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Introduction

Depuis une douzaine d’année, un nombre croissant de chercheurs se sont intéressés aux facteurs économiques, politiques, sociaux, ou encore tout bonnement linguistiques, qui influent sur l’usage et la transmission de l’inuktitut, la langue des Inuit de l’Arctique oriental canadien[1]. Citons ici les travaux de Taylor et de ses collaborateurs (Taylor et al. 2000; Wright et Taylor 1995) sur les attitudes langagières, l’enseignement bilingue et l’identité au Nunavik; de Shearwood (1998) sur le lien entre maîtrise de la langue écrite et identité sociale à Igloolik; de Crago et al. (1998) sur les choix langagiers à l’intérieur des maisonnées inuit; d’Eriksson (1998) sur diglossie et identité à Iqaluit; de Patrick (2003) sur le rapport entre pouvoir politique et choix langagiers à Kuujjuaraapik (Poste de la Baleine), au Nunavik; de Tulloch (2004) sur les attitudes langagières des jeunes Inuit dans trois communautés du Nunavut; de Daveluy (2004) sur les politiques linguistiques au Nord; ou, enfin, de Johns (Andersen et Johns 2005), sur l’avenir de l’inuktitut au Labrador. Toutes ces études ont démontré que le présent et l’avenir de l’inuktitut sont intimement liés à la situation sociale et identitaire des Inuit au sein du Canada et du reste du monde ou, pour emprunter la terminologie de Bourdieu (1982), à la place qu’a su et que saura se tailler cette langue face à un marché linguistique dominé par l’anglais.

Mes propres travaux dans le domaine, effectués en collaboration avec Susan Sammons du Collège Nunavut de l’Arctique à Iqaluit, se sont intéressés au discours en tant qu’ensemble de pratiques signifiantes de communication — le choix de tel sujet de conversation ou, en contexte bilingue, de telle langue étant culturellement et socialement motivé — dont l’étude fournit une clé pour mieux pénétrer la signification culturelle et identitaire de la parole (Gumperz 1992; Hensel 2001). Nos recherches à Iqaluit, Igloolik et Kimmirut, trois communautés de la région de Baffin (Nunavut), ont montré que les choix langagiers étaient influencés à la fois par une volonté d’exprimer sans contrainte les réalités de la vie contemporaine (volonté qui avait tendance à favoriser l’anglais) et par un désir (qui se traduisait par l’usage de l’inuktitut) de manifester et de préserver son identité inuit. Ces choix — qui variaient quelque peu selon l’âge (mais pas selon le sexe) et la communauté de résidence des locuteurs — reflétaient en bonne partie la nature des rapports sociaux entre Inuit et Qallunaat dans l’Arctique canadien, ainsi que la perception (d’ordre culturel) de ces rapports par les Inuit (Dorais et Sammons 2002; Dorais 2003b).

Puisque l’usage linguistique et les attitudes langagières[2] sont influencés, directement ou non, par le contexte social et les relations interethniques, les pratiques de discours propres à une communauté bilingue ou multilingue sont sujettes à variation quand ce contexte et ces relations sont eux-mêmes en voie de transformation. C’est pourquoi l’étude des attitudes langagières au cours d’une période de changement politique ou social important peut nous aider à mieux comprendre comment langue, société et identité sont liées les unes aux autres.

Un tel changement est en train de se produire dans l’Arctique canadien, depuis qu’en 1999 la partie orientale des Territoires du Nord-Ouest est devenue une entité politique autonome, le Nunavut[3]. Le gouvernement de ce territoire est public, ses lois s’appliquant à tous ses résidents quelle que soit leur origine ethnique, mais comme il a été créé suite au règlement de revendications autochtones — l’établissement de l’entité territoriale relève de l’Entente du Nunavut signée en 1991 avec les Inuit des Territoires du Nord-Ouest — et comme 85% de ses résidents sont Inuit, le Nunavut exhibe un faciès autochtone (Légaré 2001). Ses symboles publics (drapeau, armoiries) sont d’inspiration inuit, l’inuktitut y est officiel (à côté de l’anglais et du français) et ses pratiques administratives et législatives sont censées s’inspirer des Inuit qaujimajatuqangit («les connaissances inuit de vieille souche»), le savoir traditionnel. Ceci veut dire que loin d’avoir été un acte strictement politique, la création du Nunavut a entraîné ou confirmé (en prorogeant des statuts légaux hérités des Territoires du Nord-Ouest) la reconnaissance formelle de la langue, de la culture et de l’organisation sociale de ses résidents inuit, dans les limites d’un territoire où ceux-ci constituaient la vaste majorité de la population. Il est donc intéressant de se demander si — et comment — les pratiques de discours et les attitudes langagières se sont modifiées ou sont en voie de l’être, depuis l’établissement du Nunavut.

C’est à cette interrogation que je tenterai d’apporter une réponse préliminaire dans cet article, en examinant les résultats d’entrevues effectuées à Iqaluit en 2003 avec 35 personnes (17 hommes et 18 femmes) d’origine inuit, âgées de 18 à 85 ans[4]. Ces entretiens — en inuktitut ou en anglais — avaient pour but de répondre à deux questions principales: 1) Croit-on que la valeur pratique de l’inuktitut — en tant qu’outil donnant accès au pouvoir social et politique, au marché du travail et au monde extérieur — a augmenté (ou est en voie d’augmentation) depuis la création du Nunavut? 2) Pense-t-on que le comportement langagier (plus particulièrement le choix entre l’inuktitut et l’anglais) a changé ou devrait changer suite à l’avènement du nouveau territoire?

L’article traitera successivement des langues d’usage des répondants; de la façon dont ceux-ci perçoivent l’évolution générale des pratiques langagières depuis la création du Nunavut; de l’utilité de l’inuktitut et des choix linguistiques que cela entraîne; du rapport perçu entre langue, politique et pratiques administratives; et du futur de l’inuktitut tel que les répondants l’entrevoient. En conclusion, je tenterai de caractériser la situation langagière qui semble se dessiner depuis l’avènement du Nunavut en y appliquant la notion de marché linguistique proposée par Bourdieu:

Les discours ne reçoivent leur valeur (et leur sens) que dans la relation à un marché, caractérisé par une loi de formation des prix particulière: la valeur du discours dépend du rapport de forces qui s’établit concrètement entre les compétences linguistiques des locuteurs entendues à la fois comme capacité de production et capacité d’appropriation et d’appréciation ou, en d’autres termes, de la capacité qu’ont les différents agents engagés dans l’échange d’imposer les critères d’appréciation les plus favorables à leurs produits.

Bourdieu 1982: 60

Il s’agira de déterminer, à la lumière des propos des répondants, si la valeur du discours en inuktitut semble avoir crû (ou être en voie de le faire) depuis que la création du Nunavut a, en principe, modifié le rapport de force entre Inuit et Qallunaat. Vu le faible nombre de répondants, les conclusions de l’article auront une valeur surtout indicative. Qui plus est, comme les entrevues ont été effectuées à Iqaluit, la capitale du territoire, une ville d’environ 6000 habitants dont près de la moitié ne sont pas Inuit, ces entretiens ne représentent pas nécessairement les opinions et les pratiques des personnes vivant dans les petites communautés, beaucoup plus homogènes sur le plan ethnique. L’échantillon comptait bien une dizaine d’hommes et de femmes originaires d’Igloolik ou de Kimmirut et résidant à Iqaluit depuis peu, mais leurs réponses ne diffèrent qu’occasionnellement de celles des autres répondants.

Les langues d'usage

Trente-trois des 35 répondants ont l'inuktitut comme première langue. Les deux autres, quoique d'origine inuit, sont de langue maternelle anglaise et ont appris l'inuktitut à l'âge adulte. Vingt-sept personnes se disent bilingues en inuktitut et en anglais — 25 d'entre elles ont moins de 50 ans — et une est trilingue puisqu'elle connaît le français en plus des deux autres langues. Fait intéressant, quelques répondants, surtout âgés, donnent un dialecte de l'inuktitut différent du leur comme langue seconde. Ces gens croient cependant qu'avec la création du Nunavut, les dialectes parlés à Iqaluit[5] commencent à se mêler pour n'en former plus qu'un:

Nous avons plutôt maintenant des variétés différentes de parlers qui viennent de différents endroits, puisque nous sommes en train de nous mélanger. On commence à se comprendre, alors que ce n'était pas possible autrefois[6].

femme de 68 ans

Les répondants bilingues ont appris l'anglais à l'école, par le biais de la télévision, en écoutant parler leurs parents ou leurs amis, au travail ou, pour quelques-uns, lors d'un séjour prolongé à l'hôpital. Les plus jeunes ont commencé à s'initier formellement à l'anglais à l'école (c'est le cas de 15 personnes), puisque cette langue prend la place de l’inuktitut en quatrième année du cours primaire, mais beaucoup d'entre eux avouent que l’anglais faisait déjà partie de leur environnement quotidien bien avant cela. Règle générale, les répondants bilingues considèrent comme plutôt bonne leur connaissance de l'anglais parlé. Qui plus est, 25 d'entre eux (89% des 28 personnes ayant répondu à la question) disent être en mesure de lire la langue anglaise. En ce qui concerne l'inuktitut par contre, si la grande majorité affirme le parler couramment, seuls 24 répondants sur 33 (73%) — y compris tous les gens de 50 ans et plus — disent pouvoir le lire, et 65% (20/31) l'écrire. Plus de femmes que d'hommes lisent et écrivent l'inuktitut, alors que les entrevues ont montré que les compétences et les attitudes féminines et masculines en matière de langue ne diffèrent généralement pas de façon sensible[7].

Langues d'usage à la maison

Sur 32 personnes ayant répondu à la question, 15 (47%) affirment utiliser surtout (ou exclusivement) l'inuktitut à la maison[8], 10 (31%) un mélange d'inuktitut et d'anglais, et 7 (22%) surtout l'anglais (et le français dans un cas):

[À la maison] nous entendons parler anglais partout, à la télé par exemple. À la radio, nous préférons écouter les émissions en inuktitut, mais nos amis n’utilisent que l’anglais. […] Aujourd’hui, nous parlons parfois en anglais, mais nous essayons toujours de parler surtout en inuktitut.

homme de 23 ans

[Je parle] en anglais parce que mon conjoint est un Qallunaaq, même s’il comprend un peu d’inuktitut. Si le téléphone sonne et que c’est pour moi, je parle en inuktitut.

femme de 39 ans

À la maison, j’utilise l’inuktitut et l’anglais. Parfois c’est plutôt l’anglais, parfois plutôt l’inuktitut. Je parle à mes enfants dans les deux langues et je ne sais pas pourquoi je fais ça.

homme de 43 ans

Chez les gens de moins de 30 ans, il semble y avoir un désir d'équilibrer l'usage des deux langues en présence. Certains disent être conscients de l'importance de transmettre leur langue maternelle à leurs enfants et de la nécessité de faire des efforts afin de l'utiliser le plus souvent possible et ce, même si les enfants répondent parfois — ou toujours — en anglais. Les répondants dont le partenaire est un ou une Qallunaaq utilisent davantage l'anglais à la maison, mais la présence de visiteurs inuit assure une certaine présence de la langue autochtone.

Les personnes plus âgées, dont la langue d’usage est l’inuktitut, perçoivent une véritable décroissance de l’utilisation de cette langue chez leurs petits-enfants. Certains le déplorent mais d’autres semblent le prendre avec philosophie:

Ma petite-fille, elle ne parle pas en inuktitut alors qu’elle devrait l’utiliser. Certains de mes enfants sont comme ça. Alors qu’ils devraient parler l’inuktitut, ils ne réussissent pas à en prendre l’habitude parce qu’ils ne se sentent pas confortables avec cette langue.

homme de 85 ans

Je ne parle qu’inuktitut à la maison, mais l’une de mes filles et l’un de mes petits-enfants s’adressent à moi en anglais et je peux les comprendre en partie. J’avoue que même si je suis maintenant devenue grand-mère, certains de mes petits-enfants me disent des choses en anglais. Je suis contente de pouvoir comprendre ce qu’ils disent. On peut apprendre même en vieillissant.

femme de 68 ans

Le second témoignage montre peut-être que pour certains, la compréhension entre générations passe avant la sauvegarde à tout prix de la langue autochtone. Les aînés ne sont toutefois pas les seuls à constater que les enfants et les adolescents parlent de plus en plus anglais avec leurs pairs et leurs parents. En fait, l’usage accru de la langue des Qallunaat à la maison est l’un des changements majeurs constatés depuis quelques années par la majorité de nos répondants, jeunes et vieux. Même si on leur parle en inuktitut, les enfants d’âge scolaire répondent en anglais. On attribue ce fait au nombre croissant d’Eurocanadiens vivant à Iqaluit et à l’omniprésence des médias anglophones:

J’essaie de parler inuktitut à la maison, mais quand je m’adresse dans cette langue à mon enfant de cinq ans, il me répond en anglais.

femme de 42 ans

Il y a trop de monde dans notre communauté. Il y a plein de monde qui parle surtout anglais et un nombre croissant d’enfants parle cette langue. Il y a tellement de Qallunaat… Et les émissions de télé sont toujours en anglais.

homme de 59 ans

Certains affirment ne pas percevoir de changements notoires dans les usages langagiers à la maison, mais quand on demande aux répondants s’ils pensent que ces usages vont changer dans l’avenir, beaucoup disent espérer entendre plus d’inuktitut au foyer et certains font des efforts en ce sens, en s’adressant à leurs enfants en langue maternelle. C’est le cas, en particulier, des répondants de moins de 30 ans qui ont des enfants. Plusieurs déclarent utiliser l’anglais dans les magasins et les bureaux, mais parler inuktitut à leurs enfants en contexte informel. D’autres croient qu’il faut laisser aux jeunes le temps d’apprendre l’inuktitut, l’apprentissage d’une langue étant l’affaire d’une vie:

Oui, ma mère me parle maintenant en inuktitut. Ma compétence s’améliore donc.

femme de 19 ans

Je veux transmettre ma langue à mon fils. Nous commençons donc à lui parler plus souvent en inuktitut. Nous lui parlons aussi en anglais. Je ne peux pas dire que nous utilisons une seule langue.

femme de 27 ans

Je pense que ça va changer avec le temps. Je pense que quand ils seront un peu plus vieux et qu’ils comprendront mieux, ils parleront [l’inuktitut] plus couramment.

homme de 28 ans

En somme, on semble penser qu’avec l’augmentation des effectifs (et de l’influence) qallunaat à Iqaluit — conséquence plus ou moins directe de la création du Nunavut — les enfants et les adolescents sont plus exposés à l’anglais qu’ils ne l’étaient auparavant. Cela se traduit par une baisse d’usage de l’inuktitut à la maison, mais beaucoup de jeunes parents croient qu’il y a moyen de renverser la vapeur et disent faire des efforts pour transmettre leur langue maternelle à leurs enfants, même si en pratique ils s’adressent souvent à eux dans les deux langues, comme le font les parents d’âge moyen.

Langues d’usage au travail

Dix-sept répondants sur les 29 âgés de moins de 65 ans détiennent un emploi, soit près de 60% d’entre eux. Les détenteurs d’emploi sont proportionnellement plus nombreux chez les personnes de 30 à 49 ans (9/12, dont trois hommes et six femmes) que chez celles de moins de 30 ans (8/16, dont cinq hommes et trois femmes) et, surtout, que chez les individus de 50 ans et plus, qui se déclarent tous sans emploi.

Les pratiques langagières au travail dépendent en bonne partie du type d’emploi occupé, de l’origine ethnique du personnel, et aussi du sujet de conversation. On a tendance à utiliser l’anglais quand on travaille dans la vente ou en présence de collègues qallunaat (qui détiennent souvent une position d’autorité). Certains répondants affirment que l’inuktitut est difficile à comprendre au téléphone — à cause, parfois, des différences dialectales — et qu’il est mal adapté à l’expression de la modernité bureaucratique et commerciale. On préfère donc faire passer l’intercompréhension avant tout désir d’affirmation de la langue autochtone:

Au travail, j’ai l’habitude de parler surtout l’anglais, car cette langue est plus facile d’usage. Tout le monde la comprend, et on comprend mieux [quand on l’utilise]. Quand on parle en inuktitut, il y a des moments où personne ne comprend ce que vous dites.

homme de 43 ans

Le niveau de bilinguisme au travail — et, donc, l’utilisation de l’inuktitut — semble un peu plus élevé chez les employés des services gouvernementaux qui doivent communiquer avec le public. Mais là encore, l’anglais est très présent:

Au travail, je parle inuktitut quand quelqu’un a besoin d’un service [dans cette langue], comme par exemple quand quelqu’un appelle pour poser une question. Mais nous utilisons surtout l’anglais.

homme de 28 ans, employé d’un ministère

J’utilise les deux langues. Certains députés s’adressent à moi [en inuktitut], mais seulement ceux qui ne peuvent pas parler anglais. J’utilise donc les deux langues au travail.

femme de 39 ans, employée à l’Assemblée Législative du Nunavut

Les répondants venus d’Igloolik ou de Kimmirut soulignent qu’ils utilisaient plus souvent l’inuktitut au travail dans leur communauté d’origine. Ils perçoivent ainsi Iqaluit comme un lieu fortement bilingue, où les choses se font à la manière des Qallunaat:

Je remarque que nous parlions surtout l’inuktitut. Nous étions tous Inuit et c’est en inuktitut que je leur demandais ce qu’ils voulaient acheter. Ils indiquaient l’objet de leur achat en anglais, mais ensuite, nous nous mettions à parler en inuktitut.

femme de 23 ans, originaire d’Igloolik

Malgré l’omniprésence apparente de l’anglais au travail, certains répondants estiment avoir observé une recrudescence d’usage de l’inuktitut depuis quelques années, surtout en ce qui concerne les emplois au sein du gouvernement du Nunavut:

Oui, depuis l’avènement du Nunavut, on utilise beaucoup plus d’inuktitut ici.

homme de 45 ans

Au travail, on nous encourage à essayer d’utiliser l’inuktitut. Nous pourrions donc le parler plus fréquemment.

femme de 27 ans

Par contre, d’autres personnes doutent des bienfaits des mesures gouvernementales en matière linguistique. La promotion de l’inuktitut serait plutôt un moyen de se faire du capital politique, l’utilisation accrue de cette langue ne devenant possible que quand les Inuit occuperont des postes plus élevés sur le marché du travail:

Ils disent que ça a beaucoup changé, mais je sais [qu’au contraire], alors qu’auparavant on parlait seulement en inuktitut, on utilise maintenant plus d’anglais.

femme de 22 ans

Une répondante souligne enfin qu’un des changements majeurs amenés par la création du Nunavut, c’est que certains Qallunaat commencent à comprendre l’inuktitut et qu’il faudrait faire des efforts pour les encourager dans cette voie:

Ça a changé. La jeune génération parle maintenant plus souvent en inuktitut. Auparavant, quand les Inuit ont commencé à avoir des emplois, il y avait plus de travailleurs qallunaat que d’employés inuit. Mais maintenant, quand il y a des Qallunaat qui travaillent avec les Inuit, ces Qallunaat peuvent comprendre un petit peu d’inuktitut. C’est ça qui semble avoir changé. Les Qallunaat ont maintenant une meilleure compréhension de l’inuktitut.

femme de 42 ans

Langues d’usage dans le domaine public

Dans leurs contacts avec l’administration gouvernementale, certains répondants affirment utiliser l’inuktitut avec les Inuit et l’anglais avec les Qallunaat, mais plusieurs disent parler plus souvent anglais. Vingt et une personnes sur les 32 ayant répondu à la question avouent même n’utiliser que l’anglais en contexte administratif:

[Je parle] anglais. Personne ne me comprendrait si je parlais en inuktitut.

femme de 23 ans

Quand je fais une démarche administrative […], je parle l’anglais plus souvent que l’inuktitut.

homme de 44 ans

L’objectif (prévu pour 2020) de voir l’inuktitut devenir la langue de travail du gouvernement du Nunavut semble donc encore loin. Des répondants trouvent anormale la prépondérance de l’anglais et les plus âgés d’entre eux disent s’adresser systématiquement en inuktitut aux employés de l’État, même quand il s’agit de Qallunaat:

Si vous ne parlez pas inuktitut, vous ne devriez pas travailler pour le gouvernement du Nunavut. Quand je m’adresse à un service gouvernemental, je parle seulement inuktitut, que l’employé soit Inuk ou non.

homme de 59 ans

Je parle en inuktitut. Certains Qallunaat vont vous parler en anglais et je commence à leur rendre la pareille en [leur] parlant en inuktitut.

femme de 74 ans

Les aînés agissent de la même façon dans leurs contacts avec le secteur privé (commerces, taxis, etc.), l’usage inconditionnel de l’inuktitut devenant ainsi pour eux une sorte de marqueur de la frontière ethnique séparant Inuit et Qallunaat:

Quand je prends un taxi, les chauffeurs qallunaat vont s’adresser à moi en anglais et je vais leur répondre en inuktitut. Ils ne réalisent même pas que je ne peux pas parler anglais et continuent à me parler dans cette langue. Pour me venger, je leur réponds en inuktitut.

femme de 73 ans

Les répondants plus jeunes utilisent les deux langues lors de leurs transactions commerciales, s’adressant aux commis ou aux clients en inuktitut, en anglais ou dans les deux langues (changement de code), selon le contexte et l’origine ethnique de la personne.

Dans leurs rencontres avec le personnel scolaire, le tiers des répondants disent ne parler qu’inuktitut. Il s’agit surtout, semble-t-il, de parents avec de jeunes enfants. L’instruction en inuktitut est, en effet, intensive en début de scolarisation et beaucoup d’écoliers ont alors des enseignants inuit. Au deuxième cycle du primaire par contre, ainsi qu’au secondaire, l’anglais constitue la principale langue d’enseignement et il s’avère plus difficile pour les élèves de communiquer en langue maternelle. Ceci semble dû au fait que c’est en langue anglaise qu’ils sont exposés à la réalité qui est la leur, celle de la modernité, et qu’il leur est donc presque impossible de s’exprimer clairement en inuktitut à propos de cette réalité. Par conséquent, l’anglais devient alors la première langue d’usage à l’école:

Ma fille va à l’école mais elle suit ses cours en anglais. Ils ont des cours en inuktitut, mais je pense qu’elle trouve ça difficile et qu’elle ne fait pas d’efforts.

homme de 29 ans

Au niveau collégial, c’est l’anglais qui est considéré le plus apte à transmettre des connaissances spécialisées:

Comme l’anglais est ma langue seconde, et quand je vois ces mots techniques à l’école, j’apprends toujours des choses en les utilisant et je les comprends mieux [que les mots en inuktitut]. Ça m’aide et ça m’est vraiment utile.

femme de 44 ans, étudiante au Collège Nunavut de l’Arctique

La majorité des répondants estiment que depuis l’avènement du Nunavut, les jeunes utilisent davantage la langue anglaise qu’ils ne le faisaient auparavant, et ce malgré le fait qu’on enseigne l’inuktitut à l’école. Des aînés déplorent aussi que les professeurs inuit venus d’ailleurs exposent les élèves d’Iqaluit à des dialectes qui diffèrent du parler local.

Quand on leur demande s’ils s’attendent à ce que l’usage des langues dans le domaine public change dans un avenir plus ou moins rapproché, les répondants ont tendance à distinguer entre l’idéel et le réel, entre ce qu’ils souhaitent et ce qui risque vraiment de se passer. Au niveau idéel, plusieurs expriment le désir de voir augmenter la visibilité de l’inuktitut parlé et écrit, et d’assister à la promotion sociale des locuteurs de cette langue:

Il serait souhaitable que nous puissions parler et écrire notre langue. Il faudrait faire plus d’efforts à ce sujet. Idéalement, on devrait pousser les jeunes à parler plus souvent leur langue maternelle.

homme de 28 ans

Il faudrait offrir des emplois à un plus grand nombre de locuteurs de l’inuktitut.

femme de 44 ans

Sur le plan du réel, les répondants croient que l’usage de l’anglais va continuer à augmenter à Iqaluit. Ils sont conscients de l’influence quasi irrésistible de la culture de masse anglophone (Internet, télévision, musique populaire, etc.), que plusieurs personnes qualifient de «façons de faire qallunaat». Une jeune répondante estime même qu’il est plus facile de défendre la culture inuit et de mener une vie décente dans le Nord quand on maîtrise bien l’anglais:

Quand il [son fils] apprendra l’anglais et quand il pourra le parler, peut-être que les choses vont changer.

femme de 22 ans

Oui je pense que ça va changer. De nos jours, nous utilisons encore plus les façons de faire qallunaat. Et nous apprenons aussi en regardant la télévision.

femme de 43 ans

D’autres personnes, plus âgées, font une sorte d’acte de foi et croient que malgré l’influence des façons de faire qallunaat, l’identité inuit va survivre, chez certains tout au moins:

Je veux vraiment que les Inuit parlent plus l’inuktitut, parce que nous sommes inuit, de précieux Inuit. Même si nous habitons maintenant des maisons semblables à celles des Qallunaat, nous n’allons pas cesser d’être inuit et de manger notre nourriture. […] Mes enfants vont continuer à consommer de la nourriture du pays parce qu’ils suivent mon exemple, mais ce n’est pas toujours la même chose pour les autres.

femme de 68 ans

L’impression qui se dégage des attitudes et des représentations de nos répondants quant à l’utilisation de l’inuktitut et de l’anglais, c’est que malgré la création du Nunavut, malgré le fait que l’inuktitut ait un statut officiel au Nord et que son usage soit théoriquement encouragé, l’anglais ne cesse de progresser, surtout chez les plus jeunes. Des aînés tentent de résister à cette progression en marquant bien ce qui les différencie des Qallunaat. De jeunes parents disent essayer consciemment de s’adresser en inuktitut à leurs enfants. La langue autochtone semble donc détenir une valeur culturelle et identitaire que devraient renforcer les changements politiques en cours. Il semble cependant que tout ne soit pas si simple. Chez les répondants bilingues, le désir de communiquer le plus adéquatement possible à propos de réalités contemporaines apprises et pensées surtout en anglais l’emporte souvent sur la volonté de préserver l’inuktitut. L’avenir de cette langue n’est donc pas encore nécessairement assuré à Iqaluit.

L’évolution des pratiques langagières depuis la création du Nunavut

Quand on leur demande s’ils ont observé des changements sur le plan langagier dans leur communauté depuis l’avènement du Nunavut, les 33 personnes ayant répondu à la question donnent des réponses contrastées. Celles de moins de 30 ans estiment en majorité (10/15) qu’il n’y a pas eu de changements ou que ceux-ci ne sont pas vraiment significatifs. Par contre, les répondants de 50 ans et plus constatent presque tous (6/7) que les usages linguistiques ont changé. Quant aux personnes d’âge moyen (30 à 49 ans), leurs opinions sont mitigées, un peu plus de la moitié d’entre elles (6/11) trouvant qu’il y a eu changement[9].

Les aînés constatent qu’en devenant la capitale du Nunavut, Iqaluit s’est mise à attirer un nombre élevé de personnes parlant différents dialectes de l’inuktitut. Cette situation nuit quelque peu à la compréhension mutuelle, mais elle commence à se résorber car tous les parlers tendent à converger vers un dialecte central qui est celui d’Iqaluit:

Comme il y a maintenant plus de dialectes, nous ne comprenons pas toujours. Nous commençons à accueillir divers dialectes qui ne sont pas les nôtres.

homme de 59 ans

Plus généralement, de nombreux répondants notent une visibilité accrue de l’inuktitut, même si l’usage de l’anglais est en croissance. La situation semble paradoxale. La présence de l’inuktitut dans la sphère publique — dans l’affichage en particulier — a augmenté depuis la création du Nunavut, mais on a tendance à s’exprimer davantage en anglais à la maison. Tel que mentionné plus haut, les répondants en âge d’avoir des enfants paraissent conscients du rôle central qu’ils peuvent jouer dans la sauvegarde de la langue et disent faire un effort pour s’adresser aux plus jeunes en inuktitut. Ils constatent aussi que les individus d’origine inuit qui ne parlent pas leur langue ont souvent honte de leur ignorance:

Je sais qu’on doit tout traduire de l’anglais à l’inuktitut. Je vois maintenant des choses écrites en inuktitut alors que tout était en anglais auparavant.

femme de 24 ans

On a dit à la radio que l’inuktitut était en déclin et que nous devions prendre la situation en main. Ce n’est pas la responsabilité du gouvernement mais la nôtre, celle des parents, d’empêcher la disparition de la langue.

homme de 45 ans

J’ai remarqué que les Inuit qui ne parlent pas l’inuktitut ont honte de ne pas pouvoir parler eux-mêmes cette langue.

homme de 22 ans

La création du Nunavut semble donc avoir permis — ou tout au moins facilité — une prise de conscience de type ethnique ou quasi-nationaliste, qui met la culture et la langue inuit à l’avant-plan. On juge éminemment souhaitable de parler l’inuktitut et de le transmettre à ses descendants, et on admet sa responsabilité à cet égard. Mais certains constatent aussi, surtout parmi les aînés, que les promesses faites par les politiciens quant au rôle de la langue autochtone — sur le marché du travail en particulier — n’ont pas été tenues:

Les Inuit sont toujours sans emploi. Quand ils [les politiciens] faisaient campagne pour le Nunavut, ils disaient que la majorité des Inuit trouveraient du travail, mais ce n’est pas encore le cas. […] Même si nous avons le Nunavut, c’est en anglais qu’on doit s’occuper de choses comme les ordinateurs. Ce n’est que si vous parlez bien l’anglais et l’inuktitut que vous pouvez trouver un bon emploi. Ceux qui possèdent de l’expérience et des connaissances [mais pas l’anglais] ne sont pas choisis, parce qu’on ne tient pas compte de leur expérience; alors qu’il est si facile d’apprendre sur le tas, comme nous le faisions.

femme de 74 ans

Pour ce qui est de l’avenir, les répondants de moins de 50 ans croient pour la plupart que l’inuktitut va se détériorer au profit de l’anglais — peut-être plus à Iqaluit que dans les petites communautés. Ils parlent aussi de convergence dialectale — un seul dialecte remplacera les parlers actuels — mais quelques-uns craignent que la langue autochtone disparaisse presque totalement, comme cela a été le cas chez les Inuvialuit de l’Arctique occidental. Sur un plan plus positif, certains estiment que le niveau de scolarité va augmenter, ce qui, selon eux, devrait freiner l’érosion linguistique tout en favorisant la formation d’une élite locale et nationale:

Je pense que ça va continuer à changer. Peut-être que nous allons parler anglais, ou parler un inuktitut déficient mêlé d’anglais. C’est déjà comme ça maintenant, mais ça va peut-être devenir pire.

femme de 21 ans

Je pense que les habitants du Nunavut vont parler un seul dialecte. C’est peut-être comme ça que ça va changer.

homme de 30 ans

Je ne pense pas que cela [le changement] va être si fort que ça. Peut-être que si les Inuit étudient plus, les choses vont changer.

homme de 37 ans

Chez les 50 ans et plus, c’est l’écart entre les compétences linguistiques des jeunes et celles de leurs aînés qui semble constituer le phénomène le plus marquant pour l’avenir. Les répondants unilingues mentionnent également les problèmes de communication entre employés qallunaat et clients ou bénéficiaires inuit. Ici aussi on craint une disparition pure et simple de la langue à plus ou moins longue échéance:

De nos jours, ils [les jeunes] parlent surtout anglais. Ça semble évident qu’on va moins parler l’inuktitut. Ça ne peut que changer puisque les aînés ne seront pas toujours là. Regardez l’Arctique de l’Ouest: les Inuvialuit y parlent surtout anglais. Il semble que ce soit la même chose ici. On fait des efforts pour préserver la langue, mais elle commence à disparaître.

femme de 68 ans

Utilité de l’inuktitut et choix linguistiques

Le sort futur de l’inuktitut est en partie lié à l’utilité — réelle ou perçue — de cette langue pour bien fonctionner dans le monde contemporain. Ce sont souvent des motivations pratiques, conscientes ou inconscientes, qui expliquent les choix linguistiques des locuteurs inuit.

Gagner sa vie au Nord

Treize répondants sur 33, dont les deux tiers des personnes de 50 ans et plus, estiment que l’inuktitut a une utilité certaine sur le marché de l’emploi. Par contre, 14 répondants pensent que l’anglais est plus utile, et six croient que cela dépend des circonstances. La plupart des personnes interviewées justifient leur réponse en mentionnant que la langue de travail dominante est celle parlée par les employeurs et les employés de haut niveau. Or comme ces gens sont le plus souvent des Qallunaat, il est primordial pour toutes les personnes en âge de travailler de bien maîtriser l’anglais. Seuls les répondants à l’emploi du gouvernement du Nunavut — ainsi que des interlocuteurs originaires d’Igloolik et de Kimmirut — estiment que l’inuktitut peut être aussi, sinon plus utile que l’anglais.

Certains insistent toutefois sur le fait que l’inuktitut est irremplaçable quand on vit dans le Nord. Les aînés qui pratiquent des activités traditionnelles, en particulier, jugent la langue autochtone plus utile que l’anglais, tout en déplorant l’omniprésence du parler qallunaaq — qu’ils ne comprennent généralement pas — dans les écrits émanant du gouvernement. D’autres pensent que la langue de l’identité doit primer sur celle des non-autochtones, ou regrettent que les aléas de la vie pratique favorisent l’utilisation de l’anglais:

J’aimerais voir l’inuktitut [comme langue la plus utile au travail], mais la réalité veut que l’anglais soit d’utilisation plus facile.

femme de 21 ans

Je pense que l’inuktitut est plus utile, car l’Arctique appartient aux Inuit.

femme de 21 ans, originaire d’Igloolik

Le gouvernement n’utilise pas l’inuktitut, mais fonctionne à partir de documents écrits en anglais. Il semble donc que nous ayons à parler cette langue pour être compris par les fonctionnaires. Les documents écrits à la main en inuktitut n’ont aucune valeur pour le gouvernement.

homme de 59 ans

La plupart des répondants gardent quand même un optimisme prudent, en mentionnant que depuis la création du Nunavut l’inuktitut est devenu plus visible, et que les gens commencent à prendre conscience de l’importance de parler cette langue dans le Nord. Tous, ou presque, reconnaissent toutefois que le fait d’être bilingue offre un réel avantage — à Iqaluit tout au moins — pour s’insérer sur le marché du travail, et que l’économie de marché, inséparable de l’usage de l’anglais, rend la vie plus facile.

En ce qui concerne l’avenir, les plus jeunes s’attendent à ce que le gouvernement du Nunavut fasse la promotion intensive de l’inuktitut en milieu de travail et traduise plus de textes dans cette langue, et ce malgré l’arrivée d’un nombre croissant de Qallunaat venus s’installer au Nord pour y vivre. Ces répondants font aussi montre d’un désir marqué d’accentuer la communication intergénérationnelle, et plusieurs misent sur l’éducation pour sauvegarder l’inuktitut. Quant aux aînés, qui réalisent qu’ils sont peut-être les derniers Inuit traditionnels, ils sont conscients de leur rôle dans la sauvegarde de la langue, même si le fossé entre générations continue à se creuser. Les perceptions des répondants se partagent donc entre une vision réaliste des choses — l’anglais est là pour rester — et une volonté identitaire bien affirmée.

Mieux connaître le monde extérieur

La majorité des répondants (17 des 28 personnes ayant répondu à la question) estiment que l’anglais est plus utile que l’inuktitut pour s’informer sur le monde extérieur, et quatre autres disent que cela dépend de ce qu’on veut connaître. Les sept personnes qui affirment que l’inuktitut est préférable à l’anglais (cinq femmes et deux hommes, de moins de 50 ans à une exception près) semblent répondre de manière plus défensive et s’exprimer dans un registre idéel, peut-être motivé par un rejet de l’hégémonie anglophone sur le savoir:

C’est l’inuktitut, car nous sommes Inuit.

femme de 21 ans

Ce serait bien si c’était l’inuktitut. Mais les Qallunaat, qui sont très instruits, ne peuvent parler cette langue. C’est donc l’anglais [qui est plus utile pour apprendre].

homme de 36 ans

Je pense que la meilleure façon pour que les enfants comprennent bien… Je pense que c’est plus facile d’expliquer les choses en anglais.

homme de 28 ans

Les aînés disent compter beaucoup sur les jeunes pour leur faire connaître ce qui se passe dans le monde extérieur. C’est là une reconnaissance implicite de l’importance de l’anglais dans l’acquisition des connaissances. Certains mentionnent toutefois que même si les interprètes constituent une ressource essentielle, on peut apprendre beaucoup de choses par la simple observation (qui caractérise l’apprentissage inuit traditionnel), et que l’inuktitut se prête mieux que l’anglais à l’acquisition des savoirs sur l’environnement naturel:

Ce n’est pas qu’avec l’anglais que vous pouvez vous informer sur le monde extérieur. Vous avez des yeux et des oreilles; vous êtes donc en mesure d’apprendre tout ce qui se passe dans le monde. Si vous ne pouvez pas parler anglais et que quelqu’un d’autre le peut, vous pouvez demander à cette personne de vous aider.

homme de 78 ans

L’inuktitut est probablement plus adéquat pour apprendre des choses à propos des étoiles et des nuages, parce qu’on peut en dire beaucoup rien qu’en observant les nuages. Même si le temps est calme, vous pouvez prédire quand est-ce que le vent va se lever.

femme de 74 ans

Si la plupart des répondants disent ne pas avoir observé de changements liés au rôle pédagogique de l’inuktitut, plusieurs anticipent une forte augmentation du taux de scolarité dans les années à venir et, donc, une plus grande ouverture des Inuit sur l’univers des connaissances. Certains estiment toutefois qu’à Iqaluit, cette situation va rapidement mener les jeunes à délaisser l’inuktitut pour se perfectionner en anglais, clé quasi exclusive du savoir scolaire, livresque et informatique, et porte du marché du travail. On en arriverait ainsi en quelques décennies à une détérioration complète de la langue autochtone. Selon quelques-uns, la création de néologismes en inuktitut pourrait peut-être contrecarrer les choses, pourvu que ces nouveaux termes soient systématiquement enseignés à l’école.

Communiquer dans la communauté

Les réponses à la question de l’entrevue portant sur la langue la plus utile pour communiquer à l’intérieur de sa communauté de résidence sont particulièrement intéressantes, puisqu’elles touchent aux pratiques discursives et à la communication intergénérationnelle. Le choix langagier dépend plus des locuteurs en présence que d'une intentionnalité quelconque. Ainsi, les répondants affirment utiliser l'anglais pour communiquer entre eux lorsqu'au moins un Qallunaaq est présent[10]. Par contre, on parlera inuktitut en présence d'aînés inuit, ce qui cause des problèmes à certains jeunes qui ne maîtrisent pas bien la langue autochtone. L'utilisation de l'anglais avec les aînés étant considérée comme un manque de respect, ces jeunes préfèrent éviter de communiquer avec la vieille génération:

[Je parle] anglais, parce que je ne m’exprime pas bien en inuktitut. Je ne parle pas aux aînés inuit parce que je ne suis pas une bonne locutrice de l’inuktitut. Je pense que ce n’est pas respectueux d’essayer de s’adresser en anglais à un aîné.

femme de 21 ans

Quand il s’agit d’un Inuk, je parle en inuktitut. Avec un Qallunaaq, je parle anglais.

homme de 45 ans

Les répondants plus âgés voient la communauté comme un tout qui se tient grâce à la langue, celle-ci étant le poumon de la tradition inuit. L’usage de l’inuktitut sur le plan communautaire est donc synonyme d’identité, et l’anglais est souvent vu comme une menace, une source d’irrespect (ce qui rejoint les propos de la jeune répondante qui vient d’être citée):

Quand nous socialisons dans la communauté, nous parlons en inuktitut. Ceci nous rapproche les uns des autres, puisque nous savons que nous sommes ensemble entre Inuit et que nous nous comprenons grâce à notre langue. C’est comme si nous ne faisions qu’un.

homme de 59 ans

C’est ce sentiment communautaire lié à l’usage de l’inuktitut que plusieurs jeunes Inuit rencontrés par Shelley Tulloch (2004) à Iqaluit et ailleurs au Nunavut regrettent de ne pas pouvoir partager, faute de pratique suffisante de leur langue maternelle. Pour eux, l’inuktitut a une fonction bien précise: faciliter l’intégration à la communauté d’appartenance.

Nos répondants, jeunes ou vieux, partagent cette façon de voir: la langue autochtone est essentielle au bon fonctionnement des relations intracommunautaires. Ils notent cependant que malgré l’avènement du Nunavut, l’anglais continue à gagner du terrain à Iqaluit, en dépit d’une visibilité certaine de l’inuktitut. Dans les petites communautés par contre, la langue maternelle est beaucoup plus présente que dans la capitale.

Même si on a tendance à penser qu’à Iqaluit même — à cause, en partie, du nombre élevé de Qallunaat qui y résident — l’anglais va continuer à s’imposer, 27 répondants sur 35 estiment qu’en général, l’utilisation de l’inuktitut va augmenter au Nunavut au cours des prochaines années. Pour les moins de 30 ans, le taux de natalité élevé dans les communautés inuit est considéré comme un facteur décisif de rétention linguistique, malgré la toute-puissance de l’anglais. Pour les plus vieux, c’est l’action gouvernementale — dans le domaine de l’éducation en particulier — qui peut seule assurer la survie d’une langue que plusieurs jugent déjà sérieusement menacée. La plupart des répondants semblent donc partagés ici encore entre une vision plus idéaliste des choses — la création du Nunavut aura un effet positif sur la sauvegarde de l’inuktitut — et une analyse plus réaliste: la progression de l’anglais est difficile, voire impossible à contrer, à Iqaluit tout au moins.

Langue et politique

En lien, peut-être, avec le fait qu’on perçoit l’existence du Nunavut comme devant contribuer à la survie et à la promotion de l’inuktitut, 80% des répondants (28/35) estiment qu’il est important que les hommes et femmes politiques sachent s’exprimer dans cette langue. Les plus âgés reprochent aux politiciens d’utiliser trop souvent l’anglais, à l’Assemblée législative en particulier, ou encore de parler un inuktitut qui n’est pas celui des aînés. Les répondants plus jeunes, par contre, jugent essentiel qu’on utilise la langue autochtone en politique, surtout par respect pour les personnes âgées[11], mais ils considèrent aussi que l’usage de l’anglais est positif, puisqu’à leur avis cette langue permet de mieux faire avancer les idées. Qui plus est, le recours à la langue des Qallunaat favoriserait la communication entre locuteurs de différents dialectes:

Ils disaient que les choses allaient se passer en inuktitut, mais ils ne font pas d’efforts en ce sens. Ils [les politiciens] parlent l’inuktitut entre eux, mais ils n’utilisent pas tous les mots. Je regarde la télévision, et c’est comme ça qu’ils font quand ils siègent [à l’Assemblée].

homme de 85 ans

Si nous voulons nous assurer un futur positif, ainsi que la préservation de notre langue et de notre culture, il nous faut faire un usage plus réaliste de la langue, en inuktitut comme en anglais. C’est comme ça que nous pourrons progresser.

femme de 36 ans

Ce serait mieux s’ils parlaient en inuktitut, parce que les gens qu’ils représentent sont des Inuit.

femme de 24 ans

En somme, plusieurs répondants jugent que puisque les hommes et femmes politiques représentent la voix du peuple, ils devraient idéalement parler la langue de ce peuple pour donner plus d’authenticité à leur message. Toutefois, comme la traduction en inuktitut de certains termes administratifs peut porter à confusion, l’usage de l’anglais s’avère nécessaire lui aussi. Les moins de 50 ans en particulier pensent qu’une connaissance technique de cette langue peut faciliter la discussion des idées politiques et la promotion de la culture inuit dans le contexte pan canadien. Les facteurs pratiques ont donc souvent préséance sur la volonté identitaire. Quelques aînés estiment cependant que la variation culturelle entre Inuit et Qallunaat est si grande que l’utilisation de l’anglais s’avère totalement inappropriée pour mener à bien les affaires du Nunavut. Une telle vision essentialiste rend insurmontables à leurs yeux les différences de langue et de culture.

Si certains répondants s’interrogent sur le poids respectif de l’inuktitut et de l’anglais dans la vie politique, tous s’accordent à dire que l’interprétation simultanée d’une langue à l’autre lors des séances de l’Assemblée législative du Nunavut joue un rôle utile. De manière générale, on estime que l’interprétation et la traduction systématiques des travaux de l’Assemblée permettent une plus grande transparence du discours, en rendant accessibles dans les deux langues des concepts parfois difficiles à comprendre. Cette transparence facilite la compréhension des enjeux politiques sur le plan communautaire, puisqu’elle assure que tous les résidents du Nunavut, Inuit comme Qallunaat, sont sur la même longueur d’onde et ce, indépendamment de leur origine, de leur classe sociale ou de leur niveau de compétence linguistique. Plus spécifiquement, la traduction en inuktitut des débats permet aux aînés unilingues ou peu familiers avec l’anglais de se tenir au courant de ce qui se passe à l’Assemblée législative[12].

Langue et pratiques administratives

De la politique à l’administration publique, il n’y a qu’un pas. Quand on leur demande si, à leur avis, il est important que les fonctionnaires gouvernementaux du Nunavut communiquent en inuktitut, tous les répondants répondent par l’affirmative. Les raisons pour ce faire vont de la nécessité de sauvegarder la langue, en passant par un sentiment d’autonomie («le Nunavut a été établi pour les Inuit» affirme un homme de 45 ans), jusqu’à des critères de respect envers les aînés. Le fait de parler inuktitut dans les sphères gouvernementales permet de consolider les liens entre personnes issues de diverses communautés et de faire de la langue autochtone un outil de communication panarctique. La plupart des répondants sont toutefois conscients de la nécessité d’utiliser aussi l’anglais dans l’administration, mais pour plusieurs, cette langue doit surtout servir à s’adresser à des supérieurs qallunaat plutôt qu’à des collègues inuit.

La documentation écrite

Règle générale, les répondants croient que l’usage administratif de l’inuktitut doit aussi s’étendre à la langue écrite. Pour les moins de 30 ans, le syllabaire inuit représente un symbole identitaire important, mais la plupart jugent cette forme d’écriture inutile pour eux, puisqu’ils la déchiffrent mal même s’ils l’ont apprise à l’école primaire. L’idée de lire aisément un texte administratif en inuktitut semble loin de leur réalité. Ils estiment l’anglais beaucoup plus utile, parce que plus rapide à lire, plus transparent et mieux compris:

J’aime l’idée qu’il existe des gens capables de lire en inuktitut.

femme de 21 ans

Je n’ai rien contre les documents écrits en inuktitut, mais je ne peux plus les lire, ni écrire dans cette langue. Nous utilisons trop les manières de faire des Qallunaat.

homme de 29 ans

Pour les répondants âgés de 30 à 49 ans, l’usage du syllabique a une connotation nationaliste, puisqu’ils le jugent lié de près au développement et au renforcement de l’inuktitut et des connaissances en général. On peut noter chez eux un certain désir de renverser le rapport de force actuel, en donnant plus d’importance à l’inuktitut qu’à l’anglais, mais plusieurs se posent des questions sur l’utilité pratique du syllabique, surtout dans le secteur administratif:

S’il y avait des documents écrits en inuktitut, nous, la jeune génération, nous mettrions à lire et apprendre la langue. En ce qui me concerne, la seule façon dont je suis parvenu à apprendre des choses en inuktitut, c’est quand je les ai vues écrites dans cette langue.

homme de 43 ans

[L’écriture syllabique] est importante, mais je ne sais pas quel usage j’en ferais.

homme de 37 ans

Finalement, seuls les gens de 50 ans et plus semblent accorder aux écrits en inuktitut une valeur pratique autant que symbolique, puisqu’ils ne lisent généralement pas l’anglais. Certains déplorent toutefois le fait que le sens des documents administratifs écrits ou, le plus souvent, traduits en langue autochtone n’est pas toujours clair:

Oui, ce serait important s’ils pouvaient publier plus de textes en inuktitut.

femme de 68 ans

[Les documents en inuktitut] sont importants, pourvu qu’ils soient bien faits.

homme de 59 ans

La communication avec les administrés

À trois exceptions près, les répondants croient important que le gouvernement du Nunavut communique en inuktitut avec ses administrés. La raison majeure en est que ce n’est que de cette façon que les personnes unilingues ou peu bilingues, les aînés en particulier, pourront recevoir tous les services auxquels elles ont droit. Les jeunes estiment avoir moins besoin que leurs aînés d’être servis en inuktitut — pour eux, la bonne compréhension des messages est plus importante que la langue qu’on utilise — mais ils jugent important que ces aînés puissent accéder facilement et dans leur langue aux services gouvernementaux. Certains laissent toutefois entendre que l’utilisation exclusive de l’inuktitut dans l’administration est irréaliste car toutes sortes de personnes travaillent pour le gouvernement du Nunavut. Quelques-uns vont même plus loin, en qualifiant de simples tactiques électorales les promesses d’implantation de la langue autochtone:

Plusieurs personnes ont déclaré à la radio que quand nous aurions le Nunavut, c’est ce que nous ferions [utiliser l’inuktitut comme langue de communication]. Les gens pensent donc qu’à chaque fois qu’ils appellent au gouvernement du Nunavut, on va leur répondre en inuktitut. Quand ce n’est pas le cas, ils se fâchent.

femme de 39 ans

Certains répondants affirment éprouver des difficultés à se faire servir dans la langue de leur choix. C’est surtout le cas de personnes plus âgées, quoique quelques jeunes bilingues signalent ne pas toujours comprendre les documents en inuktitut qu’on leur envoie parfois.

L’évolution des usages langagiers

Les répondants ne s’entendent pas sur l’évolution des usages langagiers dans l’administration depuis l’avènement du Nunavut. Hormis les plus âgés, qui disent peu fréquenter les bureaux du gouvernement et, donc, ne pas savoir, près de la moitié (11/24) des personnes rencontrées ayant exprimé une opinion estiment n’avoir perçu aucune croissance de l’utilisation de l’inuktitut depuis 1999, alors que les autres (13/24) croient, au contraire, que l’usage de la langue autochtone dans l’administration publique a augmenté. Ces derniers ne justifient toutefois pas leur opinion et, assez curieusement, certains d’entre eux enchaînent en disant que l’anglais domine largement dans les bureaux de l’État:

Non, je ne pense pas [que ça ait crû]. Je pense qu’il y a encore du travail à faire à ce sujet.

homme de 25 ans

Oui, l’utilisation de l’inuktitut a augmenté lentement.

femme de 39 ans, employée à l’Assemblée

Ils ne cessent pas d’en parler [de l’usage de l’inuktitut]. Ils en parlent toujours en anglais. Ils n’en parlent même pas dans leur propre langue.

femme de 43 ans employée au Commissariat aux langues du Nunavut

Les répondants semblent constater que même si le gouvernement fait — ou dit faire — des efforts considérables pour promouvoir l’inuktitut et sensibiliser la population à la sauvegarde de cette langue, la sphère administrative est dominée par des Qallunaat. Ceci marginalise l’utilisation de l’inuktitut en milieu gouvernemental et pousse les Inuit à communiquer entre eux en anglais.

Plusieurs répondants demeurent toutefois optimistes. Vingt-trois personnes sur les 29 ayant répondu à la question croient qu’on va observer des changements, généralement positifs, en ce qui concerne l’utilisation de la langue autochtone dans l’administration. Les moins de 50 ans estiment que l’augmentation du nombre de diplômés et l’élaboration d’un vocabulaire technique en inuktitut vont contribuer à la sauvegarde de la langue. Par contre, les aînés montrent plus de méfiance et craignent parfois la disparition de leur langue maternelle:

Ce serait bien si cela [l’usage de l’inuktitut] augmentait. Ce n’est pas si facile de traduire les mots techniques utilisés par les gens très éduqués. Mais si on essaie d’apprendre d’eux, ça devrait mieux aller.

femme de 36 ans

S’ils ne peuvent plus parler inuktitut, c’est clair qu’ils vont tous pouvoir parler anglais quand nous, les aînés, aurons disparu.

homme de 85 ans

La langue de travail du gouvernement

À la lumière de ce qui précède, on peut finalement se demander si l’inuktitut va vraiment devenir la langue de travail du gouvernement du Nunavut d’ici 2020 ou, à tout le moins, dans un avenir prévisible.

Sur les 31 personnes ayant répondu à cette question, 18 estiment que oui, l’administration travaillera un jour en inuktitut. Ces répondants croient cependant que cela ne viendra pas tout seul. Il faudra promulguer des lois spécifiques sur l’affichage bilingue, la prolongation des années d’enseignement en langue maternelle et l’augmentation du nombre de fonctionnaires inuit, afin de donner plus de visibilité à l’inuktitut. Pour les personnes âgées et certains jeunes répondants, il s’agit là d’une promesse du gouvernement liée à l’affirmation nationale du peuple inuit:

Ça devrait être comme ça [inuktitut langue de travail]. On nous a dit que nous serions plus libres. Ils doivent donc respecter leur parole.

femme de 68 ans

Oui ça pourrait arriver s’ils [les fonctionnaires] étaient tous inuit.

femme de 24 ans

Parmi ceux qui ne croient pas que l’inuktitut puisse devenir la langue commune de travail au sein du gouvernement, certains se demandent quel dialecte on utiliserait si cela devait être le cas. D’autres, plus nombreux, insistent sur le fait que beaucoup de Qallunaat oeuvrent dans l’administration. Des mesures en faveur de l’inuktitut rendraient donc la communication et le travail plus difficiles pour eux, et la bureaucratie s’en porterait plus mal. Des répondants âgés estiment que le niveau d’inuktitut des jeunes est trop faible pour faire fonctionner la machine gouvernementale dans cette langue:

J’aimerais que l’inuktitut ait plus de visibilité, mais il est peu probable que ça devienne une réalité.

femme de 21 ans

Je pense que l’anglais joue un rôle encore plus dominant; je ne crois donc pas que ça va arriver dans un futur prévisible.

homme de 37 ans

Si seulement on enseignait en inuktitut, ces jeunes [fonctionnaires] sauraient mieux parler.

homme de 77 ans

Conséquents avec eux-mêmes, la majorité des répondants (20/34) se disent d’accord pour que le gouvernement du Nunavut investisse de l’argent dans la promotion de l’inuktitut, mais plusieurs croient que cela ne changerait pas grand-chose. Certains mentionnent aussi que les aînés devraient être mieux intégrés aux efforts de promotion linguistique, car ce sont eux les gardiens de la tradition. Ces aînés se montrent toutefois sceptiques. Ils estiment en effet que la langue, en tant qu’outil de promotion ethnique, sert souvent de cheval de bataille aux politiciens, mais qu’une fois élus, ceux-ci tiennent rarement leurs promesses:

Ils [les politiciens] disent toujours qu’ils essaient de trouver de l’argent pour aider à la sauvegarde de l’inuktitut, mais on a l’impression qu’ils détournent ces sommes à leurs propres fins. Ils ne font ça [dire s’intéresser à la langue] que pour atteindre leurs objectifs personnels.

homme de 74 ans

Les répondants qui s’opposent au financement public de l’inuktitut jugent que la promotion de la langue se fait d’abord à la maison et que les sommes consacrées à des projets langagiers devraient plutôt être investies dans l’aide sociale et l’éducation.

Le futur de l’inuktitut

Au-delà des considérations plus spécifiques sur les langues d’usage et de travail, que pensent nos répondants du futur de l’inuktitut au Nunavut? Près de 60% d’entre eux (19 des 32 personnes ayant répondu à la question) affirment que leurs petits-enfants parleront encore la langue autochtone. Trois de plus disent espérer que l’inuktitut continuera à être utilisé. Par contre, neuf personnes (28% du total) ne croient pas que leurs descendants parleront cette langue, et une dit ne pas savoir[13].

Les répondants de moins de 30 ans sont nettement plus positifs que les autres. Plus des deux tiers d’entre eux (10/14) estiment que leurs petits-enfants utiliseront l’inuktitut, alors que ce n’est le cas que de la moitié (6/11) des répondants âgés de 30 à 49 ans, et de seulement trois (sur sept) personnes de 50 ans et plus. Ces différences d’opinion semblent confirmer l’existence de deux formes de perception. L’une, plutôt idéelle, est surtout partagée par les jeunes, qui ont pris conscience de l’importance de la sauvegarde de la langue dans l’affirmation identitaire des Inuit. L’autre vision, sans doute plus réaliste, est celle de la majorité des aînés, ainsi que de certaines personnes d’âge moyen, qui constatent de visu que leurs petits-enfants et arrière-petits-enfants ne parlent maintenant que l’anglais.

L’importance de l’inuktitut pour les jeunes

La plupart des répondants jugent quand même important que les jeunes puissent parler inuktitut. Ici encore cependant, leurs réponses se situent sur un continuum allant de l’idéel au réel, de l’identitaire au pratique:

Si vous essayiez de connaître le nombre d’adolescents intéressés à étudier en inuktitut, vous trouveriez que c’est le cas de la majorité d’entre eux.

femme de 21 ans

Il n’y a pas d’autre langue ou culture inuit. Si ça se perd, ça disparaît à jamais.

homme de 36 ans

Ça dépend de ce dont nous [les jeunes] parlons. Nous utilisons la langue la plus appropriée à notre sujet de conversation.

femme de 20 ans

Ils [nos enfants et leurs conjoints] parlent plus en anglais.

femme de 68 ans

La grande majorité (21/25) des répondants de moins de 50 ans ayant répondu à la question estiment que depuis la création du Nunavut, il est encore plus important pour les jeunes de parler inuktitut. Toutefois, la plupart d’entre eux soulignent du même souffle que dans la vie réelle, ces jeunes utilisent surtout l’anglais. Les répondants comptent quand même beaucoup sur des politiques linguistiques qui feraient du bilinguisme — un bilinguisme constructif mettant l’accent sur l’inuktitut — un atout majeur dans la prise en charge du Nunavut par les Inuit. Les personnes âgées, par contre, ne croient généralement pas (dans une proportion de 5 sur 7) que les choses ont changé: les politiques linguistiques sont illusoires et l’anglais empiète de plus en plus sur les activités quotidiennes.

On observe les mêmes nuances d’opinion quand on demande aux répondants s’ils s’attendent à ce que l’importance de la langue autochtone pour les jeunes augmente dans les années à venir. Les moins de 50 ans disent généralement oui, en soulignant que la visibilité croissante de l’inuktitut — à part égale avec l’anglais — son utilisation comme langue officielle du gouvernement et la présence grandissante d’écrits en syllabique inuit devraient favoriser son usage chez les jeunes. Les aînés, par contre, estiment que même si le gouvernement fait — ou dit faire — des efforts dans le domaine langagier, les Inuit n’ont pas l’expertise qu’il faut pour que le Nunavut fonctionne en inuktitut. Certains ajoutent que les Qallunaat seront toujours nombreux aux postes de commande, et que les produits délétères (alcool, drogue) qu’ils font venir du Sud rendent les jeunes Inuit paresseux et incapables de prendre des initiatives.

Éducation et futur de l’inuktitut

L’enseignement peut jouer un rôle important dans la transmission de l’inuktitut. Trente-deux répondants sur 33 affirment en effet que l’école devrait avoir un effet bénéfique sur l’apprentissage de cette langue par les jeunes[14]. Plusieurs ajoutent cependant que la formation linguistique doit dépasser les limites de l’école et inclure la maison. Le rôle des parents et des grands-parents est considéré fondamental à cet égard: s’ils ne s’adressent pas en inuktitut aux enfants, cela ne sert à rien d’enseigner cette langue en classe. Des personnes originaires d’Igloolik et de Kimmirut signalent aussi qu’au-delà de la langue, l’école doit contribuer à la transmission de la culture inuit en général.

Tous les répondants affirment qu’ils aimeraient voir l’inuktitut devenir langue d’enseignement au secondaire[15], bien que certains soient conscients des difficultés techniques (choix des matières, formation des enseignants, terminologie à créer, etc.) que cela entraînerait. La grande majorité d’entre eux estiment quand même essentiel que l’anglais soit enseigné lui aussi[16]. Une bonne connaissance de cet idiome s’avère en effet nécessaire pour gagner sa vie, pour voyager ou étudier à l’extérieur du Nunavut, ou même pour communiquer avec les personnes qui se sentent plus à l’aise dans cette langue. Un répondant de 59 ans propose toutefois que les Qallunaat vivant au Nunavut apprennent obligatoirement l’inuktitut — comme les Inuit doivent apprendre l’anglais — pour que le territoire devienne véritablement bilingue.

Conclusion

Au terme de ce survol des attitudes de quelques résidents inuit d’Iqaluit quant aux langues d’usage, aux choix linguistiques et au futur de l’inuktitut, nous pouvons revenir aux deux questions de base de la recherche: la valeur pratique de la langue autochtone a-t-elle augmenté depuis la création du Nunavut, et le comportement langagier s’est-il modifié ou se modifiera-t-il bientôt?

Les propos des répondants montrent que sur un plan strictement utilitaire, la valeur pratique de l’inuktitut ne semble pas avoir réellement augmenté, sauf sur des points précis mais importants (voir plus bas). L’avènement du Nunavut a, certes, favorisé la création d’emplois exigeant la connaissance de cette langue — traducteurs, interprètes, préposés au public, enseignants — mais leur nombre est limité. Tout le monde signale qu’à Iqaluit — la situation peut être différente ailleurs — les jeunes Inuit utilisent de plus en plus l’anglais pour s’adresser à leurs pairs. Ils parlent encore inuktitut aux aînés, mais certains ont tellement peu confiance dans leurs compétences en langue autochtone qu’ils disent préférer ne pas communiquer du tout avec les personnes âgées.

Les entretiens montrent de façon répétée que chez les bilingues, le choix entre l’inuktitut et l’anglais est avant tout lié à la facilité d’expression: on utilise la langue la plus à même d’exprimer ce qu’on a à dire sur un sujet donné lorsqu’on s’adresse à tel ou tel individu. Or comme, chez les 40-45 ans et moins[17], l’apprentissage du monde contemporain s’est surtout fait en anglais — par le biais de l’école et des médias électroniques — il est normal que quand ces personnes s’adressent à leurs pairs ou à leurs cadets, elles aient plus de facilité à utiliser la langue des Qallunaat, ou un code mixte anglais/inuktitut, pour parler des réalités de la vie d’aujourd’hui. Leurs choix linguistiques concrets sont donc motivés par le désir de se faire comprendre plutôt que par une quelconque rectitude politique qui les ferait opter pour l’inuktitut au risque d’entraver l’intercommunication.

Ceci ne signifie toutefois pas que l’avènement du Nunavut n’a eu aucune incidence sur les comportements langagiers. La création d’un nouveau territoire à majorité inuit, qui a fait de l’inuktitut l’un de ses idiomes officiels et dont le gouvernement veut opérer selon les principes des savoirs traditionnels inuit — les Inuit qaujimajatuqangit — a donné à la langue autochtone une légitimité qu’elle n’avait pas auparavant. La majorité des répondants signalent la plus grande visibilité dont jouit cette langue depuis 1999, ainsi que la nécessité d’une administration publique qui fonctionne au moins partiellement en inuktitut. La langue autochtone fait maintenant partie intégrante d’une identité ethnique — ou même ethno-nationale — inuit, dont la plupart des répondants sont conscients. C’est cette identité qui pousse les jeunes parents à affirmer qu’ils doivent s’adresser en inuktitut à leurs enfants, afin que la langue se transmette, ou qui fait dire à tous les groupes d’âge qu’il est important que les jeunes connaissent leur parler ancestral et que celui-ci doit être enseigné à l’école secondaire.

L’affirmation identitaire qui transparaît dans le discours des répondants — surtout celui des plus jeunes — ne les empêche pas de faire preuve de réalisme. D’où l’expression d’une certaine dichotomie entre l’idéel, ce qui est souhaitable et souhaité pour promouvoir l’identité inuit, et le réel. On s’attend, par exemple, à un usage croissant de l’inuktitut dans l’avenir alors que, d’autre part, on constate qu’il est peu probable que le parler autochtone devienne jamais la principale langue de travail au Nunavut, puisque la présence de l’anglais ne cesse d’augmenter, en particulier chez les enfants et les adolescents.

Les répondants remarquent toutefois que depuis l’avènement du Nunavut, la visibilité et la légitimité acquises par l’inuktitut donnent à celui-ci une forme d’utilité — émanant en bonne partie de sa fonction identitaire — qu’il n’avait pas, ou avait moins, auparavant. Jeunes et vieux s’accordent ainsi à dire que la langue autochtone joue un rôle essentiel pour ce qui est de la communication à l’intérieur de la communauté; ou que les gouvernants ne peuvent s’en passer s’ils veulent que tout le monde participe à la vie politique. Les jeunes se montrent peut-être plus idéalistes et les aînés plus critiques, mais tous s’entendent sur la nécessité d’instaurer dans le territoire un bilinguisme constructif où l’inuktitut occupera une place de choix, si ce n’est la première.

Ceci semble signifier que la valeur du discours en inuktitut a augmenté (ou est en voie de le faire) depuis que la création du Nunavut et les tractations ayant mené à son avènement ont, en principe, modifié le rapport de force entre Inuit et Qallunaat. L’anglais continue toujours à dominer la scène langagière, puisqu’il constitue une source privilégiée de capital économique (c’est la langue principale du marché du travail), de capital cognitif et culturel (il permet, mieux que l’inuktitut, d’avoir accès au savoir et à la culture universels), ainsi que de capital social (il facilite les liens avec les non-Inuit). Mais la langue autochtone a vu sa valeur croître depuis quelques années. Elle donne en effet accès à un type de capital social considéré de plus en plus important, même par les jeunes (voir Tulloch 2004), celui qui est lié aux relations intra-communautaires. L’inuktitut est également source de capital politique, le gouvernement du Nunavut ne pouvant s’en passer, et même de capital économique, de par les emplois spécialisés (traducteur, consultant linguistique, etc.) que son usage génère. Enfin et surtout, la langue autochtone constitue un foyer essentiel de capital identitaire. En tant que symbole majeur de l’ethnicité inuit, mais aussi comme outil d’expression privilégié des sentiments et des valeurs intimes (Dorais et Sammons 2002 : 89), c’est elle qui véhicule le mieux le fait que les Inuit se perçoivent comme différents des autres Canadiens, ce qui, estiment-ils, leur donne des droits particuliers sur le territoire du Nunavut.

On peut ainsi constater que, pour reprendre la terminologie de Bourdieu (1982), un marché linguistique nouveau s’est constitué — ou est en train de le faire — à Iqaluit et dans le reste du Nunavut. Ce marché, au sein duquel les discours en inuktitut se voient attribuer une valeur sociale, politique, économique et identitaire certaine, offre une alternative importante au marché principal, toujours dominé par la langue des Qallunaat (voir aussi Patrick 2003). Celui-ci ne disparaîtra sans doute jamais, mais il est à espérer que malgré sa force d’attraction, un équilibre durable va s’instaurer entre les deux marchés et que la valeur de l’inuktitut continuera à croître au cours des prochaines décennies. Les spécialistes en sociolinguistique autochtone auront intérêt à suivre ce dossier, pour voir si ce sera vraiment le cas.