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Lors d’un accident technologique, d’une catastrophe naturelle, d’un début d’épidémie, ou plus généralement d’une menace pesant sur une communauté, la solidarité entre les membres de la collectivité touchée paraît une évidence. Face à l’adversité, la société fait corps ; l’événement catastrophique (ou simplement sa perception comme possible) tend à solidariser les individus qui resserrent leurs liens face au danger. Comme les rituels religieux, l’accident constituerait un moment de cohésion exceptionnelle dans la routine collective[1]. Mais cette version socialisatrice de l’événement de crise peut être battue en brèche par un deuxième point de vue, opposé, qui met l’accent au contraire sur la réactivité des individualités prises dans le contexte de crise. Dans cette deuxième perspective, l’événement critique donne lieu à une sorte d’atomisation des points de vue et d’action. Pour faire face à la situation, le chacun pour soi prend le pas sur toute perspective communautaire. À l’inverse de la première vision, l’accident catastrophique joue ici les ressorts individualisant dans la communauté, et se traduit par un lien social qui tend à se dénouer. C’est alors au contraire les différences de position et de sort qui l’emportent, emportant avec elles tout principe de solidarité mutuelle. Le chercheur qui enquête sur les situations de crise ou de menace collective ne peut écarter cette dualité. Selon son investigation de terrain, selon les personnes ou les institutions rencontrées, selon les documents collectés, sa problématique fait face à un dosage entre : une politisation de l’épreuve, où la situation individuelle concerne toute la collectivité et où la politique transgresse la délimitation public/privé ; et un individualisme de l’action personnelle, de la responsabilité, de l’appréciation de la situation, où l’emporte la dépolitisation de l’expérience critique[2].

Pour documenter ce dilemme, nous proposons de nous intéresser à trois exemples issus de divers terrains des risques naturels : une enquête d’utilité publique pour un plan de prévention des risques d’inondation, une émission de télévision inscrite au coeur d’une catastrophe naturelle et un séminaire public de recherche sur un site contaminé par une activité minière. Remarquons tout d’abord que, dans le domaine des risques naturels, la zone de partage entre action individuelle et intervention de la puissance publique reste relativement « ouverte ». Même si, du moins dans la tradition culturelle française, la charge de la sécurité collective repose en dernière instance sur les institutions publiques[3], ce principe opère de manière différente selon l’échelle de grandeur des atteintes possibles et selon les situations. En matière de menace terroriste ou d’épidémie, par exemple, la marge d’action du citoyen est très limitée, souvent réduite au rôle de témoin, si possible informé et alerté, des mesures prises par les agents de l’État. Par contre, dans certains domaines des risques naturels tels que ceux que nous allons examiner, une partie de la prévention et des actions de protection lors des événements catastrophiques ou possiblement critiques relèvent de l’implication des individus ; de même (et cela va de pair) que la connaissance sur les phénomènes en cause est largement ouverte à une compétence profane[4].

Outre cette première qualité attachée aux situations réelles dont ils sont issus, les terrains que nous allons présenter offrent une opportunité remarquable eu égard à la question posée ci-dessus. À savoir qu’ils sont le lieu d’une production documentaire publique, dans laquelle des personnes individuelles expriment leur point de vue, non seulement sur ce qui leur arrive à eux personnellement, mais aussi sur ce qui arrive à la collectivité. Chaque exemple relève en effet d’un dispositif qui insère et formalise publiquement des témoignages individuels : ici, les registres et le rapport d’un commissaire enquêteur ; là, l’enregistrement d’une émission de télévision ; là encore, les actes d’un séminaire public de recherche. Il ne s’agit pas d’un matériau d’enquête que nous aurions constitué dans le cadre d’entretiens menés avec des personnes dans leur espace privé (ce que nous avons fait aussi). En ce sens, les documents qui nous servent de supports ne sont pas les marques d’un retour réflexif sur l’événement : ils font partie de l’événement. Ils nous intéresseront ici en tant que documents témoins de l’engagement de personnes privées dans l’espace public généré par une situation sensible[5].

Avant d’entreprendre notre parcours à travers ces trois sites, il nous faut examiner, même schématiquement, les notions d’affect et d’affectivité que nous mobiliserons durant notre réflexion. Sur un plan pratique, dans le contexte d’une crise ou d’une menace, l’affect représente la conséquence physique de l’opérateur de contrainte qui pèse sur la vie matérielle des personnes, des êtres vivants, des territoires mis en cause. On pourra dire ainsi qu’une crue, qu’une pollution, qu’un ouragan produisent des affects sur des territoires quand des maisons sont inondées ou détruites, quand des personnes sont emportées, quand des villes sont à moitié démolies, quand une épidémie se développe dans une partie de la population. L’affect est ici attaché à la dimension physique du développement de la situation critique. Mais, dans la perspective du philosophe Gilbert Simondon, nous saisissons aussi l’affect comme l’opération qui, en situation critique, transforme de manière réflexive le sentiment du sujet affecté, en tant qu’il fait partie d’un lieu, d’un temps, d’une communauté soumis à une catastrophe ou à un danger. L’affect n’est pas seulement la conséquence de la contrainte physique, il désigne également la répercussion psychologique de l’événement dans la conscience et l’inconscient des habitants.

Selon Gilbert Simondon, l’affectivité constitue une dimension transductive par excellence, qui relie de proche en proche ce qui est séparé dans les découpages rationnels de la réalité[6]. Autant que la dimension physique, la dimension psychologique relie les éléments collectifs (voire publics) et les éléments personnels (voire privés). Une crue envahit les lieux de manière indifférenciée : rues, places, bâtiments publics, maisons individuelles, jardins privatifs. L’eau qui déferle ne respecte pas les droits de propriété des terrains. Mais une inondation touche aussi les esprits, les opinions, les relations réfléchies qui attachent les habitants à des lieux, à des rapports collectifs, à des enjeux d’identité et de représentation. En ce sens, l’affectivité – la qualité d’être affectable – est commune aux différents niveaux de socialisation d’un territoire touché par un événement affectant : un individu, une famille, un réseau de voisinage, la population d’un village, d’un département, d’une région… Saisir l’affectivité dans sa dimension transductive nous permettra de mettre en lumière, à travers des documents publics où s’expriment des individualités, une modalité originale de politisation de l’événement de crise, transversale, entre une protection personnelle et une politique publique de sécurité collective.

Une enquête d’utilité publique

Pour ce premier exemple, nous voudrions faire état de nos observations dans le cadre d’une étude qui nous a été demandée par un organisme public en France, chargé de coordonner et de conduire à l’échelle d’un département la procédure des plans publics de prévention des risques d’inondation[7]. Parallèlement à une discussion technique et politique qui met en présence les services déconcentrés de l’État et les collectivités locales (services préfectoraux, municipalités, agglomérations de communes), et sur la base d’une étude technique qui définit différents types de zones d’inondabilité sur le territoire soumis à risques, une enquête dite d’utilité publique est engagée auprès de la population des communes concernées. Un commissaire enquêteur est missionné pour recueillir, lors de permanences tenues dans les mairies ou par courrier, les avis des citoyens de base. Ces derniers disposent notamment de registres où sont consignées leurs observations. Sur la base de ces registres, le commissaire enquêteur établit une synthèse et donne son avis quant à la recevabilité du plan de sécurité proposé par les services administratifs. Ce sont ces registres d’enquête qui nous ont servi de documents d’enquête.

Quelques dépositions comportent, souvent à partir d’une position institutionnelle ou économique estimée importante, des documents à en-tête, avec des photocopies de lettres, des plans, des photographies qui permettent de défendre un point de vue de manière quasi juridique. Mais la majorité des observations inscrites sur les registres sont écrites à la main, sur quelques lignes, sur une ou deux pages pour certaines, ou sous forme de lettres reproduites dans le dossier. La participation de l’observant de base à l’enquête se marque alors par une écriture manuscrite, qui signe l’engagement d’une personne qui s’est déplacée et a consacré du temps pour donner son avis. Le cadre est alors celui donné par le registre : une collection de remarques individuelles, elles-mêmes rangées dans l’ordre chronologique, qui correspond aux jours et heures au cours desquels le registre a été mis à la disposition du public.

Voici l’exemple d’une observation faite en mairie de Charlieu (Loire) par un habitant d’une commune voisine (Saint-Nizier), qui nous paraît emblématique de cette manière de prendre part à l’enquête publique, quand un citoyen dit ce qu’il pense parce qu’on le lui demande. Monsieur B. appuie ses propos, avec son langage personnel, sur le témoignage d’une expérience vécue au moment de la crue de la rivière Sornin en décembre 2003, quelques mois avant le lancement de l’enquête d’utilité publique. Il y était, et il peut raconter ce qu’il a vu. Mais il enchâsse très vite son témoignage dans des réflexions plus générales sur l’urbanisation et l’aménagement du territoire. Son intervention prend alors la forme d’une interpellation du politique :

Le jour où l’eau était à son maximum de hauteur je me suis rendu sur le pont, le nouveau pont au niveau rocade déviation ; et sans enquête longue, il est tellement simple de comprendre : l’eau arrive en force sur des prairies dont la fonction est d’être inondées, mais cette route bizarre et sans sens fait une longue digue qui courbe et incite le torrent à aller frapper la ville de Charlieu entre les deux ponts. Le premier pont (le pont de Pierre) est un goulot d’étranglement, le Sornin reçoit de nombreux cours d’eau, les terres sont saturées, c’est simple, logique, le Bezzo se bat et s’oppose, se rencontre.

L’homme moderne construit des bâtiments, des parkings, et pose des bagnoles, des commerces sur des prairies réservées au repos des eaux, au limon, aux tourbières, aux grenouilles. Il faut rendement, activité, on peut le faire, on va le faire, on va augmenter le poids des camions, ne plus entretenir les arbres, ne plus draguer, curer. Les ponts ont parfois 300, 400 ans, les arbres se couchent en travers, les stations d’épuration sont emportées avec leurs boues dégueulasses. Je dois être un con, mais je signe et m’indigne, les gros travaux m’insupportent et vivre, monsieur le politique, c’est anticiper et avoir confiance. L’eau peut entrer en plusieurs points sur Charlieu et les dégâts vont être bien graves pour le patrimoine qui se visite et se vend, donc un peu moins d’horreur et du respect pour l’eau, l’air, la terre et l’invention de la joie de vivre en allant vers demain.

Les formes d’expression écrite du public, telles que celle de monsieur B. reproduite ci-dessus, ne cadrent que très imparfaitement avec le format retenu par la procédure de l’enquête publique. Qu’elles soient carrément ignorées dans leur contenu, ou que le commissaire enquêteur veuille leur donner une présentation qui fasse droit aux arguments qui y sont présentés, il se produit de toute manière un phénomène de « lissage » de l’expression personnelle. Dans le compte rendu du commissaire enquêteur de Charlieu, les propos de monsieur B. sont littéralement métamorphosés : « Observation no 4 : de Monsieur B., de St Nizier sous Charlieu, Ses observations portent sur : – l’inondation de décembre 2003 qui est due au fait que les prairies n’ont pu jouer leur rôle du fait de la construction de la route qui est en fait une digue renvoyant l’eau sur Charlieu entre les deux ponts. – L’entretien des rivières. » Le compte rendu enlève tout ou partie de ce qui est manifestement original dans la forme écrite de l’expression personnelle. Une remarque écrite à la main, qui donne par exemple un témoignage engagé dans une situation d’observation singulière, se tient tout entière dans sa forme. Ce qui est significatif, c’est non seulement ce qui est dit, mais aussi comment c’est dit, le style, les tournures de phrases, les fautes d’orthographe, le geste d’écriture…

Nous-même, dans notre étude, nous avons ressenti cette résistance de l’écriture autographe à toute forme de reprise, et c’est souvent en acceptant une dégradation relative des citations qu’il nous a été possible de « transporter » dans un format traitement de texte ces manières personnelles de s’exprimer. Nous insistons encore ici sur la forme des registres d’enquête sur lesquels il nous a été possible de travailler. Ce sont des livrets qui conservent la trace de ces formes d’engagement personnel du public. Cela aurait été tout différent si nous n’avions disposé que des rapports des commissaires enquêteurs ou même de la transcription en traitement de texte des observations personnelles. Il y a là une matière scripturale, inscrite dans un registre, dans une collection de registres (correspondants aux différentes communes), qui résiste à toute tentative de traduction ou de réécriture[8].

Nous aurons à revenir, en conclusion, sur la portée politique des formes d’expression citoyenne quant au sens des événements affectant une population ou un territoire. Relevons déjà, à travers ce premier exemple, que l’engagement citoyen dans une enquête d’utilité publique (des maires, des adjoints, des responsables d’entreprise peuvent également écrire à titre personnel) pose le problème du sens de la procédure d’un point de vue démocratique. L’appel à l’expression personnelle du quidam – témoignage ou point de vue qui pourtant n’engagent que le signataire – est un engagement réciproque entre les institutions, les responsables, les autorités à l’origine de la procédure, et le public qui se déplace et qui s’exprime dans les registres. Donner la parole, c’est d’une certaine manière s’engager à y répondre[9]. De même qu’écrire intuitu personae dans un registre public, c’est s’engager à en répondre. Or, les enquêtes d’utilité publique étudiées[10] présentent une dissymétrie entre ces deux types de « contractants ». D’un côté, des personnes qui indiquent leurs noms et adresses, qui signent leur déposition, qui s’engagent, dans un geste autographe adossé à une expérience personnelle, à répondre de ce qu’ils écrivent ; de l’autre, le commissaire enquêteur, dont on connaît effectivement le nom, dont on peut reconnaître les annotations techniques inscrites dans les registres (par exemple pour noter les jours et heures de présence en mairie), mais qui ne s’exprime pas sur le fond pour donner son opinion. Dans le cadre de l’enquête publique sur le Sornin, nous avons noté comment le commissaire enquêteur faisait part, de manière précise, de ses échanges avec la Direction Départementale de l’Équipement, en présentant tour à tour les remarques de la base citoyenne et les réponses apportées par les techniciens publics. Son rôle est ici de mettre en valeur le débat auquel donne lieu l’élaboration du plan de prévention des inondations. Même si l’opération de lissage a été effective, la lecture de son rapport permet néanmoins de prendre la mesure des arguments avancés par les uns et les autres, de se faire une idée des questions controversées, voire de se faire un jugement. À l’inverse, dans le cas de l’enquête d’utilité publique menée dans l’agglomération de Saint-Étienne sur le risque d’inondation du Furan et de ses affluents, la lecture du rapport ne permet en rien de progresser sur la compréhension des contenus en cause, puisque ces contenus eux-mêmes sont effacés, comme sont effacées les relations tissées entre les positions défendues et les initiateurs de ces positions.

Une émission de télévision

Une récente enquête menée sur une situation de catastrophe naturelle dans le sud de la France nous fournira un deuxième exemple[11]. Dans le département de l’Aude, les crues du fleuve côtier qui porte le même nom sont régulières, sous l’impact des orages dits cévenols. Les territoires riverains, au fil des années, ont été reconfigurés sous la poussée de l’urbanisation, parfois au mépris des règles traditionnelles de précaution qui conservaient autour du fleuve des zones d’épandage des crues. À chaque nouvel épisode critique, la question de l’irresponsabilité des autorités est posée, souvent au moment même des événements, certains acteurs remettant en cause le qualificatif même de « naturelle » attachée au terme de catastrophe. En novembre 1999, les crues de l’Aude et de ses affluents ont provoqué une inondation majeure, d’ampleur nationale, marquée notamment par la disparition de 35 personnes et des dégâts matériels considérables.

Moins de six jours après les événements proprement dits, l’équipe de Prise directe, une émission de télévision animée par Michel Field, produite et diffusée par la chaîne publique française FR3, réunit un plateau d’invités pour la réalisation de son émission, en direct de Lézignan, petite ville située au coeur de la zone sinistrée. Dans une région mobilisée par l’urgence des secours, par la publication des premiers bilans, par l’intensité des interrogations sur les responsabilités face à l’événement, réaliser une telle émission ne va pas de soi. Mais précisément Michel Field s’est fait une spécialité, avec le concept de son émission Prise directe, d’aborder de front à la télévision des situations « critiques », afin de contribuer à les inscrire dans l’espace public.

La réalisation de telles émissions requiert un travail spécifique de la part des équipes de télévision (journalistes, techniciens), mais aussi de la part des témoins mobilisés, présents sur le « plateau », qui viennent apporter leur témoignage et leur appréciation de l’événement. La diffusion publique de l’émission et son enregistrement sur cassette ainsi rendu possible sont, avant toute chose, des documents qui permettent de rendre compte de ce travail partagé entre toutes les parties prenantes, qui oeuvrent pour « tenir » l’émission (non seulement pour qu’elle ait lieu, mais aussi pour qu’elle ait de la tenue). Mais cette émission est aussi un document direct de l’événement catastrophique lui-même, en ce sens qu’une situation de crise ne génère pas seulement des actions de secours et de réparation, mais aussi des moments intenses de débat public. Comme son nom l’indique, l’émission est construite pour être « en prise directe » avec le milieu affecté dans lequel elle est réalisée. On peut même dire qu’un des enjeux, pour ses promoteurs, est de faire partie de l’événement dont elle constitue une trace publique. C’est d’ailleurs comme cela qu’il en est rendu compte dans le journal local, le surlendemain de l’émission : l’article, titré « Prise directe sur les inondations : parce qu’il fallait en parler », prend place dans la rubrique Inondations[12].

En contraste avec l’enquête d’utilité publique, qui se logeait de manière discrète dans les pages manuscrites des registres lus par les seuls commissaires enquêteurs, l’émission de télévision organise publiquement l’expression des personnes, appelées à venir témoigner sur leur expérience personnelle et à donner leur point de vue. Regroupés par catégories homogènes, réparties dans le lieu choisi pour la réalisation de l’émission, les participants sont assemblés autour de petites tables, comme dans une grande salle de restaurant. Ici les militaires, là une équipe de pompiers et leur responsable, là les représentants des services préfectoraux[13], là les représentants des « associations », là les assureurs, ici les maires, ici encore, plus dispersés, des personnes invitées à titre individuel, sinistrées ou des groupes professionnels comme des viticulteurs, des journalistes, des artisans… Vers l’entrée de la salle, on devine que l’arrangement est plus lâche ; c’est là que sont interviewées des personnes arrivées au dernier moment, qui n’étaient pas prévues. Les « groupes » et les « individualités » dans cette soirée ne sont pas réunis en vue d’un débat contradictoire : pas de tribune où se feraient les prises de parole, pas de public qui serait là en position d’écoute. Tout le monde est logé à la même enseigne. Les cadrages permettent précisément de capter tel ou tel témoin, qui parle en son nom propre, entouré dans l’image par son groupe de référence ou par d’autres groupes qui représentent des services publics, des élus, des professionnels…

Celui qui fait le lien entre tous ces groupes et intervenants, c’est le journaliste-animateur. Il ne s’est pas « costumé » pour l’occasion (il le souligne d’entrée de jeu). Il paraît lui aussi impliqué par l’événement, au-delà de son rôle. Il circule entre chacun, toujours cadré, se rapproche des témoins, s’agenouille à un moment pour se mettre au niveau de ceux qui parlent. Il se montre sérieux, attentif, il emploie à l’occasion l’humour pour détendre l’atmosphère. Il s’autorise, sur le plateau, à dévoiler une partie de sa vie personnelle, rappelle qu’il est originaire d’un village du sud de la France, qu’il sait ce qu’un tel événement représente pour la communauté locale, qu’il souhaite, à travers cette émission, y prendre personnellement une part. Pour un peu, il se situerait moins dans un cadre professionnel, que dans celui d’une veillée communautaire. C’est ainsi qu’il déclare en conclusion : « Plus qu’une émission de télévision, j’espère avoir réussi à faire comme quand une communauté amicale se réunit après un coup dur qui a touché l’un des siens. » D’ailleurs, il passe outre à la grève qui a lieu au moment de l’émission dans le service public de la télévision française. Les circonstances exceptionnelles l’imposent : cette émission, il fallait la faire. « On se fiche de savoir si on a fait de l’audience. Cette émission est d’abord dédiée au gens de la région. Ceux dont on est fier d’avoir montré la fierté. » Ce sont ses propres termes quand, avec une émotion non dissimulée, il clôt l’émission.

Même si l’organisation sommaire du lieu où se passe l’émission traduit, sans doute de manière consciente pour ses promoteurs, le caractère de fortune qui s’impose dans ce moment de crise (il n’est pas opportun d’en rajouter sur la professionnalité, les éclairages, la qualité de la prise de son), le déroulement de l’émission ne se réduit pas à une succession de témoignages. Ces derniers sont, à intervalles réguliers, entrecoupés par des « sujets » qui montrent des images tournées au cours de la catastrophe (rues transformées en rivières, maisons éventrées, voitures à la dérive, personnes accrochées sur leur toit…). L’émission fait le va et vient entre le monde physique touché par les inondations et l’interprétation que la communauté résidente accorde à cette expérience traumatique. Ceux qu’on voit en différé aux prises avec les éléments naturels déchaînés font partie du même milieu, du même groupe, que ceux-là qui témoignent devant la caméra. La communauté d’expérience est ici commuée en communauté de témoignage : ceux qui parlent ce soir, ils savent de quoi ils parlent, ils y étaient. C’est même ce ticket d’entrée qui leur donne accès à la prise de parole[14].

Parler en son nom propre, prendre son tour dans la succession des témoignages, c’est alors réoccuper, pour les participants à l’émission, une place tenue en direct dans l’action en urgence, dans l’organisation des secours, dans les premiers temps de réaction collective face aux événements. L’opérativité de l’émission prend ici une dimension instituante sur un plan ontologique : la catastrophe ne réside pas seulement dans le déchaînement physique des éléments naturels, elle se manifeste aussi dans ce qui donne un sens à la force collective qui se mobilise pour lui faire face[15]. C’est cette ontologie de l’événement de crise que l’émission met en valeur. En montrant des acteurs témoins qui oeuvrent, chacun à leur place, pour faire face à l’événement catastrophique, c’est le milieu affecté lui-même qu’on institue sujet de l’émission. L’assemblée se donne à voir et à entendre comme un rassemblement non pas de « victimes », mais comme les parties prenantes d’une même collectivité qui réagit à l’épreuve qu’elle vient de subir.

Il y a lieu de noter ici que les formes instituées du politique ne sont pas mises à l’écart de l’émission de Lézignan. L’animateur reconnaît explicitement avoir rencontré de fortes résistances, notamment de la part de certains maires, pour préparer la soirée. D’ailleurs, le maire de Lézignan n’est pas présent ce soir-là, de crainte « d’être interpellé sur ses responsabilités ». « Pourtant, ajoute l’animateur, je ne recherche pas la polémique, mais la sensibilisation du pays tout entier[16] ». D’autres maires sont malgré tout présents, qui parleront au cours de l’émission de leurs difficultés dans l’exercice de leurs responsabilités : liaisons problématiques avec la préfecture, récriminations des associations sur les constructions accordées en zone inondable, complexité de l’organisation des secours, épreuve psychologique due en particulier au manque de sommeil… On est certes encore sous le choc de l’événement, qui met au premier plan les gestes de solidarité, les engagements dans les secours, la nécessité d’affirmer une confiance dans l’avenir ; mais on est déjà dans un après-coup, dans un premier bilan. De nouvelles questions émergent, qui font retour sur le déroulement des faits : qu’est-ce qui s’est passé précisément ? Est-ce que c’était prévisible ? Est-ce que c’était évitable ? Et si, sur le plan des secours, tout le monde s’adresse au cours de l’émission des remerciements mutuels, sur ce deuxième plan les critiques fusent : la prévision météorologique défaillante, les systèmes d’alerte inadaptés, les communications difficiles entre la préfecture et les mairies, les autorisations abusives de permis de construire délivrés en zone inondable, les lits des rivières qui ne sont plus nettoyés…

Même si la politique, dans son aspect institutionnel, n’est pas évacuée de la série des témoignages, la dimension politique de l’émission elle-même ne se réduit pas au fait qu’elle donne la parole aux citoyens et aux responsables. Son exemplarité, de notre point de vue, est d’un autre ordre. La situation d’interaction entre les intervenants présents n’est pas seulement un événement dans l’événement qui n’aurait lieu que de manière immédiate, éphémère. Ici le débat public s’y donne dans une forme objective, communicable : l’émission est constituée comme une trace témoin, comme un document public. Ce document, que nous avons pu voir et revoir sous sa forme enregistrée sur une cassette, ne se donne pas comme une « représentation » de la situation de crise : il en est une composante constitutive. S’y expérimente de manière directe (en direct, comme l’est cette émission) et sous le regard du public (celui des téléspectateurs) le principe de gouvernementalité d’un territoire soumis à une épreuve. Que faire, personnellement et collectivement, face à un agent naturel exceptionnel qui se donne comme une force majeure, étrangère, irrépressible, qui s’abat sur une zone habitée ? En quoi la situation critique met-elle en cause le principe même d’une présence humaine résidente ici, notamment sous la forme qu’elle a prise aujourd’hui d’une urbanisation accélérée ? Qui est concerné par l’événement, qui est habilité à donner un avis, qui détient l’expertise pertinente ? Toutes ces questions, qui touchent au principe public – pour reprendre ici la formulation de John Dewey –, n’offrent pas de réponses stables, et cette instabilité politique est avivée en situation de crise : c’est ce que nous avons appelé une responsabilité publique « orpheline[17] ». Du coup, la situation affectante met tout un chacun devant ses propres responsabilités. Tout acte ou toute parole prend un tour politique, au sens où il ou elle engage ce qui est de l’ordre du bien public. Or, cette limite instable et ce réarrangement continu entre ce qui relève du personnel et ce qui relève du public, qui sont autant de caractéristiques des situations sensibles, l’émission de Lézignan les institue formellement autant qu’elle les documente.

Un séminaire public de recherche

Notre dernier exemple sera tiré d’une enquête menée, en territoire national français, sur la question des sols contaminés par d’anciennes activités industrielles et minières[18]. Au printemps 2000, quelques mois après les inondations meurtrières de l’Aude, nous nous sommes engagé publiquement, en tant que chercheur, sur le site de la mine d’or de Salsigne, à proximité de la ville de Carcassonne. Ce site a abrité, à son apogée, une des plus importantes mines d’or d’Europe, mais il se révèle aujourd’hui atteint d’une pollution majeure des sols due à l’extraction et surtout au traitement du minerai, notamment en arsenic et en cyanure. Notre équipe de recherche a pris la décision d’organiser à Lastours (un village voisin de Salsigne) un séminaire de trois jours, annoncé par voie de presse, ouvert à tout participant volontaire, aussi bien citoyen de base que personne ayant des responsabilités (associations, élus, administrations, professionnels). Au moment où nous prenions cette initiative, le débat était très vif sur le terrain, entre les partisans et les adversaires de la fermeture de la mine. Le principe de la rencontre, tel qu’il avait été annoncé au préalable, était d’ouvrir les « boîtes noires » des langages attachés à des positions déjà cristallisées, tout en rendant possible une expression personnelle originale des points de vue, assumée au vu et au su de tous. L’objectif affiché était, d’une part, de contribuer à l’augmentation des connaissances sur l’histoire et le degré de contamination du site (connaissances utiles pour les populations résidentes, pour les responsables publics et pour nous chercheurs), d’autre part, de « clarifier », autant que faire se peut, les engagements qui s’imposaient alors aux différentes parties prenantes du conflit : que fallait-il faire de la situation ? Fallait-il ou non accepter la fermeture de la mine ? Comment était-il possible de justifier les positions et les méthodes d’action adoptées ? Comment fallait-il s’y prendre pour faire avancer une prise en charge publique des sites contaminés sur la zone de Salsigne qui fasse droit aux intérêts contrastés qui s’exprimaient alors sur le territoire ?

Beaucoup de facteurs, tant « matériels » que d’organisation, ont contribué à faire de ces rencontres de Lastours ce qu’elles ont été. Nous en citons ici quelques-uns parmi les plus significatifs. La conférence se tenait sur le site de Lastours, dans le bâtiment réhabilité d’une ancienne usine textile désaffectée, en bordure de la confluence entre les rivières de l’Orbiel et du Grésillou, dominé par quatre châteaux moyenâgeux, dont il sera d’ailleurs question au cours des débats. Une exposition dans le hall d’entrée retraçait succinctement les principales étapes de l’histoire de la controverse publique sur le site de Salsigne. Nous souhaitions signifier par là qu’on ne venait pas ici pour faire répéter ce que tout le monde savait déjà, mais pour entendre ceux qui d’habitude ne parlent pas, pour casser la barrière rigide qui s’établit, avec le temps, entre les acteurs « engagés » et les autres. La disposition de la salle, circulaire, évitait autant que faire se peut qu’il y ait d’un côté les « sachants » et de l’autre les « non sachants » : chacun, dans un tel cadre, était censé avoir sa part de savoir, et chacun était invité à prendre part au savoir commun. Mais, entre tous, un facteur important nous paraît devoir être souligné ici : le temps. Il a été possible de prendre son temps (et donc d’en donner) pour que chaque personne qui le souhaitait puisse s’exprimer. Nous avons été étonné de la participation soutenue des principaux tenants de l’histoire controversée de Salsigne, y compris d’un noyau non négligeable de personnes qui ont pu assister à la totalité du séminaire. Cette présence continue a permis d’éviter, ce qui n’était pas donné d’avance, de découper les problèmes en tranches séparées : d’un côté les viticulteurs, de l’autre la santé publique, de l’autre encore les mineurs, les politiques, les journalistes…

Pouvoir prendre le temps, c’était aussi rendre possible l’évolution des positions des uns et des autres, évolution qui a été perceptible au fur et à mesure de l’avancement des séances. C’était également permettre l’expression, rare dans ce genre de rencontres, de personnes qui ne sont pas des « professionnels » de la prise de parole en public. Des habitants, des simples adhérents d’association ou de syndicat, ont pu parler et dire leur expérience. Et ils ont pu le faire non pas contre, mais aux côtés de militants ou de responsables plus engagés. Ce que le temps a permis, c’est le déploiement de la parole de différents types d’intervenants, chacun conservant son identité, son style, sa manière de faire. Ainsi, il n’y a pas eu, d’un côté, la représentation du territoire assurée par des permanents, des responsables attitrés, précisément par des « représentants » et, de l’autre, l’expression personnelle des simples citoyens, des simples habitants. Cette coupure elle-même a été rendue problématique, durant ces rencontres, par le vis-à-vis direct et entremêlé des différents types de parlants. Le député y voisinait avec le riverain, le président d’association avec le simple adhérent, le directeur de la mine avec le syndicaliste de base, le viticulteur avec le responsable de chambre d’agriculture, le lecteur du journal avec le journaliste, etc.

Du coup, c’est une autre dimension du territoire qui s’est exprimée, où chacun, à sa place, a pu dire quelque chose qui lui appartenait en propre et qui appartenait au lieu. C’est une partie de l’histoire publique du site qui s’est redite à cette occasion, avec comme auteur collectif des habitants, des militants, des responsables qui se connaissaient, qui connaissaient les arguments maintes fois échangés par les uns et les autres, qui savaient se marquer les uns par rapport aux autres et aussi se démarquer, en apportant leur lot d’expérience personnelle. C’est un fait que ces participants, de différents types et de différents bords, ne se sont pas comportés comme dans une réunion publique de confrontation partisane : à Lastours, en face à face, devant témoins, ils ont accepté de jouer le jeu de la confrontation raisonnable d’arguments, pas forcément pour convaincre l’autre, mais pour prendre à témoin l’assemblée des présents sur ce qu’ils vivaient et sur ce qu’ils pensaient, avec le risque d’être contredits par ceux qui d’habitude ne parlaient pas ou qui n’avaient pas les mêmes positions qu’eux.

Cette solidarité de fait, même conflictuelle, entre tous les acteurs présents à la table ronde de Lastours a été riche en leçons. Quand, à la fin de la dernière séance, dans un moment où a semblé pointer une possibilité de rapprochement entre les points de vue, est revenue avec insistance l’expression « travailler ensemble à l’avenir du site », ce n’était pas seulement un voeu qui s’exprimait. C’était aussi la sanction verbale de ce qui s’était passé pendant trois jours : la tenue d’un collectif. À travers ses différences, ses oppositions, ses manières de faire, ses places, l’assemblée prenait tout à coup conscience de ce qu’elle représentait. Non pas que cet événement de débat public aurait pu s’ériger en institution politique : d’autres instances, existantes ou à créer, étaient déjà là pour ça. C’était à un autre niveau que le territoire s’exprimait : en tant qu’il porte une histoire, dans ses profondeurs, dans ses racines, dans ses douleurs, dans ses espoirs. Les paroles qui racontaient cette histoire venaient d’en bas, du sol, de la terre, des habitants… Tel ce viticulteur qui en a appelé aux morts : « Mais enfin, ceux qui sont disparus et ceux qui pourraient se plaindre, faites le tour du cimetière de Salsigne, du cimetière de Lastours, faites le tour des cimetières dans la région et vous regardez l’âge sur les tombes, et là vous vous apercevrez qu’aujourd’hui les gens qui sont morts, ils ne peuvent pas venir se plaindre. »

Cette assemblée, parce qu’elle avait su au maximum préserver et dire son enracinement dans l’histoire longue du lieu, était devenue, le temps de ces rencontres, une émanation active, vivante, incarnée, du territoire contaminé. Dès lors, Salsigne ne pouvait plus être considéré comme un simple site, même le plus pollué de France, un simple dossier technique à traiter dans les ministères, un simple lieu de production d’or. C’était devenu un lieu habité, humain, traversé par des histoires de familles, des histoires d’amitiés et d’inimitiés, c’était une contrée pleine d’expériences personnelles, familiales, et riche d’une expérience collective. Et de cette profondeur incarnée dans un lieu la rencontre-événement de Lastours a laissé une trace publique. La retranscription des débats[19], exécutée par nos soins, distribuée à tous les participants et déposée aux archives départementales de Carcassonne, permet désormais de témoigner, dans la durée et sous la forme d’un document accessible à tout un chacun, de la vitalité d’une terre, de cette terre, affectée par une ancienne mine d’or. En ce sens, la rencontre de Lastours peut être considérée comme un opérateur qui a permis de convertir la série des expressions singulières des participants en une expression commune, contrastée et publique, qui a pu faire référence en tant que telle dans les débats politiques relatifs à l’avenir du territoire.

Des paroles singulières rendues publiques

Les trois exemples présentés ci-dessus éclairent notre question initiale. Comment, dans une communauté, les affects liés aux menaces opèrent-ils, au moment où il s’agit de faire face à l’épreuve critique ? Quels liens révèlent-ils entre les membres, quand il faut énoncer politiquement une situation de crise, attribuer des responsabilités, ou évaluer l’action de protection engagée ? Comment ce travail dans la société croise-t-il ou évite-t-il les formulations administratives du risque ? Pour le chercheur, ces questions sont liées à l’interrogation méthodologique suivante : comment documenter les expériences personnelles exposées en public dans des situations sensibles ? Quelles sont les données qui peuvent être rapportées à ce que nous avons désigné sous les termes d’affect et d’affectivité ? Jusqu’à quel point et selon quelle modalité peut-on mobiliser des documents publics à des fins de recherche ?

Selon notre hypothèse, et cela est vérifié dans les trois cas présentés, l’affectivité exprimée dans ces situations à travers ces documents ne se donne pas dans une pure présence. Les affects ne sont pas visibles, reconnaissables et collectables à même les apparences de la vie collective. L’affectivité n’est pas non plus enfouie dans une dimension cachée, privée, qu’il s’agirait de dévoiler par des enquêtes saisissant les personnes dans leur économie psychique individuelle. Nos exemples montrent au contraire une affectivité qui, en s’insérant dans des dispositifs documentaires accessibles à tout un chacun, est dotée d’une dimension publique et communicable[20]. Cette activité d’insertion, de formalisation et d’articulation des affects dans des langages, dans des figures, dans des images, est un véritable travail, mené conjointement par les membres de la communauté concernée et par les « servants » des dispositifs documentaires mobilisés pour l’occasion (ici un commissaire enquêteur, là une équipe de télévision, là encore des chercheurs).

Nous insistons ici sur la co-élaboration des matériaux affectifs dans leur dimension publique. Pour accéder au statut d’expérience publique, et donc, en suivant John Dewey et Louis Quéré, à celui de la dimension politique[21], les affects ne peuvent pas rester enfermés dans le seul cadre privatif. Ils doivent passer par une épreuve réflexive en public. L’enjeu est de délimiter la « zone orpheline » de prise en charge du problème suscité par l’événement affectant et de circonscrire un agir public adapté, relevant d’une instance plus large que celle représentée par chacun des membres de la communauté pris individuellement. L’affect, en nous appuyant ici sur le philosophe Roberto Esposito, prend alors la dimension d’un munus, un devoir-être-pris-en-charge, qui définit une communauté de concernement[22].

Cette matière affective collective se différencie de celle qui agit dans l’élaboration et la mise en oeuvre des politiques publiques du risque. Ces dernières, par construction même, homogénéisent les modes de formulation de l’affect qui sont générés au stade des singularités personnelles, et privilégient les énoncés rationnels, adossés à la science, qui permettent plus facilement de « traduire » les situations problématiques en action. Même quand il s’agit de procédures visant la participation du public dans l’élaboration des politiques publiques, comme les conférences de consensus, la définition du cadre et la maîtrise du langage de synthèse restent l’apanage des techniciens, des experts et en définitive des « fonctionnaires » en situation de responsabilité publique[23]. C’est ce que nous avons vérifié par exemple dans le cadre des enquêtes d’utilité publique. Cette « raison » de l’action publique est consubstantielle à l’effectivité de la notion de risque. Énoncer et mettre en oeuvre une politique publique du risque est une épreuve risquée pour le politique. La politique publique en question doit obéir à un certain nombre de critères : s’adosser à un état reconnu des connaissances scientifiques et techniques ; assurer la pérennité de la sécurité dans le temps (principe de précaution) ; contribuer à une relative égalité des citoyens face aux risques et aux protections garanties par l’action publique ; faire en sorte que la politique publique favorise une certaine appropriation du risque par le public[24]. Dans ce cadre, la traduction politique de l’affectivité ne permet pas de prendre en charge la singularité des expressions et des situations personnelles. La primauté est donnée à des moyennes, à des types, à des représentations « déjà-totalisées », censés rendre compte des comportements et d’un certain état de l’opinion.

Les formes d’expression publique observées sur nos terrains d’enquête expriment autrement l’affectivité. Les singularités n’y sont pas gommées ni lissées, comme dans le discours officiel des politiques du risque. Au contraire, elles y sont valorisées car elles donnent du contraste, de la crédibilité et de l’enracinement à l’expression de la situation vive. Elles documentent l’affectivité vécue à l’échelle personnelle, en la rendant accessible à travers des paroles, des écrits, des enregistrements, des traces. Offert avec ses défauts, ses maladresses et avec les gestes exceptionnels du profane, ce matériau porte paradoxalement une connaissance et une valeur politique inattendues[25]. Dans ce cadre, chaque singularité n’est pas considérée pour elle-même. Elle est mise en série, en collection, avec d’autres singularités. Les épreuves documentaires génèrent, ou du moins manifestent, des implications réciproques entre des acteurs ou des opérateurs[26]. Les dispositions documentaires mettent en valeur les contrastes qui surgissent d’une forme singulière d’expression à une autre. Ce qu’il y a entre les positions, les points de vue, les places, se révèle ici dans une dimension expressive. Par exemple, ce territoire commun qui est à chacun et qui est à tout le monde. Par exemple, cette expérience de l’inondation catastrophique qui est à chacun et qui est à tout le monde. La dimension publique des affects n’est pas ici indexée à une montée en généralité qui ferait fond sur les disparités personnelles. Au contraire, elle apparaît comme le sens commun, entendu à la lettre, comme la dimension commune qui se donne à chaque fois dans ce qui n’est pas commun.

Ce modèle du singulier pluriel[27], tel qu’il apparaît sur les terrains d’enquête que nous avons pratiqués, nous permet de revenir à nouveaux frais à notre question initiale sur les potentialités solidarisatrices ou au contraire individualisantes d’une situation d’affectation. Dans quelle mesure un événement catastrophique ou la menace d’un danger pesant sur une collectivité engendrent-ils un resserrement de la solidarité sociale autour d’un bien commun endommagé ou menacé ? Ou bien conduisent-il au contraire à une atomisation du social, à une dilution du politique, parce que chaque personne ou groupe se refermerait sur son propre espace privatif ? Nos exemples montrent qu’en passant par le prisme d’un dispositif documentaire public, l’expression d’un point de vue personnel sur une situation sensible ne renvoie pas seulement à l’individu qui en est l’auteur. Ces témoignages sont signés, mais leur portée dépasse largement les seuls intérêts de ceux qui les livrent. De plus, dans les exemples qui nous ont servi de guides, ces expressions singulières ne sont pas isolées : elles font partie d’une série, d’une collection, dans la mesure où le propre des dispositifs en question est de rassembler plusieurs opinions, plusieurs témoignages. Du coup, ces mises en série de témoignages contribuent à faire exister, de manière concrète et non pas sur un plan idéal, une réflexion de la société elle-même sur ce qui lui arrive quand elle est affectée[28]. Ces moments expressifs et les documents qui en sont issus sont des marques privilégiées d’une politisation des affects. Ces derniers n’y restent pas cantonnés dans la sphère individuelle, où ils n’opéreraient qu’en régime d’intériorité ; ils ne sont pas non plus astreints à rendre compte d’une seule contrainte d’extériorité, publique, qui s’imposerait à l’individu. L’affectivité se manifeste ici comme un opérateur de transductivité politique.

En effet, par l’importance qu’ils accordent au document public comme trace d’une expression singulière de l’affectivité portée par chaque membre d’une communauté, les matériaux que nous avons présentés ne relèvent pas seulement d’un modèle de connaissance. Ils attestent également d’un modèle politique. Plus précisément, ils se situent dans un lieu où connaissance et politique s’entre-définissent[29]. Dans les exemple étudiés, en « montant » en politique, l’affectivité ne se range pas pour autant, ni de manière homogène, sous la bannière de la prise en charge des dangers par l’action publique. L’affectivité s’y trouve à l’inverse reconnue et publiée dans les contrastes et les dimensions contradictoires, voire inconciliables. Dans les situations sensibles, cette voie de politisation des affects ne consiste pas à résoudre les différences entre les points de vue pour favoriser une voie médiane, agissable. Il s’agit plutôt de reconnaître la délimitation mouvante, toujours remise en cause, entre ce qui est conciliable dans une situation critique et ce qui ne l’est pas, et à permettre à la collectivité de faire face à la problématicité ouverte entre le un et le divis[30]. Un principe original de communauté se délimite alors grâce à ces dispositifs documentaires publics liés aux affects : la division communautaire comme modalité paradoxale de l’unité collective.