Corps de l’article

Nous voulons replacer l’évolution récente du suicide au Québec dans le cadre de son évolution séculaire afin d’esquisser une interprétation qui articulerait la question du suicide des jeunes aux mutations d’ensemble de ce que l’on appelle maintenant la société québécoise. Cet effort de relecture, comme on le verra, implique la mise en suspens de la perspective thérapeutique qui domine aujourd’hui les pratiques d’intervention dans ce domaine.

C’est essentiellement dans les formes et le vocabulaire de la maladie mentale, en effet, que la question du suicide est devenue au Québec un sujet de préoccupation public. Plus que pour tout autre domaine de la réflexion collective, l’étude de ce phénomène s’est déployée depuis trente ans à la puissante lumière des pratiques du social qui caractérisent d’une manière exemplaire la société étatsunienne. La « société psychiatrique avancée »[1] nous a fourni en ce domaine ses chefs de file, ses paradigmes, ses objectifs, ses données et son inspiration. Une fois saisi dans la problématique de la santé mentale, le suicide a servi de véhicule principal pour faire passer la question plus large de l’hygiène mentale vers le domaine étatique de la santé publique et de la prévention, une opération fort délicate, on en conviendra. Tous ne furent pas suicidologues, au sens strict de l’adhésion à la doctrine du mouvement, mais plusieurs ministres furent, par consultants interposés, suicidologues sans le savoir. Comme cette situation n’est pas indifférente à notre propos et que le type de connaissance objective qui domine aujourd’hui la question du suicide est constitutive des pratiques de la prévention, il n’est pas inutile d’introduire l’interprétation que nous ferons des régimes historiques du suicide par une évocation sommaire de ces pratiques et de leur institutionnalisation.

La question du suicide selon l’approche thérapeutique

En 1972, un bachelier de Québec intéressé à la prévention arrive à la California School of Professionnal Psychology pour faire des études supérieures. Sa thèse de doctorat, un document d’une centaine de pages, aura pour but de concevoir pour la région de Québec un programme de prévention du suicide comme il en existait aux États-Unis et d’anticiper quels seraient les résultats éventuels, en matière de réduction du taux de suicide, d’un Centre de prévention établi dans une région « expérimentale »[2]. Selon les notes biographiques intégrées à la thèse, c’est le ministère des Affaires sociales (créé en décembre 1970) qui subventionnait les études de l’auteur depuis 1971 et c’est le même Ministère qui allait, selon l’auteur, subventionner le Centre de prévention communautaire qui devait être créé sur les bases du programme exposé dans la thèse[3]. Norman Farberow, associé de Robert Litman et d’Edwin Shneidman[4] lors de la création du Centre de prévention du suicide de Los Angeles en 1958, avait dirigé cette thèse de suicidologie qui ne cachait pas son orientation technocratique :

Le premier objectif de cette étude était de développer un programme de prévention du suicide pour la région de Tilly, une population choisie dans la province de Québec. Le deuxième objectif, relié au premier, était de concevoir un programme efficace relativement à son coût. L’efficacité du programme devait être mesurée de trois manières différentes : premièrement, par une réduction du taux des tentatives de suicide ; deuxièmement, par une réduction du taux de suicide ; et troisièmement, par la centralisation des efforts, actuellement diffus, de prévention du suicide dans cette communauté[5].

En novembre 1977, ses études terminées, Jean-Louis Campagna devint membre du fameux Comité de la santé mentale du ministère des Affaires sociales du Québec et le Centre de prévention du suicide de Québec ouvrait ses lignes téléphoniques et ses portes le 5 septembre 1978 à l’Université Laval. Après avoir établi, par extrapolation de la tendance à la hausse, que le taux de suicide de la région expérimentale allait atteindre 21,6 pour 100 000 en 1981 si rien n’était fait, la thèse de 1976 avait fixé à 12 pour 100 000 le taux de suicide qu’il faudrait constater cinq ans après l’ouverture du Centre pour établir sans ambiguïté l’effet de la prévention. Quant à la « cost-effectiveness » d’un tel centre régional, l’auteur, qui se présente à l’occasion comme un employé du Ministère, avait en main un document d’un de ses collègues qui établissait le montant qui pourrait rentablement être octroyé aux fins d’obtenir la réduction prévue.

De plus, à la demande de l’auteur, une analyse des coûts d’un programme de prévention a été publiée (L’Abbé, 1975). En se basant sur l’estimation des coûts d’hospitalisation liés aux tentatives de suicides et sur une projection du nombre de tentatives de suicide pour la période 1976-1986, en se basant aussi sur le coût de l’hospitalisation en institut psychiatrique de ceux qui feront une tentative de suicide, L’Abbé a recommandé qu’une somme annuelle moyenne de $200 000 soit allouée à un programme de prévention du suicide. Son étude a été autorisée par le sous-ministre chargé de la direction de la recherche et des services économiques du Ministère des affaires sociales.

Campagna, 1976, p. 118 et p. 96 [6]

En somme, il ne manquait plus qu’un Ph.D. californien pour fonder solidement l’entreprise. Tant et si bien que jamais une bonne intention n’allait connaître un tel succès. Non pas, certes, en matière de réduction des suicides, qui restèrent sur une pente ascendante jusqu’en 1999. Nous parlons plutôt ici de l’extraordinaire succès de la prévention elle-même. D’ailleurs, même sur ce point, le texte fondateur (et quasi mythique) de la prévention au Québec ne laissait rien au hasard et donnait aux fournisseurs américains du paradigme qu’il proposait d’importer les meilleures assurances. Parallèlement à la rédaction du programme qu’il déposait à titre de thèse, en effet, l’auteur s’était déjà assuré du concours des autorités quant à sa mise en place : le concours du Ministère, dont il était l’employé et qui allait le nommer directeur du Centre, de la police et du coroner, qui avaient convenu de modifier leurs pratiques pour s’assurer de bien compter les suicides, de l’Évêché, qui allait fournir douze prêtres pour les tâches de outreach et de befriending avec les suicide patients, de l’Université, qui allait fournir les auxiliaires étudiants et les locaux, du gouvernement fédéral, qui allait octroyer une bourse d’étude au futur directeur, etc. De plus, comme l’ouverture de ce centre risquait d’attirer des clients venus de la zone de contrôle pour profiter des nouveaux services offerts à la population expérimentale, réduisant ainsi l’efficacité « comparative » de la prévention dans la zone expérimentale, l’auteur, grâce à son accès au fichier central du Ministère à titre d’employé, allait pouvoir détecter ces patients traversiers et les rediriger vers les services usuels offerts dans leur propre région :

En refusant de donner des services (de psychothérapie et autres) aux gens qui traverseraient la frontière, on s’attend à ce que le Ministère des affaires sociales soit forcé (par les dispositions du Bill # 65) de fournir de tels services à cette population.

Campagna, 1976, p. 107-108

Il y a ici quelque chose de paradoxal dans le mélange des genres dont cette thèse fut l’occasion. Alors que son auteur se présente régulièrement comme s’il était associé au Ministère, il revient à quelques reprises sur la perspective de devoir contraindre ce dernier à adopter la voie de la prévention du suicide. S’il arrivait, par exemple, que le centre ne réduisît pas, comme prévu, le taux de suicide de sa population expérimentale (malgré toutes les précautions prises en ce qui concerne l’enregistrement des suicides, la centralisation de l’information et la protection de l’échantillon contre les pollutions), la chose ne serait probablement pas rédhibitoire pour le paradigme. Car il serait en effet possible de soutenir alors que les services offerts furent efficaces d’un autre point de vue et le Ministère, obligé par la loi de répondre aux besoins exprimés par la communauté, se verrait forcé de persévérer dans la voie de la prévention une fois qu’il l’aurait expérimentée :

Toutefois, en supposant qu’en dépit de son évaluation interne périodique le centre n’échoue, nous pourrions supposer qu’il a été efficace sous un autre rapport. Par exemple, les médecins, les psychiatres, les autres psychothérapeutes, les hôpitaux, les officiers de police et le public en général pourraient très bien avoir été réceptifs à la compréhension du problème du suicide et demander qu’un programme de prévention du suicide plus efficace soit mis en place. (Le Bill # 65 prévoit que lorsqu’il y a un besoin de services dans une communauté, le gouvernement doit agir en créant des ressources.) Nous pouvons donc supposer qu’une évaluation concluant à l’échec du centre proposé ici mènerait en fait à la mise en place d’un programme de prévention du suicide plus efficace.

Campagna, 1976, p. 115-116

Bref, et comme c’est le cas pour toute offre de « santé », l’offre de prévention allait sans doute être en mesure d’engendrer sa propre demande, pratiquement sans égard à ses effets. Une fois le problème du suicide fixé comme problème de santé mentale, la société allait très probablement demander davantage de traitements pour cette maladie, tout le noeud de la prophétie autoréalisatrice se situant alors dans la définition initiale du problème. Une fois mis en place, disait le thésard, le programme de prévention aurait donc comme but d’étendre, sur la base de ses effets anticipés, son champ d’action[7].

La sympathie des thérapeutes, anticipée par la thèse de Campagna, se manifesta d’ailleurs bien avant que l’expérience fondatrice n’ait fait état de ses « évaluations internes » et elle vint, dès 1979, appuyer l’expansion de la prévention. Un groupe d’intervenants signe alors une étude destinée au ministère des Affaires sociales pour laquelle Jean-Louis Campagna, abondamment cité, agit comme « personne ressource ». Le suicide chez les jeunes adultes de 15 à 30 ans est une assez fastidieuse revue de la littérature qui ne parle pratiquement pas de la situation québécoise, si ce n’est dans le paragraphe d’introduction :

Au Québec, le suicide a pris énormément d’ampleur au cours des récentes années. Cette ampleur se caractérise premièrement par le fait qu’il ait atteint la seconde place parmi les causes de mortalité chez les personnes âgées de 15 à 30 ans, s’accroissant ainsi, en tant que cause, plus rapidement que tout autre – deuxièmement par le fait qu’il semble vouloir rejoindre des populations de plus en plus jeunes – et, troisièmement en raison d’un manque sérieux de moyens d’intervention efficaces pouvant réduire de façon sensible sa fréquence.

Jacques C. GrÉgoire, Lise Phaneuf-Perron, Michel Robitaille et Monique Juneau, 1979

La phraséologie étonne. Déjà, dirait-on, c’est « en raison d’un manque sérieux de moyens d’intervention » que le problème a pris une telle ampleur. La connaissance du phénomène, par contre, si l’on en juge sur la base de ce rapport, est pléthorique. Aux quelque 500 titres de la bibliographie de Campagna, les auteurs en rajoutent plusieurs centaines, eux aussi pratiquement tous issus de la psychiatrie, de la psychologie et de la suicidologie behavioriste anglo-saxonne, essentiellement américaine, les contributions françaises à la compréhension du problème se limitant à Durkheim, Baechler et à une poignée de titres « cliniques ». Cette revue de la littérature, en grande partie confuse, voyage donc en désordre d’une variable à l’autre, d’un pays à l’autre, d’un groupe d’âge à l’autre et d’un « facteur » à l’autre, accumulant les contradictions au fil d’une pénible recension des « facteurs de risque »[8]. Le texte se termine sur des indications pour un plan d’action qui se contente de faire valoir l’urgence d’une intervention gouvernementale, de préférence sur le modèle du « Crisis intervention centre » mis en place par Campagna dans la région de Québec.

On voit à la lecture de cette vaste recension de la science « internationale » que le virage opéré au Québec dans les années 1970 sur la question du suicide fut radical et on mesure, par la même occasion, l’efficacité du rattrapage amorcé par les instigateurs de la prévention. Alors que les études québécoises du phénomène se résumaient à très peu de chose (un mémoire de géographie, une thèse théorique en médecine…) et que la sociologie française se concentrait autour des trois « classiques » que sont devenus Durkheim, Halbwachs et Baechler, la société psychiatrique avancée américaine disposait déjà, en 1975, d’une vaste expertise clinique, épidémiologique et expérimentale qui proliférait en revues, en recherches académiques, en paradigmes théoriques, en associations professionnelles et en subventions gouvernementales.

Vingt ans plus tard, cependant, l’écart était comblé et le vide québécois rempli : en 1998, trois ans avant le gouvernement américain, le gouvernement du Québec se dotait d’une Stratégie d’action face au suicide[9] et aujourd’hui l’un des plus importants centres d’étude du suicide au monde, fondé en 1997 à Montréal, regroupe plus de quarante chercheurs en psychothérapie qui sont reconnus « même au États-Unis »[10]. Le rattrapage de la prévention, cependant, ne fut pas sans exiger que de nombreux ajustements soient apportés à l’économie générale du paradigme initial. Évoquons brièvement les trois principaux.

D’abord, il a fallu redéfinir la nature des prétentions à l’efficacité de la prévention. Déjà en 1981, avant même que les évaluateurs du Ministère ne fassent un premier bilan de son expérience, Jean-Louis Campagna fustigeait les détenteurs du « pouvoir » qui se croyaient obligés d’obtenir pour leurs dollars des rendements chiffrés :

L’évaluation des programmes est faite trop souvent par des juristes ou des bureaucrates qui exécutent des mandats qui vont à l’encontre de l’esprit communautaire. Notre défi le plus grand est de prouver l’efficacité de notre travail. Mais comment démontrer qu’on a prévenu un problème ? Comment prouver expérimentalement la non-existence d’une chose ? La tâche est d’autant plus difficile que ceux à qui nous devons rendre des comptes n’ont pas toujours une grande sympathie pour notre philosophie. Ce sont des administrateurs, pas des missionnaires, qui veulent s’assurer que leurs dollars ont été bien utilisés[11].

S’installant de cette manière à distance respectable du « cost-effectiveness » et du « nombre d’années de vie sauvées » dont la suicidologie s’était d’abord portée garante, c’est à titre de service communautaire de proximité que la prévention se fera vraiment reconnaître, un service ayant, pour ainsi dire, sa valeur en lui-même. Ce repli sur le communautaire et sur les effets bénéfiques diffus de la prévention en matière de suicide sera d’autant plus judicieux que les programmes de prévention mis en place à partir de 1958 (il y aura plus de deux cents centres de prévention, seulement aux États-Unis) accompagneront une hausse générale du suicide dans les pays développés, plus exactement une hausse du suicide des jeunes. Mais, « … we can speculate that it has been effective elsewhere » avait annoncé le père de la suicidologie québécoise ; et c’est effectivement sur la base des effets collatéraux qu’il est toujours possible de lui imaginer que la prévention du suicide s’est finalement imposée. Constatant récemment, à l’encontre de très nombreuses prétentions d’efficacité, que « la recension des écrits ne permet pas de conclure à l’existence de données probantes en ce qui a trait à l’efficacité des onze différentes stratégies de prévention qui ont été examinées »[12], l’Institut national de santé publique du Québec n’en ajoutera pas moins à son étude de 2004 la recommandation suivante :

Toutefois, sur la base de cette recension, aucune des onze stratégies analysées ne devrait être écartée, à l’exception des activités de sensibilisation qui s’adressent à des groupes de jeunes[13].

L’impossibilité éthique de rester les bras croisés devant l’ampleur du problème, la présence d’effets positifs des interventions à d’autres niveaux (p. 22) et la possibilité que certaines des stratégies de prévention deviennent efficaces en leur consacrant plus de ressources motivent cette recommandation[14]. En somme, à une exception près sur laquelle nous reviendrons, l’Institut était d’avis que la prévention ne pouvait pas nuire et qu’elle pouvait peut-être aider.

Le deuxième type de modification du paradigme de la prévention qui allait s’imposer au fil de son développement concerne la confiance placée par ses instigateurs dans les campagnes de publicité massives et dans les activités de sensibilisation. Cette translation elle aussi s’amorce assez tôt. Alerté par la revue de littérature de Grégoire et alii, et convaincu par elle que le suicide relevait de la santé mentale, le Ministère demanda en 1980 au Comité de la Santé mentale du Québec de se pencher sur la question. La première recommandation de l’Avis qui résulta de cette commande en 1983 stipule que les « efforts doivent porter en priorité sur l’information et la sensibilisation au phénomène du suicide », que ces efforts doivent viser l’ensemble des citoyens tout en accordant aux adolescents et aux jeunes adultes des attentions adaptées à leur mode de communication[15]. Pour offrir à son ministre « l’ossature d’une véritable politique de prévention du suicide », le Comité avait demandé au Service des études épidémiologiques de faire le tableau statistique du problème. D’abord publié en annexe à son Avis, cette analyse statistique, qui contribua plus que toute autre chose à une petite psychose du suicide, fut ensuite publiée à grand tirage sous le nom de son auteur :

Le modèle adopté dans cette étude, y lit-on, s’inscrit dans une perspective d’intervention : il correspond d’abord et avant tout à la catégorie des suicides pour lesquels une action de prévention est praticable[16].

L’apport le plus marquant de cette imposante description statistique était condensé à la page 45 dans deux diagrammes qui comparaient la courbe par âge des suicides en 1950-1954 à celle de 1975-1979, des diagrammes qui fournissaient une « illustration graphique » assez extraordinaire de la hausse du suicide des jeunes. Deux ans plus tard, présentant un colloque sur la recherche en cours sur le suicide au Québec, Marie-France Charron pouvait tirer le bilan de l’alerte qui avait été donnée :

Mais dernièrement, au printemps 1985, […] j’ai pu recenser quelque soixante-dix (70) recherches, dont dix seulement ont été complétées avant 1979. Quatorze (14) étaient en cours de réalisation, et neuf (9) en étaient encore au stade de projet.

Charron, 1985, p. 2

Or, c’est précisément au moment où la prévention, et la recherche dominée par la prévention, prenaient leur envol que sonnèrent les premières notes de scepticisme. Ellen Corin, qui présidait ce colloque, lui apporta en conclusion un commentaire général qu’il vaut la peine de citer longuement, autant pour sa sagesse intrinsèque que pour prendre la mesure du temps qu’il fallu à ses auditeurs pour l’entendre :

Regardant en anthropologue ce qui se passe aujourd’hui, ce qui s’est passé durant ces dernières années dans la société québécoise plus particulièrement, on ne peut manquer d’être surpris par la très grande importance que revêt actuellement la problématique du suicide. On a parlé des attitudes négatives qui, dans notre société, peuvent amener à dissimuler un suicide. Au niveau du discours des intervenants, par contre, on a l’impression d’assister à une sorte d’inflation de la problématique suicidaire, qui surprend. […]

On peut quand même se demander ce qui dans notre société explique cette grande visibilité du suicide : le fait qu’une catégorie de personnes, essentiellement des intervenants, sentent le besoin d’accentuer cette problématique et de la porter sur la place publique, alors que beaucoup d’autres problèmes dans notre société posent aussi question (sic). Il faut relever ici que ces discours ont tendance à gauchir un peu la réalité en accentuant l’importance du suicide chez les jeunes alors qu’en fait, on a vu que c’est entre 20 et 29 ans que le problème se pose avec le plus d’acuité. On retrouve une accentuation similaire dans les média, de l’inceste et de la violence familiale ; avec le suicide des jeunes, ces problèmes constituent les trois « fers de lance » à travers lesquels est tracé un portrait catastrophique de notre société, portrait qui justifie la mise sur pied d’un ensemble de projets et d’interventions.

[…]

On peut quand même se demander ce qu’implique pour les jeunes de se voir ainsi désignés comme groupe à haut risque par rapport au suicide.

Charron, 1985, p. 112-113

Il faudra une vingtaine d’années pour que la science de la prévention rattrape cette prudence de l’anthropologue. En 2004, au moment de publier son Avis scientifique sur la prévention du suicide chez les jeunes, un avis concluant (comme nous l’avons déjà dit) à l’absence de données probantes sur l’efficacité de la prévention, l’Institut national de santé publique du Québec croira nécessaire de signaler, tout en donnant malgré tout son aval à la prévention, les risques inhérents à la sensibilisation des jeunes que nombre d’études avaient mis au jour :

L’Institut déconseille fortement de tenir des activités de sensibilisation sur la réalité du suicide auprès de groupes de jeunes, que ce soit sous la forme de documents vidéo, de pièces de théâtre, de témoignages ou de travaux scolaires sur le sujet. Des recherches ont mis en lumière que des jeunes plus vulnérables parmi le public visé, ceux qui ont déjà fait une tentative de suicide et certains garçons, sortaient de ces séances avec un niveau élevé de détresse psychologique, sans qu’ils puissent être reconnus et épaulés. Plusieurs experts ont exprimé la crainte que ces programmes entraînent une banalisation du suicide comme solution à un problème et même un effet d’imitation[17].

Face à la montée des groupes de militants et des associations de bienfaisance qui réclamaient, dans les années 1990, des programmes massifs de sensibilisation au suicide pour les écoliers, y compris pour ceux des écoles primaires, l’évocation des « effets préoccupants » de ce type d’intervention ressemblait à un désaveu. Les interventions dans les écoles ont en conséquence été progressivement rabattues, avec de nombreux caveat au surcroît, vers les activités de postvention, alors que les programmes plus généraux de prévention du suicide étaient redéfinis autour de la notion de promotion de la santé mentale. Cela nous conduit vers la troisième mutation du paradigme.

D’abord, une remarque sur la notion de « facteur de risque ». En matière de prévention du suicide, son usage a évidemment une origine statistique. Un peu comme c’est le cas pour les accidents de la route, on peut, au lieu de rechercher la cause de ces accidents pris un à un, examiner statistiquement les situations où ils surviennent et faire la liste des « facteurs » qui leur sont le plus fréquemment « associés » (notion de corrélation). Dans le cas du « facteur » comme dans le cas de la « cause », cependant, il est en général présupposé que l’événement dont on s’occupe n’a pas un caractère intentionnel car c’est alors à l’intention elle-même qu’il faudrait appliquer les notions de « facteur » ou de « cause ». Sans compter que le détour par l’intention nous renverrait aux « raisons » de l’acte intentionnel et que l’avantage qu’il y a à aborder le suicide dans le cadre de la maladie mentale, qui est précisément d’éviter ce détour par l’action, serait perdu. Comme il est naturel de penser que l’on ne subit pas intentionnellement l’influence d’une maladie mentale, il devient possible dans le paradigme de la maladie de caractériser les suicides sur le mode épidémiologique, par l’ensemble des facteurs de risque qui leur sont associés, et d’épargner à la connaissance, en apparence tout au moins, les spéculations sur les mystérieuses « raisons » de l’acteur. On pourra finalement, en faisant « l’étiologie du suicide », négliger le rôle interprétatif de l’acteur au profit de « l’action » des facteurs eux-mêmes et ordonner leur puissance sur la base de leur fréquence. Dès leur rapport de 1978, Grégoire et alii réclamaient d’ailleurs des interventions publiques dans les termes suivants : « Nous devons chercher à mieux connaître le phénomène du suicide, les caractéristiques des gens qui s’enlèvent la vie, et les facteurs les amenant à agir de la sorte »[18]. Une fois identifiés les principaux facteurs qui amènent les gens à commettre un suicide, on pourra dessiner des campagnes d’hygiène publique en ciblant les clientèles les plus exposées à l’« action » de ces facteurs.

Dans certains cas, cependant, cette approche prend un tour étrange. Sur la quarantaine de facteurs identifiés par la Stratégie québécoise d’action face au suicide, l’un de ceux dont on parle le plus souvent : « avoir déjà fait une tentative de suicide », a toutes les allures du travail mort selon Marx. Ici en effet, ce n’est pas le chômage, le veuvage, l’alcool, l’humiliation, la séparation ou la pauvreté qui entrent en jeu ; c’est, dirait-on plutôt, l’action passée du suicidaire lui-même qui fait retour dans sa vie sous la forme ossifiée de facteur pour prendre la place de son action et de ses motifs présents et « saisir le vif » sans autre médiation ; comme une machine qui, après avoir été le fruit de l’action et de l’intentionnalité humaines, revient à titre de chose s’emparer du travailleur pour lui dicter ses gestes[19].

Quoi qu’il en soit de cette approche conceptuelle, apparemment conforme aux « meilleures pratiques » de l’épidémiologie classique, il se révélera à l’usage que l’intervention auprès de clientèles-cibles sur la base des facteurs de risques exigeait en réalité des moyens colossaux, des moyens capables de décourager le ministre le mieux intentionné qui soit. Alors que la prévalence du suicide pourra être, disons, de 20 personnes sur 100 000, la prévalence combinée du chômage et de la pauvreté, par exemple, peut aussi bien être de 20 000 personnes sur 100 000 pour un cycle de dix ans. Et nous n’avons pas encore parlé de l’abus des substances ou du divorce, choses auxquelles plusieurs personnes font l’expérience au cours de leur vie, ni de tous les autres facteurs. Le foin des clientèles-cibles explose avec le nombre des facteurs et l’aiguille des suicides qu’il faut empêcher s’y perd pendant que ceux qui ont été effectivement empêchés, comme le disait Campagna, peuvent tout aussi bien rester tranquillement cachés dans la masse énorme des « non-suicides ».

Pour arriver à des mesures plus encourageantes de son efficacité, l’intervention devra alors se détourner de la prévention au sens strict et se faire programme éducatif en ajoutant à la science des facteurs de risque une science des « facteurs de protection ». Comme le fait très bien tout assureur qui offre des réductions de cotisation aux conducteurs qui n’ont jamais fait d’accident, on peut « identifier » des facteurs de protection. En privilégiant alors les facteurs qui semblent relever d’un certain « savoir-être » face aux misères de la vie, on se donnera les moyens d’enseigner des attitudes mentales mieux adaptées aux risques de suicide, mais sans qu’il soit nécessaire pour cela d’agiter aux yeux des écoliers le spectre du suicide lui-même.

Adoptant la pragmatique éducative des compétences et des habiletés, « l’action face au suicide » (comme dit le Ministère) s’engagera donc dans la promotion et le développement des facteurs de protection et elle donnera par ce détour pédagogique un aspect positif (et universel) à la lutte contre le suicide. Le Ministère et le réseau des intervenants pourront alors, sans avoir à redouter les « effets négatifs » de la sensibilisation au suicide, « s’assurer d’une programmation en milieu scolaire visant le renforcement des aptitudes personnelles et sociales des jeunes et préconisant un environnement favorable à l’adoption de saines habitudes de vie »[20], toutes choses qui se retrouveront quelques années plus tard dans la liste des compétences du bulletin scolaire. Ce déplacement, vers la protection, de l’accent qui avait d’abord été placé sur le risque a pour effet de transformer les interventions préventives en activités ayant une valeur en elles-mêmes et de permettre de prendre pour mesure du succès des programmes « protecteurs » la croissance même des activités de protection. Toute contribution quelconque au développement des facteurs de protection ne pouvant en effet que réduire l’efficacité des facteurs de risque, « le développement des compétences personnelles et sociales, telles que la capacité de résolution de problèmes, de gestion des conflits interpersonnels et l’estime de soi » (Pronovost, Leclerc et Dumont, 2003, p. 42) deviendra le fer de lance de la prévention du suicide. L’évaluation de l’efficacité de cette action face au suicide pouvant légitimement se rabatte sur la mesure du taux de pénétration des activités de développement des compétences, on n’hésitera pas à proposer de vastes programmes de prévention destinés à « améliorer les habilités sociales des enfants et les habiletés éducatives des parents et des enseignants »[21]. Mais, précisément parce que la société thérapeutique avancée est toujours en manque de moyens d’hygiène, on en viendra bientôt, non sans paradoxe, à utiliser la permanence même du problème initial comme preuve de la nécessité d’aller plus loin dans ce mode de production de santé :

Malgré que le Québec dispose d’un des taux de psychologues les plus élevés au monde, il n’en demeure pas moins que les statistiques du suicide continuent d’être élevées, soit environ 1 300 décès par année, ce qui est presque le double du nombre d’accidents causés par des véhicules à moteur. Il faut donc changer les attitudes et les comportements pour être efficaces.

Tousignant, 2003, p. 157

Parce qu’elle ne peut pas, sans redondance bureaucratique, intégrer à des objectifs déjà gigantesques des transformations structurelles de la société (abolir la pauvreté, par exemple), la promotion de la protection doit, tout comme la détection des clientèles à haut risque, se concentrer sur la modification des attitudes et des comportements individuels et s’engager dans une rééducation globale des comportements qui fait l’impasse sur les conditions sociales de l’action significatives et de la liberté.

En somme, l’entrée de la psychologie sous le chapiteau multimilliardaire de la santé publique, que rendait possible l’étatisation des services, a coïncidé avec une transformation du régime des suicides qui se prêtait à la médicalisation du phénomène. En associant cette nouveauté qu’était le suicide des jeunes aux « troubles psychologiques », on se donnait une interprétation du phénomène qui était en congruence aussi bien avec la prise en charge des problèmes de santé par l’État qu’avec la technocratisation de l’encadrement social et la puissante influence du programme social-thérapeutique américain. En cours de route, la connaissance du suicide a eu tendance à s’en tenir à l’alerte de 1979 sur le suicide des jeunes adultes, les études cliniques, épidémiologiques au autrement médicales n’évoquant bien souvent les données statistiques que pour réaffirmer l’urgence d’agir. Nous avons un exemple troublant de cette tendance à rester sur l’erre d’aller dans un communiqué de presse de mai 2004 émis par l’Institut national de santé publique au Québec pour signaler la publication de ses propres études « scientifiques » et pour saluer la tenue d’un colloque international alors organisé au Québec et portant sur les Pratiques novatrices pour la prévention du suicide :

Le problème du suicide, déjà extrêmement grave au Québec, continue de prendre de l’ampleur, en particulier chez les jeunes. Déjà, dans le groupe des 15-19 ans, le tiers des décès est attribuable au suicide et le taux ne cesse d’augmenter depuis dix ans, tant chez les filles que chez les garçons[22] ?

Comme chacune de ces affirmations est démentie par l’étude qu’il publie alors, on se demande si l’Institut n’a pas lui-même cédé à des pratiques novatrices en matière de lecture. On peut comprendre que les auteurs du communiqué aient voulu être prudents avant de signaler la baisse des suicides enregistrée au Québec après 1999, mais c’est une prudence excessive que d’annoncer le contraire. La chose est particulièrement frappante pour les hommes de 15-19 ans dont le taux de suicide avait atteint, selon les statistiques de l’Institut lui-même, 35 pour 100 000 en 1995 pour décroître régulièrement par la suite (voir Saint-Laurent et Bouchard, 2004, p. 42 et Saint-Laurent et GagnÉ, 2007).

Peut-être que cette énième alerte marquera la fin de ce que Corin appelait « l’inflation de la problématique suicidaire », inflation où elle nous invitait à chercher, au-delà du souci naturel pour les morts volontaires, ce que notre société y révélait d’elle-même. Le devoir de dramatisation où le « suicide de nos jeunes » nous a poussés il y a trente ans a terminé sa carrière et nous ne devons plus rien en attendre, ni pour la connaissance, ni pour l’intervention. La quête d’efficacité massive[23] dans ce domaine de la « maladie mentale », qui est certes une motivation vertueuse, risque maintenant d’avoir pour seul résultat immédiat sa propre reproduction élargie ; mais elle est capable d’avoir aussi de nombreux résultats collatéraux moins innocents, comme l’intensification du quadrillage social[24] et la saturation des institutions scolaires par des opérations sans contenu, orientées directement vers « la construction identitaire », « l’estime de soi », « le développement de saines attitudes mentales » ou vers tout autre « produit » dont nul État ne connaît la formule.

Du Canada français à la société québécoise : les régimes du suicide

Problématique : la signification pour autrui du passage à l’acte

Nous voulons, dans le reste de cet article, utiliser les moyens les plus ordinaires de la statistique descriptive pour prendre un peu de recul face à ce phénomène, d’abord en replaçant la situation actuelle de la mort volontaire au Québec sur le fond de son évolution séculaire, ensuite en tentant d’identifier à l’aide de comparaisons la nature d’une spécificité québécoise maintes fois affirmée. Il faut dire que, sur ce dernier point, nous avons eu tendance à grossir le trait, comme le disait Corin, et à réclamer pour le Québec de sinistres records du monde. Or, pour peu que l’on jette un regard circulaire sur les documents des offices de santé publique des autres pays développés, on y découvre, au-delà de semblables programmes d’intervention inspirés par des approches conceptuelles similaires, une semblable tendance à pointer du doigt dans la statistique nationale le groupe d’âge, la catégorie sociale, la région, le taux de croissance ou l’écart de taux représentant pour le pays un triste record en matière de santé mentale et de propension suicidogène. La règle générale, en somme, c’est de se présenter comme cas exceptionnel et de grossir le trait. Nous avons donc agi conformément à la règle de la « situation-exceptionnellement-alarmante » en fondant régulièrement notre inquiétude sur des « records » bien choisis : le Québec présente le plus haut taux de suicide au Canada… mais à condition que l’on fasse abstraction des sociétés autochtones ; et il a l’un des plus hauts taux de suicide chez les jeunes hommes… surtout si l’on regarde telle tranche d’âge entre telle et telle année.

La mise en perspective à laquelle nous voulons fournir quelques éléments n’a pas pour but de banaliser le cas québécois ou, plus généralement, le suicide lui-même. À cause de la loi du partage qui nous installe dans un ordre symbolique commun, le suicide de quelque passager que ce soit du monde qui emporte notre identité nous touche subjectivement et nous peine, surtout lorsqu’il est identifiable et qu’il nous semble plus « proche » de nous (par la famille, l’âge, l’amitié, le métier, l’origine, l’affiliation idéologique, etc.). L’étude objective du suicide n’a d’ailleurs pas à se « libérer » de ce sentiment de communauté qui touche l’un quand l’autre se suicide, puisque ce sentiment fait partie du phénomène. Nous partons donc ici du postulat selon lequel le suicide est un acte significatif, ce qui revient à dire qu’il relève pour nous du domaine de l’action plutôt que de celui du « comportement ». Si la mort volontaire de l’autre nous affecte subjectivement, c’est qu’elle concerne de quelque manière l’humanité particulière que nous partagions avec lui et qu’elle change, d’une manière ou d’une autre, l’ordre de la maison symbolique commune. Pour peu que nous y réfléchissions, elle signifie quelque chose pour nous, même quand nous ne saurions y mettre des mots qui vaudraient pour tous.

Certes, dans certaines sociétés, à certains moments ou pour certains types de suicide, il existe une sorte de code d’interprétation, une grammaire collective de la signification de certains suicides, que ceux-ci aient été « prescrits » par des conjonctions rituelles particulières ou « commis » selon des motifs singuliers. La culture japonaise est très instructive sous ce rapport, aussi bien quand elle met en scène, y compris au théâtre, le pacte de suicide des amants dont l’union est impossible (shinjû), le suicide par hara-kiri du militaire déshonoré (seppuku) ou le sacrifice du kamikaze pour la patrie. Mais c’est aussi une telle interprétation toute faite qui attend la mort volontaire du financier qui a été broyé entre un mur de dettes et la disparition d’actifs commis à la spéculation. Il en va de même pour certains suicides que la culture interprète comme une vengeance, comme c’est le cas pour le suicide de la jeune épouse chinoise qui désigne à la vindicte publique la cruauté de sa belle-mère.

Mais même quand un suicide ne trouve pas dans la culture une interprétation toute faite, il reste un acte « significatif ». À la limite, c’est le non-sens que désigne et signifie un suicide, le fait qu’un être humain singulier n’avait plus sa place dans l’ordre symbolique commun, le fait qu’il ne restait plus, « entre » une identité subjective et le monde qui lui était donné à vivre, que surdité réciproque (ab-surdus)[25]. Contrairement à la question du sens de l’histoire, la question du sens de la vie est une mauvaise question lorsqu’on la pose « en général » et ceux qui le cherchent sous cette forme sont trop généreux et méritent un peu les plaisanteries qu’on leur destine. Mais cela tient justement au fait évident que chaque subjectivité vivante repose « en privé » sur la certitude d’avoir un sens pour d’autres dans un monde de la parole qui à l’occasion s’adresse à sa singularité. Le fait de ne plus avoir ses aires dans ce lieu de l’homme est peut-être l’ultime « raison », assez fondamentale celle-là, de mourir, même s’il n’y a pas de manière codée de « dire » le non-sens d’une identité dans un monde. C’est cela qui se montre quand certains suicides nous laissent hébétés, interdits, sans interprétation toute faite, sans événement codé qui donnerait quelque chose à comprendre, simplement avec le sentiment d’avoir été invités à un ultime partage, le partage du refus du non-sens. Cette montée « hégélienne » aux extrêmes, ce mépris de la vie animale par la vie elle-même, est parfois l’acte d’un être déshonoré par le non-sens, un être qui prétend réintégrer de force sa condition symbolique et son humanité en la quittant volontairement et qui nous prend à témoin.

À quoi riment ces conjectures ? Simplement à ceci : c’est passer à côté de la nature de l’acte qui nous intéresse ici que d’en faire l’effet d’une maladie. On pourrait évidemment soutenir que c’est la « croyance » subjective en un sens qui porte les parlants au fil de la vie et que c’est justement cette croyance que saccage la maladie mentale. Mais on tournerait alors en rond dans un faux-fuyant verbal. Même en l’imaginant totalement indépendante de la situation du sujet, il arrive que la maladie mentale s’attrape ou se déploie au plan « mental », justement, et que c’est encore l’interprétation de l’acteur, fût-elle « cognitivement inadéquate » comme on aime à le dire, qui est au principe de l’acte. Pour l’OMS, 95 % des suicides sont associés à la maladie mentale, affirmation gratuite qui est basée sur la certitude que dans la plupart des cas c’est elle qui pousse le malade à faire « l’erreur de croire » que la mort soit une solution. Il y a dans ce genre de postulat – c’est une « erreur » de croire que la mort soit une issue et c’est presque toujours la « maladie » qui mène à cette erreur – un savoir dont nous devons nous garder soigneusement. Cette vue peut certes permettre à notre société de continuer à réprouver le suicide, mais elle ne nous autorise pas à remplacer l’intention de l’acteur par l’action d’un facteur. Aucune science n’établira jamais qu’il est faux que la mort soit une solution, et même quand on aurait établi qu’il existe des virus ou des neurotransmetteurs qui accroissent la probabilité qu’un sujet arrive à la conclusion contraire, on n’aurait encore rien dit de la distribution et de la circulation de ces « agents » pathogènes dans l’espace symbolique et normatif de l’ordre social. Car rien n’est plus variable que le suicide – au fil des groupes, des âges, des sexes, des sociétés ou du temps – et la certitude que c’est la « maladie » qui pousse à l’« erreur » ne peut en elle-même apporter aucune contribution à l’effort d’interpréter ces variations au fil du temps quand elle se contente de les attribuer aux circulations capricieuses de la maladie. De retour à la case départ.

C’est déjà une tout autre perspective qui se construit dans l’effort de comprendre le devenir historique des différents types de maladie mentale. Dans les années 1970, écrit par exemple Alain Ehrenberg, les psychothérapeutes notent la montée vertigineuse d’un nouveau type de patient alors qu’ils se trouvent de plus en plus régulièrement confrontés à la personnalité dépressive :

Ces patients leur donnent du fil à retordre car, à la différence des névrosés, ils n’arrivent pas à reconnaître leurs conflits, à se les représenter. Il leur manque le matériau de base sans lequel il est difficile de mener à bien une cure : la culpabilité. Parfois angoissés, ces patients se sentent surtout chroniquement vides ; ils ont les plus grandes difficultés à faire quelque chose de leurs affects douloureux, car ils ne les mentalisent pas. Leurs représentations sont pauvres, ils sont incapables de symboliser leurs douleurs : ils sont prisonniers de leur humeur. Cette nouvelle espèce a un nom : les borderlines ou les états-limite.

Ehrenberg, 1998, p. 159

En s’engageant ainsi dans l’effort de reconnaître ce déprimé nouveau genre qui donne l’impression d’être « fatigué d’avoir à devenir lui-même » (p. 10), Ehrenberg nous met sur la piste de transformations sociétales qui, certes, s’expriment dans des phénomènes psychiques – personnalité narcissique, montée du suicide fataliste, dépression chez les jeunes – mais qui ne peuvent pas avoir leur principe dans les contingences individuelles de la maladie mentale.

Pour toutes ces raisons, ce n’est pas le fond philosophique, anthropologique ou psychologique du suicide que nous viserons surtout dans ce qui suit mais simplement, d’une manière superficielle et à titre préalable pourrait-on dire, les formes historiques de ses manifestations au Québec. Nous prétendons que la carte du phénomène oblige à relativiser la logique des facteurs, des variables et des agents pris en eux-mêmes, dans la mesure où ils sont tributaires de la structure d’ensemble de la société dans laquelle ils s’inscrivent.

Cadre théorique : le suicide des pays développés au XXe siècle

Notre interprétation de l’événement qui est à l’origine de l’alerte des années 1970 – la hausse du suicide des jeunes (hommes) – est d’abord fondée sur l’effort de mettre en lumière ce qu’il y a de particulier dans la manière dont un phénomène universel se présente ici, les spécificités québécoises du suicide étant ensuite rapportées à ce que l’on a appelé la « modernisation » du Québec. Parlons d’abord du contexte historique général qui à notre avis est mis en jeu dans cette affaire.

Deux grands processus concomitants – la transformation des modalités de participation à la vie active (« le travail ») et la transformation des structures de la sphère intime (« la famille ») – doivent être pris en compte quand il est question de l’évolution récente du suicide dans les pays de l’OCDE. Ces deux processus affectent l’ensemble des sociétés développées au XXe siècle mais s’articulent dans chaque cas sur la base d’une histoire nationale qui donne à chacun d’eux son poids spécifique et qui influence aussi bien le rythme que le profil général de la mutation sociétale (« postmoderne ») du siècle passé. Par souci de simplicité, nous identifierons ici la première transformation au recul du marché du travail au profit d’un système de l’emploi, un phénomène de très grande ampleur qui a été décrit et théorisé par Rolande Pinard (2000). À mesure que le grand capital corporatif redéfinissait le procès de travail (l’organisation) et que l’articulation des tâches était formalisée sur la base des « postes » de travail en conjonction avec les syndicats (les contrats collectifs), le mode d’inscription du travailleur individuel dans la main-d’oeuvre active tendait à prendre la forme de l’occupation durable d’un « emploi », lui-même prédéfini par des règles d’accès, de rémunération, d’avancement, ainsi que par des avantages collatéraux visant à retenir dans l’organisation les compétences qui s’y formaient. En conjonction avec les assurances du providentialisme qui institutionnalisaient les statuts d’accidenté, de chômeur et de retraité en organisant pour ces statuts des couvertures collectives, le système de l’emploi aura pour effet de mettre une importante partie de la main-d’oeuvre à l’abri des variations journalières du marché du travail en donnant au travailleur un statut légal apparenté à celui, déjà ancien, des « employés » de l’État bureaucratique moderne. Le syndicat jouant alors dans l’industrie le rôle de la corporation professionnelle dans l’État, on a donc très justement désigné ce mouvement comme une tendance générale à la « professionnalisation ». À mesure que l’occupation durable d’un emploi exigeait de plus en plus régulièrement la possession de licences, permis, expériences, cartes de compétences, memberships, diplômes ou de toute autre forme de qualification « conventionnée », la vie de travail prenait par mimétisme la forme d’une carrière au sein des organisations. Ce que les révolutionnaires de la fin du XIXe siècle appelait « l’aristocratie ouvrière » est ainsi devenu l’idéal du XXe siècle, une sorte de modèle qui n’a pas eu besoin d’être à la hauteur des attentes jovialistes dont il fut l’objet pour redéfinir malgré tout la vie active du prolétaire et pour libérer partiellement le travail du marché en échange de son appropriation par l’organisation. Pour fixer les idées au prix d’une dernière simplification, nous pouvons tracer de la manière suivante l’esquisse biographique de cette stabilisation de la société salariale : la fin du XIXe siècle européen en forme l’idée et en établit les prodromes, c’est le réformisme ; les États-Unis en font l’expérience massive avant la Seconde Guerre mondiale, c’est la révolution managériale ; et la reconstruction des pays développés se déploie à l’enseigne de sa généralisation, ce sont les Trente glorieuses. La remise en question du réformisme du XXe siècle, la globalisation néolibérale du milieu des années 1980, ne nous concerne pas à cette étape de notre analyse.

La seconde grande transformation sociétale qui intéresse le suicide touche à la nature de la sphère intime et au mode de constitution des ménages. Ce processus est évidemment lié avec le premier, bien qu’il se manifeste un peu plus tard dans le siècle. Nous retiendrons ici comme indicateur de cette tendance générale le phénomène particulier de l’allongement de l’entrée dans l’âge adulte et nous renverrons le lecteur au livre de Daniel Dagenais, La fin de la famille moderne (2000), pour une analyse systématique de la mutation où il s’inscrit. Déjà dans la première moitié du siècle, les modifications des pratiques familiales avaient ouvert la voie de cet allongement. À mesure que les sécurités et les protections que Durkheim attribuait à la « société familiale » reculaient face aux protections collectives et face à la sécurité « sociale », à mesure que la stabilisation du salariat enlevait à la famille ses fonctions productives pour la mener vers la société de consommation, c’est le rôle et la place de la famille dans la société qui furent redéfinis. Les classes moyennes, formées par le système de l’emploi et contemporaines du développement des « qualifications », découvrent bientôt que c’est seulement par l’éducation et par l’allongement de la formation qu’il leur est possible de transmettre leur position sociale à leurs enfants et elles adoptent progressivement des pratiques démographiques en harmonie avec la stabilisation de la société salariale par l’emploi. Alors que l’entrée sur le marché du travail représentait pour les jeunes un événement ponctuel plus ou moins heureux selon la conjoncture, l’accès au système de l’emploi tend à prendre la forme d’une trajectoire, à chaque fois singulière, au terme de laquelle de nombreux postulants restent sur le carreau à titre de journaliers ou coincés dans des formes résiduelles, dépolitisées, de l’ancien « louage de travail ». Avec l’organisation progressive du providentialisme autour du modèle du « bread winner » et de la « ménagère », il s’opère ainsi une sorte de renversement qui fait désormais dépendre la sécurité d’une famille d’un employé plutôt que de faire dépendre la sécurité de l’ouvrier de la solidarité familiale et du travail domestique, des choses qui appartenaient aux femmes, dira-t-on ici pour aller vite. La condition économique de la « vie de famille » moderne (qui, tout à la fois, présupposait le genre et le fixait dans des rôles parentaux) s’en trouvera modifiée alors même qu’un « procès de personnalisation », comme on a pu le dire, libère la quête de reconnaissance amoureuse des attentes standardisées issues de la tradition et fait de la vie du couple le lieu de l’expérience et de la découverte du genre. En somme, tout se combine pour consacrer le caractère consommatoire de la vie familiale, centrée désormais sur le couple, sur sa sexualité, sur son amour et sur sa « conversation », avait annoncé Milton. Alors que « l’acte de mariage » moderne rassemblait symboliquement dans un événement le passage à la vie adulte, l’assomption du genre, l’autonomie sexuelle, la formation d’un ménage, son entrée dans la vie économique, la fondation d’une famille, l’inscription de sa descendance éventuelle dans la filiation symbolique et la consécration de l’amour, la seconde moitié du XXe siècle aura grand soin de libérer les éléments de ce syncrétisme les uns des autres et d’alléger la régulation par la société des formes du devenir subjectif : devenir un adulte, devenir un homme, devenir une femme, devenir un membre de la société, se faire reconnaître une place dans son fonctionnement matériel, devenir père, devenir mère, voilà maintenant autant de parcours partiellement indépendants les uns des autres et abandonnés de plus en plus largement aux choix individuels et à l’influence des circonstances.

Le développement de l’adolescence et la généralisation de la crise d’entrée dans l’âge adulte qui l’accompagne, comme l’a observé Erickson, viendront ainsi donner une forme subjective à la transformation des modalités de participation à la vie active, instaurant une sorte de néoténie sociétale que thématisent aujourd’hui les doctrines de la personnalité flexible et adaptative à laquelle correspondrait l’indépendance des différents systèmes fonctionnels de la société.

C’est sur le fond de ces changements structurels qu’il faut situer le premier grand constat qui touche la redéfinition contemporaine du suicide dans les pays développés. Dans la littérature francophone, Chauvel, avec « L’uniformisation du taux de suicide masculin selon l’âge : effet de génération on recomposition du cycle de vie », (1997) et Baudelot et Establet (2006) qui reprennent Chauvel sur ce point dans leur ouvrage consacré au suicide, ont donné sa forme canonique à ce constat. Citons-les ici :

Le dernier quart du XXe siècle a bouleversé une relation que plus de cent cinquante ans de statistiques mondiales avaient incité à considérer comme une donnée universelle : la croissance régulière du taux de suicide avec l’âge. Depuis le début du XIXe siècle et dans la quasi-totalité des pays disposant de statistiques, la tendance ne souffrait aucune exception. Les jeunes mettaient un peu fin à leurs jours, tandis que, l’âge venant, la proportion de personnes passant à l’acte augmentait selon un profil quasi linéaire. S’imposant avec toute la force d’une évidence naturelle, la relation appelait peu de commentaires. […] Et puis, voilà qu’au cours des années 1970 cette belle institution vieille d’un siècle et demi se dérègle brutalement sous les coups d’un double mouvement : le suicide des jeunes augmente, celui des personnes âgées diminue.

Baudelot et Establet, 2006, p. 137-138

Suivant Chauvel aussi sur ce point, Baudelot et Establet font remarquer la grande généralité du phénomène d’un pays à l’autre, la hausse du suicide des jeunes et la baisse du suicide des vieux n’ayant nul besoin d’être conjointement exceptionnelles pour que s’avère le phénomène universel du rapprochement progressif des taux par âge. Et ils donnent le cas américain comme illustration de la transformation « typique » de la structure par âge du suicide (voir le graphique I) dans les pays développés, exemple tiré d’une étude du National Bureau of Economic Research.

Bien que nous pensions que l’interprétation de cette transformation très générale de la structure par âge du suicide doit d’abord se faire sur le fond des mutations sociétales évoquées plus haut, nous ne sommes pas absolument en désaccord avec l’effort de ceux qui ont cherché des corrélations probantes liant cette nouvelle structure à des phénomènes particuliers relevant de l’économie ou de la vie privée. Ce type d’approche est particulièrement clair chez Chauvel ou chez Culter quand ils s’engagent dans des modèles mathématiques assez sophistiqués pour mettre en relation la croissance du taux de suicide des jeunes avec des variables économiques ou démographiques qui semblent accompagner en partie cette croissance. Cependant, situer une statistique sur la carte des variables qui s’y rapportent est une heuristique, une heuristique sans nul doute incontournable pour les sociétés qui se donnent à elles-mêmes comme chiffres et qui se règlent par des chiffres, mais une heuristique quand même. Dans le cas qui nous occupe, le taux d’activité des jeunes, le taux de chômage, la taille des générations, le nombre des divorces, le taux d’activité des femmes, etc., ne peuvent jamais que servir d’indicateurs (ou, dans l’autre sens, d’illustrations) pour les transformations structurelles plus générales auxquelles il faut rapporter le nouveau régime du suicide. Un taux de chômage, par exemple, et un taux de suicide, par exemple encore, sont des lectures terriblement sélectives qui agrègent des processus sous-jacents si différents que les corrélations que l’on pourra établir entre de telles constructions seront insignifiantes quand elles ne seront pas très imparfaites et leur fonctionnement dans une « explication » sera d’autant plus douteux que l’on soutiendra sans autre forme de procès que le changement d’une variable est la cause du changement de l’autre[26]. Tous les sociologues s’accordent sur ce point et ce n’est donc pas sur ce plan que nous nous situons quand nous disons que le phénomène social total qui s’exprime dans la transformation de la structure par âge du suicide doit être rapporté à une lecture des changements sociaux qui soit d’un niveau synthétique comparable, le témoignage des « variables » ne pouvant être entendu que sur le fond d’une hypothèse quant à la structure.

Graphique I

Taux de suicide (par 100 000 habitants) par âge aux États-Unis, 1950 et 1990

Taux de suicide (par 100 000 habitants) par âge aux États-Unis, 1950 et 1990
Source : Graphique tiré de Cutler, David M., Edward L. Glaeser et Karen E. Norberg, « Explaining The Rise in Youth Suicide », Working Paper 7713, National Bureau of Economic Research, Cambridge, Ma, May 2000.

-> Voir la liste des figures

Revenons donc rapidement sur le schème théorique de notre interprétation à la lumière de ce simple graphique. Si le suicide industriel/durkheimien s’accroissait si universellement avec l’âge (courbe « 1950 » dans le graphique de Cutler), c’est que les aléas du marché du travail atteignaient plus durement des « sociétés familiales » dont le passage du temps (divorce, veuvage, départ des enfants, difficultés économiques, misères affectives, etc.), réduisait forcément les capacités supplétives. Par contre, avec la formation progressive du régime de l’emploi, de la qualification à l’emploi et de l’ancienneté liés au capitalisme organisé, on assistera au développement d’une « démarchandisation » partielle de l’activité professionnelle et du « revenu », démarchandisation qui prendra la valeur d’un idéal politique du seul fait d’être appuyée par les assurances du providentialisme. La généralisation des régimes publics de retraite et d’allocations familiales dans la seconde moitié du siècle viendra en quelque sorte confirmer l’institutionnalisation d’un « support collectif accordé aux familles » qui altère d’office leur fonction économique de sécuration et qui achève le renversement dont nous parlions plus haut. Cette institutionnalisation du salariat par la sécurité sociale et par « l’emploi » se combinera de plus avec un mouvement de professionnalisation qui rendra possible, parfois sous la forme d’un marché de dupes il est vrai, l’investissement subjectif du salarié dans son travail et la transformation, dans certaines limites, du milieu de travail en « milieu de vie ». Le vieillissement, alors, n’est plus forcément ce processus cumulatif d’érosion où les aléas extérieurs qui touchent l’individu se combinent fatalement à des capacités – physiques, morales et sociales – déclinantes d’y faire face.

Les mêmes changements sociétaux qui nous servent ainsi à interpréter la baisse du suicide des vieux (plus nettement des hommes, nous y reviendrons), éclairent dans l’autre sens la hausse du suicide des jeunes. La famille, en effet, et « l’intériorité familiale », qui était encore pour Durkheim ou Leplay le sens et le centre de la vie individuelle et la base de la société, deviendra au fil du XXe siècle un élément de la vie individuelle plutôt que d’en être le cadre, le résultat des choix individuels plutôt que la manifestation d’une norme collective. Du fait d’être prise en charge par la vie professionnelle et par le providentialisme, c’est à eux qu’elle ajustera sa descendance à mesure que les modes de vie se déplaceront dans l’espace de la consommation et que les échelles de la stratification viendront enlever leur tranchant aux habitudes de classe. Nous avons dans le féminisme de la seconde moitié du XXe siècle une très forte illustration de ce déplacement de la famille dans la structure sociale alors que les femmes, restées plus longtemps attachées (dans les deux sens du terme) à ce « centre » et à cette « base », se découvrirent du jour au lendemain « enfermées » dans la vie familiale, une vie familiale elle-même repoussée vers les accessoires individuels de la vie sociale. La famille, le « paradis dans un monde sans coeur » des modernes, avait été repoussée à la périphérie de la réalisation individuelle et ce sont les nouvelles formes de l’affirmation de soi que la vie dans la sphère domestique et l’exclusion de l’espace public allait bientôt interdire aux femmes. La différence (et la définition même) des genres ne pouvait pas rester arrimée à la division des rôles de la famille moderne quand l’alliance matrimoniale et le couple passaient de destin social à quête individuelle. Au moment même où l’entrée dans le système de l’emploi devenait de son côté une trajectoire aux multiples détours, l’entrée dans son genre et, par là, dans la vie adulte était poussée vers l’incertitude du fait d’être abandonnée à la discrétion individuelle et aux déterminismes empiriques de l’origine sociale et du milieu. « Avoir une place dans la société qui ait un sens », cette aspiration que l’on risquait jadis de voir partir en illusions avec l’âge et avec l’érosion progressive du monde proche personnalisé, était devenue pour les jeunes le terme d’une sorte de « travail d’entrée » qui se déroulait pour plusieurs dans une cour de triage gérée par un casino. Si bien qu’il était maintenant aussi difficile d’entrer dans la société que cela ne l’était, jadis, de s’y maintenir.

Une illustration : le XXe siècle ontarien

Le graphique II compare l’évolution des taux de suicide des hommes et des femmes au XXe siècle, au Québec et en Ontario[27]. Le « ciseau » du haut est formé par les taux de suicide des hommes dans les deux provinces et celui du bas par les taux féminins. Remarquons que dans les deux provinces les profils sur le siècle des suicides masculins et féminins se suivent à peu près, les taux québécois dépassant les taux ontariens à peu près au même moment. Pour fixer les idées, signalons que le nombre total de suicides au Québec a été à son maximum en 1999, aussi bien chez les hommes que chez les femmes, avec plus de 1 600 suicides dans l’ensemble et qu’il décline assez régulièrement depuis, surtout chez les jeunes.

La première chose qui se dégage de cette « illustration », c’est que l’extraordinaire explosion du suicide au Québec s’est faite sur le fond d’une immunité antérieure non moins extraordinaire. Que le taux de suicide ontarien ait été le double du taux québécois en 1931 n’est pas moins troublant que la situation inverse en 1996. Cela dit, et quel que soit le moment de « l’exception », le changement sur le siècle de la situation relative du Québec reste saisissant, les taux québécois passant de la moitié au double des taux ontariens.

Mais laissons cela de côté pour l’instant pour nous intéresser plutôt au cas des hommes en Ontario. Les deux sommets du suicide des hommes dans cette province, l’un centré sur 1931 à 18 pour 100 000 et l’autre centré sur 1978 à 20 pour 100 000, présentent des distributions par âge fort différentes et, selon notre interprétation, correspondent à des structures sociétales tout aussi différentes. En fait, quand nous reproduisons l’illustration de Cutler et alii (graphique I) pour le suicide des hommes en Ontario, nous obtenons une image identique à l’image américaine, la pente accentuée de la structure par âge du suicide de 1950-1954 s’étant presque parfaitement aplanie en 1990-1994[28]. Entre 1931 et 1978, le type modal du suicide masculin en Ontario passera d’un suicide « durkheimien » (égoïste et (ou) anomique), frappant le plus souvent ceux dont la vie prend son sens dans le statut et le rôle familial, à un suicide à caractère existentiel où c’est l’inscription même de l’individu dans des rapports sociaux qui aient un sens qui fait problème.

Graphique II

Taux de suicide (par 100 000 habitants) des hommes et des femmes au Québec et en Ontario, moyenne mobile sur trois périodes, pour la période 1901-2004

Taux de suicide (par 100 000 habitants) des hommes et des femmes au Québec et en Ontario, moyenne mobile sur trois périodes, pour la période 1901-2004
Sources : Les données sur le nombre de suicides proviennent, de 1951 à 1999, de Statistique Canada, Statistiques historiques du Canada, et, de 2000 à 2004, de Statistique Canada, CANSIM tableau 102-0551. Calculs des auteurs. Les données sur la population proviennent, de 1951 à 1970, de Statistique Canada, CANSIM tableau 051-0024, et de 1971 à 2004, de Statistique Canada, CANSIM tableau 051-0001. Calculs des auteurs.

-> Voir la liste des figures

Ce changement structurel peut être illustré d’une manière très parlante comme suit. Si nous comparons, pour les cinquante dernières années du siècle (pour lesquelles nous avons des données par âge facilement accessibles), le suicide des hommes de 20 ans au suicide des hommes de 60 ans, nous nous trouvons à faire focus sur une sorte de mouvement de bascule d’une rapidité stupéfiante. Dans le graphique III, qui se livre à la comparaison de ces deux âges de la vie aussi bien pour le Québec que pour l’Ontario, concentrons-nous d’abord sur le cas de l’Ontario (la ligne pâle). Le graphique de cette comparaison de comparaisons est évidemment très artificiel, un peu comme lorsque l’ajustement d’un télescope « passe » entre des nébuleuses proches pour capter une source lointaine de radiation. Il compare, au fil des années, le taux de suicide des hommes de 15 à 24 ans (disons : des hommes de 20 ans) au taux de suicide des hommes de 55 à 64 ans (les hommes de 60 ans). Pour le cas de l’Ontario, cette relation entre les taux reste à peu près constante jusqu’à 1967 et elle varie depuis 1978 dans un intervalle étroit (relativement au niveau où la relation s’établit maintenant). C’est entre ces deux « plats » relatifs que se comprime l’essentiel de la mutation. Ce changement de phase, en effet, qui combine la baisse du suicide durkheimien et la hausse du suicide existentiel, dirons-nous pour aller vite, peut s’exprimer dans un cliché : alors que les gens de 20 ans se suicidaient cinq fois moins que les gens de 60 ans, ils se suicident maintenant presque autant qu’eux (« plus qu’eux » faudrait-il dire pour le Québec), ce saut quantique s’étant fait en une dizaine d’années ! Signalons de plus que l’on observe une évolution similaire chez les femmes de l’Ontario et du Québec, l’essentiel de la différence étant que la transition est plus progressive chez les femmes ; ainsi, pour prendre l’exemple du cas extrême, alors que les Québécoises de 20 ans se suicidaient cinq fois moins que les femmes de 60 ans durant les années 1950 (comme en Ontario), on les voit, au tournant des années 2000, se suicider autant qu’elles.

Graphique III

Ratio du taux de suicide des hommes âgés de 15 à 24 ans sur celui de ceux âgés de 55 à 64 ans, moyenne mobile sur trois périodes, au Québec et en Ontario, 1951-2004

Ratio du taux de suicide des hommes âgés de 15 à 24 ans sur celui de ceux âgés de 55 à 64 ans, moyenne mobile sur trois périodes, au Québec et en Ontario, 1951-2004
Source : Voir graphique II.

-> Voir la liste des figures

Il faut évidemment éviter de réifier la géométrie ou la chronologie du changement de phase qui est illustré ici par le saut du ratio entre des taux de suicide par âge en Ontario et au Québec. Le changement jeunes/vieux chez les hommes a pu se faire plus tôt ou plus tard selon les pays, être plus ou moins soudain, s’annoncer d’abord par une baisse du suicide des vieux ou d’abord par la hausse du suicide des jeunes ; reste que le rapprochement rapide et dramatique de ces taux dans la seconde moitié du XXe siècle se retrouve dans tous les pays développés où il varie en intensité et en rapidité, apparemment selon la manière dont le choc des « modernisations » portées d’abord par les Trente glorieuses s’est articulé à l’histoire nationale[29] : il est d’une rapidité et d’une intensité inédite au Japon, au tournant des années 1960 mais il n’atteint une ampleur comparable en Belgique qu’au terme d’une transition qui s’étend sur trente ans à partir du début des années 1970.

Quoi qu’il en soit de la géométrie générale de la transition qui est illustrée ici, il est clair que pour le Québec le calendrier du phénomène, de même que son importance, se sont traduits dans une prise de conscience particulièrement aiguë de la mutation qui s’y indique. Alors que d’un côté l’alerte à la prévention dont nous parlions plus haut y puise son énergie et que le programme thérapeutique y trouve son occasion, c’est vers elle, de l’autre côté, que se sont orientés les rares efforts de reconceptualisation sociologique du suicide[30]. Quant aux bouleversements profonds de la vie des « jeunes adultes » qui ont marqué cette époque, ils ont été mis en lumière, d’une manière particulièrement emphatique et pratiquement en temps réel, par la trilogie que leur a consacrée Jacques Lazure entre 1970 et 1975 (Lazure, 1970, 1972 et 1975). Et c’est sans doute le sentiment d’une part importante des jeunes confrontés au travail inédit d’« intégration » dans la société qui s’affiche en 1980 sur les murs de la « zone » sous les dehors de l’étrange slogan d’un mouvement anarchiste sorti de nulle part : No future[31].

La particularité québécoise

Mais puisque nous évoquons à nouveau la manière particulière dont cette transition s’est déroulée au Québec, venons-y franchement, quitte à faire attention de maintenir notre analyse de la « différence » dans la grammaire du profil bas et de rester à distance respectable du programme politique qui s’exprime en toute occasion dans la théorie de la culpabilité collective des Québécois.

On trouvera dans les graphiques qui suivent une série temporelle composée de cinq paires d’instantanées (graphiques IV à VIII) qui comparent les évolutions de l’Ontario et du Québec en matière d’aplatissement progressif de la courbe par âge des suicides masculins. Cette cinématique a simplement pour effet de « déplier » l’évolution que résume le graphique de Cutleret alii (2000), comme on peut s’en rendre compte pour l’Ontario en surimposant en esprit la courbe ontarienne du graphique IV sur celle du graphique VIII.

La première paire (graphique IV), qui met en parallèle la courbe par âge des suicides masculins en Ontario pour la période 1950-1954 avec son pendant québécois, n’a rien pour nous surprendre : elle présente la structure moderne classique de croissance du suicide avec l’âge et cela à un moment où le suicide québécois est encore, en gros, la moitié du suicide ontarien, comme on a pu le voir sur le graphique II.

Graphique IV

Structure par âge des taux de suicides (par 100 000 habitants) des hommes au Québec et en Ontario pour la période 1950-1954

Structure par âge des taux de suicides (par 100 000 habitants) des hommes au Québec et en Ontario pour la période 1950-1954
Source : Voir graphique II.

-> Voir la liste des figures

La deuxième paire de courbes (graphique V) qui fait état, 15 ans plus tard, de la montée du suicide des jeunes hommes, est déjà moins attendue : non seulement le suicide des jeunes n’est-il pas propre au Québec mais encore s’est-il manifesté d’abord en Ontario (comme le montre la comparaison de la structure par âge de la période 1960-1964, dont nous ferons l’économie ici). Mais c’est sur la troisième paire de courbes (graphique VI) que nous voulons attirer l’attention. Alors que les structures par âge du suicide masculin en Ontario et au Québec sont pratiquement identiques en 1975-1979, la chose s’inscrit pour le Québec dans une dynamique de relèvement général du taux de suicide des hommes plus prononcée qu’en Ontario, dynamique dont le graphique VII apporte l’illustration pour la période 1985-1989, alors que le suicide québécois dépasse franchement le suicide ontarien, à tout âge. Certes, le taux de suicide des jeunes québécois sera alors supérieur à celui des jeunes ontariens (un phénomène que l’on a amplement souligné dans la littérature), mais ce « dépassement » sera comme porté par une longue élévation générale, jusqu’en 1998, du suicide masculin au Québec, une élévation beaucoup plus exceptionnelle, à l’aune des pays développés, que le « niveau » du suicide des jeunes hommes ou son élévation.

Graphique V

Structure par âge des taux de suicides (par 100 000 habitants) des hommes au Québec et en Ontario pour la période 1965-1969

Structure par âge des taux de suicides (par 100 000 habitants) des hommes au Québec et en Ontario pour la période 1965-1969
Source : Voir graphique II.

-> Voir la liste des figures

Graphique VI

Structure par âge des taux de suicides (par 100 000 habitants) des hommes au Québec et en Ontario pour la période 1975-1979

Structure par âge des taux de suicides (par 100 000 habitants) des hommes au Québec et en Ontario pour la période 1975-1979
Source : Voir graphique II.

-> Voir la liste des figures

Graphique VII

Structure par âge des taux de suicides (par 100 000 habitants) des hommes au Québec et en Ontario pour la période 1985-1989

Structure par âge des taux de suicides (par 100 000 habitants) des hommes au Québec et en Ontario pour la période 1985-1989
Source : Voir graphique II.

-> Voir la liste des figures

Graphique VIII

Structure par âge des taux de suicides (par 100 000 habitants) des hommes au Québec et en Ontario pour la période 2000-2004

Structure par âge des taux de suicides (par 100 000 habitants) des hommes au Québec et en Ontario pour la période 2000-2004
Source : Voir graphique II.

-> Voir la liste des figures

Pour s’engager sur la piste de cet aspect de l’exception québécoise, il faut introduire dans l’analyse la question des genres. Dans de nombreux pays de l’OCDE, l’apparition du suicide des jeunes est d’abord accompagnée, comme en parallèle, par une légère augmentation du suicide à tous les âges, aussi bien chez les hommes que chez les femmes, l’Ontario du début des années 1960 (graphiques II et V) fournissant une bonne illustration de ce cas de figure. Cette observation générale n’est certes pas inconsistante avec le cadre d’analyse que nous avons présenté plus haut dans la mesure où l’effet du système de l’emploi et du providentialisme sur la fonction de la famille implique une redéfinition en profondeur des normes de l’intimité et de l’identité de genre. Or, il est assez clair que cette « crise de la famille », qui est aussi bien une phase d’invention de nouveaux modèles de rapports intimes que la fin de la famille moderne, n’a eu ni la même signification ni la même temporalité pour les hommes que pour les femmes. Ce déplacement de la vie familiale dans la structure d’ensemble de la société, sa relative marginalisation quant à l’inscription du sujet dans la vie collective, aura d’abord pour effet d’entraîner avec lui la mère de famille dans une sorte de statut précaire et de rendre problématique l’identification de la femme au rôle social de la mère. Dans ce contexte, la glorification de « la reine du foyer » se présentera davantage comme une doctrine de fin de régime, portée par la « droite », que comme une promesse d’avenir. La critique de la « famille traditionnelle » et de l’enfermement dans l’espace domestique de même que les mouvements d’émancipation politique et économique des femmes accompagneront donc cette transition sociétale et, en plaçant la seconde moitié du XXe siècle sous l’égide du programme collectif de « libération de la femme », ils rendront normativement souhaitable la transition sociétale en lui fournissant une perspective d’avenir. Certes, c’est un des moindres paradoxes de ce processus historique que d’avoir désarrimé le statut des femmes dans la société du rôle de la mère de famille tout en modifiant le rapport du couple à la parentalité. D’un côté, la planification des naissances, d’abord imaginée par les Américains comme « planning familial », suivit ce mouvement général en devenant bientôt un pilier de l’émancipation des femmes en regard du rôle de mère. Les mots d’ordre : « Le contrôle de nos corps » et « Un enfant quand je le veux, si je le veux », jumelés à l’explosion d’une institution de transition – la « famille monoparentale dont le chef est une femme » – transportaient l’idée moderne de la famille vers le nouveau régime en en faisant, souvent au prix de la solitude des mères, l’expression d’une maternité naturalisée, choisie et individualisée[32]. En quittant les formes d’une institution de droit privé relativement contraignante, la maternité devenait une sorte d’option individuelle de dernier recours, une manière pleine de périls d’amorcer le passage à la « famille ».

Il suit de l’interprétation qui précède que le même déplacement de la famille dans la société n’aura pas la même portée pour les hommes. Le même désarrimage social de l’homme et du père, rendu plus obscur par le fait qu’il ne pourra ni être traduit en projet collectif d’émancipation ni compensé par une redéfinition individualiste de la paternité, s’exprima d’abord dans une nouvelle « fragilité masculine » et accentuera la sévérité de la crise d’entrée dans l’âge adulte des garçons. De la chute du mariage au profit de l’union libre jusqu’au masculinisme (une sorte d’idéologie de revanche en forme de queue de la comète), les symptômes de ce passage à vide ne manquent pas qui tous témoignent de l’affaiblissement de l’image et de l’idée d’homme qui accompagne le recul de la famille et la relative désocialisation des rôles parentaux[33]. L’adage du droit civil : « Mater certa est, pater incertus », pourrait presque être recyclé ici pour désigner, non pas la vieille inquiétude de la loi des hommes à l’égard de la paternité, mais l’écart des chances de devenir parent d’enfants. Au moment où l’accès à la vie active devient une trajectoire hasardeuse alors que s’étire l’entrée dans l’âge adulte, l’assomption d’un destin paternel qui envelopperait, emporterait et synthétiserait ce travail d’intégration en lui donnant la forme et la garantie d’une institution sociale n’est plus une option. Les rôles parentaux institutionnalisés, qui formaient le cadre modal de l’intimité, ont été partiellement libérés de la société et remplacés par une expérimentation grandeur nature menée dans l’espace « relationnel » de la vie à deux. L’homme rose, le père poule et le mari au foyer, la superwoman, la double tâche et le contrat de partage domestique, la famille recomposée, le double income no kids et le couple homosexuel avec enfants, la chute de la fécondité et la hausse des grossesses chez les adolescentes qui font projet « d’enfant seule », les figures de cette expérimentation viennent treize à la douzaine, le counselling conjugal, la thérapie de couple et le coaching y faisant office de soutien technique. Or, pour revenir abruptement et banalement à la question de l’asymétrie, ce processus collectif ne pouvait pas être vécu de la même manière pour les hommes et pour les femmes ; pour les premiers, il n’y avait à la clé ni conquête de l’égalité sociale et politique, ni autonomie professionnelle, ni émancipation générale, ni légitimation idéologique susceptible de soutenir les individus face aux rigueurs de l’expérience collective[34]. En conséquence, plus une société a fait dépendre la régulation de l’identité de genre et le statut d’adulte de l’institution familiale, plus le déclin de cette institution s’est traduit par un différentiel d’anomie entre les hommes et les femmes.

C’est cette asymétrie, croyons-nous, qui se manifeste dans le fait que le « rattrapage » du suicide des hommes âgés par le suicide des jeunes (pour lequel nous avons proposé un cadre interprétatif général ci-haut) s’amorce assez régulièrement par une élévation générale du suicide des hommes. Puisque la même transformation structurelle qui se traduit dans l’aplanissement de la courbe par âge des suicides s’accompagne d’une désinstitutionnalisation de la famille, il n’est pas surprenant que l’accomplissement du genre masculin dans le rôle du père et l’identification traditionnelle de l’un à l’autre (le patriarcat) s’en trouvent d’abord affectés d’incertitude à tout âge, au moins temporairement. Le « masculin », qui dans le monde moderne n’est pas tant l’indication d’une particularité que le lieu idéologique de l’individualisme abstrait, comme le dit Dagenais, fait l’expérience de cette abstraction seulement au moment où il est séparé réellement de ses attributs empiriques traditionnels résiduels et invité alors, paradoxalement, à se replier sur un genre vide.

Mais allons plus avant dans la question de cette différence des genres en examinant l’autre spécificité québécoise que nous évoquions à l’instant. S’il est vrai que la famille tenait une place plus grande au Canada français qu’en Ontario, la mutation organisationnelle-providentielle qui a fait reculer la famille dans la société a dû se traduire au Québec par un supplément d’asymétrie entre les genres. Cette hypothèse est en conformité avec l’observation de D’Amours qui soulignait en 1995 le caractère exceptionnel du ratio homme/femme dans le tableau du suicide québécois, ratio qui à près de 1 pour 8 pour les gens autour de la vingtaine « avait peu d’équivalent ailleurs dans le monde »[35]. Cette observation ponctuelle peut être recadrée de la manière suivante dans la seconde moitié du XXe siècle. Si, comme nous l’avons fait au graphique III, nous considérons pour les cinquante dernières années le suicide des personnes de vingt ans (c’est-à-dire, aux fins de la robustesse des données, le suicide des personnes de 15 à 24 ans) et que nous comparions, non pas le suicide à vingt ans avec le suicide à soixante ans, mais le suicide des hommes de vingt ans à celui des femmes du même âge, nous obtenons, pour le Québec et l’Ontario, les deux courbes de variation de ce ratio que nous donne le graphique IX.

Cette comparaison de comparaisons illustre bien le fait que l’asymétrie de genre se creuse davantage au Québec à mesure qu’explose le suicide des jeunes, tout comme celle du graphique III mettait en lumière, pour les mêmes années, le supplément québécois du « rattrapage » des gens âgés par les jeunes hommes. La dernière extension de notre interprétation peut donc être formulée simplement de la manière suivante : alors que dans les sociétés développées, le changement de la place de la famille dans la société s’accompagne, au moins temporairement, d’un accroissement de la différence des sexes face au suicide, la transformation concomitante de l’identité collective amplifie au Québec le recul de la famille, lequel emporte dans le même sens les phénomènes qui lui sont associés. Dans le passage du Canada français à la société québécoise, en somme, ce n’est pas seulement la place de la famille dans la vie sociale qui est affectée, mais le processus même de reproduction de l’identité collective qui, en passant de l’Église à l’État, de la culture à la loi et de la filiation au territoire, achève tardivement la substitution de l’individu à la famille dans les mécanismes de la régulation sociétale.

Exposons en terminant la chose plus explicitement. On a beaucoup écrit ces dernières années sur la formation, dans la deuxième moitié du XXe siècle, de la société québécoise à partir du Canada français. Dans tous les départements de sociologie, la genèse du Québec contemporain à partir du Canada français est devenue, suivant en cela l’école de Laval, le thème d’une sorte d’initiation locale à la discipline.

Graphique IX

Ratio du taux de suicide des hommes sur celui des femmes au Québec et en Ontario, personnes âgées de 15 à 24 ans, moyenne mobile sur cinq périodes, 1950-2004

Ratio du taux de suicide des hommes sur celui des femmes au Québec et en Ontario, personnes âgées de 15 à 24 ans, moyenne mobile sur cinq périodes, 1950-2004
Source : Voir graphique II.

-> Voir la liste des figures

Or, le Canada français, qui se forme lui-même, en gros, après la période des Deux Canada (1840) et qui se défait après la Seconde Guerre mondiale, a eu sa condition de possibilité dans la reconnaissance par l’Empire d’une « communauté nationale » qui trouvera bientôt refuge dans l’Église catholique, tolérée alors comme institution de la société civile. La première chose que l’on doit considérer en parlant de cette Église canadienne-française c’est son unité institutionnelle, c’est-à-dire la capacité de régulation unifiée des pratiques qui la font, et cela justement parce que c’est cette unité d’action qui va servir d’armature institutionnelle et de lieu de structuration au quotidien de la communauté canadienne-française qui se consolide en son sein sous l’Union et sous la Confédération. L’Église catholique jouera d’autant mieux ce rôle de structuration du Canada français que s’accentuera la minorisation démographique, politique et économique des Canadiens français et que sera constitutionnalisé l’octroi politique qui accorde aux « communautés » et à la « société civile » (représentée dans la Constitution par les Provinces) la responsabilité des « affaires sociales ». C’est cette enveloppe institutionnelle clérico-nationale qui ramène à l’unité une diaspora qui, sous la forme d’un groupe ethnico-culturel « tricoté serré », pourra pousser des branches vers les États-Unis ou vers l’Ouest et créer ainsi, par-dessus les clivages territoriaux de la politique et de l’économie, une société « d’appartenance » et « d’identité » fondée sur le rassemblement des familles dans une institution de droit privé. L’unité institutionnelle de l’Église, sa capacité (relativement centralisée) d’organiser par ses « oeuvres » des communautés locales, de financer des associations volontaires, de proposer une définition de la culture, d’influencer fortement la doctrine politique du groupe et d’infléchir le rapport de l’individu à la transcendance dans le sens du « service » aux siens, tout cela conspire à transformer la religion de l’Église canadienne-française en un discours de légitimation des fonctions séculières qui sont les siennes et à faire de la vie religieuse une pratique relativement peu exigeante sur le plan spirituel mais assez contraignante sur le plan social. En effet, dans bon nombre des sociétés où une entité nationale s’est réfugiée dans le cadre institutionnel de l’Église (Pologne, Irlande, Belgique, Lituanie, etc.), la régulation normative de l’action sociale des membres du groupe tend à passer par une emprise morale assez forte qui a à charge de compenser l’absence de capacités législatives et fiscales de cette institution d’encadrement. Car, c’est seulement sur la base de cette emprise que l’Église va réussir à obtenir les ressources dont elle a besoin pour jouer son rôle d’Église-nation et pour faire face à ses tâches d’unification identitaire, de coordination pratique et d’expression collective. S’étant placée en situation de responsabilité collective alors qu’elle est, officiellement du moins, une institution de la société civile, cette Église doit compenser la faiblesse de son pouvoir légal par un supplément d’autorité pour être à la hauteur de son rôle public.

Or, et c’est ici que nous arrivons à la thèse que nous soutenons sur ce point, cette compensation des limites de son statut légal ne peut pas être obtenue sans que l’Église tisse dans les unités de base de la société, et au premier chef dans les familles, un fin réseau de connections organiques qui suppléent sur le mode de l’influence et de la contrainte éthique ce que la conviction religieuse « individualiste » ne pourrait faire que dans le désordre. La régulation du Canada français par l’action pastorale dans les familles implique pour le clergé la réduction des membres de la communauté à leur rôle familial puisque ce sont les rôles de père, de mère et d’enfant qu’elle peut faire tomber le plus explicitement sous l’égide de sa doctrine. Quand elle devient la structure régulatrice d’une société, l’Église ne connaît ni les sexes, ni les rôles politiques ou économiques, ni même, au sens propre, les genres ; régnant sur la vie morale des familles, elle place au premier rang les rôles de père et de mère et elle articule les devoirs parentaux au faisceau de ses institutions et de ses services. Témoin, sa théorie « subsidiaire » du rôle des institutions publiques étatiques, légitimes à son point de vue seulement lorsqu’elles prennent en charge des tâches qu’il est impossible aux familles d’assumer. Témoin aussi son empressement à fournir aux familles les services de proximité – éducation, santé, secours direct, etc. – dont elle est l’instrument collectif autant que ceux-ci sont le médium et l’occasion d’une action civique qui s’articule à la vie familiale. Il va sans dire que c’est cet encadrement normatif communautaire très serré qui explique selon nous, conformément à Durkheim d’ailleurs, l’exceptionnelle protection dont ont joui les Canadiens français face au suicide jusqu’au tournant des années soixante.

Ce qui précède peut donc être résumé d’un trait : la modernisation d’après-guerre, qui a traduit dans les modes de vie les conséquences du réformisme organisationnel-providentialiste en les généralisant, a coïncidé au Québec avec un épuisement du mode de production familialiste de la société qui en a amplifié les effets. Cette transition québécoise, portée par une mobilisation collective qui lui donnait un sens, a eu autant d’effets sur les références identitaires qui lui étaient congruentes que sur celles qu’elle laissait derrière. Combinée à la transformation des formes de participation à la vie collective, cette redéfinition des contours symboliques de la société a travaillé à accroître la profondeur de l’expérience collective qui a caractérisé la seconde moitié du XXe siècle, réduisant durablement les différences de genre d’un côté (le côté de la participation politique et économique) en commençant par les accroître de l’autre (le côté des effets sur l’identité de genre de la transformation de l’intimité).

Puisque nous sommes entrés dans cette question en parlant de la « maladie mentale », revenons-y brièvement. Pour plusieurs de ceux qui sont nés dans le genre de famille dont l’esprit régnait encore quand la télévision faisait la fête à la famille Plouffe et à ses avatars, l’expérience de sa destitution fut comme un voyage dont on ignore la destination. Et il est probable que les pathologies propres à la famille canadienne-française se soient alors ajoutées à celles qui vinrent avec son crépuscule. Mais, en un sens, les souffrances qui accompagnent une transformation de la société ne sont pas très différentes de celles qui sont immanentes à sa simple existence : elles lui appartiennent et la révèlent. Non pas la possibilité même de la souffrance, qui appartient à la subjectivité ; mais la manière dont elle se distribue dans l’ordre symbolique commun. Entre ces deux certitudes (il y a du malaise dans la civilisation et ce malaise a des formes collectives) s’étend le domaine, impénétrable, de la contingence où chaque vie se joue.

Pour qui soutient que « le suicide, c’est chimique », la situation est plus simple. Le problème n’est plus qu’un sujet souffre, qu’il agisse, et que dans ce passage à l’acte il monte aux extrêmes, comme cela est « possible ». Le problème, c’est simplement qu’il souffre « d’une maladie ». Dès lors, on fait comme si le jugement qu’il porte sur son monde n’était plus un jugement, comme si l’acte où ce jugement le mène n’était pas un acte. Selon ce point de vue, le malade n’a rien à dire de l’humanité, le mort encore moins. Quant à la circulation de la chimie dans la société, c’est comme pour le rhume : il y a des environnements, des âges, des pratiques et des situations à risque, une sorte de distribution écologique de dangers dont l’addition inopinée peut déclencher la maladie menant à « l’erreur cognitive » fatale.

Il nous semble plutôt que le jugement final rendu par ceux qui s’enlèvent la vie ne peut pas, dans son essence, être récusé en tant que construction délirante de la subjectivité. Il arrive effectivement qu’un monde n’ait plus de sens pour une subjectivité qui pourtant lui appartient. Interpréter ce qui se révèle dans les variations du suicide, cela revient à poser que la perte de sens, comme le symbolon brisé, a deux moitiés et que l’on peut au moins explorer ce qui, dans la perte, se joue du côté de la structuration commune de l’expérience.

Revenons donc à la société pour conclure et ajoutons quelques corrélations aux suggestions que nous avons aventurées. Elles n’expliquent rien, comme il se doit, mais rendu ici elles ne devraient plus surprendre personne. C’est entre le milieu des années 1980 et la fin des années 1990 (voir les graphiques II, III et IX) que culmine le « surplus » québécois en matière de suicide. C’est aussi durant cette période que se signalent les points d’inflexion de la réinvention collective des cadres de l’intimité. En 1987, il s’est prononcé plus de 22 000 divorces au Québec, un sommet qui ne sera jamais plus atteint. En 1987 toujours, l’indice synthétique de fécondité baissait pour la première fois en bas de 1,36, un niveau où il n’est jamais redescendu par la suite. Pendant ce temps, « le jeune couple non marié » dont Lazure avait observé la rupture de ban au début des années 1970 (alors qu’il était à l’origine de 7 % des naissances) devenait « le couple non marié » tout court, mais « avec enfants » et « soutenu par l’État » (nous dispenserons le lecteur de l’acronyme !), un couple non marié qui est maintenant à l’origine de 60 % des naissances (68 % quand la femme a moins de 30 ans)[36]. Nous tenons là, d’ailleurs, un nouveau genre de record mondial. Pendant ce temps aussi on observait à partir de 2000 une baisse du taux général de suicide qu’avait annoncée, trois ans auparavant, une baisse du suicide des jeunes hommes qui s’est poursuivie depuis lors. La société québécoise, qui semble ainsi revenir des extrêmes de la même manière qu’elle y était allé, a certainement inventé quelque chose au cours des 40 dernières années ; mais on ne peut pas encore savoir si cette chose a de l’avenir ni ce que c’est exactement. Peut-être que dans les garderies, dans la fiscalité, dans les bourses d’étude proportionnelles au nombre d’enfants, dans les congés parentaux, dans la complicité de la loi avec l’union de fait, dans l’aide à la propriété et dans quelques autres expédients de ce goût est-ce une sorte de régulation institutionnelle du « couple » qui se met en place ? Et peut-être les multiples tolérances que cette recomposition exige sont-elles le banc d’essai d’une nouvelle civilité ?