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L’histoire de la traduction en Amérique Latine se trouve encore relativement peu explorée. Certains pays, tels que la Colombie, le Venezuela, et l’Argentine, font exception, grâce au travail de traductologues liés soit à des universités de ces pays soit à des institutions de l’étranger[1]. Le Mexique et le Chili se trouvent parmi les pays dont l’histoire de la traduction a été le moins étudiée, et c’est à ces régions que nos recherches sont consacrées.

Cela dit, il ne faut pas se laisser leurrer par le fait qu’il existe encore peu de travaux d’histoire publiés dans nos revues spécialisées. Le fait que la traductologie se soit intéressée tard à l’histoire ne veut nullement dire que cette histoire est inexistante. Il est juste de rappeler que tant l’histoire littéraire et la littérature comparée, pour parler de disciplines établies de longue date, que l’histoire de la lecture, de l’éducation et l’histoire intellectuelle, qui sont des filières plus récentes, touchent de plus ou moins près, à notre sujet. Sous un angle différent, l’histoire générale, de son côté, devrait s’intéresser plus à la traduction et à la traductologie du fait qu’elle s’en sert massivement. Les travaux du courant dit « linguistic turn » répondent déjà dans une certaine mesure à ce besoin.

Du côté des historiens de la traduction, une fois surmontée l’impression de vertige que suscite l’étendue du champ et les difficultés à le couvrir (et je ne parle que d’une histoire quantitative), plus nous connaissons notre histoire moins il apparaît justifiable de nous borner à fabriquer une histoire endogamique, nourrie de lectures de notre propre champ et aboutissant à des conclusions qui ne retentissent que dans nos clochers. Nos recherches historiques atteindront la maturité dans la mesure où nous dépasserons le stade où l’histoire de la traduction se limite à démentir le paradigme de l’invisibilité du traducteur, pour tenter d’introduire une perspective traductologique ou pour apporter des données nouvelles aux courants historiques généraux. C’est, en tout cas, l’ambition de cet essai.

Le but de nos recherches actuelles est de mieux connaître les fonctions que les traductions exercent dans les cultures, et surtout les manières dont la traduction, en tant que phénomène culturel, contribue à une représentation des identités, nationales ou autres, c’est-à-dire, fait partie d’un discours identitaire. Nous travaillons sur deux pays, le Mexique et le Chili, et deux périodes : la première correspond à la longue période coloniale, avec sa pratique de traduction imbriquée dans les multiples discours du colonisateur (évangélisation, assujettissement et protection des Indiens, fixation de leurs langues et vocabulaires, transactions de tout ordre) ainsi que dans les discours, tout aussi multiples, des indigènes eux-mêmes (insertion dans la nouvelle société, fixation des mythes et histoires anciennes, glissement plus ou moins tacite d’éléments de leurs cultures dans les nouvelles pratiques culturelles, acculturations et transactions diverses aussi). Ce sont les travaux d’historiens qui s’intéressent particulièrement aux métissages et aux acculturations croisées, notamment Serge Gruzinski et Solange Alberro, qui encadrent cette réflexion traductologique[2].

La deuxième période qui a retenu notre attention correspond à celle de la post-indépendance des colonies espagnoles en Amérique, où les motivations et enjeux de traduction sont très différents de ceux de la période coloniale. Les sociétés issues des guerres contre l’Espagne doivent en effet se construire de nouvelles identités culturelles qui cherchent à se démarquer de l’ancienne métropole. La traduction sera un outil dans cette construction. Nous nous sommes intéressées en particulier au cas chilien à partir de 1820, date de la première traduction publiée sous forme de livre au pays.[3] Après la rupture avec la métropole, les premiers gouvernements entreprennent une campagne de scolarisation qui exige que soient construites des écoles et établis des programmes de lectures pour tous les niveaux de l’enseignement. Les travaux de Bernardo Subercaseaux, historien de la culture chilienne, éclairent particulièrement cette période, entre autres par la discussion qu’il amorce sur l’appropriation ethnocentrique (par opposition à l’imitation) des productions intellectuelles européennes [4].

Les résultats de ces recherches permettent de conclure, dans le cas mexicain, que les traductions à l’époque coloniale font, dans une certaine mesure, déjà partie du discours identitaire de la nation mexicaine, car elles tissent une communauté imaginée de chrétiens sur laquelle d’autres traductions entrelacent les mythes fondateurs (traductions de textes de l’antiquité), qui représentent le fil de la continuité avec les mondes classiques (traductions d’auteurs gréco-latins) et celui qui lie la nation aux autres nations modernes (traductions de littérature et savoirs européens contemporains)[5].

Dans le cas chilien, le rapport entre la traduction au lendemain de l’indépendance et la construction d’une identité culturelle devient évident lorsqu’on constate la participation active, dans la production de traductions, des gouvernements mêmes, secondés par les élites intellectuelles et d’autres secteurs de la société, engagés dans un projet éducatif à grande échelle.

Dans les deux cas, notre objectif a été de montrer le pouvoir de représentation que la traduction possède. Ce pouvoir n’est pas toujours le même, et il ne s’exprime pas toujours de la même façon. La traduction des textes gréco-latins, par exemple, dont la présence tout au long de l’histoire post-coloniale du Mexique est bien documentée, peut être interprétée comme une affirmation de l’appartenance du Nouveau Monde au monde classique, affirmation qui s’énonçait dans les hauts lieux du savoir, mais qui filtrait dans la population à travers la doctrine, les rituels ainsi que l’art et l’architecture civile et religieuse. En ce qui concerne les traductions qui servent à transmettre les mythes fondateurs, leur statut de représentation est différent dans la mesure où production et réception ne se situent pas dans le même plan ni temporel ni fonctionnel : en effet, quoique ayant été produites dans une période relativement brève entre le XVIe et le XVIIe siècle, avec des objectifs divers (servir, par exemple, les intérêts de légitimation territoriale des anciennes élites indigènes), leur réception va jusqu’à nos jours. De toutes les fonctions de production possibles, c’est la fonction historiographique qui domine la réception, ces traductions étant toujours utilisées comme sources historiographiques. Leur force de représentation tient à ce qu’elles véhiculent le passé préhispanique et colonial et contribuent à établir les mythes fondateurs qui sont disséminés par divers moyens, entre autres, par la muséographie, les cours d’histoire et d’instruction civique dans l’enseignement primaire et secondaire, ainsi que par les cérémonies civiques.

Dans le cas de la traduction post-indépendance au Chili, la fonction des traductions peut s’expliquer comme une réponse à un besoin du livre perçu par les nouveaux dirigeants et les élites intellectuelles en tant qu’agents sociaux. L’esprit des Lumières (« Ilustración ») domine cette fonction : la campagne d’alphabétisation de cette société déjà castillanisée mais très largement illettrée s’accompagnera de la traduction et de la publication de lectures choisies parmi les productions contemporaines des nations qui représentent la modernité, essentiellement la France.

Ainsi se situe le cadre général des recherches, leurs grandes lignes et leur intérêt pour faire une histoire socioculturelle de la traduction. Or, pour entreprendre cette histoire, nous faisons face à des difficultés méthodologiques, dont certaines sont particulières au phénomène culturel de la traduction et constituent justement une preuve du dialogue nécessaire entre notre histoire, l’histoire générale et l’histoire culturelle.

Comme nous le savons bien, lorsque nous essayons de faire l’histoire de la traduction nous nous trouvons souvent (ou toujours, selon les textes et les genres qui nous intéressent) confrontés au fait que ces objets que nous identifions comme nôtres et que nous voulons mieux connaître, d’autres disciplines les considèrent aussi comme appartenant à leur histoire. Ce fait n’est pas nouveau en histoire : un même document d’archive, un testament par exemple, peut être analysé dans la perspective de l’histoire économique, de l’histoire des mentalités, de l’histoire de la vie quotidienne, etc., et chaque perspective peut confirmer ou récuser les conclusions obtenues par les autres. Dans notre histoire, une fois surmontée l’énorme difficulté que suppose établir l’archive – rappelons, si besoin est, que les traductions n’existent en principe que comme reflets de leurs originaux et, que, par conséquent, sauf dans le cas de celles qui représentent des textes ou auteurs canoniques ou, disons, importants, elles apparaissent rarement dans les répertoires bibliographiques ou les catalogues des bibliothèques[6] – il est possible que notre perspective apporte des données nouvelles qui appellent une révision des tenants et des aboutissants liés à d’autres perspectives qui s’intéressent aux mêmes objets (l’histoire littéraire, ou même l’histoire générale, par exemple). Sans renier une histoire dont le but primordial est de connaître la portée de notre territoire, et qui sert surtout à consolider notre discipline, nous pouvons aussi, puisque la traductologie est de nature multidisciplinaire, essayer de faire une histoire qui non seulement emploie d’autres disciplines mais qui serve aussi à introduire notre perspective dans les autres disciplines, notamment dans les études historiques, un peu comme le disait Susan Bassnett en prônant un « translational turn » dans les sciences sociales (Bassnett, 1998).

Cela dit, nous allons reprendre ces deux exemples pour les regarder à la lumière de la thèse qui donne son titre à ce travail, à savoir, que l’histoire de la traduction peut servir à réviser l’histoire. Dans les pages qui suivent, nous croyons pouvoir montrer comment les méthodes et outils conceptuels de la traductologie peuvent s’articuler avec ceux de l’historiographie pour offrir une perspective innovatrice, voire des données nouvelles, ou bien pour introduire une interrogation, un doute, dans le récit historique. Il s’avérera évident, nous espérons, que les questions de la traductologie problématisent aussi certains discours historiographiques.

Les traductions originaires

Les connaissances que nous possédons du passé préhispanique mexicain reposent notamment sur trois types de sources : les restes archéologiques (très nombreux), les codex (à peine une vingtaine, qui, de plus, ont été élaborés après la Conquête) et un vaste corpus de textes écrits soit en nahuatl alphabétique (c’est-à-dire déjà transformé), soit en espagnol. Il s’agit surtout des chroniques dites « métisses », car faites par des indigènes ou des descendants de familles indigènes nobles, ainsi que des chroniques écrites par les missionnaires. C’est à toutes ces sources que puise l’historiographie coloniale et précortésienne.

En ce qui concerne les sources documentaires, elles ont été intensément exploitées, analysées, examinées par les spécialistes. Le corpus d’érudition concernant ces sources est impressionnant, et nous ne pouvons que reconnaître le fait que ce travail d’archive, qui a permis d’établir, entre autres, combien de copies on avait fait des codex et des manuscrits, dans quelles mains ils avaient circulé, et qui avait copié qui, nous est d’une indiscutable utilité[7]. Cependant, et c’est là que notre lecture de ce corpus pourrait jouer un rôle plus actif, nous savons que ces spécialistes ont aussi interprété et traduit ce qui n’était pas écrit en espagnol pour en étudier le contenu, et que de ce travail de traduction et d’exégèse ils ont tiré un savoir qui, avec l’appui d’autres sources, telles que l’iconographie, l’art et l’architecture, est devenu l’histoire que nous connaissons du passé mexicain. Le travail de traduction est donc loin d’être sans conséquence.

C’est ainsi que, dans ce parcours, qui va des sources du XVIe siècle aux fruits de la recherche historique actuelle, des traductions (intersémiotiques et interlinguistiques, ainsi que des transferts interlinguistiques de différentes sortes) ont été faites, mais souvent sans que soient problématisés les processus et les conditions, et, bien évidemment, pour ce qui est des traductions de notre époque, sans référence à la traductologie, ni ancienne ni moderne. Cette pratique se rapporte sans difficulté à celle d’une historiographie pour laquelle les sources sont transparentes et capables de parler seules, comme l’explique Barthes (1982). Comment s’étonner dès lors de ce que la recherche qui s’en est dégagée ait d’abord et avant tout cherché « à pénétrer les mondes indigènes pour en exhumer une authenticité miraculeusement préservée ou irrémédiablement perdue », pour reprendre la critique faite par Serge Gruzinski à l’historiographie traditionnelle précortésienne (1988, p. 8)? Cette confrontation des différentes manières d’aborder la question des sources historiographiques ou, pour utiliser le vocabulaire de la traductologie, celle des visées de la traduction, nous est familière : elle évoque la discussion sur l’idéologie du philologue et son pouvoir sur l’évolution et la réception des langues anciennes ou minoritaires, comme l’a si bien exposé dans notre discipline Maria Tymoczko à propos de la langue celte[8], ainsi que sur les complicités de la philologie avec une certaine représentation des cultures « exotiques », tel que mis en évidence par Edward Saïd dans son essai considéré comme inaugural dans les études post-coloniales, Orientalism (1994).

En deçà de ces considérations générales sur le problème des sources et de l’articulation de l’histoire des traductions avec l’histoire générale, plusieurs aspects d’ordre plus concret méritent d’être soulignés quant à la contribution de l’histoire de la traduction dans le cas à l’étude. Certains tiennent à la rédaction même de ces sources, et d’autres à leur utilisation actuelle. Quant à la production de ces textes, nous, historiens de la traduction, pourrions apporter des éléments sur le profil biographique des individus-charnière (qu’ils soient indigènes ou européens) qui ont écrit les premières chroniques, leurs motivations et intérêts personnels, leurs conditions de travail, leurs liens avec les deux sociétés qu’ils mettent en rapport. Il y a très peu d’écrits sur ce sujet, et les spécialistes (à l’exception de Serge Gruzinski dans ses études sur les contacts et les métissages dans l’Amérique coloniale déjà citées) se limitent souvent à reprendre les quelques données éparses qui existent sur ces personnages, sans oser des interprétations, par crainte, peut-être, de tomber dans la spéculation, alors qu’elles nous en diraient beaucoup sur les conditions des transferts. Même en l’absence de données vérifiables en ce qui concerne les biographies de ces chroniqueurs-traducteurs, nous connaissons aujourd’hui mieux que jamais les conséquences des déracinements et des acculturations sur les individus, et cette connaissance pourrait jeter de la lumière sur les situations passées.

Il semble aussi très symptomatique, d’autant plus que ce fait ne semble pas avoir attiré l’attention, que les chroniqueurs et historiens des XVIe et XVIIIe siècles – Don Fernando de Alva Ixtlilxóchitl, Fernando Alvarado Tezozómoc, Diego Muñoz Camargo, Juan de Torquemada et Francisco Javier Clavijero pour ne citer que certains des plus importants – ne manquent jamais de justifier et de tenter de légitimer leur travail en avançant que ce qu’ils écrivent n’est pas une invention, et que tout se trouve soit dans des papiers peints (codex) soit dans les récits qu’ils ont entendus de la bouche des Anciens qui gardaient la mémoire des choses du passé. Ainsi, pour une fois, le fait qu’il s’agisse d’une traduction, loin de provoquer le soupçon, est un argument d’autorité et de légitimation du nouveau texte. Cet argument, répété inlassablement dans toutes les chroniques, aurait dû mettre la puce à l’oreille des historiens, qui, au contraire, semblent prendre ces déclarations au sens littéral, et les reprennent volontiers comme preuve d’authenticité des récits[9].

Quant à la réception et l’utilisation contemporaines de ces textes, deux aspects qui ont trait à la traductologie nous semblent dignes d’être soulignés : en premier lieu, il est vrai que certains historiens se sont préoccupés de savoir quels textes pictographiques sont à la source de certaines chroniques. Ces recherches, monographiques pour la plupart, sont extrêmement pointilleuses et érudites, et très difficiles à suivre si l’on n’est pas spécialiste de la discipline. Braqués sur le besoin de combler des lacunes documentaires et de trouver des coïncidences dans les données qui leur permettent d’identifier les sources, il est rare que ces spécialistes ouvrent l’objectif pour nous donner une vision en grand angulaire, pour ainsi dire, de ce foisonnement de textes, en les montrant en groupe, comme un seul genre, liés aux hypotextes dont ils dérivent par des rapports qui sont d’abord et surtout de traduction et non de coïncidence.

Dans le tableau qui se trouve en annexe, réalisé à partir de sources secondaires, nous avons tenté de montrer ce réseau de chroniques, qui puisent les unes aux autres, mais qui découlent, en définitive, d’un vaste fonds d’hypotextes (Genette, 1982), ou discours originaires, composé de récits oraux, de codex et d’inscriptions diverses, auquel les chroniques sont liées par des rapports de traduction[10].

Un deuxième aspect relatif à l’utilisation contemporaine des textes écrits en langues indigènes anciennes, et nous ne pouvons parler que de la langue nahuatl, tient au fait que les historiens qui traduisent ou réinterprètent les textes opèrent tout naturellement en fonction des objectifs de leur recherches historiques. Leur skopos est donc loin d’être neutre ou objectif : certaines versions d’un même texte sont sélectionnées au détriment d’autres qui transmettent une idée du passé mexicain moins « recevable », certaines acceptions d’un mot sont préférées à d’autres. Les originaux peuvent même être retouchés pour justifier un préjugé de traduction, sans que le lecteur ne s’en aperçoive[11].

Apparaît ainsi de nouveau, mais cette fois-ci au XXe siècle, le phénomène paradoxal en vertu duquel la traduction devient gage d’authenticité. Une des conclusions qui semble se dégager de cette analyse, conclusion qui apporterait du nouveau dans notre domaine, mais qui intéresserait aussi la critique historiographique, est que la traduction dans les mains des historiens se trouverait à l’abri des soupçons dont elle est accablée partout ailleurs. Une explication de ce fait paradoxal peut se trouver dans l’autorité et le prestige dont la profession d’historien est investie, et qui est sans commune mesure avec celle dont jouit le traducteur. D’autre part, cependant, elle peut être repérable dans la définition de la traduction en tant que représentation d’une image de la nation, en tant que partie d’un discours nationaliste : dans le cas que je viens d’exposer, la manifestation et la confirmation de la splendeur de la civilisation mexicaine, qui est en fin de compte le but de ces traductions, l’emporte sur toute autre considération. En somme, pour que les mythes fondateurs fonctionnent comme tels, il est nécessaire que les sources et leur traduction soient aussi investies d’autorité et de légitimité. Par le biais de l’historien-traducteur, elles en viennent à appartenir au domaine du mythe, elles tombent dans l’espace du mythe. Cela expliquerait aussi l’impossibilité virtuelle de révision des traductions et les réactions de rejet de nouvelles traductions de la part de l’historiographie dominante[12]. Conclusion qui, on le comprendra aisément, éveille chez nous les échos de la traduction biblique, ses versions canoniques, les assauts des langues vernaculaires et les interdictions de traduction.

Domingo Faustino Sarmiento, tribun de la traduction

Avec ce deuxième exemple, nous verrons comment l’histoire de la traduction rejoint l’histoire intellectuelle et, plus précisément, l’histoire du livre, puis l’histoire politique et celle des élites culturelles, et peut en outre apporter un regard nouveau sur les rapports entre l’État et les élites intellectuelles. Elle éclaire aussi la question des rapports des sociétés post-coloniales avec la langue imposée par la métropole, question qui n’a guère été posée par les études post-coloniales en Amérique Latine.

Nous nous référons à la pratique de la traduction au Chili entre 1820 et 1875, une période que l’histoire littéraire chilienne définit comme romantique (dans sa version sentimentale), période marquée, d’un côté, par l’influence des moeurs et des goûts français, et donc accusée de manque d’originalité, et, d’un autre côté, par une recherche de motifs locaux susceptibles d’apporter un style propre, « castizo », authentiquement chilien. Il est vrai que, dans le désir d’imitation, on trouve même des exemples naïfs : Los Misterios de Santiago, de José Antonio Torres, inspirée des Mystères de Paris, d’Eugène Sue (la « suemanie » ayant atteint, on le voit bien, les contrées les plus lointaines). L’historiographie littéraire chilienne méprisait, et méprise encore, la production littéraire populaire du XIXe siècle, caractérisée par le réalisme romantique, et maintenait l’idée que la traduction était pour les auteurs un apprentissage qui devait préparer à la grande création : le jour viendrait où apparaîtrait l’oeuvre pure, essentielle, libre de toute influence, un original purement chilien. Les déclarations du chef de file de la génération littéraire de 1824, José Victorino Lastarria, appelant à abandonner les influences étrangères et à construire une littérature distincte, montrent les tensions entre ouverture et fermeture qui semblent caractéristiques de cette période[13], une période tout aussi importante pour la formation d’un imaginaire hispano-américain.

L’examen de plus de 400 titres de traductions publiées pendant cette période, correspondant au recensement (regroupant des textes de tout genre et importance) entrepris par le bibliographe José Toribio Medina, et publié en 1925[14], révèle que si les traductions du français sont les plus fréquentes, le trait le plus significatif du corpus n’est pas celui de la langue de départ (et la francophilie de la culture chilienne à laquelle l’historiographie littéraire a automatiquement conclu), mais le fait que ce soient les gouvernements qui commandent les traductions, que ces traductions soient destinées à des publics nommés dans les ouvrages eux-mêmes, qu’il s’agisse très souvent d’adaptations pleinement assumées, qu’il y ait autant de traductions non littéraires que littéraires, et, enfin, que les traducteurs soient bien souvent des personnalités publiques.

Nous nous trouvons face à un phénomène où c’est l’État qui agit en tant que promoteur de traductions à but explicitement éducatif, et où ces traductions sont l’oeuvre d’une élite savante, composée de Chiliens, mais aussi d’écrivains venus d’Argentine, d’Espagne, du Venezuela, de la Colombie, du Nicaragua et pour lesquels la traduction fait partie de la praxis intellectuelle. Cette élite participe de la construction culturelle de la nouvelle nation avec ses écrits, son discours, son action politique, l’enseignement et, bien entendu, avec ses traductions, qui s’enchaînent à raison de plus d’une par mois en moyenne à partir de 1844, et jusqu’en 1875 : tout cela dans un pays qui comptait à l’époque un million et demi d’habitants, dont un grand pourcentage était analphabète, et dont la première presse datait de 1811.

Il s’agit d’une élite qui ne dédaigne pas traduire des textes pour les écoles, des biographies d’hommes illustres pour l’instruction du citoyen, des manuels de sciences appliquées et de simples oeuvres de vulgarisation des sciences, au service d’un programme d’éducation libérale, en vertu duquel il faut aux citoyens non seulement des lectures de loisir, mais aussi des ouvrages instructifs, susceptibles d’élever l’esprit, mais également le niveau et la qualité de vie : raison pour laquelle nous trouvons pour la période étudiée un total de 145 traductions de littérature et livrets d’opéra, mais un nombre égal de traductions d’ouvrages biographiques, de sciences appliquées, d’hygiène, ainsi que des manuels consacrés à l’élevage des animaux ou à la divulgation des inventions modernes.

Sur 42 traductions, les paratextes annoncent qu’il s’agit d’adaptations : “traducido y aumentado” (« traduit et additionné », entrée 2), “adaptado a nuestras costumbres y creencias” (« adapté à nos coutumes et croyances », entrée 55), “considerablemente corregida” (« considérablement corrigée », entrée 73), “traducido y arreglado al teatro chileno” (« traduit et arrangé pour le théâtre chilien », entrée 95), “aumentado y enriquecido” (« augmenté et enrichi », entrée 144). On y signale aussi que ces textes ont été adoptés officiellement comme manuels pour les écoles, l’université ou pour l’instruction militaire. Nombre de ces traductions sont commandées expressément pour les Bibliotecas Populares, institution créée par l’intellectuel et politicien argentin Domingo Faustino Sarmiento, lors de son exil chilien, afin de fournir à toute la population un fonds de lectures savantes et utiles à bas prix.

Si Lamartine et Hugo représentent une part considérable de l’appropriation du romantisme européen observable dans ce pays périphérique, les traductions à caractère pédagogique, pragmatique, liées aux connaissances pratiques, à la vie quotidienne du peuple, donnent à la production écrite de cette période une coloration tout à fait singulière. On peut en dire autant du fait que les intellectuels chiliens et non chiliens vivant au Chili (même temporairement, comme c’est le cas de ceux qui, poursuivis à cause de leurs idées, traversaient les frontières perméables des pays sud-américains au gré des vents politiques) contribuent avec leurs traductions à la construction d’une culture nationale. De fait, leur nom apparaît sur les pages de titre à la place du nom des auteurs, qui, eux, le plus souvent, brillent par leur absence.

En tant qu’hommes publics, plusieurs de ces traducteurs s’expriment dans des prologues sur l’utilité des traductions pour la nation. Les traducteurs anonymes d’un ouvrage religieux souhaitent dans le prologue « que la lectura de esta historia sirviera para hacer apreciar a todo chileno el inmenso beneficio que nos ha concedido el cielo haciendo que reine sin rivales en nuestra amada patria la santa religión católica »[15]. Le militaire Justo Arteaga voudrait avec sa traduction « propagar ese espíritu belicoso … inoculémoslo a la juventud para que pueda conservar el sagrado depósito de la independencia nacional »[16]. Le mathématicien Antonio Gorbea, dédie son prologue « a la estudiosa juventud chilena »[17]. Juan María Gutiérrez, qui traduit la biographie de Benjamin Franklin, vante « la historia de un pueblo que desde la abatida condición de colonia supo hacerse independiente »[18]. Le traducteur Pedro Lira dédie la traduction de l’oeuvre de Taine « a los que creen en la influencia civilizadora de las bellas artes y a los que trabajan por su difusión en nuestra patria »[19]. Mais c’est peut-être la voix de Domingo Faustino Sarmiento (qui, après avoir été deux fois exilé, deviendra ministre puis président de son pays) qui exprime le mieux l’esprit souverain dominant le travail de traduction : dans le prologue à sa traduction de l’ouvrage Esposición e historia de los descubrimientos modernos, publiée lors de son exil chilien, Sarmiento explique tout simplement :

Los libros, que son los almacenes del saber, no vienen preparados para nosotros i tales como los necesitamos, es decir, en nuestro idioma, i para la lectura común. Los libros necesitamos hacerlos en casa, y ya que nuestro saber no alcance a crear los conocimientos de que son conductores y propagadores, podemos, vaciando, por decirlo así, en nuestro idioma, los tesones que en este genero poseen otras naciones, hacer nuestro el trabajo de todo el mundo.[20]

Sarmiento profite du prologue de cette modeste traduction du texte de Louis Figuier, divulgateur scientifique, pour proposer une politique nationale de traduction au service de l’éducation :

No son niños los que tenemos que educar, son pueblos, i tenemos que hacer para ello, que nuestra lengua repita sílaba por sílaba el largo catálogo de los conocimientos humanos de que han sido creadoras e intérpretes las otras naciones.

No es la escuela la fuente de conocimientos, sino la masa de ideas difundidas en la sociedad, i esas ideas no existen porque escasean o son inadecuados en español los libros que debieran contenerlas al alcance del común de los lectores. Tenemos, pues, que llenar un vacio en nuestra lengua, que hasta hoi, no es repertorio de los conocimientos que entran a formar las ideas jenerales de los otros pueblos, de que emanan, las aplicaciones prácticas a los negocios e intereses de la vida. No educaremos nunca, por tanto, enseñando a leer solamente, si no se remueve el principal embarazo que consiste en no haber en nuestro idioma, ni al alcance del comun, ni en suficiente porcion, distribuidos los libros que contienen nociones útiles i prácticas.[21]

Sarmiento ira plus loin, et avancera que la langue espagnole, la langue de la colonisation, n’est pas apte à recevoir le flot de connaissances dont l’Amérique a besoin, des connaissances qui, bien entendu, ne peuvent pas venir de l’Espagne car, selon lui, elle est « touchée d’inanition, de marasme », et dépend elle-même de traductions pour nourrir sa société[22]. D’après lui, la langue espagnole telle qu’elle s’écrit ne convient pas aux (hispano)américains et il préconisera une radicalisation et généralisation des réformes orthographiques que le Vénézuélien Andrés Bello avait proposées en 1823, depuis son exil londonien. Le Chili sera le pays où les nouvelles idées orthographiques feront le plus de bruit, et les traductions, en particulier des manuels scolaires, serviront pour inoculer et disséminer ces innovations. Par exemple, dans une Vida de Jesucristo, ouvrage d’auteur inconnu, traduit du français pour les écoles primaires par Sarmiento, dont le nom figure en lieu et place de celui de l’auteur sur la page de titre, on peut lire :

El nombre de Palestina le viene de los filisteos qe [que]ocupaban una parte de él. También fué llamado Pais de Canaan, del nombre de Canaan, ijo [hijo] de Cam; Judea, por la mas considerable de las tribus de Isrrael [Israel], de donde a venido el nombre de judios qe [que] damos a sus abitantes; Tierra Prometida porqe [porque] Dios abia [había] prometido.[23]

Les écoles chiliennes suivaient ces réformes, de même que certaines rédactions de journaux et maisons d’édition. Il n’y avait pas de consensus, chaque auteur, chaque imprimerie ou entreprise d’édition empruntant à son gré son orthographe de prédilection. D’ailleurs, il aura fallu un décret gouvernemental, en 1927, pour mettre fin au chaos et ramener le pays à l’ordre orthographique, ce qui revint à imposer une fois pour toutes les règles de l’Académie espagnole de la langue[24].

Conclusion

Les deux exemples analysés nous semblent mettre en évidence l’hétérogénéité des fonctions des traductions selon leurs circonstances de production. Si, au départ, l’objectif de ce travail était de montrer comment l’histoire de la traduction peut mener à de nouvelles lectures historiques, il n’est pas moins vrai que le premier effet est de secouer certaines idées reçues chères à la traductologie même, telles que l’invisibilité assumée du traducteur, ou la possibilité de dresser des taxonomies définitives et distinctes et relatives aux fonctions des traductions. Si ces exemples s’avèrent représentatifs d’une réalité, c’est qu’il y a davantage de variétés que de régularités dans la pratique sociale de la traduction, que les traductions ne sont pas toujours des faits de la culture d’arrivée (au moins selon la définition de rigueur), que, dans les mains de l’historien, la traduction se trouve investie d’un pouvoir qu’elle ne possède pas dans les mains du traducteur, et qu’à certaines périodes et dans certaines sociétés le traducteur et les traductions ont fait ouvertement partie des politiques d’État; autant de conclusions qui pourraient ouvrir la porte à de nouvelles recherches.

Maintenant, pour en revenir à la question de départ, et étant donné la présence ubiquiste de la médiation linguistique, soit écrite soit orale, dans l’histoire et l’historiographie, qu’est-ce que l’histoire de la traduction peut prétendre apporter à l’histoire? Que pouvons-nous dire que l’histoire ne dise pas? Est-ce que l’histoire de la traduction apporte une perspective différente? Nos méthodes sont-elles différentes? Est-ce que notre objet d’étude contient une part de nouveauté?[25]

Ce travail ne saurait répondre à ces questions une fois pour toutes, bien évidemment. Nous croyons, néanmoins, que les exemples ici présentés montrent que l’objet historique nommé traduction possède un certain pouvoir explicatif des rapports entre les langues et les cultures, et qu’il peut être singularisé et étudié comme tel. Grâce aux méthodes d’analyse et aux pratiques d’observation expérimentale qui sont propres à la traductologie, l’histoire de la médiation linguistique prouve que la surface des contacts entre les cultures, des transferts d’information, n’est pas lisse, mais traversée d’accidents. Elle peut donc enrichir les études historiques non seulement parce qu’elle touche à des objets et des sujets souvent inconnus ou mal connus, mais parce qu’en signalant la présence des filtres que sont les traductions et en expliquant leur nature particulière, elle peut mener à une connaissance plus nuancée et moins essentialiste de ces transferts et contacts.

Les liens entre traduction et identité, et entre traduction et nationalisme ont déjà été l’objet de travaux qui parcourent les chemins du post-colonialisme, à l’instar de ceux qui ont analysé le rôle de la traduction dans la construction d’identités nouvelles. La connaissance que notre discipline a acquise du poids idéologique, des intérêts investis dans la traduction, des idées qu’elle véhicule, permet d’introduire dans l’historiographie nationaliste une problématique salutaire.

Nous croyons, par conséquent, pouvoir contribuer à une révision de l’historiographie de certains événements, de la même façon que nous pouvons aussi contribuer à confirmer des hypothèses avancées par l’histoire. Dans un cas comme dans l’autre, nous pouvons désormais apporter une perspective à la fois légitime et défendable.

Il est important de signaler que notre histoire profite de l’intérêt que les nouveaux chantiers de l’histoire, tels que l’histoire des mentalités, des représentations, ou l’histoire intellectuelle, portent aux agents culturels ainsi qu’aux transactions et aux négociations[26]. De la même façon, les débats et changements paradigmatiques qui ont secoué les champs de l’histoire et qui portent sur la question de l’objectivité ou de la possibilité de percer dans le passé ou de connaître les cultures sous la lorgnette de l’ethnologue ou l’anthropologue, sont extrêmement invitants[27]. Nous y voyons un potentiel très riche d’échanges et de mises à l’épreuve de méthodologies et de résultats de recherche, potentiel qui, à notre connaissance, n’est pas encore exploité.