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Quiconque s’intéresse à l’analyse de la réussite scolaire des garçons et des filles trouvera stimulante l’édition revue et actualisée du livre de Marie Duru-Bellat. Déjà le titre, L’école des filles : quelle formation pour quels rôles sociaux ?, annonce un regard critique sur le cheminement scolaire des filles dans le système éducatif français et ses conséquences sur leur avenir.

S’il est de bon ton, aujourd’hui, de dénoncer les difficultés scolaires des garçons, l’analyse sociologique différenciée selon le sexe que présente Duru-Bellat apporte au moulin une eau différente : elle interroge, enrichit ou tout simplement complète nos connaissances sur les mécanismes (acquisitions, choix d’orientations ou d’options, etc.) qui influencent le cheminement scolaire des filles, et elle met au jour leurs enjeux ultérieurs aux plans professionnel et familial.

Un effort de synthèse des acquis sur le sujet et des jalons inédits de réflexion sont sous-jacents aux trois parties de l’ouvrage. Dès la première partie, Duru-Bellat introduit deux phénomènes contradictoires qui affectent la progression scolaire des filles. D’abord, elle souligne, à l’instar d’autres chercheurs de divers pays, une amélioration constante du statut des jeunes filles au sein du système éducatif français, ce dont témoigne leur réussite, supérieure à tous les niveaux académiques. En revanche, ces excellentes performances scolaires ne produisent pas les lendemains attendus : peu de filles atteignent les niveaux professionnels les plus élevés et les plus prestigieux.

La deuxième partie de l’ouvrage tente d’expliquer ce paradoxe en partant de l’idée que les inégalités scolaires sont indissociables des inégalités sociales. Duru-Bellat décrit substantiellement les différences constatées dans les itinéraires scolaires des garçons et des filles. En plus des inégalités sociales qui déterminent indéniablement les choix de carrières des élèves, il existe une logique sexe que l’école maintient dans ses contenus et ses modes de fonctionnement pédagogique : […] une multitude de mécanismes quotidiens, parfois très fins, en général inconscients, qui font que garçons et filles vivent une socialisation de fait très sexuée (p. 111). De cette ségrégation larvée émerge une construction de la science comme masculine (p. 110) entretenue par une sur-représentation des garçons dans les programmes scientifiques et des hommes parmi les enseignants et les scientifiques (p. 105), puis par un manque de modèles féminins dans les manuels scolaires, caractérisés par l’absence quasi-totale des femmes et/ou leur concentration dans des rôles stéréotypés (p. 105). En résulte un clivage dans les parcours scolaires, en fonction des sexes, qui aboutit à l’orientation massive – volontaire ou subie – des filles vers les filières littéraires, leur faible représentation dans les carrières plus prestigieuses et, sur le terrain, la forte proportion (70 %) de leur orientation vers des professions (30 %) dites féminines (soins, éducation, services).

Dans la troisième partie de l’ouvrage, l’auteure avance un autre argument qui relève encore de la domination masculine : l’adéquation formation-emploi. Les filles adapteraient d’emblée leur parcours scolaire aux emplois qu’elles anticipent et au rôle que leur réserve l’avenir familial. Autrement dit, les filles s’excluent elles-mêmes des filières les plus prestigieuses en raison des difficultés potentielles qu’elles anticipent dans les métiers dits masculins et des exigences que leur imposera l’existence familiale.

Duru-Bellat parle du complexe de Cendrillon pour résumer la situation des filles et, plus généralement, des femmes : le destin social des femmes, c’est le bonheur dans les relations amoureuses et familiales, et s’en éloigner les expose à la marginalisation. Elle rappelle que l’hésitation des filles à s’engager dans la filière scientifique relève de certains traits sociaux du modèle féminin : un intérêt soi-disant moins fort pour la connaissance rationnelle de la nature, une piètre intériorisation des valeurs de compétition, une incertitude quant aux possibilités futures d’un investissement professionnel du fait des responsabilités familiales. C’est pourquoi on les retrouve en grand nombre dans les emplois précaires ou temporaires, moins bien rémunérés.

S’il appartient au lecteur d’évaluer les arguments présentés par Duru-Bellat sur les inégalités sexuelles distillées dans le système scolaire et dans la famille, reconnaissons à l’auteur un bilan fouillé (notamment sous la rubrique des différences de socialisation dans les contextes familial, scolaire et professionnel) et saluons l’importance qu’elle accorde à ces différences socioculturelles. La conclusion permet également de situer les enjeux éducatifs de cette problématique et, par conséquent, d’envisager certains jalons correctifs à venir. Le fond du débat est là : permettre aux femmes d’effectuer les mêmes choix professionnels et familiaux que les hommes et assurer ainsi une réelle égalité des sexes dans les rôles sociaux.

Somme toute, l’ouvrage s’arrime à une impressionnante liste de références (plus de 300) dont le cadre théorique – la sociologie de l’éducation différenciée selon le sexe – mériterait plus d’attention de la part des chercheurs. Certes, on pourrait énoncer certaines critiques : comparaisons internationales trop succinctes, faible attention portée aux inégalités scolaires en regard des garçons, nombre important de références bibliographiques désuètes (près de 50 % datent d’avant 1990), écriture dense qui rend la lecture ardue, etc. Ces quelques faiblesses ne portent cependant pas ombrage à la qualité de l’ensemble, car Marie Duru-Bellat nous offre ici un ouvrage rigoureux susceptible de stimuler aussi bien les sociologues de l’éducation que l’ensemble des chercheurs et des spécialistes intéressés aux inégalités sociales à l’école, notamment celles qui relèvent de l’appartenance à un sexe.