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D’après Muxel (1998), c’est la mémoire familiale qui doterait la fratrie de fondations; au coeur de cette mémoire s’enracinerait la possibilité du lien fraternel, la considérant comme une forme de construction et de justification des liens et des affinités, fournissant aux frères et soeurs « une trame de souvenirs qui peut donner la réassurance de la permanence et de la continuité du lien » (p. 9). Elle permettrait la mobilisation d’un univers de référence (re)créant une proximité au sein de la fratrie. En ce sens, on rejoint l’univers de l’umwelt, monde des intimes tel que défini par Schütz avec les notions de congruence des flux de conscience et de temporalité partagée dans la durée. Les frères et soeurs peuvent ainsi circuler dans un passé en partie partagé, quoique d’après Muxel le voyage ne soit pas collectivement garanti.

En somme, cette expérience en partie commune d’un passé à partager est envisagée dans cet article telle qu’elle a été racontée par des frères et soeurs adultes. Expérience solidement liée à des enjeux identitaires : la mémoire sert à se construire, comme l’a détaillé Déchaux (1997). Les traces du passé existant dans le présent, qu’elles soient symboliques, c’est-à-dire qu’elles se présentent sous forme de souvenirs, ou matérielles, qu’elles se présentent par exemple sous forme d’objets, de photographies ou de ressemblances physiques, constituent des « passeurs de mémoire » (Muxel, 1996) mettant leur contenu à disposition des frères et soeurs. Ce contenu est exploité pour se constituer un « nous », permettant de se distinguer de ceux qui n’en font pas partie, mais aussi pour se situer soi parmi, voire contre les autres. Expérience quelquefois houleuse, amenant aussi à mettre en lumière les divergences et les conflits suscités par la transmission familiale. Décoder ces expériences permet de mieux comprendre ce qui, d’après Muxel (1998), constitue l’énigme du lien fraternel : la résolution d’une tension entre l’imposition d’une similitude et la nécessité vitale de la différenciation.

Le corpus empirique

M’intéressant à la question de l’intimité dans les fratries et au devenir du lien fraternel à l’âge adulte, j’ai mené cette recherche dans le cadre de ma thèse de doctorat[1]. Le corpus d’entretiens est constitué de récits de vie croisés recueillis auprès de frères et soeurs d’âge adulte, âgés grosso modo de cinquante à soixante-dix ans et dont l’origine sociale est bourgeoise.

Les récits croisés ont permis d’approcher avec une visée compréhensive et sous des angles différents une culture fraternelle et des expériences singulières de frère ou de soeur avec l’hypothèse que ce ne sont pas uniquement des grandes variables (comme l’âge, le sexe, etc.) qui produisent le réel, mais que d’autres facteurs entrent aussi en jeu.

J’ai ainsi interviewé de façon approfondie 23 individus issus de six fratries dont la taille est comprise entre quatre et six membres, appartenant à la bourgeoisie belge. En raison de l’homogénéité sociale de ce corpus, l’analyse s’applique à un groupe social précis : celui des fratries d’origine bourgeoise. Il faut néanmoins relever que les parcours sociaux des membres d’une même fratrie peuvent être très contrastés. L’homogénéité d’origine peut ainsi ne pas se retrouver in fine.

Les personnes interviewées sont historiquement et socialement situées. Il y a donc des conditions de production des discours. Elles se situent dans un contexte de familles d’origine bourgeoise, entendu en tant que catégorie de sens commun et en tant qu’appartenance pesante pour Ego au sens d’avantage initial et de crédit pour l’avenir, mais aussi dans le sens que cela peut être pesant pour Ego, pour sa singularisation[2]. En outre, nous sommes dans un contexte de fratries nombreuses, ce qui donne la possibilité à ses membres d’expérimenter simultanément diverses facettes de cette appartenance. De plus, les personnes interrogées proviennent d’une génération d’adultes « confirmés ». En même temps, les positions sont réappropriées subjectivement, ce que permettent de souligner les entretiens compréhensifs, qui laissent la place à la réflexivité des acteurs interrogés.

Fratries et mémoires familiales

Avec la mémoire familiale la fratrie disposerait de fondations, toutefois cette mémoire est une mémoire plurielle, ce qu’avait déjà pressenti Halbwachs, considérant la mémoire familiale en tant qu’« instrument commun » dont « tous ne tirent pas le même parti » (1950 : 33). Plus précisément, cet instrument familial n’est que partiellement commun aux membres d’une fratrie. Les récits de vie croisés permettent de percevoir à la fois un versant de souvenirs communs aux frères et soeurs, mais aussi des versants propres à chacun : fréquemment les membres de la fratrie n’ont pas les mêmes souvenirs. De temps à autre, il est même difficile d’imaginer que les personnes interrogées font réellement partie de la même fratrie. Des souvenirs similaires ne sont pas toujours investis du même sens. À travers ses souvenirs, l’individu interprète le passé en remaniant l’histoire familiale en un récit personnalisé (de Gaulejac, 1999). En outre, ces récits personnalisés circulent avec plus ou moins de congruence au sein du système familial et peuvent s’affronter en suscitant des étincelles.

Le fonds commun de la mémoire familiale

Le « fonds commun » (Halbwachs, 1925) représente une sorte de « pot commun », une portion de souvenirs consacrés et réappropriés individuellement, nourrissant une culture fraternelle. Ces traces du passé dans le présent peuvent se présenter par exemple sous forme d’anecdotes, voire de pactes du silence, d’objets, de maisons, de photos, de ressemblances physiques reliant les frères et soeurs et leur permettant de façon symbolique de voyager ensemble à travers le temps.

Des circonstances particulières peuvent inciter à la mobilisation de ce fonds commun, par exemple, la réalisation à trois voix d’un discours à l’occasion du remariage d’une soeur. Lors d’occasions extraordinaires, un espace s’ouvre pour commémorer le fonds commun.

Avec mes frères et soeurs, on a quand même un vécu de base, on a un petit capital d’histoires, de souvenirs, de visions, de voyages, de maisons. Mais au départ du quotidien, ce petit capital ne pèse quand même pas très lourd. Le quotidien avance et chacun est maintenant dans un quotidien tellement différent… (Frère)

La vie quotidienne offrirait peu de place à ces rémanences d’intimité, l’appartenance fraternelle n’y constituant pas l’appartenance familiale la plus prépondérante à l’âge adulte, d’autant que les parcours respectifs peuvent avoir pris des directions très contrastées.

L’implicite partagé et ses enjeux identitaires

Ce fonds commun, composé d’implicite partagé, est valorisé avec plus ou moins d’envergure dans certaines fratries, dans d’autres, il est négligé. Il représente un monde de références communes, un monde indexicable au sein duquel le contexte familial produit les significations, amenant des rémanences d’intimité entre les frères et soeurs. L’informateur, en raison de la difficulté à traduire le sens familial véhiculé, peut alors estimer qu’il est compliqué d’en décrire les composants à une personne extérieure. Lors des entretiens, certains propos illustrent la complexité du décodage : « … [C]omment expliquer ça à un profane… », dira un interviewé à mon égard.

Ce monde, fait d’implicite partagé, ramène la fratrie au coeur du monde des intimes, même si ce n’est pas de manière constante. Ainsi, l’implicite partagé représente le socle commun de la mémoire. Sa vocation est principalement, voire strictement fraternelle (ou sororale), elle peut concerner l’ensemble de la fratrie ou une partie de celle-ci.

À partir de ce fonds commun, la fratrie tire ses traits distinctifs, à la fois pour se différencier de ceux qui n’en font pas partie et pour se relier les uns aux autres : un « nous » fédérateur est fréquemment utilisé. Toutefois, rendre les souvenirs collectifs requiert des échanges, une élaboration spécifique, où l’événement est explicitement reconstruit, réapproprié dans une version commune. Les membres d’une fratrie ont certainement des souvenirs en commun, mais cette communauté est pour eux à construire et à entretenir. « La mémoire collective est elle-même le produit, comme tout « fait social », des échanges se produisant entre individus au sein d’un groupe donné. Il ne s’agit pas de simples rétroactions, mais bien d’une production singulière, à partir sans doute de matériaux légués par le passé, mais donnant naissance, dans ce sursaut qui est le propre de la sociation elle-même, à quelque chose d’original, ethno-histoire ou tradition, récit collectif ou martyrologe » (Javeau, 1988 : 185-186).

Certains membres de la fratrie évoquent de façon spontanée le fonds commun, considérant qu’il donne sa spécificité aux liens fraternels :

Une espèce de petite bourse d’événements communs qu’on caresse comme ça ensemble [...] On a un petit bagage qu’on entretient, un peu comme si on avait un jardin dans lequel on tourne pour regarder toutes les fleurs qu’on a plantées. Un petit domaine qu’on triture gentiment ensemble. (Frère)

Ces souvenirs communs doivent en effet être « entretenus » afin de survivre dans le présent; il s’agit de les honorer en un culte familial. Les rituels rassemblant la famille peuvent jouer ce rôle d’entretien, de perpétuation d’un « nous familial ». Toutefois, ce fonds commun venant du passé ne fonde pas à lui seul la teneur actuelle des liens au sein de la fratrie. Il faut aussi que la relation fraternelle ait un sens qui résonne dans le présent, en somme qu’elle soit actualisée. À ce sujet, des interviewés ont montré une légère irritation lorsqu’il leur était demandé si le passé était souvent évoqué lors des rassemblements entre frères et soeurs :

Ce n’est pas une réunion d’anciens combattants. On est assez tournés vers le présent, les enfants, les activités, les soucis, et bon, il y a des souvenirs occasionnels, mais ce n’est pas l’essentiel. [...] L’essentiel, c’est qu’on garde des liens ensemble, comment on vit, comment on évolue. (Frère)

Le passé, ce n’est pas l’objet de nos réunions, ce n’est pas du tout que ça nous embête, en général, […] mais c’est qu’en général, on a plein d’autres choses à se dire sur la vie actuelle. (Frère)

Pour perdurer, le territoire commun de la fratrie ne doit pas se confiner uniquement au temps passé, au contraire, un enjeu prioritaire des rassemblements de la fratrie consiste précisément à tenter d’établir la continuité des relations et d’en agencer les conditions. En d’autres termes, il semble que le passé se doive d’être au service du présent. La commémoration ne serait donc pas suffisante au maintien des liens fraternels. La temporalité partagée dans la durée, caractéristique selon Schütz du monde des intimes, même si elle ne l’est pas de manière constante, ne doit pas se cantonner au passé. D’autres mécanismes opèrent, notamment celui qui exige de faire preuve de sollicitude fraternelle en cas de « coups durs »[3], qui ne seront pas développés dans cet article. À ce sujet, les travaux de Déchaux (2007) ont également abordé la question de la bienveillance fraternelle et ses limites : d’après lui, les règles d’entraide au sein de la fratrie se définissent dans un cadre qui instruit sans déterminer les conduites. Ce cadre est fondé sur deux principes en tension : la bienveillance et la parité; sans bienveillance, la parité mènerait à l’indifférence, sans parité, la bienveillance se muerait en contrôle.

Le vivre-ensemble initial de la fratrie, au sein d’une même famille, sous le regard des mêmes parents, même si ces derniers peuvent être perçus très différemment, alimente une grande part du fonds commun fraternel comme gardien des souvenirs de la vie de famille de jadis. On y exprime son vécu de frère, de soeur, de fille, de fils. C’est le socle d’une mémoire « reviviscente », « frères et soeurs peuvent se reconnaître des émotions et des sensations semblables » (Muxel, 1996 : 26). Les parents y occupent une place prépondérante. À ce sujet, les frères et soeurs se remémorent les habitudes parentales, ce qui suscite une émotion intense, mêlant quelquefois fous rires et larmes, liée à la perte d’êtres chers. C’est dans ce cas la dimension « fils et fille des mêmes parents » qui fait le lien, quoiqu’elle puisse également susciter des rivalités et exprimer des injustices vécues. En outre, le souvenir est parfois tellement focalisé sur le père ou la mère qu’il a effacé la fratrie en faveur de la relation privilégiée qu’Ego estime avoir entretenue avec l’un de ses parents. Ego peut aussi avoir des souvenirs en commun avec certains proches (un frère, une soeur ou une personne extérieure à la fratrie, par exemple une amie), mais pas avec l’ensemble de la fratrie. Par exemple, deux soeurs très liées durant l’enfance partagent des souvenirs qui ne concernent pas les autres frères et soeurs. Elles se souviennent d’avoir fait de l’auto-stop, ce qui constituait pourtant un interdit parental. Un pacte de silence, source de complicité, les reliait. Un jour, elles ont été découvertes, et la punition, sévère, fût uniquement destinée à l’aînée, qui d’après les parents avait la responsabilité de veiller sur sa cadette. Les soeurs, qui se considéraient comme des égales, ont assimilé cette punition unilatérale à une injustice. Par là, on perçoit aussi que des exigences normatives liées à des positions au sein de la fratrie, perçue par les parents comme un système hiérarchique selon l’ordre de naissance, peuvent être contestées de l’intérieur en faveur d’une égalité.

Le fonds commun de la mémoire familiale peut être plus ou moins étoffé, étant constitué de divers ingrédients, assemblés ou non les uns aux autres.

Décors fraternels

Ce processus peut se matérialiser dans le monde des objets : par exemple une soeur, lorsqu’elle reçoit ses frères et soeurs, décore la table à l’aide de symboles familiaux qui lui ont été attribués lors de l’héritage parental. Elle n’exhibe ceux-ci qu’en présence de ses frères et soeurs :

J’ai hérité aussi d’une nappe, qu’on mettait le plus souvent lors des réunions familiales, qui est trouée et que je ne mets qu’à cette occasion-là, parce qu’il faut comprendre qu’elle soit trouée quoi! [Rires] [...] Et puis alors les verres en cristal ils sont très précieux, je ne les aime pas d’ailleurs. [...] Je n’aime pas ces verres, mais je les mettrai toujours quand mes frères et soeurs viendront. Je ne les mets pas ailleurs, mais c’est pour eux, pour que ça reste dans la famille. (Soeur)

Ces traces du passé constituent des « objets emblématiques, dont la réappropriation obéit plutôt à des impératifs dictés par une volonté collective de transmission, mais relayée individuellement » (Muxel, 1996 : 157). La présence de ces objets sur la table familiale est destinée à maintenir vivace la mémoire d’un « nous » à laquelle chacun des frères et soeurs peut s’affilier. Le bien transmis symbolise avant tout le lien fraternel. Ego se sent le dépositaire d’une part de mémoire qu’il désire faire perdurer dans le présent, même si ces objets ne correspondent pas à ses goûts esthétiques en la matière. « En somme, les objets sont un formidable support de la mémoire, de son activation et de son entretien » (Déchaux, 1997 : 188), dans ce cas, ils symbolisent le foyer, la vie de famille d’antan.

Toutefois, des personnes extérieures à la famille n’y percevraient sans doute pas une allusion familiale, mais plutôt une évocation du milieu social d’appartenance, relevant du patrimoine hérité du milieu bourgeois. Pourtant, cette soeur porte un regard critique sur ce milieu social dont elle estime être sortie en partie en raison de son parcours conjugal et de ses convictions héritées de mai 68. Volontairement, ces objets ne sont pas orientés vers un extérieur social, ils s’inscrivent dans une intimité familiale reliant les frères et soeurs.

Par ailleurs, la mémoire concrète est également à l’oeuvre lors de la consultation, parfois à plusieurs mains, d’albums de photographies de famille mettant en évidence ce fonds commun lié à une origine commune : « Ça suscite […] enfin, on sent notre terrain commun quoi! » (Soeur).

D’après Déchaux (1997), les photos constituent un support essentiel du souvenir. L’album de photos de famille « inscrit chaque image dans une suite, une histoire qui lui confère une infinité de significations explicites. [...] L’album fonctionne comme un livre illustré racontant la famille » (Kaufmann, 2002 : 12). Toutefois, si l’album met en scène les particularismes de l’histoire familiale commune qui fait lien, représentant un « patrimoine imagier commun » (Muxel, 1996 : 168), il se prête aussi aux histoires et particularismes de chacun (Favart, 2001). Il matérialiserait ainsi une négociation entre les enjeux identitaires de différenciation et de similitude. D’après Kaufmann (2002), l’album fixe et filtre l’histoire familiale : il est un instrument irremplaçable de fabrication du familial, narrant une fable ni vraiment vraie ni vraiment fausse, alimentant une belle histoire familiale, qui aide à vivre. Mais en même temps que l’album fixe le mythe familial, il dit aussi à chacun l’histoire de sa vie, constituant par là le livre de l’individu singulier. En fait, cet album symbolise bien ce qu’est la mémoire familiale. D’un côté, elle constitue un filtre à souvenirs qui fixe des images communes. D’un autre côté, elle est aussi un réservoir intarissable au service de l’individu et de sa singularisation.

Mots de passe et fous rires fraternels

Les réunions familiales sont souvent agrémentées par des anecdotes, suspendant les différences entre les frères et soeurs en faveur d’une connivence mutuelle :

On a vécu des vies complètement différentes, mais oui, des connivences […] Je me rends compte qu’on ne se dit pas grand-chose quand on se voit, mais il suffit d’un petit truc et hop, on va rigoler ensemble, se comprendre [...]. Il y a quelque chose de fort dans notre famille, même avec ceux avec qui on a moins d’atomes ou qui ont changé dans la vie. (Soeur)

La « congruence de flux de conscience » signifie que les frères et soeurs peuvent se comprendre à demi-mot, et cela vaut même pour ceux qui ont « moins d’atomes ». Cette expression « avoir des atomes (crochus) » a été maintes fois entendue lors de mon enquête, elle constitue une catégorie indigène révélant un processus permettant de comprendre les liens fraternels. Ainsi, explicitement, tout le monde s’entend, car tout le monde « doit » s’entendre (norme assimilée depuis l’enfance dans ce milieu social, malgré les transgressions incessantes parfois), mais implicitement, des « atomes crochus », des préférences sont à l’oeuvre et divisent la fratrie. D’un côté, les frères et soeurs sont pris dans un statut, amenant des devoirs, de l’autre, ils décrivent des expériences intimes.

Des expressions familières ravivent la complicité, constituant un véritable mot de passe entre les frères et soeurs :

« Tu as le nez qui crolle! » : quand on dit ça, on évoque Papa, je suppose qu'on vous l'a dit […] Papa était connu pour être quelqu'un qui avait une telle spontanéité non maîtrisée de son corps, qui fait que quand il était heureux, eh bien, il ouvrait la porte, et on le voyait, son nez « crollait »! [...] Chez mon père, c'était typique. Si ça nous arrive de dire ça, c'est à la limite un compliment et une reconnaissance qu’on est le fils de notre père. [...] Ce sont des petits clins d'oeil que nous seuls pouvons comprendre, avec notre mère, personne d'autre ne sait ça… (Frère)

Mon père, il avait une mimique au visage et on voyait qu’il était content, qu’il avait appris une bonne nouvelle ou qu’il avait réussi quelque chose. Ma mère disait toujours : « Tu as le nez qui crolle », c’est vraiment une expression qui est restée dans la famille. (Soeur)

L’expression entretient la culture fraternelle, amenant des rémanences d’intimité entre frères et soeurs adultes. L’objectif est bien d’accumuler des souvenirs partagés afin de remémorer une origine commune, d’assurer ainsi une permanence temporelle à la fratrie en insistant sur des attributs propres à la famille d’origine.

Au sein d’une autre fratrie du corpus, lors des réunions familiales, on s’amuse à se remémorer les marottes du personnage paternel, ce qui suscite l’hilarité.

Mon père, de temps en temps, il était franchement ridicule, il s’habillait […] il avait ses manies : devant les autres, il arrivait avec des pantoufles trouées pour avoir de la place pour ses orteils. Qu’est-ce qu’on a pu rigoler en famille de ses manies et de ses accoutrements [...]. Lors des réunions des frères et soeurs, régulièrement, entre nous, le père en recevait à gros bouillons et avec de gros éclats de rire… (Frère)

Une intimité se redéploie à travers un sens humoristique qui ne peut être entièrement compris et apprécié qu’à l’intérieur de la fratrie. On se permet de se moquer du père de famille d’autant qu’à l’époque, devant lui, et dans ce milieu bourgeois, il n’y avait pas d’autre choix que de se taire. Le rire peut être partie intégrante du folklore fraternel, il adoucit les souvenirs ou en dénonce certains afin de les dépasser. Toutefois, ces plaisanteries peuvent ne pas faire sourire les frères et soeurs de façon unanime. Certains peuvent se retrancher derrière un silence pesant, voire contester les propos, la fratrie est alors divisée. L’articulation entre les liens de germanité et les liens de filiation peuvent être en jeu dans ces plaisanteries : des loyautés familiales peuvent se montrer en tension, loyauté fraternelle et loyauté filiale. Pour certains, il n’est pas possible de s’éloigner d’une logique de respect filial que la plaisanterie fraternelle bouscule.

Les vacances en famille constituent une bonne part de ce versant collectif de mémoire. La description de l’ambiance familiale peut aussi permettre à la fratrie de se singulariser par rapport aux autres familles du même milieu social :

Ces vacances en Suisse ont marqué ma jeunesse. On retrouvait toujours les mêmes parents et les mêmes enfants. C’était un hôtel chicos [...]. Et quelle ambiance! On se faisait tout le temps des blagues. On montait sur les toits […] C’était un hôtel très chic, et un soir, on avait décidé avec mes frères et soeurs de s’habiller les filles en garçons et les garçons en filles. On est arrivé sur cette terrasse où il y avait un piano-bar et les gens qui prenaient leur apéritif, tous des gens très cosmopolites. Et on est arrivé comme ça sur cette terrasse, ce qui n’était pas du tout le genre de l’hôtel, ça a mis une ambiance extraordinaire! [...] Point de vue familial, chez nous, c’est très marquant. (Soeur)

Dans ce cas, la complicité fraternelle consiste à singulariser sa fratrie par rapport à un milieu bourgeois incitant à la conformité et à la sobriété, en jouant sur les codes, notamment vestimentaires. Ainsi, il ne faut pas trop rapidement assimiler une logique de lignée à une logique de classe : Ego peut marquer son attachement à sa famille, tout en désirant se démarquer du milieu social ambiant, de façon individuelle ou collective.

Traces archéologiques

Par ailleurs, la « mémoire archéologique » (Muxel, 1996) peut aussi constituer une bonne part du fonds commun. Elle « fixe des références communes, une sorte de savoir objectivé sur lequel ils peuvent fonder une appartenance commune » (Muxel, 1998 : 12). Au sein d’une des fratries du corpus, la mythologie généalogique constitue un art dans lequel excelle chaque individu, mettant en avant une origine ancestrale majestueuse :

Et bien, nous descendons tous du même aïeul, X, qui est né en Belgique à l’époque, un peu avant la Révolution française [...] Son père était pasteur protestant à X et il y a eu une révolution là. Et puis, il a fait des études à l’étranger, mais peu importe […] Il est revenu vivre en Belgique. Il a eu trois fils [...]. Ça c’est en gros. Alors je ne sais pas si je dois invoquer tous les aïeux, ce qui à mon avis ne vous intéresse pas… (Frère)

Ma famille est issue de pasteurs protestants. Le premier qui est arrivé en Belgique était révolutionnaire. Je passe sur l’histoire précédente parce que sinon, on est loin d’avoir fini. [...] Son fils Y. est resté en Belgique, il a fait le droit, il est devenu docteur en droit puis il a fait de la politique et il est devenu X. À l’époque, c’était le tout début de la Belgique [...] quand il est décédé, il y a eu des funérailles nationales. Alors, lui a eu trois fils… (Frère)

Lorsque les membres de cette fratrie sont amenés à raconter ce qui les unit, c’est prioritairement l’histoire extrafamiliale de certains aïeux de sexe masculin qui est mise en avant, c’est-à-dire que c’est la vie publique, et non intrafamiliale de ceux-ci, qui est décrite dans un contexte historique donnant chair à des systèmes de valeurs, sources de distinction. Est décrite, une succession d’ancêtres dont la vie est emplie de faits et gestes qui accompagnent, voire composent l’Histoire. Comme l’a constaté Déchaux (1997), il s’agit de configurations lignagères de la mémoire : la personne se positionne comme l’héritière d’une vaste lignée. Ce genre de récit serait typique de la bourgeoisie de vieille souche (Déchaux, 1997; Le Wita, 1988). S’y dessine un mécanisme de distinction : on se distingue de ceux qui n’ont pas cette origine en commun, en forgeant un « nous famille ». Un espace antérieur à la vie de la fratrie est mobilisé par l’entremise d’un récit préfabriqué, légendaire, à partir duquel la fierté de l’appartenance collective, d’ordre patronymique et social, peut s’exprimer.

Mais cela permet également de passer sous silence une bonne part de l’histoire familiale, celle qui concerne le vécu intime des frères et soeurs. Au sein d’une fratrie du corpus, l’histoire intime est source de tensions et de conflits récurrents, et donc vecteur de séparation. Les frères et soeurs ont préféré la taire en se focalisant sur un récit archéologique, jusqu’à ce que des questions plus précises sur le sujet leur soient posées.

De plus, ce fonds de nature archéologique peut aussi être mobilisé individuellement, pour se distinguer personnellement face aux autres membres de la fratrie, en se positionnant comme plus héritier que les autres. Ainsi, un frère aîné raconte son histoire familiale par l’unique entremise de la lignée paternelle en se positionnant personnellement comme « aîné de la branche aînée », instaurant une hiérarchie au sein de sa fratrie légitimée par son rang de naissance. D’après sa conception, chaque génération a son « chef de famille » instituant une autorité. Ce frère tente de s’ériger en « notable de la mémoire » que Namer (1987) définit comme médiateur qui contrôle l’accès et l’interprétation de la mémoire, alors que les autres ne lui reconnaissent pas ce mandat, proposant d’autres récits familiaux. Dans cet exemple, ce frère se singularise par rapport à ses frères et soeurs en s’appropriant des héritages, ce qu’il justifie par son rang de naissance. Le processus de singularisation à l’oeuvre au sein des familles a également ses régularités, lesquelles sont en grande partie liées au rang de naissance et au genre, d’autant plus prégnantes à cette génération et dans ce milieu bourgeois. À ce sujet, Langevin (1991) a dépeint un double système de socialisation. D’une part apparaît un principe de mixité des itinéraires dans la politique familiale, en accord avec le système scolaire, selon lequel les ressources éthiques, affectives et économiques de la famille sont mises à la disposition de tous les enfants. Et d’autre part, une politique de subtile différenciation est à l’oeuvre entre le féminin et le masculin. Toujours d’après Langevin, les tracés des itinéraires des frères et des soeurs se rapprocheraient, mais ne convergeraient pas, étant destinés à rester distincts.

Par ailleurs, la mobilisation d’un fonds légendaire peut avoir bien peu de pertinence aux yeux d’Ego. Par exemple, une soeur a exprimé son indifférence face au fonds archéologique, pourtant peuplé d’ancêtres illustres dont elle connaissait le parcours. Toutefois, afin de se singulariser mais aussi de se rallier à sa famille, elle privilégie plutôt la dimension relationnelle de sa famille :

Faire un arbre généalogique, ça ne me dit rien du tout. Ce que je trouve important, c’est la relation qu’on a avec ses propres parents, qui nous transmettent directement des façons de vivre et des façons de faire… (Soeur)

Cette soeur dresse plutôt le portrait d’une ambiance familiale dont elle est un des acteurs en décrivant les relations.

Se relier autour d’un pacte de silence

Parfois l’indifférence exprimée vis-à-vis des origines familiales lointaines constitue plus précisément un rejet, par exemple, lorsque l’histoire familiale est source de honte et est érigée en secret de famille ou en rejet individuel. La différenciation symbolique fait son oeuvre. Par exemple, l’histoire d’un ancêtre ruiné a été relatée comme un acte irresponsable et honteux par l’un et comme un acte de civilité, valorisant, par un autre. Chacun peut s’arranger de son histoire originaire en mobilisant ce qui est significatif à ses yeux, car l’histoire familiale n’est pas aussi homogène qu’il y paraît. Ces scénarios de vie sont essentiellement porteurs de codes valoriels et certains sont évoqués au détriment d’autres. Ainsi, au sein d’une fratrie, le scénario de vie du grand-père paternel, un homme « très renommé », a été spontanément évoqué et valorisé par les frères et soeurs. Il suscite comme un excès de mémoire au détriment d’autres personnages, comme le grand-père maternel, qui lui n’a pas été évoqué spontanément, constituant un antimodèle, porteur de honte.

Le groupe fraternel peut se souder autour d’un pacte de silence, lié à un secret de famille, dont personne ne parle, mais dont tout le monde connaît l’existence. Chacun des frères et soeurs sait ou croit savoir ou voudrait savoir, mais est tenu à se taire par loyauté familiale. Ainsi, le silence fait le lien entre eux. Ceux qui partagent ce secret ont quelque chose en commun, ils sont unis face à ceux qui ne le partagent pas. C’est donc une sorte de « pacte négatif », de « loyauté invisible » (de Gaulejac, 1999), source de liens étroits relevant du domaine de l’implicite, du non-dit. Le silence de la mémoire ne signifie pas pour autant l’oubli. Des pans entiers de la mémoire familiale peuvent être occultés, donnant lieu à une mémoire clivée entre ce qui est dit et ce qui n’est pas dit.

Un pacte de ce type a relié les uns aux autres les membres d’une fratrie du corpus par loyauté vis-à-vis des parents. « Le silence qui cherche à protéger la famille d’une tare produit un effet inverse. Les descendants sont hantés par ces fantômes qu’ils n’ont de cesse de déterrer pour pouvoir s’en séparer » (de Gaulejac, op. cit. : 136). Au décès des parents, une soeur, « hantée » par un secret, l’a dévoilé. Le temps ayant fait son oeuvre, il a permis d’évoquer plus aisément l’indicible, l’insupportable portant atteinte à l’image de la famille dans sa dimension « don de vie ». À la mort des parents, un espace est offert à la relation fraternelle pour se reconstruire. Ainsi, entre les frères et soeurs, c’est le silence qui a fait lien : le socle commun de la mémoire est alors empli de silences, de non-dits partagés. La fratrie est donc soudée autour d’un pacte de silence.

Ego peut vouloir se débarrasser de certains pans de l’histoire familiale en l’abandonnant aux autres frères et soeurs et en même temps s’approprier d’autres éléments sans désirer cette fois les partager :

Tout ce qui est du côté paternel, je dirais, entre mes soeurs, qu’on se l’arracherait presque […] Ça c’est du bon, c’était une famille correcte, honnête, humaine. Elle avait les qualités qu’on pouvait espérer avoir. Mais dès que c’est de l’autre côté, eh bien, on se le renverrait bien en disant « allez ça tu peux prendre, ça ne m’intéresse pas… (Soeur)

Dans ce cas, on tente d’abandonner aux autres les pans trop encombrants de la mémoire, tandis qu’on tire vers soi ceux dont on est fier, dans lesquels on a envie de se reconnaître. « Le passé laisse des traces. Il est comme un canevas originaire comprenant une multiplicité de fils dont chaque enfant va s’emparer pour tisser la trame de son existence » (de Gaulejac, 1999 : 148-149). Différentes versions de l’histoire familiale peuvent alors circuler au sein de la fratrie.

Les souvenirs résultent d’une sélection, d’un tri; le silence, mais aussi l’oubli, même par intermittence, sont aussi de mise, que ce soit l’oubli dans ses dimensions « ouverture », « écran protecteur » ou « émancipation du sujet » telles que décrites par Muxel (1996). Par exemple, un frère a évincé la plupart des questions concernant son enfance, affirmant « ne se rappeler de rien » et que « c’est sans importance ». De même, un autre frère a résisté dans un premier temps à évoquer des souvenirs personnels liés à la vie familiale, ce que j’ai interprété comme une tentative d’émancipation de son appartenance familiale, laquelle a néanmoins émergé après un détour par d’autres appartenances, notamment son signe astral. Mais certains « oublient », ce que d’autres ne parviennent pas à oublier ou ne tiennent pas à oublier. Ainsi, différentes versions du passé familial peuvent circuler parmi les frères et soeurs, versions plus ou moins complémentaires, plus ou moins contradictoires. « L’instrument commun » (Halbwachs, 1950) ne constitue qu’une partie de la mémoire familiale, car il existe aussi des fonds individuels. Mais ces versions individuelles, lesquelles ne sont pas toujours congruentes, n’ont pas toujours un poids égal.

Les fonds intimes de la mémoire familiale

Les fonds intimes de la mémoire familiale sont sources de singularisation. En ce sens, la mémoire familiale incarne aussi un lieu pour se préserver un « quant-à-soi », le monde des souvenirs est alors assimilé au fief de l’identité intime (de Singly, 2000). « Si l’on admet [...] qu’il existe une singularité irréductible propre à tout individu isolé, la mémoire de cet individu lui “sert” également à composer, à maintenir et à promouvoir cette singularité » (Javeau, 1988 : 186). Le registre personnel concerne à la fois l’interprétation différentielle du fonds commun, qui vient d’être abordé, ainsi que les souvenirs personnels d’Ego non partagés avec les membres de sa fratrie. Il symbolise majoritairement une fonction de différenciation, voire d’autonomisation face au groupe familial. Ainsi, une diversité dans les lectures du passé familial peut s’observer parmi les frères et soeurs. Toutefois, ces lectures n’ont pas toujours le même poids, d’autant qu’Ego cherche parfois la validation de ses souvenirs auprès de ses frères et soeurs; des enjeux de reconnaissance sont également à l’oeuvre face à un regard fraternel parfois bienveillant, parfois menaçant.

Diversité légitime et diversité incompatible

Différentes versions de l’histoire familiale circulent : certaines divergences ne suscitent aucun embarras, elles sont considérées normales et se justifient aisément : par exemple, l’histoire elle-même n’est pas entièrement commune, tous les événements familiaux n’ont pas été vécus en commun. En même temps, Ego peut tenir secrets certains souvenirs personnels :

Certains souvenirs sont très personnels, parce que même si j’ai l’air d’être très extravertie, je suis quelqu’un de très secret pour beaucoup de choses. Mais pour l’ensemble du vécu, c’est partagé avec cette amie et mes frères et soeurs. Il y a les deux en fait, parce que j’ai toujours eu une vie un peu à part. Et puis, c’est par période, les vacances en Suisse par exemple, c’est du commun. La petite enfance, c’est partagé avec X et Y en partie, et surtout avec cette amie. Et puis il y a des souvenirs familiaux communs, liés à la mort de mon père. (Soeur)

Ego revendique en même temps une intimité de soi à soi (« Je suis quelqu’un de très secret »), mais aussi le fait d’avoir, dès le départ, un parcours de vie composé à la fois de moments de vie commune avec sa fratrie et de moments à soi (« J’ai toujours eu une vie un peu à part »). La majorité des individus a insisté sur la dimension singulière de son parcours depuis l’enfance en utilisant des expressions comme « Il n’y a pas eu de vécu très intense », « J’ai toujours eu ma propre liberté d’action quand j’étais jeune », « J’ai vécu dans une famille nombreuse, mais où finalement j’étais fort isolé », « J’ai eu une vie un peu à part », « On était chacun dans notre monde », etc. Ego s’attache donc à décrire sa singularité, ayant intériorisé l’exigence de singularisation. En ce sens, la séparation peut être codée en termes de prise de liberté, d’autonomie ou d’écartement, d’isolement.

Face à certaines questions durant l’entretien, d’emblée, des frères et soeurs ont pressenti que les réponses des uns et des autres allaient être divergentes : « Si tu poses la question à mes frères et soeurs, je pense que les réponses seront très différentes », « Je te le dis, mais ma soeur te le présentera sans doute autrement, de toute façon, tu seras discrète… », « On ne voit pas toujours les choses de la même façon ». Ainsi, des marques d’individualisation sont relevées et sont acceptées parmi les souvenirs d’une histoire partagée. Elles colorent parfois les réunions fraternelles, lorsque chacun expose son point de vue, suscitant rire, amusement, étonnement, mais aussi silence, ambiguïté, malentendu et conflit. L’excès de différenciation, le manque de congruence mémorielle peuvent faire courir à Ego le risque d’être stigmatisé, par exemple en étant étiqueté « fragile » :

J’ai senti, maintenant ça se confirme un peu, une espèce de fragilité chez deux ou trois qui préféraient ne pas en parler [du passé] ou qui avaient des visions tellement différentes, qui moi me semblaient erronées évidemment, parce que je ne le vois pas comme ça. (Frère)

Certaines différences sont quelquefois codées comme des dissidences, c’est-à-dire qu’elles se positionnent en rupture par rapport à un mythe familial entretenu par les autres, et de ce fait, elles ne sont pas reconnues par les autres. Dans ce cas, des coalitions fraternelles se forment. La fratrie dispose d’un pouvoir de disqualification à l’égard de ses membres : un contrôle fraternel se déploie et les « dissidents », ceux qui propagent une version de l’histoire familiale qui dérange, occupent alors une position inconfortable. En retour, face à un manque de reconnaissance de leur version, les « dissidents » peuvent être consternés ou ne pas l’être, comme choisir de se taire ou au contraire, de dénoncer. Ils peuvent se voir reprocher tant d’être trop affranchis de leur histoire que trop peu affranchis (dans ce cas, on dénonce par exemple leur « morale antique »). C’est donc le positionnement face à l’autonomie individuelle qui se joue ici.

S’arranger de son origine familiale

L’histoire familiale ne constitue pas un espace homogène parce qu’elle provient de deux lignées familiales. S’y rencontre un grand nombre de personnages familiaux, lesquels peuvent avoir traversé des parcours diversifiés. En général, mais pas toujours, Ego privilégie une parenté sur l’autre (Zonabend, 1987). Déchaux (1997) nomme « matrilatéralité » la plus grande force attractive de la parenté de la mère et « patrilatéralité » celle de la parenté paternelle. De ce fait, les frères et soeurs peuvent ne pas être « attirés » par les mêmes aïeux. Ainsi, un frère sélectionne drastiquement parmi son ascendance les personnages, tous de sexe masculin et issus de la lignée paternelle. Face à mon étonnement, il a affirmé : « Pour moi, la famille, ma famille, c’est celle qui porte mon nom ». Plus précisément, ce n’est pas que ce frère ne connaît pas les histoires liées à la lignée maternelle de sa famille, c’est qu’à ses yeux celle-ci ne constitue pas réellement sa famille, mais, dit-il, « la famille de ma mère », dont il évoquera instantanément un représentant masculin, le frère de sa mère, âgé de 90 ans, un « chef de famille, l’aîné de la famille de ma mère ». Le frère se positionne en successeur, érigeant son père en modèle à qui il voue un véritable culte et assimilant la lignée à un clan à dominante instrumentale et hiérarchique. Au contraire, une de ses soeurs manifeste d’emblée une matrilatéralité à connotation affective, reflétant un positionnement plus réflexif face à son histoire, se permettant par exemple de critiquer certains principes fondamentaux ou de livrer des secrets de famille des générations antérieures. Elle manifeste aussi un attachement plus sentimental, décrivant son insertion dans un réseau de relations affectives. On peut penser que la singularisation passe en partie par le rang de naissance et le genre dans la fratrie. Les femmes semblent en effet plus attentives aux relations entre les personnes, quoiqu’un récit féminin de notre corpus ne s’est pas inscrit dans cette logique, cette femme étant une soeur aînée de frères. De même, certains hommes ont proposé des récits à dominante affective. Bien entendu, la taille de notre corpus ne nous permet pas d’établir des régularités de ce genre.

Se confronter à un mythe familial : le pouvoir de la fratrie

Certains frères et soeurs peuvent s’ériger en « dissidents » face à une version mythique circulant dans la famille et relayée par les frères et soeurs. Ainsi, un frère rejette un mythe prônant la supériorité familiale, liée à l’origine bourgeoise, mythe qui d’après lui, est relayé par l’ensemble de sa famille :

Beaucoup de théories, beaucoup de principes […] Du genre, on est les meilleurs, les plus beaux, les plus forts parce que la famille était comme ça. Comme c’était comme ça dans la famille, il fallait perdurer le système. [...] Il y a des bonnes images qu’ils nous ont données mais on n’est pas les meilleurs, on croit être les meilleurs, mais non! (Frère).

S’il dénonce un mythe, et fait ainsi part d’un manque de loyauté familiale, un frère ou une soeur peut alors souffrir du manque de reconnaissance de sa version de l’histoire et se sentir isolé, voire exclu de la fratrie. Par exemple, au sein d’une fratrie du corpus, les figures parentales sont présentées de façon assez similaire, relevant du mythe familial et sans doute aussi du mythe bourgeois : la mère, encensée dans son rôle maternel, est présentée comme parfaite, attentionnée envers tous ses enfants et entièrement dévouée à sa famille. Par contre, le père est dépeint comme un père « problématique », un personnage froid, autoritaire, presque exclusivement tourné vers sa profession et manifestant peu ses sentiments. Seule une soeur remet en question ces tableaux distribuant les genres de façon stéréotypée, ce que certains n’ont pas apprécié. Elle dénonce le non-respect d’une norme d’équité familiale, estimant que les ressources affectives maternelles n’ont pas été distribuées de façon équivalente à chacun. On rejoint l’hypothèse formulée par de Singly (1993) selon laquelle les frères et soeurs peuvent se retrouver en situation de concurrence vis-à-vis de l’affection parentale. Cette soeur a tenté de comprendre cette injustice subie et a trouvé des explications dans une lecture transgénérationnelle de son histoire, soutenue par un thérapeute. De plus, elle insiste sur le côté tendre du père de famille, un personnage discret selon elle, mais affectueux. Certains frères et soeurs n’ont pas reconnu sa version de l’histoire, contraire à leurs propres convictions, estimant qu’elle avait « fabulé », ce qui est source de souffrance pour elle (« Ça fait mal », confiera-t-elle). Ainsi, on perçoit le pouvoir que la fratrie peut avoir sur un de ses membres qui serait porteur d’une version « dissidente » de l’histoire familiale. Ce pouvoir est lié à un enjeu de reconnaissance, occasionnant au dissident de connaître éventuellement une « tension existentielle » (Bajoit, 1999) ayant trait à un déni de reconnaissance de sa version de l’histoire. Toutefois, un « échange réparateur » (Goffman, 1973) peut se produire, venant satisfaire les attentes de reconnaissance :

Ça fait mal quand je le partage et que ce n’est pas compris. Ça rajoute encore une couche en fait. [...] Ça fait mal quand tu as le sentiment de ne pas avoir été comprise, de ne pas pouvoir partager. [...] Qu’un frère te dise : « Tu as fabulé », ça fait mal […] Mais ça fait du bien aussi quand c’est quelqu’un qui te soutient. Ma soeur l’a compris, elle m’a dit : « C’est vrai que maman n’a pas été juste avec toi ». Et ça, ça met énormément de baume. Avec mon frère A., c’est pareil [...] Et je me dis, je n’ai pas rêvé, parce que c’est si profond qu’on ne sait plus… (Soeur)

On peut penser que la tendance prépondérante au sein de cette fratrie consistait à refouler les injustices sans doute par loyauté vis-à-vis des parents. Certains se sont néanmoins désengagés de cette obéissance en reconnaissant les différences de traitement, manifestant par là une loyauté fraternelle. Ainsi, la mémoire intime doit aussi, pour une part, pouvoir s’appuyer sur les souvenirs d’autres individus, des témoins de cette fraction de l’histoire familiale, des membres de la famille ou des personnes proches extérieures à la famille afin que ceux-ci valident, si ce n’est la version d’Ego, du moins l’existence possible de perceptions différentielles. « C’est-à-dire que ça m’a fait du bien de voir que quelqu’un peut entrer dans la perception que j’avais de ma mère quoi! » (Soeur). La confrontation entre les lectures fraternelles du passé est parfois rude.

En effet, il peut aussi arriver que l’ensemble de la fratrie disqualifie non seulement la version d’un de ses membres, mais également la personne elle-même. Ainsi, un frère est présenté successivement par son frère et sa soeur, à travers des propos similaires, comme un « mythomane », remettant en cause la façon dont ce dernier raconte son parcours de vie.

Mon frère, il n’a rien réussi, quoiqu’il vous raconte aujourd’hui. Je sais par ses enfants, c’est eux qui ont raconté ça ici, « Papa a fait l’université de X ». C’est de la frime. Il est mythomane et il raconte ça à ses enfants. Il fabule. Moi je ne dis rien, ce n’est pas mon problème […] Et ses enfants boivent ses paroles. [...] Il va dire qu’il a fait un service militaire extraordinaire, alors qu’il comptait les matelas en Allemagne. Je le sais parce qu’il me l’a dit à l’époque, et aujourd’hui il fabule… (Frère).

Il a toujours vécu comme dans un rêve, ce n’est pas un type avec les deux pieds sur terre. [...] C’est un mythomane. Un jour il a expliqué devant nous à son fils combien il avait fait de grandes études à l’université [...], alors qu’il était envoyé dans des ateliers techniques par papa parce qu’il était incapable de faire autre chose. Mais moi, je ne vais pas aller lui dire frontalement, c’est autre chose. L’autre jour, il a dit à mon mari qu’il avait des difficultés respiratoires, tout le monde est d’accord, il a des difficultés respiratoires parce qu’il fume […] Mais lui il raconte qu’il a été gazé en Allemagne et qu’il aurait été tuberculeux pendant la guerre. Jamais ça n’est arrivé […] Il se fait une histoire et il transforme son monde […] Il a toujours été comme ça. (Soeur)

Le caractère fantasmatique des souvenirs de ce frère est dénoncé; toutefois, devant ce dernier, le silence est de rigueur, on ne se permet pas d’intervenir, du moins verbalement, le silence a néanmoins tout son poids. Dans ce cas, entre les frères et soeurs, c’est le non-dit qui prédomine, c’est-à-dire qu’on ne parle plus du passé, qu’on n’interfère pas en direct dans l’interprétation de l’autre, comme si on établissait une zone de sécurité, des « réserves d’information » (Goffman, 1973) en justifiant ce fait par un souci d’autonomie des uns sur les autres. Mais des coalitions se forment au sein de la fratrie, où l’on se permet de porter des appréciations sur un frère : on évalue, on compare, on condamne aussi. On peut peut-être interpréter les tentatives d’embellissement de ce frère face à sa propre histoire, pour autant que cela soit le cas, comme un moyen de sauvegarde face à des échecs, des péripéties malheureuses jalonnant son parcours de vie.

En conséquence, les frères et soeurs peuvent être considérés comme des intimes, ayant les uns les autres une connaissance aiguë d’éléments de leur passé respectif. Et cette intimité les dote alors, dans le présent cette fois, de la possession d’un savoir sur les uns et les autres, éventuellement utilisable comme un pouvoir, relevant de la connaissance mutuelle du passé. Dans certains cas, cette connaissance du passé de l’autre permet d’émettre un jugement sur un frère ou une soeur, qui est aussi une source de disqualification totale ou partielle quant à la véracité de ses dires ou de ses silences à propos de son histoire personnelle et familiale.

Le contre-pouvoir : conjoint, thérapeutes…

Ego peut faire appel à d’autres individus pour remanier l’histoire familiale, voire valider sa propre version. C’est le cas avec tous les thérapeutes au sens large, lesquels fournissent d’autres clés d’interprétation du monde (familial). Plusieurs interviewés en ont fait spontanément référence lors de l’entretien. Par exemple, une soeur a dû s’aider d’équipes extérieures, d’une part, un thérapeute, et, d’autre part, son conjoint, afin de décoder le climat conflictuel au sein de la fratrie après le décès paternel :

Un travail personnel que j’ai fait moi-même sur moi-même, qui d’ailleurs vient de difficultés relationnelles que je vivais dans la famille qui sont vraiment sorties au moment du décès de mon père, qui était une personne d’équilibre dans la famille [...] Ça a fort tiraillé entre mes soeurs et moi, vraiment heureusement que mon mari est quelqu’un de très tempéré parce que sinon […] Il y a quand même des portes qui ont claqué, mais je ne souhaite pas, moi, rester dans les portes claquées, et donc j’ai fait ce travail personnel… (Soeur)

Ainsi, la mémoire familiale se nourrit aussi de la version de personnes extérieures, elle est perméable. Une autre soeur a raconté que le « travail personnel » qu’elle a mené en compagnie d’un thérapeute lui a permis de « se libérer de son enfance ». Afin de se détacher ou de se relier à sa famille d’origine, en somme, pour chercher à établir cette « bonne distance » entre l’appartenance et la désappartenance, entre la dépendance et l’autonomie, entre « l’origine et l’originalité » (de Singly, 2003), Ego doit parfois se faire accompagner par un professionnel, étant incapable d’y arriver seul, d’autant que notre société véhicule des normes justifiant le recours à des professionnels en cas de soucis relationnels. En même temps, un proche peut également jouer ce rôle, principalement le conjoint. À ce sujet, Coenen-Huther (1994) s’est penchée sur l’articulation du concept de « types de familles » avec celui de mémoire familiale, désirant étudier dans quelle mesure les mémoires de lignées étaient affectées par la vie conjugale.

Le rôle du conjoint est certes essentiel dans la relecture de la mémoire familiale, comme il l’est d’ailleurs en ce qui concerne les relations entre les frères et soeurs. Plus précisément, pour les relations plus statutaires, l’objectif est de maintenir la « bonne entente » fondée sur l’ancienneté du lien. Dans ce cadre, le primat du lien conjugal est relevé : par exemple, on n’impose pas sa fratrie à son conjoint si ce dernier n’est pas preneur, de même, ce n’est que dans des circonstances exceptionnelles qu’Ego s’autorise à rencontrer ses frères et soeurs sans y joindre les conjoints. Par contre, pour ce qui est des relations plus affinitaires, relevant du registre des « atomes crochus » (Favart, 2007), dans certaines configurations relationnelles en duos (deux soeurs, un frère et une soeur) très exclusives, le conjoint n’y occupe pas de place, il est écarté de cette relation où règne la certitude affective, la confiance et la transparence entre deux individus et non deux équipes conjugales.

L’impact des ruptures conjugales et des recompositions familiales n’est pas non plus à négliger. Ces dernières peuvent amener une remodulation des relations au sein de la fratrie.

En conséquence, avec le fonds intime de la mémoire familiale, on se situe plutôt du côté de la différenciation, car la mémoire peut être investie différemment du point de vue affectif et symbolique. Si certaines différences dans les versions sont considérées comme légitimes, d’autres peuvent susciter des contestations. Les versions peuvent s’entrechoquer, les frères et soeurs s’affronter, quoique le silence recouvre rapidement la fratrie. Être seul contre tous les autres n’est pas une position confortable, la non-reconnaissance de ses souvenirs par les autres peut susciter une stigmatisation (« fabulateur », « mythomane », « morale antique », etc.). Le mythe de l’égalité entre les frères et soeurs peut être mis à mal. La fratrie est alors un système de domination où certains imposent leur version, estimée plus légitime.

Pour conclure, on peut reprendre les propos de François de Singly (2003) lorsqu’il soutient que la mémoire familiale représente plus un soutien identitaire aux vivants qu’un culte aux morts. Cette mémoire permet en effet de se situer soi parmi les autres, parfois contre les autres ou même sans les autres. Elle fournit aussi un contenu pour se constituer un « nous ». Ego n’est pas seul dans ce processus, il a besoin de la reconnaissance des autres. La mémoire familiale permet ainsi de distinguer ce processus de construction identitaire à double composante, nécessitant à la fois la singularisation et la similitude, avec des régularités liées en grande partie au rang de naissance et au genre, mais aussi aux expériences de vie traversées par chacun des membres de la fratrie.

Dans nos sociétés occidentales contemporaines, les parcours de vie caractérisés par un modèle de « l’installation à vie » (Dubar, 2000), que ce soit dans le cadre amical, conjugal, professionnel, etc., semblent de plus en plus exceptionnels. Les individus rencontreraient de plus en plus de turbulences dans leur parcours. En ce sens, tout parcours de vie, certes, est fragmenté avec une intensité variable. Ces turbulences et ces déracinements, plus ou moins soutenus, font que les personnes proches d’Ego peuvent évoluer avec le temps. L’étude de la dynamique de l’intimité à l’échelle d’une vie constitue un domaine peu fouillé en sociologie. Au sein de chaque histoire individuelle, des ruptures relationnelles peuvent être relevées, comme le remodelage de relations anciennes. Et les frères et soeurs, malgré et au gré des péripéties individuelles et familiales, restent des personnes dont on ne peut officiellement se séparer, il n’est en effet pas possible de leur accoler la particule « ex » comme cela l’est sur le plan conjugal. Toutefois, les évitements comme les conflits restent possibles. Mais face aux préoccupations et aux positions du présent, les membres de la fratrie représentent des témoins respectifs d’une partie du passé d’Ego, voire de la vie entière de ce dernier, témoins plus ou moins attentifs, gênants ou précieux en raison du savoir qu’ils possèdent les uns sur les autres, savoir source de pouvoir, lié au partage d’une origine familiale.