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Disons d’emblée que le thème auquel ce numéro de TTR est consacré, Traduire les Amériques, est ambitieux, voire quelque peu démesuré. Prenons-le à rebours : les Amériques, ce (double) continent de quelque 900 millions d’habitants inégalement répartis, comme le dit le cliché de l’Arctique à la Terre de Feu, représentent un espace géographique, politique et culturel immense dont tracer, du point de vue de la réalité traductionnelle, ne serait-ce qu’une esquisse, semble impossible. Comment ne pas voir, cependant, que l’espace américain et ses contrastes, ses zones frontières, ses migrations et mouvements, ses métissages, ses richesses et ses conflits, politiques, entre autres, ouvrent des perspectives pluridisciplinaires au sein desquelles les pratiques interculturelles et transculturelles, et, par là même, la traduction, occupent une place de choix. Traduire, oui, puisque ces lieux, depuis la colonisation européenne d’il y a plus de cinq siècles, constituent des lieux marqués par la pratique de la traduction : conquête et endoctrinement des populations autochtones, adoption, imitation ou dépassement de modèles littéraires, importation de savoirs de tous ordres ou de textes politiques, représentent quelques-unes des manifestations de la traduction dans les Amériques. Pour autant, ce que l’histoire, telle que construite par les historiens de profession, ne montre pas toujours, c’est le rôle joué par la traduction dans la création et la construction des identités tout comme des communautés imaginaires. Variées et plurielles, les Amériques se présentent comme un immense laboratoire linguistique : aux quatre langues très largement majoritaires imposées par la colonisation, langues qui sont, par la force des choses et des pouvoirs économiques et culturels en jeu, celles de la traduction, s’en ajoutent environ un millier qui survivent ou tendent vers la disparition lente mais inévitable. Certaines seront sauvées ou plutôt répertoriées in extremis, d’autres, comme le quechua, ont d’ores et déjà leur place sur Internet et son principal moteur de recherche. D’autres encore, qui sait, serviront de porte-étendard à d’éventuelles revendications identitaires, autant de tentatives, dans un monde aux repères incertains, qui tentent de renouer avec une identité naturelle et homogène, pour sûr inventée, imaginée.

Il n’est guère étonnant dès lors que, depuis diverses disciplines, se soit posée, sur ce continent de ruptures et de contrastes qui résiste à toute représentation unificatrice et englobante, la question d’une certaine ou possible identité américaine, ou américanité, notion qui fait référence à une expérience américaine au sens large, de nature essentiellement historique et source d’un univers de discours et de références identitaires partagés. En quoi les pratiques traductives ont-elles contribué jusqu’ici à forger cette notion, à en délimiter les frontières, à les effacer, voire à exacerber les différences américaines? Quel a été, sur le terrain des rapports de force ou de domination exercés de l’intérieur (dans les rapports Nord-Sud) ou de l’extérieur (en contexte colonial), le rôle des traducteurs comme agents ou négociateurs culturels? Leur rôle s’est-il transformé du fait des événements marquants qu’ont été la décolonisation et l’accession pour la plupart des pays à l’indépendance politique? Quel est et pourrait être leur rôle dans l’intégration économique continentale qui de plus en plus s’affirme et se confirme? Autant de questions auxquelles il est impossible de répondre dans le cadre qui est ici le nôtre, mais que directement ou indirectement les auteurs ayant participé à ce numéro de TTR touchent de diverses manières.

« Traduire les Amériques » réunit des textes de chercheurs venus de divers horizons et qui ont comme préoccupations communes les pratiques de traduction passées, présentes ou à venir sur notre vaste continent, un thème qui se décline de diverses manières et qui relève d’une actualité on ne peut plus immédiate tant sur les plans économique que politique ou culturel. Ont contribué à ce numéro spécial des chercheurs venus de différentes régions des Amériques (États-Unis, Mexique, Chili, Brésil et, bien sûr, Canada).

On reconnaîtra assez aisément que les enjeux politiques et idéologiques entourant les pratiques de la traduction dans l’espace géographique et socioculturel que sont les Amériques se sont considérablement transformés au cours des siècles. Plus que jamais cependant, la traductologie se révèle ici un moyen d’observation privilégié, notamment dans la mesure où elle mobilise des approches théoriques et méthodologiques multiples et transdisciplinaires. Si les pratiques de traduction, dans toute leur variété, constituent en effet un terrain d’observation permettant de saisir les enjeux des relations sociales et interculturelles qui façonnent l’entité plurielle que représente le vaste continent américain, ces pratiques (de représentation de l’autre ou de soi, des cultures et des identités) constituent elles aussi des lieux discursifs où s’engage et se définit le rôle de négociateur des identités et de médiateur interculturel qui est celui du traducteur.

Bien que les notions d’américanité et de traductions ou transferts culturels soient régulièrement associées, c’est la première fois que le thème Traduire les Amériques est proposé en tant que thème pour une publication savante. La situation géographique et culturelle du Canada n’impose-t-elle pas d’ailleurs ce thème à l’heure où le continent américain cherche à se définir par rapport à lui-même et s’interroge sur son ou ses identités propres par rapport au reste du monde, par exemple l’Europe des 27, autre grande entité continentale économique et culturelle?

Ce numéro de TTR présente une multiplicité d’approches et d’analyses propre, nous l’espérons, à susciter le débat ainsi qu’à élargir les horizons de recherche de la discipline traductologique. Si, dans leur ensemble, les articles qui composent ce numéro sont, étant donné la thématique de départ, plutôt centrés sur des contextes culturels (au sens de Chesterman), ils présentent tous des approches et des points de vue différents liés à leur objet d’étude.

Le travail proposé par Gerta Payàs Lorsque l’histoire de la traduction sert à réviser l’histoire montre, comment, sur le terrain de l’histoire, une histoire visitée ou investie par la traductologie non pas dans une perspective disons territoriale ou sectaire (nous entendons par là qui viserait à contribuer au magnifique édifice de l’histoire des traductions), mais dans l’optique de montrer les fonctions des pratiques de traduction sur le terrain des représentations identitaires. Est ainsi dégagé et analysé, à travers deux moments historiques éloignés dans l’espace et le temps, d’une part la Nouvelle Espagne, à savoir le Mexique de l’époque coloniale (XVIe-XVIIe), d’autre part le Chili de la post-indépendance (XIXe) siècle, le pouvoir de représentation de la traduction. Toujours dans l’espace latino-américain, le texte de Sergio Waisman propose de montrer la contribution de Borges à une possible théorie de ce que Waisman appelle la « mis-translation » (ou métraduction) chez Borges, idée fondatrice d’une conception proprement argentine et latino-américaine de la traduction. Waisman montre surtout combien productive s’avère cette théorie de l’erreur pour ainsi dire et combien elle nous oblige à reconsidérer la notion d’infidélité pour l’ensemble du discours traductologique. D’Álvaro Faleiros nous vient une réflexion sur l’espace de la traduction poétique au Brésil; plus précisément, il présente le cas particulièrement intéressant de la « transposition poétique » qui contribuera de façon marquée au discours traductionnel brésilien à partir de la fin des années 1980. Son article permet notamment au lecteur de constater que le « retour au texte » proposé par les approches dites « textuelles » n’a rien d’anachronique. Le texte d’Anne Malena s’intéresse à un contexte historique dont on peut dire qu’il a été jusqu’à ce jour peu traité dans les études traductologiques, à savoir celui de la survie de l’identité française à la Nouvelle-Orléans au XIXe siècle. Son auteur s’attache, à travers une étude fondée sur un corpus extrêmement varié de traductions publiées entre 1877 et 1913 dans les Comptes Rendus de l’Athénée louisianais, à montrer la fonction performative de la traduction. Son travail, comme celui de Gerta Payàs, trace une voie et permet d’entrevoir d’immenses perspectives de recherche. Jouant sur le double tableau de l’analyse interne (le texte lui-même) et externe (la traductrice et sa posture – ou peut-être ses postures – par rapport à celui-ci), l’article de Madeleine Stratford pose une question qui n’est pas sans rappeler celle qui a été posée il y a quelques années à propos des traductions signées par Antoine Berman : dans quelle mesure les traductions de la poésie d’Alejandra Pizarnik proposées par Suzanne Jill Levine sont conformes à la position de subversive scribe adoptée par cette traductrice dans les travaux qu’elle a consacrés à des auteurs comme Cabrera Infante ou Sarduy? Le dernier article de ce thème américain est signé Danielle Zaslavsky et appartient à la catégorie des analyses de discours. Sa grande originalité réside dans le type de discours (et ses traductions) qui est mis en lumière : il s’agit en effet des communiqués émis par l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN en espagnol pour Ejército Zapatista de Liberación Nacional) durant la rébellion menée par ce groupe révolutionnaire et anti-mondialiste basé dans l’État du Chiapas au Mexique. Un discours tout à la fois politique, littéraire et poétique que la traduction a non seulement transmis mais aussi contribué à construire.

L’espace américain est vaste et tant reste à faire! Que dire de toutes les régions ou même des pays dont nous savons si peu quant à la place qu’y ont occupé ou qu’y occupent la traduction et ses pratiques? Il n’en tient qu’à nous de bâtir les réseaux nécessaires pour mettre au jour les données et réunir les connaissances qui permettront de mesurer concrètement le poids et les fonctions des pratiques traductives dans l’espace américain. Qu’il nous soit permis de penser que ce numéro de TTR contribue aujourd’hui à ce projet.