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Une des contributions de la sociologie de la santé et un apport majeur du mouvement féministe sont d’avoir révélé que, historiquement, les professionnels et les professionnelles de la santé ont obtenu le mandat de déterminer ce qu’est la santé. Ainsi, les médecins ont contribué à la définition et à l’encadrement législatif d’une « nature féminine » à travers le discours et les transformations d’une expertise médicale revendiquée sur le corps des femmes. Par l’extension du dépistage prescrit par la santé publique chez celles qui sont en bonne santé et l’apanage médical de la fécondité, être une femme est devenu un facteur de risque et la femme, un sujet permanent de surveillance (Ménoret 2006 : 34).

L’ouvrage de Maud Gelly, Avortement et contraception dans les études médicales. Une formation inadaptée, est une étude concernant l’enseignement médical fourni aux jeunes médecins sur la contraception et l’avortement. L’auteure (c’est en fait sa thèse de doctorat) y démontre que de nos jours la façon d’aborder la santé des femmes n’a pas fondamentalement changé et que l’on peut remettre en question ses aspects sociaux après le difficile gain, depuis plus de 30 ans, du droit à l’avortement et à la contraception, surtout quand ces gains restent menacés. Savons-nous réellement ce que représentent la contraception et l’avortement? La contraception est-elle une obligation ou un choix? L’avortement est-il vraiment un droit ou bien reste-t-il une concession laissée aux femmes sous certaines conditions? La représentation de ces deux moyens de contrôle de la fécondité est intimement liée à la façon dont ils seront (ou pas) abordés dans la consultation médicale et donc tributaire de l’enseignement que reçoivent les futurs médecins qui accueilleront ces femmes.

Cet ouvrage va bien au-delà de la démonstration et de l’analyse de cette « formation inadaptée » des futurs médecins sur ces deux questions dans un contexte encore précarisé par les oppositions habituelles ou par la situation du système de santé public. En s’intéressant au contrôle de la fécondité, sa principale activité comme médecin se déroulant dans un centre d’interruption volontaire de grossesse (IVG) et de planification familiale, Gelly se questionne sur les fissures qui semblent apparaître dans l’édifice de l’institution médicale. Examinant la situation des réformes dans les études de médecine, elle met en lumière les effets de l’enseignement de la maîtrise de la fécondité, sujet qu’elle situe au croisement de « la définition de la norme de procréation, des rapports sociaux de sexes et des rapports patient/médecin » (p. 8), en se questionnant sur la pertinence de cet enseignement à répondre aux objectifs de santé publique en France. Son hypothèse est que la formation actuelle des futurs médecins ne répond pas à ces objectifs « n’ayant pas pris la mesure du nouveau mode relationnel que représentent la contraception et l’avortement » (p. 27), ce qui implique des carences dans la capacité des futurs médecins à répondre aux besoins sociaux des femmes.

Cet ouvrage se divise en trois parties, trois marqueurs, où les données se répètent, pour mesurer la prise en considération de la contraception et de l’avortement dans les études. La première partie consiste en une consultation des annales de l’internat du deuxième cycle du programme officiel de 1993 à 2001, pour mettre en évidence les priorités pédagogiques des évaluateurs. Après un bref survol de l’histoire « corrigée » du discours médical sur les femmes, la fécondité et sa limitation, Gelly entreprend de faire l’examen de la formation initiale des médecins par leurs facultés, lieu de transmission des savoirs, où « les mécanismes de reproduction des pratiques et de pérennisation des représentations sont très forts » (p. 9). Il s’avère que cet enseignement, minimal (avec ses quelques heures seulement de cours), ne met l’accent que sur les questions législatives et biomédicales orientées vers les contre-indications et les complications (en dramatisant l’avortement) et fait de la pilule contraceptive, en escamotant l’avortement, la seule méthode contraceptive valorisée. Cette transmission du savoir oppose ici déjà la contraception à l’avortement où ce dernier se résume à l’échec contraceptif, ce qui contribue à la croyance chez les jeunes médecins en l’éradication possible de l’avortement par la « bonne » contraception. Or, en réalité, « cent pour cent des femmes hétérosexuelles utilisent ou ont utilisé une méthode contraceptive au cours de leur vie », « deux tiers des grossesses non prévues surviennent chez des femmes utilisant une contraception » (p. 182) et « [l’avortement] constitue une banalité démographique, historique et statistique concernant une femme sur deux dans sa vie » (p. 189). Bien que la contraception et l’avortement fassent partie de la vie des femmes, les questions d’autonomie et de choix des femmes, les multiples déterminants d’une grossesse non prévue ne sont jamais abordés.

La deuxième partie consiste en un questionnaire qui, étayé par les entretiens, a pour objet d’étudier l’évolution des représentations des étudiants et des étudiantes du deuxième cycle en médecine sur l’avortement et la contraception et d’évaluer leur bagage culturel et l’intériorisation de leurs valeurs à travers leur subjectivité sur ces questions, ce qui permet d’observer ainsi comment cette représentation est modelée par les études de médecine et la transmission de ce discours médical savant. Ce questionnaire permet alors de percevoir un peu ce qui motivera la pensée de ces futurs médecins au moment de prescrire une pilule ou quand une femme qui désire avorter entrera dans leur bureau. Cette question est justifiée dans l’ouvrage de Gelly par le fait « que les généralistes sont moins bien informés que d’autres professionnels sur les procédures à suivre pour avorter et que leurs pratiques renvoient à leurs représentations en la matière, en particulier aux représentations de la légitimité de la demande des femmes » (p. 48-49).

Dans la troisième partie, l’auteure a regroupé des entretiens auprès d’étudiants et d’étudiantes en fin de parcours de leurs études de médecine. Gelly fait aussi ressortir en sept thèmes les représentations subjectives de cette réalité de la santé des femmes et plus particulièrement la (non-) préparation des futurs médecins, par leurs études, à une « modalité inédite de la relation patient-médecin, propre à la contraception et à l’avortement, où c’est la patiente qui prescrit et le médecin qui exécute » (p. 85).

En fait, tout se cristallise un peu autour de l’idée que si les étudiants et les étudiantes ont bien compris du point de vue médical et légal que l’avortement est un droit (loi française de Veil de 1975), l’enseignement universitaire ne change en rien leur perception de l’autonomie des femmes en matière de contraception et d’avortement, mais renforce sa répréhension morale puisque la majorité des personnes interrogées croient en la disparition potentielle de l’avortement par la contraception et que la meilleure arme est l’instauration d’une hégémonie de la « pilule » (ou de l’implant). Et ce, indépendamment des désirs, des réalités individuelles ou des besoins de chaque femme. La pilule devient donc une obligation plus qu’une liberté puisque l’avortement est toujours perçu comme l’échec de la contraception, donc comme une situation de détresse où l’élément de « faute » (déviance) reste présent malgré sa légalisation et sa normalité. Les étudiants et les étudiantes ne semblent pas avoir conscience des enjeux individuels ou collectifs que cela peut représenter pour les femmes. Les jeunes médecins prennent ainsi le rôle de « régulateur », comme le dit l’auteure, autant à propos de la contraception qu’au sujet de l’avortement, la première ayant comme seule justification les bénéfices sanitaires. En imposant un traitement, les médecins auront donc tendance à exagérer les risques, surtout ceux de l’avortement, mais aussi ceux des moyens contraceptifs autres que la pilule ou l’implant, en dressant la pilule comme seule pratique légitime. En fait, c’est « le déni de la légitimité de l’avortement comme moyen de limiter les naissances qui a fondé la norme contraceptive » (p. 96). Dans ce rôle, le ou la médecin, se basant sur son autonomie professionnelle, définit personnellement le contenu du service qu’il ou elle rendra, en refusant l’inversion des rôles habituels. Pour la contraception, l’encadrement de la prescription contraceptive rend les femmes dépendantes du corps médical (p. 128) et, pour l’avortement, l’autorité du ou de la médecin (à travers le délai de réflexion et l’entretien social imposés par la loi française) passe par une demande de justification des raisons du désir d’avorter; c’est le seul acte médico-chirurgical qui nécessite une déclaration écrite et pour lequel existe une « clause de conscience ». Dans les deux cas, il y a déni de l’autonomie décisionnelle des femmes et, comme l’auteure le souligne, ces dernières doivent produire un discours sur elles-mêmes qui rendra leur choix d’avorter socialement acceptable, ce qui contribue aussi au renforcement de la culpabilité.

Ainsi, avec environ deux heures de cours sur la contraception et l’avortement, sans aucune autre réflexion, les étudiants et les étudiantes n’en ont une perception qu’à travers leur savoir spécialisé, teinté de jugements. Car ces futurs médecins ne peuvent être différents de ceux et celles qui leur enseignent. La question de la contraception et de l’avortement, à travers sa médicalisation, n’échappe pas à l’évolution socioéconomique et technique du système biomédical où ce savoir prime les conditions de vie des femmes, la complexité quotidienne de la contraception et les nombreux déterminants des grossesses non prévues. L’ordonnance maternelle – historique – est encore bien présente dans le discours des jeunes médecins et la norme procréative semble encore fort actuelle. Gelly suggère donc une formation qui permettrait une réflexion personnelle autour des diverses données (épistémologiques, sanitaires, morales et philosophiques) et un enseignement qui ne serait pas monopolisé par les médecins. La contraception et l’avortement comportent des dimensions sociales et politiques, car ils sont vécus par les femmes comme le droit à disposer de leur corps et comme une condition nécessaire mais non suffisante de leur autonomie (p. 75). Toutefois, le regard des médecins perpétue et renforce les idées reçues, les valeurs et la normativité, et leur discours légitime l’ordre social sexué en fournissant les outils théoriques nécessaires à la définition d’une nature féminine centrée sur le devoir reproductif des femmes (p. 23).

Sans contester la pertinence des thèmes qu’elle aborde, Gelly aurait pu les mettre davantage en interrelation. Bien que la nécessité de l’autonomie décisionnelle des femmes sur la contraception et l’avortement paraisse menacer directement l’autonomie professionnelle des médecins, y a-t-il vraiment un ébranlement par les femmes de cette hiérarchie sexuée, avec ce « nouveau mode relationnel » imposé par la singularité de la contraception et de l’avortement? Quand il s’agit de l’incapacité à répondre aux besoins sociaux des femmes, est-ce attribuable à une « formation inadaptée », comme le prétend l’auteure, ou est-ce l’obligation de se rallier à un groupe comportant ses propres règles morales? Cela dit, Gelly nous invite à une réflexion nécessaire sur la santé des femmes, qui dépasse bien le sujet de sa thèse et qui nous concerne toutes et tous … Bref, son ouvrage est d’un grand intérêt!