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L’école comme lieu de conflit culturel

Pour parler du domaine qui nous intéresse, l’enseignement de la littérature à l’école, nous contournerons l’opposition forcément problématique entre culture de masse et culture savante, pour nous en tenir à une autre qu’il nous est plus facile de cerner dans le cadre de nos fonctions de formateur, celle qui existe entre culture privée et culture scolaire chez les élèves. La première, la culture privée, renvoie à un ensemble de pratiques qui n’a pas besoin de l’école pour se constituer (les médias, la famille, la communauté de vie s’en chargent) mais sur lequel l’école exerce une influence, ne serait-ce qu’en la considérant trop souvent avec circonspection. La seconde, la culture scolaire, renvoie à un ensemble de pratiques relativement codifiées exercées sur des objets reconnus comme légitimes par l’institution ; ces pratiques sont orientées par des objectifs d’apprentissage et de formation en principe clairement et démocratiquement débattus et définis par cette institution dans le cadre de l’établissement des programmes.

Pour conduire notre réflexion, nous poserons la définition suivante : se cultiver, c’est acquérir progressivement la claire conscience (ou la volonté) d’être traversé et constitué par des cultures diverses, d’avoir des pratiques culturelles diverses, voire dissonantes pour reprendre le concept du sociologue Lahire (2004), et d’être en état d’établir des hiérarchies, des choix toujours provisoires sans avoir à renoncer à soi (par soumission à un modèle ressenti comme dominant) et sans procéder par exclusions intempestives de ce qui n’est pas soi (par simple rébellion à ce modèle dominant ou simplement éloigné du nôtre). Ces deux attitudes sont, en effet, aussi aliénantes l’une que l’autre. À cet égard, l’école peut donc être considérée comme un lieu de conflit culturel, si l’on laisse au mot conflit sa dimension constructive et dynamique. C’est probablement dans le cadre de l’enseignement de la littérature que la question se pose avec le plus d’évidence. Mais si on envisage de mettre à profit, au lieu de tenter de les passer sous silence, les distances, voire les hiatus entre les propositions d’enseignement en littérature et l’accueil que leur réservent les élèves, la classe peut devenir pour chacun un lieu de construction de soi en tant qu’être cultivé. Or, cela passe chez les élèves (et peut-être aussi chez les maîtres) par des résistances, des affirmations, des revendications, des erreurs, des bévues, des trouvailles, des découvertes qui ont leur nécessité et qui ne doivent pas être systématiquement refoulées mais travaillées. Il revient à l’enseignant de provoquer et de mettre en débat régulé ces résistances pour conduire l’enfant (infans), dont la parole propre n’est pas encore fermement constituée, sur le forum que constitue la classe, lieu d’échanges publics, de négociations.

Concevoir l’enseignement de la littérature comme mise en débat de soi avec les autres, de soi avec soi-même sur le plan éthique, esthétique, philosophique, par la médiation d’un texte, peut permettre de faire faire des avancées culturelles aux élèves. C’est l’objectif que nous poursuivons à travers notre expérience.

Nous illustrerons notre propos à partir d’éléments d’une recherche que nous avons entamée depuis septembre 2004, dans le cadre de notre équipe Littérature et enseignement à l’INRP (Institut national de recherche pédagogique). L’objectif est d’interroger les modalités d’enseignement des textes littéraires à tous les niveaux en mettant en dialogue les enseignants de la maternelle au lycée. Le principe consiste à proposer la lecture d’un même texte aux collègues associés à la recherche, à les inviter à se rencontrer dans le cadre de réunions régionales pour échanger autour de ce texte avant la mise en oeuvre des activités, puis à se retrouver plusieurs fois pendant et après de cette mise en oeuvre afin de confronter les pratiques, les dispositifs didactiques et pédagogiques, d’en étudier les effets à partir de l’accueil et des réponses des élèves. Pour élargir la comparaison, nous ouvrons nos propositions de travail à des collègues étrangers. Le premier texte retenu pour cette expérience a été La Petite Sirène, parce que nous pensions qu’il pouvait être reçu à tous les âges et parce qu’il se trouve aussi que l’année 2005 est celle du bicentenaire d’Andersen, un auteur de grande renommée mais peut-être peu lu effectivement aujourd’hui.

Un texte du patrimoine pour une situation problème

Nous savions d’emblée que le texte retenu poserait divers problèmes aux enseignants et aux élèves. Il s’agit d’un conte ayant fait l’objet de nombreuses adaptations qui, à chaque fois, le reformulent, le transforment, le déforment pour toutes sortes de raisons. C’est le destin des grandes oeuvres classiques, qu’on pense à Robinson Crusoé et aux réécritures innombrables auxquelles le roman de Defoe a donné lieu.

Ici, l’adaptation la plus prégnante est bien sûr celle de Disney, sous forme de dessin animé, et l’on peut considérer qu’elle renvoie au domaine de la culture de masse qu’on oppose facilement à la culture scolaire légitime. Dès lors, l’enseignant a le choix entre deux comportements : soit il estime que le dessin animé, objet séduisant mais sans grande valeur artistique, entre en concurrence déloyale avec le texte d’Andersen quand il s’agit d’en conduire la lecture en classe et il tente de la forclore comme il peut. Soit il s’appuie sur la familiarité que beaucoup d’élèves ont acquise avec l’histoire dans le cadre de leurs pratiques culturelles privées pour les amener au texte d’origine.

Ce choix didactique suppose que les enseignants soient en état d’apprécier l’écart entre Andersen et Disney et pour cela, qu’ils connaissent tout simplement le texte source. Or, nous nous sommes rendu compte que, si les enseignants associés à notre recherche étaient au départ assez sceptiques sur l’intérêt qu’il y avait à travailler sur ce conte d’Andersen (que certains trouvaient a priori un peu niais et peu intéressant), c’est que la plupart du temps, eux-mêmes avaient le sentiment de le connaître, mais en réalité ne l’avaient jamais lu effectivement et ne s’en étaient fait une idée qu’à partir du souvenirs, plus ou moins lointains, du dessin animé de Disney ou d’albums qui en étaient dérivés. Il se peut aussi que l’adaptation américaine (tellement plus présente dans l’environnement public quotidien que le texte originel) ait tout simplement recouvert leurs souvenirs du texte lu dans leur enfance.

Le conte semblait donc a priori inadapté aux élèves les plus grands, ceux des lycées, et à leurs enseignants. La réputation, communément construite à partir de l’adaptation cinématographique, a d’abord joué en la défaveur du texte d’Andersen auprès de cette classe d’âge : c’est une histoire pour les petits, pour les nains, comme le disent d’abord certains adolescents. Le fait est qu’il faut déjà avoir une certaine culture, une certaine liberté d’esprit (et peut-être un certain âge) pour tenter un regard d’analyste éclairé sur la littérature enfantine[1], qui fait encore rarement l’objet d’un enseignement à l’université en France.

Vers la redécouverte du texte originel, un texte résistant, un texte consistant

Les enseignants se sont mis à lire ou à relire Andersen et beaucoup ont été agréablement surpris lorsqu’ils ont effectivement (re)découvert le texte de La Petite Sirène. Mais à ce moment-là, d’autres craintes sont apparues : le conte d’Andersen (conte d’auteur) ne se termine pas comme un conte traditionnel par une fin convenue de type ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants, un stéréotype que Disney rétablit pourtant, au mépris de tout ce qui fait l’originalité et l’intérêt du destin de la petite sirène tel que l’auteur l’avait imaginé. Les personnages ne sont pas distribués de façon aussi manichéenne que dans le dessin animé ou dans la plupart des contes traditionnels. Le déroulement de l’histoire ne renvoie pas précisément au schéma actantiel auquel l’école les a pourtant consciencieusement pliés depuis le début de leur cursus. Que faire, dans ces conditions, des connaissances des élèves sur la petite sirène, connaissances largement partagées mais faussées ? Et plus largement, comment les amener à réviser leur connaissance un peu figée, il faut bien le reconnaître, du conte, un genre bien plus complexe qu’on voudrait le faire croire ? Comment prendre en compte et gérer leurs horizons d’attente, en quelque sorte ?

Il se trouve aussi que le texte véhicule des questions d’une grande gravité sur le plan existentiel, philosophique et religieux qu’occulte largement l’adaptation de Disney. Que faire de ces questions inattendues et dérangeantes, celle de la métamorphose qui prend l’allure d’un sacrifice de soi, de sa condition d’origine, qui renvoie à un désir de sublimation ? Que faire de la question de la non-consommation du mariage dans un monde où la réalisation sexuelle finit par devenir une quasi-obligation ? De la question de la mort et du désir d’immortalité ou de l’idée de métempsycose ? De celle du rapport de l’individu au cosmos qui renvoie au religieux ? S’agissant d’enseignement, soulignons la spécificité française qui est celle du respect de la laïcité, héritée de l’école de la Troisième République et corroborée par la loi de 1905 consacrant la séparation de l’Église et de l’État (donc de l’École).

Aurions-nous pris l’habitude de ne plus proposer dans nos classes que des textes politiquement corrects ? s’interroge un enseignant. Nous pourrions ajouter génériquement corrects.

Disons que si ce texte avait toute chance de bousculer les repères culturels des élèves, il avait aussi le mérite de bousculer les repères professionnels et didactiques des enseignants de littérature, et c’est pour cela que nous l’avions choisi.

Du jugement de goût au jugement de valeur

En fait, en décidant de travailler malgré tout sur ce texte, essentiellement parce qu’ils étaient dans une relation de confiance (c’est bien parce que c’est toi qui me le proposes, sinon…), les enseignants se trouvaient confrontés à la question des goûts et des valeurs dans le cadre de l’enseignement de la littérature.

Comment gérer, en classe, en fonction des âges, la relation entre jugement de goût et jugement de valeur à partir de la lecture partagée de ce texte ? En faisant référence aux travaux de Dumortier (2001) et à ceux de Dufays (1994) sur le con-cept de valeur appliqué à la littérature et son enseignement, nous formulerions la question suivante : comment amener progressivement les élèves à passer d’un jugement spontané de goût – j’aime, je n’aime pas ; c’est super, c’est nul, c’est pour les filles !, autrement dit l’affirmation d’un plaisir ou d’un déplaisir immédiat (ce qui est un droit absolu, y compris en classe, mais à condition de faire l’objet d’explicitation : c’est ce que Dumortier [2001] appelle un jugement de goût motivé), à une interrogation réfléchie sur ce sentiment personnel spontané et éventuellement à sa révision ? Cela passe forcément par des échanges sociaux qui permettent la prise en compte de l’intérêt porté par d’autres à ce qui précisément ne provoque pas immédiatement le plaisir, tout simplement peut-être parce qu’on ne le connaît pas très bien ou qu’on s’en était fait une idée fausse.

Il s’agit donc d’entraîner les élèves à accepter et à dépasser l’inconfort d’une relation à ce qui ne fait pas directement partie de leurs habitudes (celles qui, bien installées, procurent une satisfaction spontanée) pour accepter la rencontre d’autres objets ou d’autres postures par rapport à ces objets culturels dont l’institution scolaire, entre autres, dit qu’ils présentent de l’intérêt.

Cela suppose que l’enseignant soit effectivement convaincu lui-même et qu’il soit même animé d’une certaine conviction ! Mais il arrive qu’il parvienne à la conviction dans le cadre même du partage d’un texte avec ses élèves, et c’est ce que nous avons pu constater lors de notre expérience.

Amener les élèves à opérer des avancées culturelles en bricolant avec bienveillance des ponts entre pratiques culturelles privées et scolaires afin de les faire parvenir à de réelles rencontres, c’est finalement la voie qu’ont choisie la plupart des enseignants associés à notre recherche sur le texte d’Andersen. Il faut reconnaître que la question se pose avec une acuité particulière aujourd’hui dans la mesure où l’école est ressentie et présentée comme une obligation (la scolarité est proposée à tous et pour un bon nombre d’années) et non plus comme un tremplin vers une ascension sociale qui mérite bien, le cas échéant, qu’on lui sacrifie sa culture d’origine. En dehors de l’école et dans le cadre plus large de la société médiatique actuelle, la culture savante, qui a ses exigences, n’est plus spécialement valorisée, contrairement au divertissement facile ; elle n’est plus vraiment considérée comme un signe de distinction des classes dominantes.

L’intérêt des élèves pour un texte exigeant

Les enseignants, probablement entraînés par le sentiment d’être en situation de recherche, se sont en réalité vite investis dans cette aventure pédagogique et ont accepté de prendre des risques, ce à quoi leurs élèves – dont certains savaient qu’eux aussi participaient à une expérience – ont été manifestement sensibles.

Ainsi, à l’issue de la mise en voix par le professeur de la dernière partie du texte dans une classe de seconde (c’est le moyen qu’il avait finalement retenu pour le faire passer) les élèves (essentiellement des garçons) se sont mis à applaudir, ce qui ne nous arrive pas tous les jours, reconnaissons-le.

Écoutons aussi une enseignante de CM1/CM2[2] (les enfants ont entre 9 et 11 ans) :

Je connaissais mal ce conte et après l’avoir lu, j’ai pensé qu’il était peu accessible à de jeunes enfants. Le texte est assez long et il contient de longues descriptions fort imagées. Le lexique est assez élaboré. Les phrases sont longues et complexes.
L’histoire ne me semblait pas convenir à de jeunes enfants ; elle fait référence à des notions difficiles à aborder.
La fin n’est pas heureuse bien que la sirène ait réussi dans sa quête d’immortalité.
Je pensais que les élèves ne seraient pas motivés par sa lecture et je craignais leur réaction.
J’ai consulté différentes adaptations (elle retient celle d’Ipomée-Albin Michel illustrée par Diodorov). Puis, j’ai commencé la lecture avec crainte et appréhension. Aussi avais-je choisi de le lire à haute voix en grande partie.
Or, il s’avère que les élèves ont toujours été très motivés, aussi bien lors des échanges oraux que pour les productions d’écrits. Bien que le texte soit difficile, ils ont fait de réels progrès en compréhension et en expression orale et écrite (elle note que certains mémorisent des phrases entières, ce qui l’impressionne).
Je leur ai également présenté l’adaptation de l’Édition des femmes et ils l’ont préférée car « elle se termine bien ».
La lecture de conte les a amenés à une réflexion profonde sur le sens de la vie.

Ce que je soulignerai, c’est le bénéfice de l’oralisation du maître, qui laisse les élèves disponibles à l’égard du texte, de ses qualités et charmes spécifiques. Quel que soit leur âge, les élèves se montrent particulièrement sensibles aux descriptions (celles des différents univers traversés) qu’une simple approche actantielle, essentiellement axée sur les personnages et les actions ou événements, délaisse trop souvent. Beaucoup de classes se sont du reste lancées dans un travail de représentation de ces univers dans le cadre des arts plastiques, et ont ainsi été amenées à opérer, à travers ces activités de transcodage, des manipulations concrètes passant par une série de va-et-vient très serrés avec le texte, particulièrement profitables sur le plan de la compréhension et de l’interprétation. Nous aurons l’occasion d’y revenir.

Après la lecture du début du conte, une élève a indiqué qu’il s’agissait d’une poésie, relate une autre enseignante.

Les élèves font souvent ce constat, ce qui déclenche alors un débat d’ordre esthétique. Écoutons des élèves de CM1/CM2[3] :

C’est un peu l’histoire de la petite sirène, c’est la petite sirène. J’ai déjà lu le livre !
Et on en a fait un dessin animé (le plus souvent, les plus jeunes commencent par imaginer que c’est Andersen qui s’est inspiré de Disney).

Comme on leur a annoncé qu’on allait leur lire un conte, ils réagissent aux premières pages :

Un conte, ça commence par « il était une fois ».

S’ensuit un échange :

E1 : Andersen a fait le début du conte plus long, à sa manière. Tous les autres contes commencent par « il était une fois », alors [il s’est dit] je vais faire autrement…
E2 : Moi, j’aime pas trop le début, au large de la mer. On dirait de la poésie.
E3 : Moi, j’aime les deux.
E4 : Moi, j’aime les détails, ça nous emmène plus dans l’histoire, c’est plus beau !
E2 : Au large de la mer, ça fait pas vraiment conte ! Moi ce qui me plairait, c’est « il était une fois, au large de la mer… »

Cet échange dialogique entre pairs manifeste le cheminement progressif en matière de jugement esthétique qui convoque à la fois stéréotypes individuels manifestement construits par l’école (E2), goûts personnels argumentés (E4) et aboutit à un compromis, au moins provisoire, dans la dernière prise de parole (E2). Constatons cependant que cette question de jugement ne portait pas ici sur un aspect véritablement fondamental du texte, ce qui peut expliquer que l’on parvienne aisément à des compromis.

Les élèves se retrouvent immédiatement en consensus quand arrivent les figures archétypales du roi, de son château, autant de motifs rassurants dans le cadre du travail de lecture d’un conte qui ouvrent en quelque sorte une plage de sérénité dans l’activité de réception, jusqu’à la prochaine perturbation de l’horizon d’attente collectif et/ou individuel.

En ce qui concerne les stratégies fréquemment adoptées par les enseignants, nous retenons également celle de la confrontation des différentes adaptations. En effet, une enseignante a confronté le texte originel d’Andersen et celui de l’Édition des femmes. Elle ne prend pas position quand les élèves déclarent préférer la version qui finit bien (selon eux). Ailleurs, la confrontation est élargie aux souvenirs du dessin animé de Disney (qui pourra être visionné), et à l’analyse de diverses adaptations écrites. Cela amène chacun à énoncer ses préférences, d’abord intempestivement peut-être, puis à les motiver.

Une prise en compte des affects du lecteur en classe 

Il convient, pour être honnête, de reprendre le compte rendu de l’enseignante de la première classe de CM1/CM2 :

Le plus surprenant a été leurs réactions à la fin. À chaque séance, ils réclamaient la suite. Leur enthousiasme était flagrant. Lorsque nous avons eu fini l’étude de la dernière partie, je leur ai posé la question :
« Alors, c’était bien, ce conte vous a plu ? »
Unanimement, ils m’ont répondu « Bof » et même « C’était nul ».

Commentaire, pertinent, de l’enseignante dépitée :

Ils n’acceptaient pas que ça se termine mal comme ils n’avaient pas accepté qu’un conte ne commence pas par « il était une fois ».

Disons qu’ici la question de jugement proposée engage d’une tout autre façon les élèves et leur rapport à l’histoire que la précédente. Il ne s’agit plus d’un jugement portant sur la dimension esthétique du texte mais d’un jugement qui met directement en jeu leurs affects, leur rapport au monde, à leur propre existence, et qui entraîne forcément des effets de projection sur les personnages et leur situation. Le conflit entre le texte effectif et les attentes est donc plus profond, plus lourd et exige une autre gestion de la part de l’enseignant.

L’enseignante poursuit, tout aussi judicieusement, en faisant son autocritique :

Ces séquences orales n’ont pas donné lieu à une trace écrite complète et je le regrette.

Nous sommes nombreux à avoir expérimenté ce type de déception dans le cadre du cours de littérature, à avoir eu le sentiment d’être lâchés en cours de route par un groupe d’élèves que nous avions pourtant le sentiment d’avoir entraînés dans un plaisir partagé, dans une séduction définitive et consensuelle. Comme le suggère l’enseignante, c’est probablement parce que les propositions didactiques n’ont pas permis un travail d’appropriation du texte suffisant pour réduire les réticences profondes et parfois inconscientes du lecteur. Il est donc nécessaire, si on ne veut pas réduire la classe de littérature à un exercice de séduction dont on mesure vite les limites, de passer à des activités de réflexion. Celles-ci peuvent emprunter d’autres chemins que le pur spéculatif, et les élèves peuvent être invités à la confrontation avec des objets artistiques différents, à la manipulation, à la création.

Propositions didactiques et pédagogiques

Ce que nous avons pu constater, c’est que dans les classes où un travail écrit a été proposé, on a évité cette forme de retombée décevante pour les maîtres. Comment expliquer cette retombée, précisément ? Le passage d’un jugement de goût à un jugement de valeur ne peut s’opérer ni surtout s’énoncer frontalement et immédiatement.

Accepter de faire le deuil de l’espoir d’une fin conventionnellement heureuse (à laquelle leur culture du conte les avait jusque-là habitués) pour s’interroger sur la valeur de cette fin ambiguë que propose Andersen et énoncer publiquement cette acceptation au sein de la classe à l’ensemble des pairs n’est pas possible dans l’immédiat, ne serait-ce qu’en raison des phénomènes d’(ortho)doxie juvénile sociétale (pour adopter une perspective sociologique) particulièrement sensibles chez les jeunes adolescents. Plus intimement, ce qu’on apprend du destin de l’héroïne (figure dans laquelle ils avaient projeté une partie de leurs propres aspirations, probablement) les heurte sur le plan émotif et la frustration qui s’ensuit explique certainement ce refus d’adhésion consentie.

À la question Avez-vous aimé cette histoire ? des élèves de CE1 (7 à 8 ans) répondent :

E1 (un garçon) : j’ai aimé l’histoire parce que la petite sirène n’a pas tué le prince, elle n’avait pas envie de tuer et j’ai pas aimé parce que la sorcière a coupé la langue de la petite sirène fille de l’air (saluons au passage l’expression condensée qui semble spontanément associer la métamorphose en être aérien au sacrifice des attributs propres à l’être aquatique)… J’ai pas aimé quand le prince il a baisé (sic) la fille du roi.
E2 (une fille) : J’ai aimé la petite sirène parce qu’elle chante bien. Je n’ai pas aimé parce que la sorcière a coupé la langue de la petite sirène et puis le prince n’a pas épousé la petite sirène et la pauvre elle est devenue écume et elle a souffert de la potion magique…
E3 (une fille) : J’ai aimé parce qu’elle est très gentille et elle verra le monde et découvrira plein de choses et elle verra ses soeurs.

Ces réponses montrent à quel point ces jeunes élèves se projettent dans les personnages et les situations imaginés par Andersen.

À la question Est-ce une fin heureuse ?, posée dans la même classe, nous obtenons de la part de deux des élèves précédemment citées ces réponses :

E2 : L’histoire finit mal parce que la sirène est devenue une fille de l’air et moi, j’aime pas être une fille de l’air.
E3 : L’histoire finit bien parce qu’elle est fille de l’air et elle verra quand même ses soeurs et aussi son père et sa grand-mère et des fois elle se mettra à côté du prince mais lui ne la verra pas.

L’idée d’une vie immatérielle possible semble manifestement inquiéter la première tandis qu’elle séduit la seconde. Les représentations d’une vie après la mort, probablement façonnées par les convictions religieuses de chacune de ces deux petites filles, déterminent leur réception du texte. Dans beaucoup de classes et notamment chez les plus jeunes, les élèves ont spontanément débattu de la mort et de l’immortalité, à partir de leurs propres références, sans que cela pose problème, finalement : Je me suis laissé entraîné par eux… disent les maîtres.

Nous avons pu recueillir des débats interprétatifs philosophiques et métaphysiques parfois étonnants de précision, comme dans cette classe de CM1/CM2 :

E1 : Si elle est invisible c’est qu’elle a déjà une âme immortelle sinon elle aurait disparu.
E(s) : Elle se transforme en écume donc elle est morte !
E2 : En fait, elle est morte sur terre mais pas dans le ciel.
E(s) : Dans l’eau, elle s’est jetée dans l’eau, elle est morte dans l’eau.
E2 : Donc elle est vivante dans le ciel mais pour devenir une âme immortelle, il faut faire des bonnes actions.

Ces discussions serrées ont au moins le mérite de ne pas laisser les élèves gérer dans la solitude et le silence les interrogations existentielles suscitées par le texte et les émotions profondes qu’elles entraînent. La proposition d’un texte aussi fort exige de la part de l’enseignant qu’il reconnaisse avec respect et sans esquive les remous affectifs, esthétiques, intellectuels provoqués auprès des jeunes lecteurs.

Disons qu’il faut les aider à faire le deuil du plaisir lié à la satisfaction immédiate d’un goût personnel pour s’ouvrir à une autre proposition en les invitant à faire personnellement quelque chose de ce travail de dépassement, quelque chose qui ne soit pas de l’ordre de la soumission mais qui soit un acte créatif d’appropriation.

Comme on l’a vu, ce peut être un débat qui va permettre de passer d’une réaction réflexe – Je ne lirai jamais ce texte à mes filles ! protestent des étudiantes de BTS (cycle professionnel court post-baccalauréat) – à une réflexion plus dialectique, une réflexion sur la portée symbolique du texte.

Mais on peut aussi faire des propositions d’écriture : beaucoup d’enseignants ont organisé des ateliers d’écriture poétique. Nous avons par ailleurs pensé à un dispositif permettant d’interroger la mémoire du lecteur, après un laps de temps de deux mois environ, pour tenter de mesurer le cheminement opéré quant à la réception personnelle du texte. Nous proposons un tableau avec un certain nombre de cases dans lesquelles est inscrit un mot (ex. : eau, air, écume, sable, jardin, voir, entendre, etc.) que les élèves complètent librement à partir de leur souvenir du texte, ou de ce dont ils pensent se souvenir[4]. L’idée est de permettre à chacun, dans le cadre d’écrits intimes, de conscientiser et de développer la relation personnelle nouée au texte. Il ne s’agit donc pas d’une évaluation des acquis concernant le récit, mais d’une invite, pour chacun, à se replonger dans son expérience personnelle de lecture[5].

Cette proposition a été relayée par un certain nombre d’enseignants associés à la recherche, d’autres ne s’y sont pas prêtés pour diverses raisons. D’autres, enfin, ont éprouvé le besoin de la reformuler et de la transformer en un exercice de résumé de l’histoire, un exercice probablement plus rassurant, plus facilement évaluable.

Les réponses que nous avons reçues sont révélatrices du sentiment, développé ou pas au sein de la classe, d’être un sujet lecteur à part entière ainsi que du degré d’implication personnelle de chacun, permise et construite progressivement dans le cadre des démarches mises en oeuvre par les enseignants.

Mise en analogie entre la littérature et les autres champs artistiques

Ailleurs, des propositions relevant de différents champs artistiques se sont avérées particulièrement fécondes : sur l’invitation de la conseillère pédagogique en arts plastiques, un enseignant a invité les élèves à choisir, parmi un ensemble de reproductions de tableaux, quatre images leur évoquant d’une manière ou d’une autre le texte d’Andersen et à dire en quoi cela leur rappelait ce qu’ils avaient ressenti à la lecture du texte.

Grâce à ce déplacement, à ce passage par une mise en analogie avec des objets artistiques fondés sur un système de signes de nature différente, les jeunes élèves (CM1/CM2) sont parvenus à formuler des relations au texte d’Andersen d’une richesse remarquable, alors qu’il s’agit pourtant d’une école classée ZEP (zone d’éducation prioritaire)[6].

E1 (un garçon) : « Les Idées claires » de Magritte. En regardant [la reproduction], je ressens de la différence et du changement. Les passages d’un monde à l’autre ; « Le Proverbe turc » d’Erik Dietman. En la regardant, je ressens de la peur et de la solitude. Le sacrifice de la petite sirène ; « Portrait d’Annette » de Giacometti. En la regardant, je ressens de la patience et la mort. L’attente de sa mort ; « Number 3 » de Jackson Pollock. En la regardant, je ressens des choix incompris. L’univers de la sorcière.

Ce qui est intéressant, en plus de la pertinence de ces remarques, c’est leur fonctionnement et leur formulation. Chacun trouve en général une rhétorique personnelle, et c’est ce qu’on perçoit également, dans cette classe, à l’occasion du travail d’écriture sur la mémoire évoqué en amont. Ici, Julien commence par énoncer une forme de conceptualisation de l’impression personnelle pour glisser par analogie à la conceptualisation d’un épisode du récit, qui s’énonce sous la forme d’un syntagme nominal (nom et complément de nom) faisant titre.

E2 (une fille) : « Les Idées claires » de Magritte. Je ressens de la légèreté comme quand la petite sirène devient fille de l’air et le passage d’un univers à l’autre ; « Idole féminine » (statue primitive anonyme). J’ai l’impression que cette statue ne peut pas parler mais qu’elle voudrait dire quelque chose, comme quand la petite sirène parle au prince avec ses yeux ; « Portrait » de Modigliani. J’ai l’impression que la personne qui est dessinée n’est pas complète comme si elle se sacrifiait, la petite sirène elle aussi s’est sacrifiée dans l’histoire, c’était pour son prince, j’ai l’impression que cette personne aussi ; « Rimbaud dans Paris ». Je ressens la tristesse de ne pas pouvoir parler, si on ne peut pas parler il faut trouver un moyen de communication, par exemple la petite sirène avec ses yeux.

Ici, E2 passe par une mise en relation explicite entre son sentiment personnel à la vue du tableau et le destin de la petite sirène, personnage avec lequel elle est en empathie totale. Elle projette en réalité sur le tableau l’émotion suscitée chez elle par le texte et l’exprime de façon pragmatique (contrairement à Julien qui use de concepts) et avec justesse.

Citons enfin E3 (un garçon), élève en difficulté : « La Belle Ferronnière » de Léonard de Vinci. La photo n° 10 me fait penser à la petite sirène quand elle a bu le breuvage de la sorcière ; « Figures de l’ombre » d’Anne Slacic. La photo n° 16 me fait penser au sacrifice de la petite sirène pour sauver le prince ; « Le baiser » de Gustav Klimt. L’oeuvre n° 9 me fait ressentir à la petite sirène qui sauve le prince quand son bateau coule ; « Rimbaud dans Paris ». L’oeuvre n° 13 me fait ressentir au prince et à la petite sirène qui est morte.

L’expression d’E3 est moins aisée, il ne parvient pas comme les deux précédents à exprimer clairement un rapport d’analogie, pourtant à l’oeuvre dans son activité. Soulignons cette expression, utilisée deux fois, fautive mais personnelle et intéressante (d’autres l’utilisent aussi dans la classe) : ça me fait ressentir à, qui condense penser à et ressentir, collusion entre le processus d’analogie et d’empathie pour le personnage de la sirène.

Ces écrits personnels, reposant ici sur une méditation à partir de l’image qui conduit vers un repli sur l’intime expérience artistique et culturelle du texte, peuvent ensuite être oralisés, donc socialisés et mis en dialogue au sein de la classe. Nous considérons que c’est là un cheminement didactique permettant de travailler à la construction progressive de cette compétence de jugement de valeur, sur laquelle s’interrogent d’autres didacticiens de la lecture littéraire comme Dumortier (2001) et Dufays (1994).

Conclusion

Quoi qu’il en soit, on ne parviendra pas à entraîner de déplacement culturel authentique en heurtant frontalement les élèves dans leurs repères et leurs convictions personnelles, s’ils ne sont pas acquis d’avance aux éléments de culture qu’on leur propose. C’est plutôt par un ensemble de négociations didactiques raisonnées que nous pouvons espérer y parvenir. Reste à penser des progressions d’un bout à l’autre de notre institution. Nous n’évoquerons que brièvement ce qui s’est fait en collège et lycée. Grosso modo, les enseignants, après avoir échangé leurs craintes, se sont là aussi lancés dans une certaine prise de risque, ont eux aussi souvent cherché des formes de négociation culturelle, et ont la plupart du temps été étonnés des débats qui se sont ainsi développés à partir du texte et qui manifestaient à chaque fois l’implication personnelle des élèves. La recherche conduite à l’INRP en équipe, sous la direction de Catherine Tauveron, de 1998 à 2002, sur la lecture de littérature à l’école élémentaire, a abouti à des propositions didactiques (Tauveron, 2002) qui sont, pour un bon nombre d’entre elles, transférables au second degré, moyennant les aménagements nécessaires (considérer l’activité de lecture en classe comme un cheminement progressif d’appropriation passant par des errements, des révisions qu’il convient pour le maître de réguler mais non d’éviter ; alterner les moments de débats collectifs permettant les confrontations de jugements et d’interprétations dans le respect des droits du texte avec les temps de reprise individuelle passant par l’écrit réflexif ou créatif, passant aussi par diverses formes de transcodage comme le dessin, le jeu dramatique…).

Les enseignants associés qui ont tenté l’esquive (par exemple en occultant la fin à connotation religieuse) l’ont regrettée et se promettent de donner le texte intégralement une autre fois. Le cheminement d’appropriation culturelle, ici dans le cadre de la lecture d’un texte littéraire, passe bien par la reprise, le raccommodement conscientisé de soi avec l’inattendu qui déstabilise et qui interroge, que ce soit chez l’élève ou chez l’enseignant. Cela suppose pour ce dernier une prise de risque qui demeure beaucoup plus facile à gérer dans une situation de recherche collective que dans sa relation en solitaire avec ses élèves qui est celle de l’exercice ordinaire de sa profession. Pour conclure, c’est bien les habitudes d’enseignement de la littérature qui sont interrogées à travers cette expérience conduite à l’INRP : comment concilier apprentissage objectif de la lecture littéraire et implication subjective du lecteur à l’école, notamment dans le second degré ? L’un est-il possible sans l’autre ? La lecture d’un texte, y compris au lycée, ne peut se réduire à la description distanciée (distante) de son fonctionnement, elle exige toujours plus ou moins une forme d’adhésion du lecteur, sans laquelle celui-ci est rapidement tenté de fermer le livre (ou de se fermer à lui dans une situation scolaire contrainte). Par adhésion, nous entendons non pas un abandon aveugle et passif à ce que dit le texte ou à une quelconque illusion référentielle, mais avant tout, et afin que la lecture advienne effectivement, un consentement du lecteur à activer les possibles programmés par le texte (ici un conte) en matière d’univers, de personnages, de situations, d’interrogations, un consentement à construire et à projeter sur la scène mentale ces possibles du texte. Cette coopération du lecteur ne va pas de soi, ne serait-ce que parce que tout lecteur a ses manques et ses réticences : aux enseignants de les mettre au jour pour en permettre le dépassement chez chaque sujet-lecteur-élève dans le cadre de la classe. L’expérience de lecture de La Petite Sirène dont nous avons ici rendu compte montre bien la nécessité de faire d’abord émerger et conscientiser les effets immédiats de plaisir ou de déplaisir produits par un texte (surtout quand il est aussi fort et dérangeant) tant chez les élèves que chez les enseignants (Comment travailler avec mes élèves un texte qui me remue autant, dit une jeune enseignante), mais non pour les occulter aussitôt (dans un processus d’amnésie vergogneuse) afin de passer à une lecture plus savante. C’est au contraire en prenant appui sur eux et en usant de propositions didactiques qui les travaillent que l’on peut parvenir à une lecture plus personnellement réflexive. C’est l’idée que nous développions déjà, mais sur plan général, dans un précédent article : Le paradoxe du lecteur (Marcoin, Delahaye et Le Manchec, 2005).