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L’une des données de base de l’entrée en politique des « nouveaux risques » environnementaux et sanitaires[1] est le lien noué entre la gestion de ces risques et l’émergence de phénomènes de contestation sociale. La contestation prend pour cibles le contenu de l’action publique – ou de l’inaction publique –, l’expertise scientifique convoquée par les institutions publiques pour guider leur gestion aussi bien que les activités économiques auxquelles la responsabilité est imputée. Cela donne lieu au croisement de deux attentes, au-delà des épisodes judiciaires. D’un côté se manifeste une forte revendication, par les ONG ou les groupes concernés, d’une démocratie participative[2] devant permettre aux citoyens de se réapproprier tant l’expertise que la décision publique[3]. De l’autre, les autorités publiques attendent de l’expertise qu’elle contribue à éteindre ou à confiner les mouvements de contestation, en ramenant les débats sur le terrain de l’objectivité construite par la connaissance scientifique. L’expertise est ainsi exposée à des demandes contradictoires quant aux rôles qu’elle doit remplir et aux intérêts qu’elle doit servir. Nous proposons d’analyser les rapports entre expertise scientifique et contestation sociale en supposant que certains acteurs, au moins, ont des visées stratégiques dans la gestion de leur participation à un dispositif d’expertise élargie. Dès lors, sous l’effet de ces stratégies, la dynamique de la contestation sociale peut conduire cette dernière sur une trajectoire d’autonomisation par rapport à la dynamique propre du développement des connaissances scientifiques, jusqu’à installer durablement certaines représentations dans l’espace public, avec pour effet la stigmatisation de telle technologie ou de telle activité.

L’expertise en univers scientifiquement incertain et controversé

Dans une organisation politique où domine la légitimité rationnelle-légale weberienne ou le positivisme saint-simonien que Luc Boltanski et Laurent Thévenot[4] placent au centre de la construction de la « cité industrielle », la détermination objective des intérêts collectifs dépend d’une mobilisation de l’expertise scientifique et technique, supposée pouvoir aboutir à une identification univoque des objectifs à atteindre et des politiques à mener. La forme moderne de cet imaginaire est l’institutionnalisation des procédures d’évaluation des risques (risk assessment) comme seule base légitime des politiques du risque.

Lorsque les acteurs sociaux ont affaire à des hypothèses de risques qu’il n’a pas encore été possible de confirmer ou à des risques potentiels dont l’existence même n’est pas avérée, sans pouvoir être exclue en l’état des connaissances, l’imaginaire positiviste voit son inadéquation éclater au grand jour. C’est dans un tel contexte que le principe de précaution est sollicité[5]. Sous l’égide de ce principe, les dispositifs d’expertise continuent certes à être une pièce centrale qui guide l’action publique[6], mais leur signification ne peut éviter de changer, quand bien même ce changement demeure le plus souvent voilé aux yeux des experts eux-mêmes. Un contexte scientifique non stabilisé offre en effet de considérables occasions pour le déploiement de stratégies qui ont d’autres enjeux que la simple manifestation de la vérité. En univers controversé[7], enjeux de connaissance et enjeux d’action deviennent imbriqués, au point que les différents acteurs économiques, sociaux ou politiques en viennent à s’engager sur le terrain scientifique afin d’influer sur le cours du développement des connaissances et sur les représentations publiques de questions scientifiques. Il en résulte des soupçons formés de toutes parts quant à la manipulation de la science et de l’expertise par des intérêts. Là réside d’ailleurs la source principale d’hostilité au principe de précaution[8].

Comment appréhender l’expertise dans ce contexte ? D’un côté, on attend de l’expertise qu’elle identifie les possibles, jauge les hypothèses du point de vue de leur consistance scientifique, brosse l’étendue des incertitudes, pointe les différentes directions compatibles avec l’état des savoirs disponibles, apprécie les niveaux possibles de gravité des dommages encourus, mais aussi, de façon idéale, qu’elle puisse dégager une représentation des problèmes sur lesquels une majorité des acteurs, voire de l’opinion publique, puisse s’accorder. De l’autre côté, le manque de prise de l’idéologie positiviste sur les risques considérés et le développement de controverses sociales au sujet de leur gestion ont conduit différents auteurs[9], sous différentes appellations, à préconiser le recours à des « dispositifs d’expertise élargie » misant sur la participation de représentants des acteurs concernés ou de citoyens ordinaires affectés. La variété des rôles proposés pour ces représentants d’intérêts ou ces « profanes » de la science et celle des solutions d’ouverture avancées témoignent d’un tâtonnement où se recherchent de nouvelles formes d’institutionnalisation de la démocratie des choix collectifs. Cela ne va pas sans un certain désenchantement.

Un cas d’école : l’expertise rendue par le Groupe Radioécologie Nord-Cotentin en France

En 1997 une publication de deux chercheurs français, Jean-Francois Viel et Dominique Pobel, dans le British Medical Journal[10] fait état de la tendance à un excès de leucémies de 1978 à 1992 chez les individus âgés de moins de 25 ans dans le canton de Beaumont-Hague et suggère que ces excès[11] sont attribuables à une contamination environnementale résultant de la consommation de produits de la mer et de la fréquentation des plages avoisinant les installations nucléaires du Nord-Cotentin. À la suite de l’émotion suscitée localement[12] et dans le pays, les pouvoirs publics français mettent alors en place une première commission d’experts sous la présidence du professeur Souleau. La présentation publique, quelques mois plus tard, des premières indications obtenues ayant donné lieu à vive controverse de la part de membres de la commission, le professeur Souleau démissionne et la commission est remplacée par deux nouveaux groupes d’experts, l’un pour un approfondissement épidémiologique et l’autre pour une investigation de la diffusion des éléments radioactifs dans l’environnement.

La première étude du Groupe Radioécologie Nord-Cotentin (GRNC)

Le GRNC avait pour mandat de dresser l’inventaire des rejets radioactifs des installations nucléaires dans le Nord-Cotentin, de tracer la dispersion des éléments radioactifs dans les différents milieux physiques et dans les produits de la chaîne alimentaire, de faire un bilan des doses subies par les populations les plus exposées et d’estimer le risque associé aux doses reçues. Il lui fallait pour cela reprendre toutes les données disponibles pour la période 1966-1997. Les résultats devaient être comparés aux observations tirées de l’étude épidémiologique de Pobel et Viel, de façon à sortir de la controverse entourant le risque sanitaire nucléaire dans la région.

Ce nouveau groupe d’experts avait une composition pluraliste inhabituelle : il réunissait des chercheurs universitaires, des représentants des opérateurs des installations et des instances de contrôle, des experts étrangers de quatre pays d’Europe ainsi que des experts de trois associations, l’Association pour le Contrôle de la Radioactivité de l’Ouest (ACRO), la Commission de Recherche et d’Information Indépendantes sur la Radioactivité (CRIIRAD) et le Groupement des Scientifiques pour l’Information sur l’Énergie Nucléaire (GSIEN) (voir encadré). Il a également entretenu des relations ouvertes avec les interlocuteurs locaux, qu’ils soient élus, associatifs ou journalistes.

Les résultats des travaux du GRNC rendus publics en juillet 1999[13] dégageaient une estimation du risque de leucémie dont la valeur centrale était de 0,0017 cas pour la période 1978-1996, soit une valeur mille fois inférieure à l’excédent statistique obtenu (deux cas) par l’étude épidémiologique de Pobel et Viel. La robustesse de cette valeur de référence a été éprouvée en faisant varier un échantillon de paramètres, sans que cela remette en cause l’ordre de grandeur du risque.

En dépit d’un résultat à la signification assez nette, la rédaction du rapport n’a pas adopté une présentation consensuelle. Les réserves finales émises par les experts de l’ACRO et du GSIEN sur les résultats eux-mêmes et sur certains aspects de la méthodologie ont été intégrées au rapport, ces experts assumant cependant leur participation aux travaux et à la méthodologie d’ensemble. En revanche, la CRIIRAD s’est désolidarisée du rapport au vu des résultats, tout en ayant pris part aux travaux et initialement approuvé la méthodologie.

Les principales réserves émises par les experts associatifs ont été de deux ordres. Les premières portaient sur la procédure retenue : un cadrage trop étroit délaissant l’incidence sur la population totale et ignorant l’impact des produits chimiques ; le déséquilibre entre les moyens humains et financiers dont les associatifs disposaient par comparaison avec les représentants institutionnels. Les secondes concernaient le fond : en dépit des tests de sensibilité réalisés, la méthode adoptée n’avait pas permis de réaliser une étude complète de l’incertitude attachée aux résultats obtenus ; de plus, pour caractériser les valeurs de nombreux paramètres, le groupe avait choisi de se caler sur des hypothèses « réalistes » touchant par exemple aux comportements alimentaires ou aux loisirs, alors que l’ACRO demandait de retenir des valeurs extrêmes qui auraient inclus avec certitude les valeurs réelles (notion d’hypothèse « enveloppe »). Tout en appréciant l’ouverture manifestée à leur endroit et l’utilité du travail accompli, les associations ont considéré que cette première étude ne permettait pas de conclure quant à la réalité du risque et devait être complétée par une étude de sensibilité et d’incertitude, à entreprendre.

Notons deux arguments typiques mis en avant par le représentant de l’ACRO[14] pour justifier ses propositions de méthode : « Rien cependant ne permet d’écarter l’hypothèse que l’on passe à côté d’autres radionucléides non identifiés qui pourraient contribuer à la dose » (p. 347). « La difficulté qui existe à établir une relation de cause à effet ne constitue pas pour autant la preuve de l’absence de cette relation causale » (p. 349).

De portée générale, ces deux arguments méritent réflexion. Ils invitent à juste titre à une attitude d’interrogation systématique des données et des connaissances existantes afin d’en discerner les lacunes éventuelles. Cela étant, dans un travail visant à estimer scientifiquement un risque, ils ne sauraient justifier d’aller au-delà, sauf à biaiser l’évaluation elle-même en lui faisant perdre son caractère scientifique, pourtant exigé. Du constat qu’il n’est jamais possible d’écarter l’intervention de facteurs non encore identifiés par la science, on ne peut tirer l’assertion que ces facteurs existent et qu’il convient d’évaluer la situation en postulant leur existence.

La seconde étude du GRNC

Faisant suite aux demandes formulées, une étude de sensibilité et d’incertitude a été entreprise en janvier 2000 sur l’initiative de l’Institut de protection et de sûreté nucléaire (IPSN), d’ailleurs relayée en juillet par une lettre de mission du gouvernement. Comme pour la première étude, experts étrangers – en particulier des experts britanniques du National Radiological Protection Board – et experts associatifs ont participé aux travaux. Publié en juillet 2002[15], le calcul d’incertitude avait visé le risque ex-utero associé aux rejets de routine des installations, soit 0,0009. Ce calcul consistait à mesurer l’impact, sur l’estimation du risque, de l’adoption d’un spectre de valeurs pour les différents paramètres pertinents, sans remettre en cause les modèles de dispersion et d’exposition employés, conformes à l’état de l’art. Il a porté sur 214 paramètres. Deux types de méthodes ont été utilisés : probabiliste et possibiliste[16]. La première méthode a débouché sur une fourchette d’estimations se situant dans un rapport de 1 à 3 autour de la valeur centrale précédemment estimée. Le risque maximum encouru selon cette méthode était de 0,0024 cas de leucémie. La seconde méthode débouchait sur une valeur comprise entre 0,4 et 5 fois la valeur de référence, soit un maximum de 0,0045 cas de leucémie. Un calcul maximaliste irréaliste, ne considérant que les valeurs extrêmes de l’intervalle pour tous les paramètres, donnait un intervalle compris entre 0,1 et 30 fois la valeur de référence et une valeur maximale possible du risque de 0,027 cas.

Face à cette seconde étude, qui confirmait les conclusions de la première, l’ACRO a décidé de ne pas signer le rapport. Pour justifier ce retrait, elle a mis en avant le fait qu’elle n’avait pas été associée dès le début des travaux, mais seulement à partir du moment où le groupe avait agi sur mission du gouvernement. Surtout, a-t-elle déploré, aucune de ses demandes méthodologiques n’avait été retenue. Soucieux « de ne pas tomber dans le piège de la caution par le mouvement associatif », son représentant concluait ainsi ses réserves : « Le travail fait par le groupe de travail Incertitudes ne permet pas de conclure quant à l’innocuité des rejets radioactifs. » Pour sa part, Le GSIEN a fait état de fortes réserves, jugeant finalement vains les efforts d’évaluation des incertitudes :

En dépit de son ampleur et de ses apports, il n’en reste pas moins que l’étude d’incertitude ne contribue pas à expliquer l’excès de leucémie des jeunes de 0 à 24 ans constaté dans le Nord-Cotentin même si ses résultats semblent conforter les conclusions de 1999. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle nous pensons que les efforts réalisés pour évaluer les incertitudes s’avèrent finalement vains. En effet la méconnaissance des phénomènes est telle que l’on teste non pas les incertitudes de l’effet sur la santé mais celle du modèle. Il n’est donc pas étonnant de trouver de faibles variations[17].

Ainsi cette importante étude d’incertitude a été réalisée à la demande d’acteurs qui, in fine, ont jugé l’exercice vain par principe. En dépit de cela, le GSIEN a continué à demander l’approfondissement des études et de la collecte de données.

Ce cas d’école d’expertise participative touchant une question socialement très controversée – l’incidence sanitaire d’activités industrielles nucléaires – souligne l’ambiguïté de la participation d’experts liés à différents intérêts : État, exploitants industriels nationaux et locaux, associations nationales, régionales et locales. Pour ce qui est de questions de santé et d’environnement et d’une façon toute schématique, les premiers (administrations d’État, industriels) considèrent vite qu’on en sait assez pour clore le débat et ont tendance à solliciter les données existantes pour minimiser les incertitudes. Les associatifs régionaux et nationaux mobilisent au contraire les incertitudes pour récuser toute clôture du débat scientifique sur le risque et refuser de valider les résultats qui ne correspondent pas aux buts de leur action militante – le combat antinucléaire dans le cas d’espèce. Ils choisissent en fait, comme collectifs à la cohésion fragile voulant s’imposer comme interlocuteurs sans se lier aux autres parties, de ne pas reconnaître la séparation entre la recherche de l’objectivité des faits et le débat normatif emportant des jugements de valeur sur l’action à mener ou à refuser. Tout en s’en défendant, ils pratiquent en fait ce qu’ils reprochent souvent aux autorités publiques, à savoir de rabattre les débats de société sur le terrain scientifique et technique. Leur positionnement ne transforme- t-il pas un désaccord sur l’orientation collective – le développement du retraitement des déchets nucléaires – en controverse d’experts entretenue sur l’estimation d’un risque ? Cette situation confirme l’influence persistante, dans les jeux de risques de la société contemporaine, de la légitimité rationnelle-légale : chaque partie éprouve encore le besoin de s’adosser à l’objectivité scientifique pour faire valoir des orientations de nature idéologique, politique ou économique.

Pris dans ce jeu dans lequel ils ont peine à se retrouver, mais dont ils veulent devenir des acteurs, les associatifs locaux veulent des assurances concernant leurs conditions de vie et acceptent difficilement que des études approfondies ne permettent pas de lever toutes les incertitudes. L’étude scientifique est encore, dans leurs attentes, un possible juge de paix.

Expertise et trajectoires de contestation sociale

D’une façon générale, le type de contestation sociale considéré dans cet article[18] naît d’un processus d’alerte[19] qui verse dans le champ médiatique différentes hypothèses formulées par des scientifiques quant à des risques pour la santé humaine et pour l’environnement. Si celles-ci trouvent des relais qui assurent leur raccordement à des enjeux et à des débats collectifs plus larges, incertitudes et controverses scientifiques deviennent, dans le champ public, le noyau de controverses sociales. On a alors affaire à des controverses hybrides qui déploient leurs effets concomitamment dans l’espace public et dans le champ scientifique. Cela provoque différents déplacements par rapport aux questions initialement soulevées. Bien qu’il n’y ait rien là de mécanique, on voit dans certaines situations ces controverses hybrides donner essor à des controverses sociales qui s’autonomisent par rapport à la dynamique des connaissances scientifiques. Elles tendent à déboucher sur une fixation de représentations sociales stigmatisant[20] des activités ou des technologies prises « en elles-mêmes », indépendamment de l’évolution du tableau précis des inconvénients, des risques ou des dangers qui peuvent être imputés à ces activités et à ces technologies sur une base scientifique[21]. Le progrès ultérieur des connaissances n’affecte plus, dans les cas considérés, les représentations sociales stabilisées. Les technologies OGM (organismes génétiquement modifiés) et nucléaire ont été prises dans cette logique.

Comment comprendre ce phénomène[22] ? Les recherches sur l’amplification sociale des risques ont mis en avant le mode de communication des médias modernes et le caractère émotif des positionnements des personnes vis-à-vis de certains risques[23]. Cette approche postule cependant un risque déjà bien connu de l’expertise scientifique, ce qui ne correspond pas au contexte des risques ni avérés ni invalidés. D’autres ont souligné l’importance des enjeux identitaires, par exemple pour des communautés locales[24]. Nous voulons ici attirer l’attention sur deux points. Le premier touche aux conditions de possibilité du phénomène d’autonomisation des représentations sociales. Le second souligne la dimension stratégique de ce phénomène : ce dernier peut être amorcé sous l’effet des stratégies des parties prenantes à l’expertise et à la contestation.

La possibilité d’autonomisation s’enracine dans les circonstances où la science ne parvient pas à être décisive, n’apporte pas de façon incontestable le fin mot de l’histoire. Cela peut résulter du maintien d’une importante incertitude empirique résiduelle en dépit du progrès des connaissances. Cela peut venir de ce que les connaissances en jeu dépendent trop manifestement de théories et de méthodes jugées discutables. Cela peut encore se produire lorsque les acteurs sociaux adressent à l’expertise scientifique des questions qui ne sont pas de nature scientifique et auxquelles cette expertise n’a pas la capacité de répondre de façon crédible. Une fois établie cette possibilité, encore faut-il qu’un principe dynamique se charge de l’actualiser. Nous proposons de rechercher ce principe dynamique dans les stratégies d’action d’au moins certaines parties prenantes, ce qui fait de la stigmatisation l’aboutissement voulu d’une stratégie réussie d’autonomisation de la controverse sociale par rapport à ses bases scientifiques. Il est en effet manifeste dans nombre de cas que les comportements des différentes parties prenantes vis-à-vis de l’expertise scientifique et des médias ne peuvent pas être compris en attribuant à ces acteurs un simple but de manifestation de la vérité.

Selon les cas et ses stades de développement, les cibles que vise la contestation sont les connaissances mobilisées par l’expertise (données incomplètes, choix non pertinent ou déséquilibré de contributions disciplinaires, ignorance de certaines formes de connaissances non scientifiques), les modalités pratiques et sociales de mise en oeuvre de l’expertise (manque d’indépendance des experts, biais dans l’organisation, absence de représentants de certaines parties, inadéquation du cadrage définissant le mandat des experts…) ou bien, stade ultime, le référent scientifique lui-même – « l’expertise scientifique n’est pas pertinente pour trancher un choix de société ». Ces possibilités sont a priori ouvertes à tous, aux contestataires comme aux industriels et aux autorités publiques.

De cela il est possible de dégager trois grands types de trajectoires d’évolution d’une contestation sociale sur un enjeu ayant un important arrière-plan scientifique et technique. Ces trajectoires sont représentées à la figure 1.

Figure 1

Trajectoires d’évolution des rapports entre contestation sociale et expertise scientifique

Trajectoires d’évolution des rapports entre contestation sociale et expertise scientifique

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La trajectoire 1 : une contestation demeurant arrimée au champ scientifique

Dans une première phase – T1 sur la figure 1 –, la contestation fait corps avec les débats scientifiques, avec leurs incertitudes et leurs controverses, conduisant à des conclusions variées, voire contradictoires, quant aux risques environnementaux et sanitaires ou aux causes à incriminer. L’appréhension des enjeux liés à la décision reste déléguée aux experts scientifiques. Les attentes des acteurs sociaux se canalisent sur une demande de nouvelles études et recherches, et sur la poursuite de la collecte des données.

Sur cette scène, les modes de validation et de réfutation des arguments échangés sont dérivés des règles du travail scientifique. Selon le schéma standard de l’analyse des risques, il est attendu de l’expertise qu’elle produise une évaluation quantitative du risque pour les groupes exposés et que s’en déduisent les actions rationnelles à engager.

Toutefois, lorsque les incertitudes scientifiques mises au jour dans les connaissances disponibles sont amples sans paraître susceptibles d’être levées rapidement par la recherche, l’expertise scientifique n’est plus capable de régir la situation de façon consensuelle à partir du jugement éclairé des experts, ni de sélectionner les plus pertinentes parmi les hypothèses en confrontation. L’expertise scientifique ne permet alors pas de clore le débat et laisse le champ libre à des mises en scène variées du tableau des risques. Les acteurs peuvent néanmoins rester attachés aux repères de l’objectivité scientifique et combiner alors la patience dans l’attente des développements scientifiques à venir et l’adoption, sous l’égide du principe de précaution, de mesures « provisoires et proportionnées » de prévention des risques suspectés. Cependant la situation se prête particulièrement à une exploitation stratégique de la part de différents acteurs sociaux au service des objectifs propres qu’ils poursuivent.

La trajectoire 2 : une possible bifurcation de la controverse

La déception provoquée par l’incapacité de la science à répondre aux attentes de clarification du tableau des risques et la vulnérabilité qui en résulte pour l’expertise peuvent conduire à une première bifurcation de la contestation qui se porte désormais sur la manière dont l’expertise est organisée et sur les insuffisances institutionnelles dans le domaine de la collecte des données. Derrière l’absence de résultats probants, certains soupçonnent la volonté de cacher la réalité du risque et mobilisent les bribes d’information glanées ici ou là pour donner consistance à des hypothèses plus inquiétantes. La situation est alors mûre pour que les médias, friands de dévoilement et de dénonciation, se saisissent de la controverse.

Cette médiatisation a pour effet de sensibiliser une plus grande variété de personnes qui, jusqu’alors, étaient à l’écart. Or la diversité des hypothèses en débat sur des schémas de causalité a pour effet de multiplier les acteurs se sentant visés, soit à titre de victimes potentielles primaires – les victimes du risque environnemental et sanitaire –, soit à titre de victimes potentielles secondaires – celles qui auraient à pâtir dans leur activité des mesures de protection qui pourraient être décidées. De nouvelles formes de connaissances et d’intérêts s’identifient et se mobilisent, ce qui contribue à un élargissement thématique de la controverse, y compris à partir de savoirs profanes. Pratiques locales et observations empiriques sont ainsi régulièrement opposées aux hypothèses retenues par les démarches scientifiques. À ce stade, les différentes parties prenantes s’opposent non seulement sur l’existence, la nature et l’ampleur des risques, mais aussi sur les approches et les méthodes à retenir pour les expertiser et sur la manière même d’organiser l’expertise[25].

Une seconde bifurcation : l’autonomisation de la contestation

Si une redéfinition du dispositif d’expertise, en particulier son élargissement aux représentants des contestataires, ne permet finalement pas de donner les résultats attendus de différentes parts – pour les autorités publiques et les acteurs industriels, la neutralisation ou l’épuisement de la contestation ; pour les contestataires, la confirmation ou la non-réfutation de leurs allégations et le renforcement de leur position comme interlocuteurs incontournables –, le processus peut connaître une nouvelle bifurcation conduisant à l’émergence d’une contestation plus fondamentale qui prend son « autonomie » par rapport au tableau scientifique. La dynamique de contestation sociale sur l’incidence sanitaire des rejets radioactifs résiduels dans le Nord-Cotentin n’avait pas, en 2006, connu cette bifurcation, en dépit des prémisses d’argumentation qui la rendaient possible.

Dans ce scénario d’autonomisation, la base de connaissances mobilisée par le dispositif d’expertise est désormais radicalement contestée. C’est la capacité de la connaissance scientifique à fournir à temps les éléments suffisants pour fonder une décision éclairée en matière de prévention de risques potentiellement graves et irréversibles qui se trouve déniée. Prenons l’exemple de la controverse sur les plantes génétiquement modifiées. Un des arguments prend la tournure suivante : certains effets de ces OGM ne peuvent être connus qu’à travers l’observation des impacts de leur diffusion à grande échelle, cela à cause d’effets de seuil et de synergie vraisemblables, mais inconnus ex ante. Dans ces conditions, les promoteurs de ces plantes ne peuvent pas garantir ex ante l’innocuité de leur introduction dans les agrosystèmes. Une culture transgénique massive reviendrait à embarquer la collectivité dans une aventure à grande échelle dont l’issue peut être la réalisation de dommages massifs et irréversibles. L’expertise scientifique étant radicalement incapable de donner ex ante des garanties suffisantes pour les décisions à prendre, d’autres types de référents, de nature éthique et politique, devraient être mobilisés et seraient les seuls à la hauteur des enjeux…

Le temps T3 sur la figure 1 représente le moment où la contestation bifurque sur le chemin de l’autonomisation. Lors de cette troisième étape, des acteurs aux intérêts divergents se coalisent néanmoins contre toutes les composantes du dispositif en place : contre les garants des procédures, contre les participants au dispositif d’expertise et contre tout acteur qui reconnaîtrait une légitimité au dispositif contesté. La contestation peut alors se maintenir durablement, en mobilisant différents questionnements, comme celui touchant aux impacts à long terme, qui ont pour trait commun de ne pas pouvoir relever d’une évaluation scientifique.

Le contexte doit néanmoins satisfaire à deux conditions pour que l’évolution susmentionnée soit possible :

  • les arguments utilisés par les contestataires parviennent à imprégner le débat collectif et à discréditer leurs cibles aux yeux d’autres parties prenantes et d’un segment important de l’opinion publique ; le rôle des médias est ici important pour désenclaver la controverse de son contexte local ;

  • un front de la contestation parvient à se former et à se stabiliser avant que les désaccords sur le tableau scientifique des risques et sur les procédures d’expertise aient pu être résorbés.

Conclusion

Une analyse fine des rapports entre contestation et expertise scientifique montre leur inscription dans une histoire qui peut conduire à des trajectoires assez différentes. Des bifurcations successives peuvent conduire à une autonomisation de la contestation sociale par rapport à l’évolution des connaissances scientifiques et à une stigmatisation durable de certaines activités ou techniques. Cette évolution s’éclaire si l’on admet que certains acteurs au moins abordent l’expertise dans une visée stratégique autre que la simple manifestation de la vérité. Dans ce jeu de l’expertise, on trouve tout à la fois des acteurs qui visent la clôture la plus précoce de l’expertise scientifique, dans le but de mettre un terme au débat public, et des acteurs qui mobilisent les incertitudes, voire les entretiennent, de façon à conforter leur position d’acteurs dans les jeux économiques et sociaux auxquels ils participent. Selon les cas, il s’agira d’un groupe industriel qui financera des travaux scientifiques visant à montrer que tel risque est une invention de la junk science[26] ou bien d’une ONG qui, jamais satisfaite des travaux d’expertise effectués, demandera sans fin de nouvelles études et, dans l’attente de réponses convaincantes à ses questions, exigera un moratoire sur la technologie prise pour cible. Son argument central et imparable sera que l’innocuité à long terme de ladite technologie n’a pas été prouvée, ce qu’aucune évaluation scientifique ne peut évidemment faire.

La représentation du déroulement possible en trois phases des rapports entre contestation et expertise attire l’attention sur le diagnostic à porter sur une situation empirique donnée. Il importe en effet d’apporter des réponses qui ne soient pas décalées, comme celle qui se contenterait de financer de nouvelles études et d’accumuler des données lorsque la contestation porte déjà sur la manière dont l’expertise est organisée, voire sur la pertinence de toute évaluation scientifique.

Les dispositifs élargis d’expertise, dans lesquels certains auteurs voient un progrès de la démocratie technique, offrent aussi des possibilités nouvelles au déploiement de stratégies d’acteurs visant à entretenir les controverses et la défiance vis-à-vis de la gestion publique. Bien que réclamé au nom des grands principes de la démocratie, l’exercice de la participation peut déboucher sur deux résultats non désirés. Le premier est la perversion de l’expertise scientifique en un exercice dominé par les croyances et les projets militants ou par les intérêts professionnels ou économiques, au nom d’adaptations jugées nécessaires pour rapprocher les points des vue des experts des préoccupations des acteurs. Le second s’observe lorsque l’ouverture et la participation, une fois obtenues et pratiquées, sont retournées contre les commanditaires de l’expertise en étant présentées par les contestataires comme un piège conçu par le pouvoir pour amener les participants à cautionner l’inacceptable. Le risque de l’ouverture de l’expertise peut être pris. Mieux vaut, pour ceux qui le prennent, savoir à quoi ce risque les expose.