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Le féminisme radical, par l’intensité du changement social systémique qu’il propose, sera probablement toujours un courant marginal. Il a toutefois pu compter sur la participation de milliers de femmes à travers l’histoire, malgré l’opposition que certains de ses postulats ont rencontrée et rencontrent toujours.

Les critiques adressées actuellement au féminisme radical s’inscrivent dans un contexte de « déradicalisation » du féminisme, qui touche les écrits universitaires (Descarries et autres 2007[1]) comme le militantisme féministe de terrain au Québec (Blais [à paraître]). Elles peuvent également être comprises dans une volonté actuelle de repositionnement théorique et de changement de paradigme. Un « nouveau » féminisme, souvent appelé « troisième vague », tenterait ainsi de dépasser le féminisme de la « deuxième vague », trop fréquemment réduit au seul courant du féminisme radical.

Nous répondons principalement à l’introduction conceptuelle formulée par Maria Nengeh Mensah, première théoricienne francophone québécoise à avoir consacré un ouvrage à la définition de la « troisième vague » du féminisme. Celui-ci regroupe des auteures et des auteurs qui discutent d’idées déjà influentes au Québec (Nengeh Mensah 2005 : 11-30), mais sans nécessairement adhérer à l’idée d’une troisième vague. En effet, les débats sur l’emploi de l’expression « troisième vague » chez les féministes nord-américaines (notamment chez les États-Uniennes) sont d’actualité depuis le milieu des années 90 et ont influencé la théorisation de Nengeh Mensah (Baumgardner et Richards 2000; Crosbie 1997; Dickers et Piepmeir 2003; Findlen 2001; Heywood et Drake 1997; Zita 1997; Mitchell, Rundle et Karaian 2001).

Dans ce texte, nous avançons qu’une typologie pensée en termes de vagues réduit, dévalorise et évacue la complexité ainsi que la diversité des idées qui parcourent l’histoire et l’actualité du mouvement féministe. À partir d’un point de vue féministe radical, nous souhaitons mettre en lumière quelques lacunes, problèmes et conséquences mis en évidence dans la promotion d’un « nouveau » féminisme, dit de « troisième vague », qui masque les discussions qui ont eu lieu et ont toujours cours entre féministes, de même que leurs divers apports à ce mouvement hétérogène[2]. Notre analyse se veut également pensée en fonction de la scène féministe québécoise, même si nous mentionnons d’autres influences idéologiques qui la traversent, soit française, canadienne-anglaise et états-unienne (Pagé 2006). Cette dernière influence s’est avérée particulièrement importante dans le développement de la pensée féministe québécoise (Descarries-Bélanger et Roy 1988; Péloquin 2007), comme en témoigne l’impact de théoriciennes telles que Judith Butler dans la littérature féministe, même francophone, notamment avec le nouveau tirage (2006) de la récente traduction (2005) de Gender Trouble[3].

Afin de nous interroger sur la pertinence de la catégorisation du mouvement féministe en termes de vagues, nous mettrons d’abord en lumière, à partir d’exemples tirés de l’histoire, l’existence d’analyses associées au féminisme radical à différentes époques, ce qui nous permettra de démontrer ainsi l’hétérogénéité des idées dans l’espace-temps. Nous analyserons ensuite la fausse association entre, d’une part, la pensée féministe radicale et, d’autre part, l’ensemble du féminisme de « deuxième vague », tout en soulignant quelques idées empreintes de simplifications excessives au sujet du féminisme radical. La logique de « dépassement », de « nouveauté » mise en avant dans le contexte de la « troisième vague » sera explorée par l’intermédiaire de la remise en question du parallélisme souvent observable entre le concept de « troisième vague » et les « jeunes féministes ». Les répercussions de cette réduction sur les féministes radicales « actuelles », dont les idéologies et revendications ne correspondent pas à celles qui sont soutenues dans le contexte d’une « troisième vague » à laquelle elles sont censées appartenir de par leur époque de militance, seront finalement remises en question.

Des éléments de définition

Il nous importe tout d’abord de définir dans le présent article ce qui pose problème, soit la notion de « troisième vague », en nous inspirant principalement des propos d’auteures et d’auteurs présentés par Nengeh Mensah, ainsi que des critiques d’auteures véhiculées durant des séminaires universitaires francophones et anglophones au Québec. Nous retenons les éléments communs de cette éclectique « troisième vague » dans le but de faciliter l’élaboration de notre argumentaire et non pour en réduire le contenu. Selon Nengeh Mensah (2005 : 15), les auteures et les auteurs associés à la « troisième » et « nouvelle » vague du féminisme ont en commun de :

[…] renouveler les pratiques et les questionnements théoriques vis-à-vis, notamment, l’homogénéité d’un féminisme « intellectuel, blanc et hétérosexuel », par le biais de théorisations lesbiennes et d’autres minorités sexuelles, de théorisations des « femmes non blanches », de femmes pauvres, etc. […] Le postmodernisme est une influence importante pour la théorisation de la troisième vague, mais les deux ne sont pas à confondre.

La notion d’hybridité serait au coeur de la « troisième vague » (Siegel 1997 : 53-54), de même que l’idée qu’aucune définition de l’oppression ne vaut pour toutes les femmes en tout temps, en tout lieu et en toute situation. Par conséquent, certaines avancent que, plutôt que de concevoir la pérennité d’une hiérarchie entre les sexes, il importe de penser le pouvoir en termes circulaires, voire qu’il faut éviter une compréhension binaire des catégories de sexe (Butler 2006 : 63; Steinem 1992 : 179-180; Young 1994 : 720). Nengeh Mensah l’affirme notamment dans le cas des « jeunes féministes », aux yeux de qui les hommes ne posséderaient plus systématiquement des privilèges associés à leur classe. De ce fait, leur intégration au mouvement féministe serait désormais possible (Nengeh Mensah 2005 : 19).

Nengeh Mensah avance également qu’un rapport de rupture/continuité avec les autres « vagues » du féminisme caractériserait la « troisième vague ». Parmi les éléments de rupture, elle note la sexualité, qui constituerait un point de divergence important entre les théoriciennes apparentées à la « troisième vague » et celles qui sont associées à la « deuxième ». Certaines analyses féministes radicales à propos de la sexualité sont même qualifiées de « négatives » et « victimisantes » pour les femmes (Nengeh Mensah 2005 : 14). Les théorisations radicales sont, de manière plus générale, jugées « dogmatique[s] » et « essentialiste[s] » (Nengeh Mensah 2005 : 17). La volonté de féministes des années 80 de rompre avec certaines conceptualisations et pratiques de la « deuxième vague » – notons, entre autres, les critiques de l’exclusion des femmes de couleur – s’avérerait un moment fondateur menant à l’apparition d’une « troisième vague » (Nengeh Mensah 2005 : 14).

Enfin, selon Nengeh Mensah (2005 : 17), « les Québécoises francophones se situeraient davantage sur un axe de continuité avec la deuxième vague ». Elle précise ensuite que ces dernières cherchent à « dépass[er] des acquis appartenant à une autre génération de féministes », afin de se définir dans l’action politique « plus personnelle et quotidienne du type “ce que je fais, ce que je dis, ce que j’achète, c’est ma militance” » (Nengeh Mensah 2005 : 15; voir également Siegel 1997 : 57). En ce sens, la théoricienne rapporte que la remise en question des pratiques féministes est souvent associée à la « jeunesse militante », et soutient même que les expressions « troisième vague » et « jeunes féministes » sont, au Québec, employées comme des synonymes. Nous notons finalement que l’axe de la continuité est tout autant porteur de rupture puisque, d’un point de vue sémantique, il ne peut y avoir de dépassement sans une volonté de se détacher de certains cadres théoriques, de penser le féminisme autrement.

Penser le féminisme en termes de vagues : quelques enjeux, problèmes et lacunes

La notion de « vague » est loin de faire consensus à l’intérieur des écrits féministes, certaines personnes remettant en question son ambiguïté (est-ce un marqueur temporel, idéologique, de types d’actions?) (Dumont 2005; Jervis 2006 : 14), tandis que d’autres l’utilisent pour cartographier le mouvement et son histoire. Contrairement à ces dernières, nous pensons que les courants de pensée, les pratiques et les organisations ont avantage à être analysées sans avoir recours à la typologie des vagues du féminisme, qui comporte de nombreuses lacunes historiques. Nous abondons ainsi dans le sens de Micheline Dumont qui croit ceci (2005 : 62) :

[P]arfois, la vérité historique se trouve dans le désordre des faits et des tendances. L’histoire, très souvent, tente de faire ressortir du chaos de la réalité un récit complet avec un commencement, un milieu et une fin, pour écrire justement, une histoire. On élimine adroitement du récit les faits, les idées, les tendances qui ne coïncident pas avec la structure temporelle choisie et dérangent les générations. L’histoire, ne l’oublions pas, est un discours sur la réalité historique [l’italique est de nous].

La simplification et la schématisation du mouvement féministe que crée le modèle typologique des vagues, réactualisé par la prétendue émergence d’une « troisième vague », évoquent ce qu’il convient presque d’appeler une « maxime de l’historiographie », à savoir que l’histoire est au service du temps présent. À ce sujet, Ann Braithwaite, se basant sur l’analyse de Katie King (1994), suggère que certains éléments impliqués dans la construction des récits historiques – dans notre cas, le concept de « deuxième vague » et de « troisième vague » – fonctionnent comme des signes magiques dont les références, initialement multiples, instables et controversées, sont avec le temps réduites en fonction des intentions présentes et futures des chercheuses et des chercheurs (Braithwaite 2004 : 105). Braithwaite pointe notamment le développement de certains enjeux perçus comme nouveaux et centraux, alors qu’ils s’inscrivent dans un historique de débats. Il en va de même pour des analyses contemporaines considérées comme vieilles et dépassées. S’il convient à certaines et à certains de défendre un « nouveau » féminisme, voire un « postféminisme », ne nous étonnons pas que des données pertinentes quant à notre compréhension de l’histoire en général, et du féminisme radical en particulier, soient évacuées du récit. Cette éradication permet notamment de mettre de côté le radicalisme et la complexité des défis soulevés par ces enjeux, opération se faisant parfois en fonction d’objectifs précis, qu’ils soient explicites ou non.

Ainsi, la proposition consistant à penser le mouvement féministe en termes de vagues successives occulte ou, dans une moindre mesure, rend invisibles les différentes initiatives féministes. En effet, le mouvement féministe se caractérise par son hétérogénéité, observable dans le passé, le présent et certainement dans l’avenir. Le féminisme radical est lui-même traversé par plusieurs sous-courants de pensée distincts (féminisme marxiste, anarchiste, matérialiste, séparatiste lesbien, etc.); une définition englobante permet toutefois de saisir les éléments de convergence qui lient ou différencient les tendances à l’intérieur du mouvement féministe. Selon Francine Descarries- Bélanger et Shirley Roy (1988 : 9) :

[les féministes radicales] ont pour prémisses communes l’identification du patriarcat comme système socio-économique-politique d’appropriation des femmes et la reconnaissance de l’existence d’une classe de femmes. Les tendances radicales convergent dans leur dénonciation de la société patriarcale, dans leur refus d’expliquer l’infériorisation des femmes par des arguments d’ordre naturel ou biologique et dans la primauté qu’elles accordent aux luttes des femmes. L’argument prévalant est que les femmes sont opprimées et exploitées individuellement et collectivement sur la base de leur identité sexuelle.

En regard de notre définition du féminisme radical, certaines propositions antérieures aux années 60 et 70 pourraient se voir attribuer l’épithète de « féministes radicales », et ce, malgré l’apparition, ainsi que l’autoproclamation des féministes, de ce courant et du vocabulaire qui y est associé (« patriarcat », « classe de sexe », « autodétermination », etc.) à une époque postérieure[4].

En effet, si l’on utilise le modèle typologique des vagues, comment mettre en lumière, si ce n’est dans certains articles historiques, les pratiques et idéologies ne collant pas avec la vague qui définit la période? Comment inclure ces combats féministes pour la limitation des naissances chez les États-Uniennes du début du xxe siècle (Stansell 1998 : 222) et l’insistance d’Idola St-Jean à développer des actions politiques autonomes de femmes dans l’entre-deux-guerres (Lamoureux 1991 : 53-58), dans une typologie qui prétend que ces luttes sont typiques des années 60 et 70? Comment rendre compte des nombreuses femmes qui ne se retrouvent pas dans ces périodisations tout en reconnaissant leur contribution (Sandoval 2000 : 46-53), comme celles qui sont mises en lumière par Andrée Michel, celle-ci rappelant que, « au début du XXe siècle, de nombreux thèmes développés depuis le Moyen Âge se sont implantés dans la conscience féministe occidentale » (Michel 2003 : 77) et faisant notamment référence à une compréhension de l’inégalité des sexes construite et non pas naturelle, ainsi qu’à l’idée voulant que la libération des femmes ne puisse être que l’oeuvre des femmes elles-mêmes? À l’inverse, comment reconnaître les initiatives des féministes appartenant à une époque passée, qui abordaient des questionnements trop souvent attribués à l’actualité, telles que Shulamith Firestone qui, en 1970, proposait une analyse de la sexualité s’apparentant à l’actuelle théorie fondée sur la diversité sexuelle (queer), en élaborant une perspective révolutionnaire où les différences génitales n’auraient plus d’importance (Firestone 1972 : 23)?

Dans le même ordre d’idées, redécouvrir les racines discursives du féminisme radical dans des périodes antérieures aux années 60 et 70 revient, d’une certaine façon, à remettre en question les données empiriques qui détermineraient la venue d’une « troisième vague » du féminisme. Dans sa conceptualisation, Nengeh Mensah rassemble des auteures et des auteurs qui disent souhaiter renouveler des pratiques devant un féminisme jugé hétérosexuel, blanc et bourgeois. Ces préoccupations, prétendument absentes des analyses antérieures, se sont inscrites dans la réflexion des féministes au cours de la « deuxième vague » et ne peuvent, en ce sens, être présentées comme « nouvelles » (Lamoureux 2006 : 67-68). La généralisation – qui semble nécessaire à l’élaboration de cette typologie du « dépassement » – élimine adroitement du récit (pour reprendre les mots de Micheline Dumont 2005 : 62) les diverses préoccupations féministes dans l’histoire, qu’elles soient associées à la « première » ou à la « deuxième » vague.

Par exemple, soulignons le travail de Sheila Rowbotham (1992 : 222), qui note des discussions féministes sur la sexualité entre femmes dès le début du XXe siècle. Pour sa part, Anne-Marie Käppeli (2002 : 65) nous apprend que des féministes socialistes états-uniennes essaient en 1830 de réaliser dans la mixité « une société sans oppression de classe, de race ni de sexe ». Dans un ouvrage portant sur des communes autogérées en France pendant la période 1902-1917, Céline Beaudet (2003 : 126) dit des féministes anarchistes qu’elles restent « méfiantes face à une libération sexuelle qui leur semble profiter plus aux hommes qu’à elles-mêmes, surtout avec le risque de la maternité ». Selon le modèle typologique en vigueur, n’est-ce pas plutôt sur le suffrage universel que ces femmes de la « première vague » étaient censées se pencher? Fait encore plus intéressant, la militante et médecin Madeleine Pelletier, à la même époque, défend le droit de vote des femmes, tout en rejetant la féminité, l’hétérosexualité et la maternité (Beaudet 2003 : 128). Ces quelques exemples illustrent une dissonance entre la typologie des vagues et certaines expériences féministes dans l’histoire, et remettent en question la prétention de plusieurs théoriciennes de la « troisième vague » à qualifier de « nouvelles » certaines préoccupations féministes.

D’un point de vue féministe radical, le modèle typologique pensant le féminisme en termes de vagues pose problème, autant dans son rapport avec le passé et le présent que dans le contexte de la définition d’une « troisième vague », qui se ferait le porte-étendard de préoccupations dites « nouvelles » dans le mouvement féministe. L’historienne Micheline Dumont (2005 : 63) expose ses réserves quant à ce modèle typologique, réserves auxquelles nous faisons écho :

La scène féministe semble présentement en ébullition non pas parce qu’un nouveau féminisme est en train d’apparaître, mais parce que les questions qui ont surgi et qui sont désormais à l’avant-plan semblent nouvelles. Or, parfois, elles ont déjà été formulées au début du XXe siècle, mais peu de femmes les ont entendues, et souvent les historiennes les ont soigneusement gommées de leurs belles analyses.

Nous croyons que ce qui découpe le mouvement féministe n’est ni le temps ni les générations, mais bien les courants d’idées. Prendre en considération les différentes idéologies coexistant à une époque et en un lieu donnés permet de mieux conceptualiser l’histoire d’un mouvement féministe hétérogène, marqué par des débats d’idées, des rapprochements, des alliances et des ruptures entre féministes. En rejetant le modèle additif chronologie/idéologie, nous sommes plus en mesure de saisir pourquoi certaines féministes retiennent davantage l’attention que d’autres dans la construction des récits historiques et pourquoi certaines questions semblent nouvelles. Remettre en question le modèle typologique des vagues permet également aux féministes radicales du XXIe siècle de ne pas être marginalisées ni associées à une vague à laquelle elles sont censées appartenir de par leur époque de militance.

Quelques idées fausses sur le féminisme radical : le cas québécois

La conception populaire du féminisme associé aux années 60 et 70 se concentre souvent sur des stéréotypes, où l’ensemble du mouvement est généralement représenté par quelques évènements, gains et images spectaculaires. Cette réduction peut discréditer le bien-fondé des revendications, diminuer la reconnaissance de l’impact du féminisme sur la société québécoise et simplifier la diversité des idées qui avaient cours à l’époque. Le travail de conceptualisation d’une « troisième vague » n’aide en rien la déconstruction des préjugés et réduit les possibilités de construction de récits historiques inclusifs de toutes les pratiques et de tous les courants féministes. Un autre exemple de cette association problématique entre chronologie et idéologie réside dans l’équation unilatérale entre la « deuxième vague » et le féminisme radical, alors que, du moins pour le cas québécois, celle-ci n’a pas lieu d’être.

En effet, il importe de comprendre le mouvement féministe de la fin des années 60 et du début des années 70 dans sa diversité. Ainsi, dans ce climat fertile d’idées, féministes radicales, marxistes, indépendantistes, libérales et séparatistes lesbiennes se côtoient, débattent, s’allient, s’affrontent, se confondent, s’influencent et se divisent. Le féminisme de la « deuxième vague » n’est donc pas le seul fait du féminisme radical. Cette époque marque également la création de la Fédération des femmes du Québec (FFQ) en 1966, organisation libérale dans son contexte de formation, qui a été vivement critiquée par des féministes radicales. Évidemment, plusieurs enjeux rassemblaient des femmes de divers horizons politiques. Pensons, entre autres, aux manifestations du 8 mars où libérales et radicales marchaient souvent côte à côte, ce que la mémoire sélective des médias ne permet pas toujours de reconnaître (Beauchamp 1987; Blais 2007). Les féministes québécoises ont également connu des divisions, au sujet notamment de la question nationale (Yanacopoulos 2003), des alliances et ruptures avec les féministes anglophones (O’Leary et Toupin 1982 : 71), des conflits avec les féministes marxistes (O’Leary et Toupin 1982 : 32-39), au sujet du séparatisme lesbien (Lamoureux 1986 : 96) et, de manière plus générale, des débats sur la marche à suivre et les moyens à employer pour améliorer ou révolutionner, selon le cas, les conditions de vie des femmes. Ainsi, les lignes se croisent et divergent, les féministes s’allient et se divisent.

La déconstruction des idées fausses sur le féminisme radical, du moins tel que nous le définissons, mériterait un vaste travail d’analyse. Par souci de concision, nous nous pencherons uniquement sur l’une d’entre elles, soit la prétention voulant que les féministes radicales n’aient théorisé qu’un seul axe d’oppression - celle des femmes - au détriment des autres formes de domination. Ce processus de simplification historique sera examiné à partir du cas des féministes radicales québécoises des années 60 et 70[5].

Plusieurs textes universitaires – particulièrement les écrits anglophones (notamment ceux des Canadiennes Adamson, Briskin et McPhail (1988) et Tong 1994) - contribuent à la perpétuation du stéréotype voulant que seul le système patriarcal soit au coeur de l’analyse politique des féministes radicales. On omet ainsi de mentionner les nombreux débats autant à l’intérieur qu’à l’extérieur du mouvement sur les interactions entre les différents systèmes d’oppression et leurs répercussions sur les relations et alliances entre les féministes. Cette affirmation s’inscrit évidemment dans une logique de « dépassement » - symbolisée par la « troisième vague » - et contribue à évacuer l’analyse de l’oppression des femmes à travers une lunette féministe radicale.

Il apparaît pourtant – à la lecture des différents écrits par les féministes radicales québécoises des années 60 et 70 – que ces dernières combinaient à la fois des analyses de classe et des analyses anticoloniales à leur analyse du système patriarcal. Elles précisaient également que ces luttes devaient être menées de pair. De plus, ce positionnement théorique est appuyé par leur choix d’alliances et d’actions. Il existe de nombreux exemples où les privilèges de certaines sont source de conflits avec d’autres, ce qui complexifie ainsi davantage les relations et les alliances entre les féministes (Péloquin 2007).

Par exemple, les féministes radicales québécoises de tendance matérialiste ou de tendance marxiste (Manifeste des femmes québécoises (MFQ), Front de libération des femmes (FLF), Centre des femmes (CDF)) intégraient l’analyse du système capitaliste et la notion de lutte de classes à celle de la domination des femmes. Notons toutefois que cette intégration est davantage orientée vers la résolution de conflits avec les marxistes (groupes et individus) (O’Leary et Toupin 1982 : 32-39; Têtes de pioches (TDP) 1980 : 63, 67, 132) que vers une théorisation complexe de l’interaction du patriarcat et du capitalisme.

Nous pouvons tout de même citer des textes du FLF qui, en 1971, désignent la société de classes comme un élément de l’oppression des femmes :

L’exploitation spécifique des femmes est basée sur des conditions matérielles qui sont liées à la division du travail, à la structure de la famille et de la société de classes et […] la libération des femmes québécoises nécessite la transformation de la famille et la destruction du système politique et économique actuel.

O’Leary et Toupin 1982 : 107

De plus, les membres du collectif d’auteures du MFQ théorisent une certaine combinaison de la classe et du sexe. Elles posent les deux entités, capitalisme et patriarcat, comme des systèmes à déconstruire :

L’on voit que système patriarcal (famille patriarcale) et système capitaliste (division du travail, exploitation) vont de pair et s’imbriquent l’un dans l’autre […] Les femmes qui luttent contre l’exploitation doivent lutter contre ces deux systèmes.

Collectif MFQ 1971 : 31-32

Les textes publiés dans Les Têtes de pioches sont un peu plus ambigus quant à la double lutte à mener[6]. Ainsi, à certains endroits, on dit clairement que le système patriarcal précède le système capitaliste et que la lutte des femmes doit demeurer prioritaire (TDP 1980 : 62). Cependant, ces affirmations sont rapidement suivies d’un appel à la déconstruction du système économique. Ainsi, en fonction du contexte et du groupe, on trouve une intégration plus ou moins profonde de ces différents systèmes. Retenons ici essentiellement qu’il est faux d’affirmer qu’un seul axe d’oppression était théorisé par les féministes radicales.

Un autre élément qui vient soutenir cette démonstration réside dans l’intégration de la lutte pour l’autodétermination du peuple québécois à la pensée féministe. Cette dernière a permis aux féministes québécoises (de ladite « deuxième vague ») de développer, très tôt, une conception complexe de la multiplicité des oppressions, ce qui vient ainsi contredire certaines tenantes de la « troisième vague » qui situent souvent l’émergence de la théorisation de multiples systèmes d’oppression au début des années 80 dans le but de justifier la formation d’une « troisième vague » (Nengeh Mensah 2005 : 14). Plutôt que de clamer cette nouveauté, il serait plus juste de reconnaître que l’intégration de la théorie des multiples systèmes d’oppression aux analyses féministes est le fruit des luttes que les femmes de couleur ont dû mener tout au long des années 60 et 70 (« deuxième vague ») pour rendre acceptables les théories anticoloniales aux yeux des féministes blanches (Roth 2004). Ces luttes des femmes racialisées seraient, par la même occasion, reconnues à leur juste valeur.

Sans créer d’équivalence entre l’oppression ressentie à l’époque par les francophones et l’oppression des femmes de couleur, nous croyons important de comprendre que la question nationale au début des années 70 était théorisée par certaines comme un combat s’apparentant aux luttes de libération anticoloniales, ainsi qu’à celle des descendantes et descendants d’esclaves aux États-Unis (Collectif MFQ 1971). Remplaçant le marqueur des relations coloniales habituellement centré sur la couleur de la peau ou la « race » par le marqueur linguistique, les féministes radicales présentent la lutte contre l’oppression coloniale comme indissociable de la lutte contre le patriarcat (Collectif MFQ 1971 : 12) :

Or, pour les femmes, ce qui importe d’abord, c’est la libération des femmes […] Mais nous sommes très conscientes que notre libération est liée à la libération nationale et c’est pourquoi nous joindrons le mouvement.

La difficulté de conjuguer les multiples oppressions et les débats d’alliances (par exemple, avec les hommes francophones du Québec, de même qu’avec les femmes anglophones canadiennes) peut être, dans une certaine mesure, comparée aux dilemmes que les Afro-Américaines ont rencontrés dans leurs relations avec des féministes blanches. Dans les deux cas, les analyses anticoloniales ont mené à des ruptures d’alliance.

Pour illustrer ce propos, rappelons que des féministes francophones ont décidé de se retirer d’une coalition lors de l’organisation d’une conférence à Montréal (1970) en collaboration avec des féministes anglophones montréalaises et états-uniennes. Elles justifiaient leur retrait, entre autres, par la raison suivante :

Nous devons maintenant revoir et réorienter notre politique. Les évènements nous ont montré à quel point il est urgent de travailler d’abord et avant tout avec les Québécoises. Nous sommes opprimées non seulement en tant que femmes mais aussi en tant que Québécoises francophones, colonisées par les capitalistes anglo-américains. Notre priorité ne peut être que de travailler avec la masse des femmes québécoises.

O’Leary et Toupin 1982 : 79

Il faut bien sûr replacer cet évènement dans son contexte. On est ici au lendemain de la crise d’Octobre 1970 et la Loi sur les mesures de guerre est en vigueur au Québec. Ce retrait de la coalition démontre une tentative de conciliation théorique et pratique des multiples oppressions auxquelles les féministes francophones font alors face. Nous retrouvons d’autres situations où les féministes francophones décident volontairement de ne pas faire alliance avec leurs collègues anglophones, notamment avec les féministes du reste du Canada :

Nous refusons d’aller manifester devant un Parlement dont nous ne reconnaissons pas les pouvoirs qu’il s’arroge sur le Québec. Cependant, nous sommes solidaires des femmes du Canada, puisque étant femmes, nous subissons la même oppression.

FLF 1982 : 71

La relation des féministes radicales francophones avec leurs homologues anglophones est donc ambiguë, puisque les premières considèrent les secondes autant comme des soeurs dans la lutte que comme des membres de la classe dominante.

Chose certaine, les écrits des féministes radicales québécoises cités plus haut démentent la prétention selon laquelle elles n’auraient théorisé qu’un seul axe d’oppression, nommément le patriarcat, alors que d’autres formes de domination (classe sociale, question nationale, etc.) faisaient partie de leurs préoccupations. De plus, leurs tentatives d’intégration de différents systèmes d’oppression dans leurs actions, écrits et alliances reflètent une complexité théorique qui, sans être comparable à la notion d’« intersectionnalité », va toutefois bien au-delà des « femmes comme catégorie unifiée » (Nengeh Mensah 2005 : 14). Car si les féministes radicales des années 60 et 70 avançaient l’idée selon laquelle « toutes les femmes sont opprimées », leur analyse n’implique cependant pas que ces dernières l’aient été de la même manière. Cela remet donc en question la critique voulant que les féministes radicales aient pensé un « Nous femmes » unifié, universel et homogène, remise en question qui mériterait une réflexion plus approfondie.

Le féminisme radical incarne une idéologie complexe, historiquement et théoriquement, avec ses variantes, ses ramifications et ses pratiques, propres aux espaces-temps dans lesquels il a été amené à se développer. Cela compris, un tour d’horizon plus juste permettrait l’élaboration de critiques constructives propices à l’évolution de la pensée plutôt qu’une marginalisation ou une schématisation excessive du féminisme radical, notamment dans les institutions de « savoir » où les différents courants féministes sont enseignés (Pagé et Lampron 2006).

Les discours sur le féminisme « actuel » : une logique de dépassement?

Bien qu’elles aient été peu théorisées au Québec, l’influence des théories promues dans le contexte de la « troisième vague » du mouvement féministe est observable à l’intérieur de différents milieux. Un des problèmes quant à l’emploi de l’expression « troisième vague » réside dans le fait que l’argument de « nouveauté » qui en découle peut alimenter certains discours qui veulent en finir avec le féminisme revendicateur, associé à la « deuxième vague ». Outre qu’il fait valoir l’idée d’une « troisième vague », cet argument de « nouveauté » peut être utilisé pour parler d’un « postféminisme ».

Nous nous attacherons plus particulièrement à la logique voulant que l’analyse féministe radicale soit dépassée et que, par conséquent, les « jeunes » féministes s’en dissocient au profit d’une nouvelle « troisième vague ». Par l’entremise d’une analyse de corpus, trois sphères institutionnelles et sociales - où des idées associées à la promotion d’un « nouveau » féminisme sont diffusées de manière importante - ont été étudiées : 1) les instances gouvernementales chargées de la condition des femmes aux paliers provincial et fédéral; 2) les quotidiens d’actualité largement distribués au Québec[7]; et 3) les écrits universitaires qui sont consacrés à la situation du Québec[8].

Après avoir distingué le féminisme radical du féminisme de « troisième vague », Nengeh Mensah (2005 : 19) rapporte que, « au lieu de traduire la third wave en français, on parle plutôt de "jeunes féministes", du "féminisme du XXIe siècle" ou du "nouveau visage du féminisme" ». Qui plus est, en 2002 le Conseil du statut de la femme conclut son rapport sur les « jeunes » femmes en disant qu’elles « ne veulent pas adhérer à un féminisme radical ni collectif » (CSF 2002 : 86). Du côté des quotidiens d’actualité, nous trouvons dans la majorité des articles recensés l’idée voulant que les « jeunes » femmes se dissocient de manière générale du féminisme radical (Buzzetti 1999 : E3; Émond 1997 : C1; St-Jacques 2004 : A3). De cette façon, les auteures et les auteurs répertoriés assimilent une idéologie prétendument portée par l’ensemble des « jeunes » féministes à l’actualité du mouvement. Si cet amalgame est présent, c’est peut-être parce que la jeunesse constitue un symbole à travers lequel la société construit sa relation avec l’avenir (Griffin 2001 : 184). Ainsi, dissocier les « jeunes » féministes du féminisme radical, c’est en quelque sorte écarter le féminisme radical de l’actualité et de l’avenir (Aronson 2003 : 915).

Afin de justifier ce dépassement du féminisme radical, Natasha Pinterics (2001 : 15) affirme, dans le numéro spécial des Cahiers de la femme consacré à la « troisième vague », que l’oppression des femmes n’est plus d’actualité ou alors qu’elle aurait énormément diminué au cours des dernières années. Grâce aux gains du mouvement féministe de ladite « deuxième vague », les femmes auraient maintenant accès aux mêmes études et occasions professionnelles que les hommes (Alfonso et Trigilio 1997 : 11), ce qui laisse ainsi entendre que les féministes doivent passer à autre chose. Dans une perspective davantage « postféministe », il est intéressant de noter que dans un manuel de base de sociologie, diffusé dans plusieurs cégeps, on fait dire la même chose aux jeunes femmes et que l’on oriente du même souffle leur pensée (Campeau, Sirois et Rheault (2004 : 122) :

De nos jours, les jeunes femmes tendent à se distinguer du mouvement féministe traditionnel. Profitant de l’effet positif que ce dernier a eu sur la société, certaines jeunes femmes considèrent que l’égalité entre les hommes et les femmes est pratiquement un fait accompli. Pour continuer d’améliorer leur sort, elles comptent davantage sur une intervention au point de vue individuel.

Notons que le caractère collectif du « mouvement féministe traditionnel » suggéré dans cet extrait représente une caractéristique importante du féminisme radical. En 2002, le Conseil du statut de la femme, dans un rapport de la série « Des nouvelles d’elles » portant sur les « jeunes femmes » et dans lequel il affirme qu’elles ne s’identifient pas au féminisme radical, conclut quant à lui (CSF 2002 : 86) :

Tout se passe comme si les jeunes filles bénéficiaient, psychologiquement ou autrement, du profond mouvement social d’affirmation des femmes de nos sociétés occidentales. Une nouvelle conscience féministe repensée, redéfinie, s’est transmise aux cadettes […] moins rigides en ce qui concerne leurs rapports avec les hommes.

Pourtant, des études récentes témoignent de la persistance, voire parfois de l’accroissement de certaines manifestations de l’oppression des femmes au Québec et au Canada, et ce, en matière de violence faite aux femmes (Regroupement québécois des CALACS 2000), d’emploi (CSF 2002 : 47), de partage des tâches domestiques (Moisan 2000) et de détresse psychologique (Institut de la statistique du Québec 1998).

Paradoxalement, le féminisme radical, associé à la « deuxième vague », se voit blâmé des reculs actuels dans les conditions de vie des femmes, notamment de « la normalisation de la chirurgie esthétique [qui] devrait être prise comme un indicateur de l’échec de la « deuxième vague » à procurer des pratiques viables et une redéfinition des apparences » (Alfonso et Trigilio 1997 : 14, traduction libre). Au lieu de parler d’échec des féministes radicales, il serait plus juste de comprendre ce recul dans sa relation à l’objectivation croissante des femmes dans les médias, notamment dans la publicité (Descarries 2006b).

En affirmant que les « jeunes » femmes se dissocient du féminisme radical, un auteur va même jusqu’à affirmer l’inexistence actuelle de ce courant (Desautels 1998 : B8). Cette généralisation hâtive peut être déconstruite par plusieurs recherches récentes rapportant la survivance, voire la résurgence d’un militantisme féministe radical à Montréal depuis la fin des années 90 (Beaulieu et Legault 2005; Kruzynski 2004; Pagé 2006; Stanton, Thibault et Perreault 2003 : 21). Un rassemblement des féministes radicales, regroupant plus d’une centaine de participantes dont la majorité étaient âgées de moins de 30 ans – alors qu’il ne s’agissait aucunement d’un critère d’admission –, a d’ailleurs eu lieu à Montréal en 2003 (Kruzynski 2004 : 253). En prétendant que les « jeunes » féministes n’adhèrent pas au féminisme radical associé à la « deuxième vague », on les incite du même souffle à rejeter les idées et les pratiques mises en avant par ce dernier, notamment la conception du groupe social des hommes comme oppresseurs et la non-mixité (Descarries 2006a). À titre d’exemple, une des auteures du numéro hors série de la Vie en rose stipule que « les jeunes femmes d’aujourd’hui ne sentent pas le besoin de se séparer des hommes dans leur militantisme – des hommes qui, il faut le dire, ont grandi pour la plupart entourés de femmes fortes et de mères féministes » (Rebick 2005 : 86). De fait, défendre l’inclusion des hommes dans les groupes féministes implique qu’on les conçoive comme des alliés potentiels aux attitudes égalitaires. Selon Nengeh Mensah, l’ensemble des « jeunes » féministes rejetteraient la non-mixité, car « la volonté d’inclure les hommes dans le mouvement des femmes [tient] au fait qu’aujourd’hui tout est interconnecté » (Nengeh Mensah 2005 : 19). Le Conseil du statut de la femme, dans son avis intitulé Vers un nouveau contrat social pour l’égalité entre les femmes et les hommes (qui sert de base de réflexion quant à l’avenir de l’institution), utilise cet amalgame pour justifier une plus grande inclusion des hommes, en prétextant que « nombre de jeunes femmes n’imaginent pas travailler à l’égalité entre les sexes autrement que dans un contexte de mixité » (CSF 2004 : 45). Encore une fois, il est possible de trouver des affirmations similaires dans des articles de quotidiens d’actualité (Buzzetti 1999 : E4; Émond 1997 : C1) : « Les babyboomers vont indiquer poliment le chemin de la porte aux hommes qui voudraient se joindre à elles : les jeunes féministes vont célébrer avec leurs collègues masculins » (Émond 1997 : C1).

Si certaines « jeunes » femmes ne s’imaginent pas travailler dans un contexte de non-mixité, c’est peut-être qu’elles n’en ont jamais fait l’expérience ou alors que les discours généralement véhiculés sur les « jeunes féministes » ne leur permettent pas d’imaginer que ce modèle organisationnel soit bénéfique. Une étude récente menée auprès de jeunes femmes de la région de Québec conclut pourtant que celles-ci, d’abord réticentes par rapport à la non-mixité, souhaitent, une fois qu’elles en ont fait l’expérience, que ce type d’espace devienne plus accessible (Charron 2003). Par ailleurs, plusieurs « jeunes » féministes privilégient la non-mixité dans les différentes organisations du mouvement féministe (Blais [à paraître]; Boily et autres 2005; Kruzynski 2004 : 244; Pagé 2006; Stanton, Thibault et Perreault 2003 : 21) afin de développer des sources collectives de force et de solidarité. Ces mêmes recherches rapportent des exemples de « jeunes » féministes qui identifient les hommes à un groupe oppresseur et les dénoncent en tant que tels.

Affirmer que l’analyse féministe radicale est dépassée, au profit de celle d’une « troisième vague », détourne l’attention des femmes des menaces communes auxquelles elles font face. L’accent est alors mis sur ce qui diviserait les femmes, notamment la génération que l’on prétend associée à l’idéologie, plutôt que sur l’oppression commune qui les unit. Le fait que le discours sur les « jeunes » soit souvent produit par les « adultes » (Griffin 2001 : 184), considérés comme des « expertes » et des « experts » du « nouveau féminisme », pose ici des problèmes particuliers. Notons d’ailleurs le danger d’induire des conflits générationnels entre féministes (Aronso 2003 : 903). Penser les conflits sous la rubrique générationnelle plutôt qu’en termes idéologiques peut affaiblir des volontés de coalition, alors que celles-ci se révèlent plus que nécessaires devant les menaces actuelles qui pèsent sur les acquis des femmes.

Conclusion

La « troisième vague » du féminisme prend ses assises sur un modèle typologique erroné (celui des vagues), qui évacue, réduit et dévalorise l’apport des différentes tendances théoriques du féminisme, particulièrement radical. Les associations unilatérales entre des périodes historiques et des idéologies ne rendent pas justice à la construction de la pensée féministe (radicale) dans l’histoire lointaine et récente. Les idées fausses véhiculées sur le féminisme radical, de même que la logique de dépassement et de nouveauté portée par une « troisième vague », se présentant comme rassembleuse des « jeunes féministes », s’inscrivent dans la même logique.

Si le discours sur les « jeunes » symbolise l’avenir (Griffin 2001 : 184), nier l’existence des « jeunes » féministes radicales peut être une façon de décourager cette forme de mouvement féministe dans l’avenir. Par ailleurs, même si l’on arrivait à prouver que les idées de la « troisième vague » sont mises en avant par les « jeunes » féministes de façon générale, on n’aurait pas pour autant prouvé que ces idées sont nouvelles ou représentatives de l’avenir du mouvement (Griffin 2001 : 185). L’amalgame entre « jeunes » féministes et actualité implique également un déni d’actualité et de pertinence, d’une part, aux féministes radicales d’âge mûr et, d’autre part, aux « jeunes » féministes radicales actives de nos jours. Dans un contexte de montée de l’antiféminisme (Trat, Lamoureux et Pfefferkorn 2006), ce discrédit est préoccupant, car il limite la portée du féminisme radical et peut servir les intérêts des groupes dominants.

En cherchant à rétablir la réalité historique et idéologique du féminisme radical, nous avons voulu nous solidariser avec nos consoeurs qui s’identifient à ce courant et les inviter à participer activement à ce repositionnement du féminisme radical, autant sur la scène universitaire que sur la scène militante. Sans pour autant affirmer que nous sommes contre toute forme de changement dans le mouvement féministe, ni prétendre que l’analyse féministe radicale soit elle-même exempte de toute critique, nous osons toutefois espérer que le féminisme radical sera, à l’avenir, représenté à sa juste valeur, car nous souhaitons le faire découvrir à d’autres femmes dans une version plus conforme à son authenticité idéologique. Qui plus est, nous croyons qu’il appartient aux féministes, qu’elles soient « jeunes » ou non, de se définir elles-mêmes et de déterminer les outils et les idées qu’elles trouvent utiles plutôt que de rejeter en bloc ce qui vient du passé. Le féminisme radical, pourtant accusé d’être « victimisant », a été - et est encore - pour nous quatre, nées au tournant des années 80, comme pour des milliers de femmes, un outil d’autonomisation (empowerment) formidable, une lunette qui a changé définitivement notre manière de voir le monde et les luttes que l’on doit y mener. Ne serait-ce que parce que nous refusons de dériver, de nous noyer dans les vagues, nous maintiendrons le cap en réaffirmant la pertinence du féminisme radical dans l’océan des courants de pensées féministes.