très concentrés chez quelques employeurs qui puisent leurs racines hors des dites régions. Leur stratégie économique est entièrement définie par les dynamiques mondiales. On se trouve face à des industries précaires et peu dynamiques à l’échelle locale, au plan technologique notamment. Elles n’offrent que des emplois précaires. Une trappe économique pour les hommes attirés par les hauts salaires mais sans autre possibilité que celle de l’ouvrier traditionnel dénué du contrôle de ses moyens de production. Les hommes font face à une double fragilité au plan économique comme au plan personnel. D’une part, ils ne développent pas les comportements éducatifs qui leur permettraient de faire face à la nouvelle économie et de créer une dynamique locale centripète, ce qui fournirait du travail aux deux sexes. D’autre part, la traditionnelle valorisation des rôles de père et de pourvoyeur qui rendaient le travail industriel tolérable était fondée sur une structure particulière des rapports de sexe, dans la famille comme au travail, et sur la garantie de pouvoir assurer leur rôle de pourvoyeur. Or, tant les rapports de sexe que les rôles économiques se sont profondément modifiés.

Chandler et Lalonde (1998) ont développé les concepts de continuité personnelle et culturelle pour expliquer les différences de taux de suicide entre les communautés amérindiennes de la Colombie-Britannique. La cassure de ces continuités, au plan personnel comme social, expliquerait les taux extraordinaires que connaissent les Amérindiens du Canada. À la lumière de nos résultats sur les différences de taux de suicide entre les hommes et les femmes, nous proposons d’ajouter à leur concept une qualification. La rupture culturelle n’est pas nécessairement problématique. Les hommes et les femmes du Québec font face à une discontinuité culturelle depuis la Révolution tranquille et, dans le cas des hommes, la discontinuité a pris souvent un caractère négatif et ce, tout particulièrement en ces lieux où se maintient avec plus de force le modèle ancien. Les nouveaux venus sont incapables de faire survivre le seul modèle qui leur soit présenté en raison des transformations économiques et sociales. Les jeunes femmes, au contraire, vivent une discontinuité culturelle rendue positive par le mouvement féministe. L’émancipation par l’acquisition d’une autonomie éco-nomique par l’éducation est au coeur des valeurs laïques propagées par le féminisme.

Cette situation n’est pas permanente, loin de là, comme le montre la baisse des taux de suicide au Québec et plus particulièrement en régions (Saint-Laurent et Gagné, 2007). Cette baisse est particulièrement forte chez les plus jeunes. L’écart se creuse entre les taux des jeunes et celui de leurs aînés au profit des seconds. Dans les régions périphériques par exemple, alors qu’en 2000, le taux de suicide des hommes de 15-19 ans était de 39,2 et celui des 20-34 ans de 47,5, il a baissé à 22,5 chez les premiers en 2005 et à 42,3 chez leurs aînés. Est-ce que les jeunes hommes seraient enfin sortis de l’impasse dans laquelle la fin du modèle industriel traditionnel les avait enfermés ? Est-ce que les générations qui n’avaient su s’adapter traînent avec elles leurs modèles comportementaux et leurs taux élevés de suicide ? Il faudra attendre quelques années pour que la tendance se raffermisse. Seul bémol, la chute des taux de suicide des jeunes ne concerne pas les jeunes femmes de la région de Montréal. La régression du féminisme, les tensions professionnelles et familiales plus grandes auxquelles sont soumises des jeunes femmes plus exposées au néolibéralisme par leur position expliquent-elles cet état de fait ? Dans la perspective qui est la nôtre où il n’existe pas d’explication définitive du suicide mais une topologie changeante des causes du suicide, des causes des angoisses et des tensions psychologiques, c’est simplement la prochaine question à étudier.