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En République démocratique allemande (RDA), depuis sa création en 1949, le discours officiel s’est montré avant tout soucieux d’inscrire le régime de Berlin-Est dans une perspective historique excluant notamment de l’héritage est-allemand la période nazie. La société quant à elle fut avant tout appelée à se mobiliser pour la reconstruction du pays et l’établissement d’un avenir meilleur, pour mieux effacer les séquelles et souvenirs de la guerre, au nom de la doctrine antifasciste. Il restait dès lors peu de place en RDA pour une attitude critique, ou même réflexive, sur le passé [1]. L’analyse de la production documentaire des studios étatiques de la DEFA témoigne de ce lien complexe entre histoire et mémoire, image et mémoire, mémoire et oubli sous le régime de Berlin-Est [2].

Il s’agit ici de s’interroger sur l’autre cinéma [3] que représente le genre documentaire, aux enjeux naturellement différents de ceux de la fiction. La plupart du temps, les documentaires de la DEFA étaient tournés en vue de projections précédant le programme principal, dans des festivals en RDA, ou alors ils étaient destinés à une programmation à l’étranger, là aussi avant tout dans les festivals. Les enjeux commerciaux étaient donc limités. Un plan thématique enregistrait chaque année les attentes des autorités. On y dressait une liste des sujets à traiter dans les nouveaux films de l’année — comme la construction d’un nouveau site industriel, diverses commémorations, etc. — en fonction des exigences des fonctionnaires des studios, du ministère de la Culture ou du SED [4]. Les documentaristes de la DEFA ne poursuivaient pas le même objectif que leurs collègues qui tournaient des films de fiction : toucher un vaste public. Par le truchement du documentaire, ils participaient à la création d’une mémoire particulière, qui ne naissait pas tant de l’interaction entre le réalisateur et le public — même si celle-ci demeurait un enjeu constant —, que du jeu complexe qui s’établissait, et ce dès l’étape de la réalisation, entre la vision du régime et celle du réalisateur.

Nous nous intéresserons ici à la manière dont l’histoire et la mise en scène de cette mémoire — mémoire cachée, effacée, manipulée — apparaissent dans les films documentaires, à travers l’utilisation d’images d’archives. Qui dit mémoire dit cependant aussi oubli ; oubli de ce qui reste non dit, du hors-champ. L’étude des films documentaires de la DEFA permet d’ailleurs de mieux comprendre comment se confrontèrent en RDA, grâce aux documentaristes est-allemands, une mémoire figée du passé allemand et la volonté de mener un véritable travail réflexif sur le passé, un travail de représentation mais aussi d’interprétation.

Il faut pour cela s’interroger sur les films eux-mêmes, sur leur fonction mémorielle, sur l’utilisation et la nature du montage d’images d’archives, ainsi que sur la place des témoignages, individuels ou collectifs, qu’ils transmettent. Dans ce processus de formation et de transmission d’une mémoire collective, il est également important de souligner le rôle des différents acteurs en jeu [5]. Outre les pressions institutionnelles, la personnalité des documentaristes, issus de générations distinctes, joua de fait un rôle important, témoignant de rapports différenciés au regard du passé allemand.

Nous ne nous intéresserons pas ici aux compilations pures et simples d’archives, mais nous tenterons de voir plutôt quand et comment l’histoire et sa mémoire surgissent dans le champ documentaire, et ce autour de la question de la mémoire de la Seconde Guerre mondiale et du nazisme. Quatre films retiendront tout particulièrement notre attention : Schaut auf diese Stadt (1962) de Karl Gass, Eine Sommerreise (1968) de Karl-Heinz Mund, ainsi que Martha (1978) et Die Mauer (1990) de Jürgen Böttcher. À travers le travail de ces trois réalisateurs, deux générations distinctes s’expriment. Karl Gass est né en 1917, Jürgen Böttcher en 1931 et Karl-Heinz Mund en 1937, mais tous trois ont travaillé à la DEFA jusqu’à la fermeture des studios, ce qui permet d’observer leur travail à des moments différents de l’histoire de la RDA et de suivre ainsi l’évolution du jeu de la mémoire dans leurs documentaires, des années 1960 au tournant de 1989-1990.

Mémoire et guerre froide : une vision biaisée de l’histoire

Dix ans après sa création en 1949, la République fédérale d’Allemagne (RDA) se trouva confrontée à une situation politique et économique tendue. Des milliers d’Allemands passaient en République fédérale d’Allemagne (RFA), véritable menace pour l’équilibre de la société est-allemande. La construction du mur de Berlin en 1961 fut présentée par l’Est comme « une protection antifasciste » contre le régime et la société de la RDA. Dès lors, la séparation idéologique qui existait de fait depuis l’occupation de l’Allemagne par les Alliés prit une forme radicale et incontournable dans le quotidien des Allemands. La mémoire du passé s’en trouva-t-elle davantage matière à division ? Le discours officiel en RDA se trouva-t-il conforté, à l’abri du Mur, dans la vision de l’histoire qu’il véhiculait ?

La construction du mur de Berlin à partir du 13 août 1961 conduisit à une radicalisation de la polarisation de part et d’autre de la frontière, ainsi renforcée. Le Mur aboutit au repli des cinéastes et des documentaristes est-allemands, qui se tournèrent alors non plus tant vers les enjeux relatifs à la confrontation Est-Ouest, RDA-RFA, que vers la société est-allemande elle-même. Faire référence à l’histoire allemande, au nazisme et à la Seconde Guerre mondiale, devint alors simple prétexte pour justifier la politique menée à l’est du Mur. En témoigne le documentaire Schaut auf diese Stadt (Regardez cette ville) de Karl Gass, qui sortit en août 1962, le jour anniversaire de la construction du Mur.

Karl Gass faisait partie de la génération des fondateurs de la DEFA. Né en 1917 à Mannheim, il fit des études d’économie à Cologne. Il fut enrôlé dans la Wehrmacht en 1940 puis fait prisonnier par les Britanniques en 1945. Il travailla à partir de 1946 comme journaliste à Cologne, au service Économie de la NWDR, une station de radio dont le siège social était situé à Hambourg. Il décida cependant en 1948 de partir s’installer dans la zone d’occupation soviétique de Berlin, où il travailla à la radio Berliner Rundfunk. C’est en 1951 qu’il entra à la DEFA, comme scénariste, auteur et réalisateur. Il développa à la fin des années 1950 un projet qui visait à dénoncer ce qui était présenté comme l’occupation de Berlin-Ouest par les Américains. Son équipe se vit cependant dépassée par les événements lorsque, le 13 août 1961, la construction du Mur vint radicaliser la situation, donc le propos du film. Il ne s’agissait plus tant de dénoncer un état de fait que de justifier et de défendre la décision de construire ce « rempart antifasciste ».

Si le passé allemand de la Seconde Guerre mondiale est présent dans le documentaire, c’est uniquement pour souligner, démontrer la continuité qui existe, selon le commentaire, entre le Berlin impérial, l’Allemagne d’Hitler et le régime, à Bonn, de Konrad Adenauer. En montrant les images du passé, il s’agissait de prouver, de démontrer cette continuité, par exemple en établissant visuellement entre ces images des ressemblances et des analogies, ce qui conduisait le plus souvent à des raccourcis historiques et à des confusions mémorielles, symptomatiques des manipulations effectuées. Un montage alterné montre par exemple en parallèle deux rassemblements de foule, l’un ayant eu lieu dans les années 1950 et l’autre en 1938. Le premier réunit, selon le commentaire en voix off, des « revanchards » rassemblés à Berlin-Ouest dans l’immédiat après-guerre [6]. Sur les bannières qu’agitent ceux-ci, le spectateur peut lire les noms des régions d’où avaient été expulsés des millions d’Allemands et de germanonophones en 1945 : la Prusse orientale (autour de Kaliningrad) et la Silésie (autour de Wroclaw), désormais territoires respectivement soviétique et polonais. Faisant l’objet de profondes controverses, ces expulsions étaient très médiatisées en RFA, ce qui n’était pas le cas en RDA, où elles faisaient au contraire partie des tabous de la fin de la guerre. Or, le montage parallèle glisse du rassemblement des années 1950 à celui de 1938, dans lequel les bannières mentionnent surtout les Sudètes, cette région tchécoslovaque qu’Hitler annexa en 1938 et qui représente donc un enjeu mémoriel distinct. En soulignant que les mouvements de drapeau et de masse sont visuellement les mêmes, en créant des effets visuels axés sur la répétition et la ressemblance, voire la concordance, entre ce qui s’est passé en 1938 et dans les années 1950, le montage crée des parallèles visuels qui brouillent les faits historiques et effacent les différences d’une époque à l’autre, d’une région à l’autre.

Le commentaire en voix off rend encore davantage explicite ce que cherche à démontrer le parallèle établi par le montage. Selon ce commentaire, la campagne psychologique qui accompagna en 1938 la préparation de l’invasion des Sudètes, campagne menée dans la presse allemande et qui dénonçait les expulsions de populations allemandes ou germanophones de la région, n’était en fait qu’une étape pour préparer la guerre de 1939, qui s’ouvrit avec l’entrée des Allemands en Pologne. Or, en 1958-1960, prétend le commentaire, la fuite d’Allemands de l’Est vers Berlin-Ouest était pareillement mise en scène et exploitée, dans l’intention de préparer un autre conflit, orchestré cette fois par les « impérialistes » : l’invasion de la RDA. Le Mur était dès lors présenté comme une nécessité en 1961, comme le seul moyen d’éviter le retour de la situation de 1939.

Le passé s’inscrit ainsi visuellement et textuellement dans un discours qui est avant tout axé sur la justification du présent. En ce sens, l’utilisation d’images d’archives ne s’accompagne nullement d’une véritable réflexion sur le passé. La mémoire ici est victime du discours qui prévaut dans la propagande du tournant des années 1960 en RDA, et le symbole de la porte de Brandenburg sert de fil conducteur aux images d’archives qui défilent alors à l’écran. Devant cette porte, les soldats de Guillaume II, l’armée de Hitler puis les tanks de la Bundeswehr se succèdent à un rythme soutenu, dans un seul et même flux d’images. Les images du passé ne sont utilisées que pour établir une continuité avec celles du présent ; elles sont liées au présent par une suite de plans qui s’enchaînent de manière à souligner la filiation, par le son et la musique qui relient les séquences, et, finalement, par le commentaire qui dénonce « la tradition sanglante de l’impérialisme allemand ».

La manipulation de la mémoire collective ne se limite cependant pas à établir ce parallèle : les images du passé permettent en effet de recouvrir celles du présent. Les images du Mur sont quasiment absentes du film de Karl Gass : un plan de trois secondes et un de deux secondes montrent la construction du Mur, et un très court plan d’une seconde le Mur lui-même. Les images du passé recouvrent celles du présent sans permettre de poser un regard serein et clair ni sur le passé ni sur le présent.

Le cas exemplaire du film de Gass montre bien à quel point la construction du Mur représente un moment charnière, qui influença la manière de parler du passé et de construire une mémoire particulière. Dans ce film, la mémoire se trouve figée autour d’images symboliques répétées, accompagnées de commentaires et de paroles tout aussi figés dans des stéréotypes, n’accordant aucun espace de réflexion et aucune autonomie aux images du passé. Le rythme du montage ne permet d’établir aucune distinction claire entre les différentes séquences historiques. Il s’agit là d’un cas de figure exemplaire de la façon dont mémoire et histoire ont été prises en otage au cours de la guerre froide.

Le présent, vierge de toute mémoire ?

Cette manipulation de la mémoire visait à consolider la représentation que l’on se faisait de la répartition des rôles dans l’histoire de la Seconde Guerre mondiale. Les Soviétiques y tenaient naturellement une place de choix, que les images d’archives ne devaient que légitimer et confirmer. Au risque d’aboutir à un présent sans mémoire, toute tentative de proposer une réflexion sur le passé et sur sa transmission ne pouvait mener qu’à la censure. En témoigne, par exemple, le documentaire Eine Sommerreise (Voyage estival, 1968) de Karl-Heinz Mund, qui évoque la période de la guerre en Ukraine.

Au cours des années 1960, un mouvement de distanciation à l’égard du discours figé sur l’URSS se développa dans le monde communiste, en Europe comme ailleurs, à commencer par l’Algérie ou Cuba. Cela eut des répercussions en RDA et dans les studios, mais elles furent rapidement endiguées. La production documentaire ne resta à l’écart ni des tentatives de renouveau ni de la censure, comme en témoigne le sort réservé au projet de Christian Lehmann et Karl-Heinz Mund intitulé Sommerreise.

Le film devait montrer quelle réalité recouvrait l’amitié germano-soviétique tant proclamée, à l’exemple des relations entre l’Allemagne et l’Ukraine, si fortement marquées par la Seconde Guerre mondiale. La première esquisse d’un projet fut remise à la direction du studio début 1966. Un premier voyage de repérage dans la République ukrainienne eut lieu à l’été 1967, permettant de rédiger un scénario qui fut avalisé début 1968. Le tournage commença en août 1968 et dura six semaines.

Suivit une série de modifications exigées par la direction du studio. En effet, après avoir été positivement reçu par le groupe du parti au sein du studio de la DEFA, le film, lors de sa première projection, fut vivement critiqué sous prétexte qu’il montrait une image négative de l’URSS, qu’il ne cachait pas les problèmes de la vie quotidienne des Ukrainiens — dont les images étaient trop authentiques, témoignant « d’un regard trop proche et trop intime » (Hans-Jörg Rother 1994, p. 127) — et que le souvenir des crimes de guerre y tenait une place bien trop grande [7]. Bien que le point de départ du film fût la volonté de contribuer à l’amitié germano-soviétique, les auteurs présentaient finalement, aux yeux des fonctionnaires, une image trop sombre de la réalité qu’ils avaient vécue et captée lors de leur voyage.

Par exemple, la séquence consacrée à la fosse de Babi Yar près de Kiev — l’un des nombreux lieux de la région où des massacres furent commis par les troupes allemandes (Einsatzgruppen) —, qui devait être accompagnée de la lecture de poèmes de Evgueni Evtouchenko, dut être supprimée. Les deux auteurs furent même accusés d’être des sympathisants du groupe « Aktion Sühnezeichen [8] », un mouvement religieux, protestant et oecuménique visant à expier les crimes commis pendant la Seconde Guerre mondiale et étroitement surveillé par les autorités [9]. Ils s’adressèrent en vain à la toute nouvelle Union des cinéastes et à l’administration du Cinéma du ministère de la Culture.

La version finale du film, raccourcie de vingt minutes par rapport au projet initial de trente-cinq minutes, fut montée en toute hâte entre le 23 et le 30 décembre 1968, selon les seules directives du directeur du studio, avant tout soucieux de remplir le plan de production avant la fin de l’année, et ce sans froisser les autorités de tutelle. Les noms des deux auteurs disparurent du générique [10], à l’image de la mémoire effacée de cet épisode de l’histoire allemande.

Les enjeux de la guerre froide empêchèrent ainsi une représentation du passé et une réflexion sur l’histoire allemande récente qui auraient permis le développement d’une mémoire qui n’aurait été ni manipulée ni effacée.

Une mémoire en gestation

Dans le contexte médiatique de la RDA, la télévision devint au tournant des années 1970 le média privilégié par les autorités, qui relâchèrent alors en partie leur contrôle sur la production documentaire des studios de la DEFA. La nouvelle génération de cinéastes arrivés derrière la caméra au cours des années 1960 tenta d’en profiter. Ces réalisateurs s’interrogeaient différemment sur la question de la mémoire, collective mais aussi individuelle, ce qui conduisit à une évolution sensible de l’utilisation du matériau d’archives. Cependant, bien qu’ils cherchèrent à faire oeuvre mémorielle — en réalisant, par exemple, des portraits biographiques de la génération de leurs parents ou de celle de leurs grands-parents —, le montage et l’utilisation des images du passé ne permettaient toujours pas une véritable réflexion ; ces réalisateurs se limitèrent en effet à l’enregistrement passif de traces mémorielles du passé et choisirent d’en laisser beaucoup hors-champ. Le documentaire Martha, de Jürgen Böttcher, permet d’analyser ce processus où souvenirs personnels et mémoire collective se mêlent dans les images ressuscitées du passé.

Né en 1931, Jürgen Böttcher fait partie de cette génération ayant grandi sous le nazisme et pendant la Seconde Guerre mondiale, pour laquelle cette période n’était donc pas seulement un ensemble de souvenirs et d’expériences transmis indirectement par les aînés. Plusieurs de ces jeunes, âgés d’environ dix-huit ans au moment de la création de la RFA et de la RDA en 1949, suivirent leur formation professionnelle dans le contexte des débuts de la guerre froide et du régime est-allemand. De 1949 à 1953, Jürgen Böttcher fit des études à l’École supérieure des beaux-arts de Dresde. Dans ses tableaux et aquarelles, le jeune homme reprenait des images qui l’avaient marqué, comme la mort de son frère aîné pendant la guerre ou encore les ruines de Dresde [11]. Lorsque éclata le premier débat sur la question du formalisme en peinture, Böttcher se situa clairement du côté des « déviants », influencés par l’existentialisme et le formalisme, considérés comme opposés au réalisme socialiste [12]. Des oeuvres comme son autoportrait de 1951 furent ainsi durement critiquées, de même que ses tableaux et dessins inspirés de Picasso. À partir de 1953, Jürgen Böttcher vécut de manière indépendante, donnant des cours à l’École populaire de Dresde. C’est là que se forma un groupe de peintres, dont fit partie Ralf Winkler, le futur A. R. Penck à la renommée internationale, qui quitta la RDA en 1979. Böttcher continua à peindre, même sans être exposé. En 1955 il quitta cependant Dresde pour entrer à l’École de cinéma de Babelsberg, près de Berlin, qui venait juste d’être créée. Après cinq ans d’études, Jürgen Böttcher entra aux studios de la DEFA, comme documentariste. Il resta salarié des studios jusqu’en 1991.

Pour Böttcher, réaliser des films s’inscrivait dans la suite logique de son expérience de la guerre et du nazisme, intimement mêlée à un sentiment de culpabilité profondément ancré chez le jeune adolescent : « À l’époque où je peignais, je vis des films magnifiques qui m’ouvrirent les yeux et qui me rappelèrent ce que j’avais vécu mais que je ne pouvais pas peindre. C’est ainsi que j’en vins à l’idée de faire des films [13] », se souvient le réalisateur. Il va cependant attendre la fin des années 1970 pour revenir à cette période de la guerre et à l’année 1945, qui avaient été au centre de plusieurs de ses toiles au cours des années 1950. Il réalisa ainsi Martha en 1978.

Jürgen Böttcher trace dans ce film le portrait de l’une des dernières déblayeuses (Trümmerfrauen) de Berlin en 1945. Martha Bieder a désormais 78 ans et elle travaille encore dans une entreprise spécialisée en déblaiements à Berlin-Est. Le documentariste la suit dans son travail, lorsqu’elle doit trier debout des heures durant, été comme hiver, les gravats — bouts de bois, de métal — qui défilent devant elle sur un tapis roulant. Jürgen Böttcher filme ses derniers jours de travail, puis la petite réception d’adieu qu’elle organise dans une des baraques du chantier. Une fois ses anciens collègues partis, le réalisateur l’interroge sur ses débuts comme Trümmerfrau.

Pour tenter de saisir des traces du traumatisme de la guerre, le réalisateur choisit de mettre en scène la mémoire de Martha. Lorsqu’il lui demande comment elle a vécu l’année 1945, question qui semble être celle à laquelle tout le documentaire devait conduire, Martha se cache le visage, comme pour ne plus voir ces images enfouies dans son souvenir. Grâce à un dispositif original, le réalisateur va amener Martha à malgré tout replonger dans ces images enfouies. Une courte interruption, par le truchement d’un écran noir, introduit alors deux séries d’images d’archives commentées en voix off par Martha.

L’ancienne Trümmerfrau commente par des phrases courtes ces images qui semblent lui permettre de replonger dans ses propres souvenirs : une rue de Berlin en ruine, filmée dans un long travelling, quelques plans de femmes au travail dans le Berlin de l’année zéro. Ces images d’archives et les propres souvenirs de Martha se superposent ainsi pour souligner la dureté de son travail et des conditions de vie de l’époque. Les souvenirs personnels de Martha prenant forme à travers ces images d’archives s’inscrivent ainsi dans une histoire allemande collective. Jürgen Böttcher renonce au commentaire en voix off anonyme des archives : le réalisateur et peintre préfère s’exprimer à l’aide des images et les accompagner de la voix subjective de l’ancienne témoin de ces années d’apocalypse.

Martha devient en quelque sorte l’allégorie de cette année 1945 et du travail de ces femmes chargées d’effacer les séquelles les plus visibles des combats et de la guerre. C’est donc le traumatisme de cette période, du travail harassant dans une ville et un monde en ruine, ainsi que ses traces encore perceptibles que le réalisateur tente de capter, en creux. Et il préfère questionner Martha sur la fin de la guerre, l’après-nazisme, que sur les années précédentes. L’histoire ici s’inscrit dans un discours individuel, mêlé de souffrance et de courage, et non dans une réflexion collective empreinte de culpabilité. Une fois encore, un documentaire de la DEFA contribuait à reléguer le nazisme dans la mémoire collective ouest-allemande (selon Berlin-Est, le nazisme était une thématique qui ne relevait que de la mémoire ouest-allemande). Seule la fin de la guerre permettait de se réapproprier le grand récit officiel est-allemand, lequel ne commençait ainsi qu’avec la fin du conflit et la fin de la guerre.

Le film reçut plusieurs prix dans des festivals, dont un prix en Allemagne de l’Ouest, au festival d’Oberhausen. Martha permit donc à Jürgen Böttcher d’être reconnu à l’étranger. À travers les souvenirs de l’ancienne déblayeuse, le réalisateur faisait revivre ses propres souvenirs, qui s’inscrivaient dans une mémoire collective de la fin de la guerre.

Au cours des années 1980, il y eut de nouvelles tentatives de revenir plus systématiquement sur l’histoire de l’Allemagne et sur le traumatisme du nazisme et de la guerre. Il restait cependant encore beaucoup à faire, aussi bien de la part des réalisateurs que des représentants institutionnels. Ainsi, à l’occasion des quarante ans de la fin de la guerre, Karl Gass réalisa Das Jahr 1945 (L’année 1945), un très ancien projet. Par un travail considérable de recherches d’archives, le réalisateur et son équipe piochèrent dans divers fonds qui n’avaient été jusque-là que partiellement exploités. Compilation d’archives par excellence, le film offre donc de précieuses découvertes iconographiques. Exhumer ces images ne suffit cependant pas à renouveler la représentation qui est faite de cette année 1945. Une phrase de Jahr 1945 évoquant la reconnaissance par le SED, en 1946, de la responsabilité collective de la population allemande a d’ailleurs été censurée. Autre élément resté hors-champ, d’autant plus frappant que le documentaire témoigne, comme on l’a vu, d’un considérable travail de recherche : la persécution et l’extermination de la population juive [14].

Même enrichie d’images nouvelles, la mémoire est-allemande du nazisme et de la Seconde Guerre mondiale ne s’en trouvait pas pour autant renouvelée.

Bribes d’images, bribes de mémoires allemandes

Il fallut attendre la fin des années 1980 et la chute du Mur pour que le documentaire osât se confronter directement et autrement au passé allemand, en laissant une large part à la réflexion du spectateur. Jürgen Böttcher, en 1993, souligna le bouleversement et le changement de perspective que signifia l’ouverture du rideau de fer et la fin de la guerre froide, qui avaient mené à la polarisation de l’Allemagne, de l’Europe et du monde : « Nous étions les plus occidentaux de l’Est, et maintenant nous sommes les plus orientaux de l’Ouest, intéressant [15] … » Le changement de perspective fut l’une des clés qui permirent de poser un nouveau regard sur le passé.

9 novembre 1989, le Mur s’ouvre. Dans Die Mauer, le documentariste Jürgen Böttcher filme le démontage du Mur, pan par pan. Sans commentaire, le réalisateur et son équipe observent les passants qui s’acharnent sur le Mur pour tenter d’en récupérer des éclats, comme souvenir. On voit des images de foule en liesse ou célébrant dans une joie plus retenue l’événement historique qui est en train de se produire. La porte de Brandebourg est le point central vers où tous et tout convergent, y compris les journalistes, présentés comme ceux qui écrivent en direct l’histoire et participent ainsi à leur manière à la construction de la mémoire.

Figure 1

(K. Gass, Schaut auf diese Stadt, 1962) © DEFA Stiftung

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Figure 2

(Jürgen Böttcher, Die Mauer, 1990) © DEFA Stiftung

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Figure 3

(Jürgen Böttcher, Die Mauer, 1962) © DEFA Stiftung

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Ces plans, qui sont avant tout contemplatifs, sont entrecoupés de trois séquences où Jürgen Böttcher met en scène l’événement historique, où il intervient dans l’événement. Son idée est simple et percutante : le Mur devient lui-même un support de projection, un écran sur lequel le passé allemand défile. Il installe une caméra qui projette des images d’archives sur les pans du Mur. Böttcher rend ainsi concrète la mémoire et parvient à montrer et à démontrer la dimension historique du Mur et son rôle dans les dernières décennies de l’histoire allemande. Le réalisateur en appelle à la mémoire personnelle des spectateurs de son documentaire, mais aussi à celle des passants qu’il filme en train de regarder ces images projetées, dans un effet d’abîme très intéressant.

La première projection a lieu de jour et montre des images de la construction du Mur, y compris celles reprises dans le documentaire de Karl Gass. Cependant, Jürgen Böttcher montre aussi la très célèbre scène où l’on voit sauter par dessus les fils de fer barbelés un soldat est-allemand, ainsi que la fuite d’hommes et de femmes de tous âges cherchant à gagner l’autre côté du Mur. La deuxième projection présente quant à elle des images remontant de 1914 jusqu’à 1945. La dernière projection est consacrée à la période de la RDA, montrant avant tout l’armée et des parades militaires, avec plusieurs plans d’Erich Honecker, avant de finir par des images du 9 novembre 1989. La boucle est bouclée.

La deuxième projection, tout particulièrement, mérite d’être étudiée en parallèle avec la séquence du Mur dans le film de Karl Gass. Elle succède à une longue séquence où l’on voit un couple en train de s’acharner sur le Mur avec un pic. Ce geste — creuser, et creuser encore plus — invite le spectateur à réfléchir, à se souvenir, à essayer de comprendre ce qui a conduit au 13 août 1961 et au 9 novembre 1989 ; à aller au-delà de la surface de ce Mur. Un écran noir précède l’installation de cette deuxième projection sur le Mur. Si Böttcher utilise les mêmes images d’archives que Karl Gass, il les monte cependant différemment et propose ainsi une lecture différente.

La porte de Brandebourg reste le lieu symbolique par excellence, le fil rouge menant d’une période à l’autre. Cependant, pour 1914 comme pour 1933, Jürgen Böttcher propose des plans plus longs que dans le montage de Karl Gass, permettant ainsi au regard du spectateur de s’attarder à ces images et à ces plans. Il choisit en outre de montrer non seulement des soldats en marche, anonymes, mais aussi la population civile venue en foule fêter ces soldats à leur passage sous la porte de Brandebourg. Ces images font écho pour le spectateur à la foule qui se réunit une fois encore autour de la Porte de Brandebourg en cet automne 1989. Pour la fin de la séquence et l’année 1945, Jürgen Böttcher a choisi des images d’archives montrant avant tout un paysage désolé et la détresse des individus errant dans les ruines. Apparaissent ensuite des Soviétiques, non pas en marche triomphale, mais par petits groupes portés par l’enthousiasme, puis des images de la scène célèbre de la conquête du Reichstag. Une dimension mémorielle plus ancrée dans le quotidien, à l’échelle individuelle, s’impose peu à peu dans le film. La dimension militaire de l’histoire allemande n’est pas niée, loin de là, mais on n’est plus dans le seul discours qui oppose à la force militaire anonyme, d’un côté, des Allemands présentés uniquement comme des victimes, de l’autre côté.

Plus encore que le montage des archives projetées, l’idée de Böttcher d’utiliser le Mur comme écran, de jouer par ailleurs avec la texture de cette surface inégale et abîmée par le temps, transforme la portée de ces images du passé et de l’histoire allemande. Le documentaire se fait oeuvre d’art et non plus propagande. L’histoire et la mémoire deviennent des enjeux artistiques et non plus seulement idéologiques.

Le réalisateur projette sans commentaire ni musique des images d’archives sur les ruines du Mur en train d’être détruit. Le support même de la projection permet de revisiter ces images, pourtant connues et déjà vues, ainsi que leur fonction mémorielle, dans un effet de distanciation et de réflexion salutaires où le spectateur, surpris par ce dispositif, est invité à enfin regarder et contempler le passé à travers ces images : « Le 10 novembre, le Mur était devenu une piste de danse, une galerie d’art, un tableau d’affichage, un écran de cinéma, une vidéocassette, un musée, […] rien d’autre qu’un tas de pierres », notait en 1992 un témoin d’une grande acuité, l’historien Robert Darnton (1992, p. 53). Ce fut sur ces même ruines-palimpsestes, qui nourrirent et firent surgir tant d’images, que l’Allemagne comme l’Europe purent enfin commencer leur long et difficile travail de mémoire, et le poursuivent encore [16].