Résumés
Résumé
Qu’un peintre représente la mort des autres, voilà rien d’inhabituel, surtout s’il s’agit d’une des nombreuses danses macabres au Nord des Alpes, à la fin du Moyen Âge, et dont la plus célèbre fut sans doute celle du monastère des Innocents à Paris (1424/1425, détruite en 1529 ; gravures de Guy Marchant en 1485). Mais la présence du peintre dans la suite de ceux que la Mort emmène est bien plus rare. Les questions auxquelles l’article tente de donner une réponse sont les suivantes : pourquoi ce peintre suisse du début du XVIe siècle s’est-il joint à la danse macabre ? Quelle place occupe ce vado mori dans son oeuvre ?
Mots clés:
- danse macabre,
- autoreprésentation,
- identité
Abstract
There is nothing unusual in a painter depiciting the death of other people, especially in one of the many “dances of death“ produced north of the Alps, in the late Middle Ages ; the most famous such work was, without doubt, the one at Paris’s Church of the Holy Innocents (1424/25, destroyed 1529 ; engravings published by Guy Marchant in 1485). It is rather rare, though, for the artist to portray himself as one of the people being taken away by Death. This article tries to find an answer to the following questions : why did this Swiss painter represent himself, at the beginning of the 16th century, as part of the dance ? What is the importance of this imposing cycle and his vado mori within his work ?
Keywords:
- Dance of Death,
- Self-representation,
- Identity
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Parties annexes
Notes
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[1]
Le terme désigne des gravures sur bois, réunies sous forme de livre, et habituellement accompagnées de courts textes. En général, gravure et texte se trouvaient sur un même bloc de bois (d’où le nom), et ont été produits surtout en Allemagne et dans les Pays-Bas, au milieu du XVe siècle. Des 33 oeuvres connues, l’Ars moriendi et la Biblia pauperum sont les plus célèbres.
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[2]
En fait, il s’agit de 24 panneaux doubles, dont deux ne comptent qu’une seule scène, comme le treizième, commandé par l’ordre des chevaliers Teutoniques de Köniz et son chef, Rudolf von Fridingen ; sur le dernier, le 46e, sans armoiries, un prédicateur parle à une foule de cadavres et de mourants, étendus sous un arbre ou suspendus dans les branches, les uns transpercés de flèches, les autres attendant la faux de la Mort qui, dans l’habit d’un voyageur, enjambe le corps d’un enfant. Dans son commentaire de la scène 45, J. Tripps mentionne d’autres exemples de l’artisan qui fait partie de la danse, comme Hans Hug Kluber (1535/36 – 1578) lors de la restauration de la danse macabre de Bâle (1568), ou encore celle, perdue, de Kientzheim, en Alsace. Voir Tripps, 2005, p. 98.
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Hans Christoph von Tavel, éminent expert de l’oeuvre manuelienne, est d’avis que l’ensemble s’étendait sur plus de 100 mètres (voir Zeichen der Freiheit), tandis que J. Tripps l’estime à 80 mètres. Je m’appuie sur la copie de la Danse, exécutée par Albrecht Kauw (1621-1681), qui est plus ancienne que celle de Wilhelm Stettler (1643-1708), reproduite dans l’ouvrage de Kuthy (1999, en noir et blanc, avec des reproductions fortement réduites). Les deux peintres ont connu l’original de la Danse avant sa destruction en 1660, quand le mur du cimetière fut abattu sur ordre du gouvernement de la ville, « afin d’élargir la rue [de l’Arsenal] ». Malgré les rénovations de 1554, à ce moment, les fresques étaient sans doute très endommagées, les pigments se détachant ou se dégradant à cause des intempéries. Voir Tripps, 2005, p. 17.
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Voir Heinz, 1979, p. 67-73.
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[5]
Le statut des Dürer, Michel-Ange ou Léonard de Vinci était très différent, bien entendu : papes, empereurs et rois honoraient le génie de ces peintres en les invitant à leur table. Dans une lettre, Dürer énumère la liste des honneurs reçus lors de sa visite à Venise et s’émerveille du respect que son art inspire aux Italiens.
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[6]
Voir Hans Christoph von Tavel, dans son essai Niklaus Manuel. Zur Kunst eines Eidgenossen der Dürerzeit, 1979a, p. 99.
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[7]
Puisqu’il s’agit d’une copie du texte original, la graphie de la citation est incertaine. Cependant, on peut supposer que le sens et l’essentiel des quatrains de Manuel n’ont pas subi de changements majeurs. Avant même la Réforme, le peintre exprime clairement les doléances des fidèles. Ce ne sera que le 28 janvier 1528, après une disputatio à Berne qui donne la victoire à la Réforme, que la fureur iconoclaste se déchaînera : en une seule journée, les 25 autels de la cathédrale Saint-Vincent seront détruits, les retables arrachés et brûlés. [La mort] Herr Apt, Jr sind gar grosz und feÿß/ springend mit mir an disen kreÿß/ Wie schwÿtzend Jr so kalten schweÿß/ pfuch, pfuch, Jr lond ein großen scheÿß/ À quoi le prieur répond : Die schläckli hannd mir so wol gethan/ groß guot han Jch Jnn hennden ghan/ Zuo mins Lÿbs wollust han Jchs gwendt Min Lÿb wirt Jetz von Würmen geschendt
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[8]
Dès 1523, Manuel change de métier : il se consacre de plus en plus à la littérature pamphlétaire, avec deux « jeux carnavalesques », dont la représentation se fit à Berne, rue de la Croix (la Kreuzgasse), titrés « Du pape et de son clergé » (Vom Papst und seiner Priesterschaft) et « De l’opposition entre le pape et le Christ » (Von Papsts und Christi Gegensatz). Par ces prises de position, Manuel s’identifie clairement à la Réforme et sait s’attirer beaucoup de sympathies dans la société bernoise. La même année, il obtient le poste de bailli (Landvogt) au château d’Erlach, important poste administratif. En 1525, il rédige une autre pièce au titre évocateur, « Le marchand d’indulgences » (Der Ablasskrämer) et, un an plus tard, des dialogues traitant de la Réforme, « Le voyage à Bade d’Eck et de Faber » (Ecks und Fabers Badenfahrt, mettant en scène le célèbre Dr Eck, opposant de Luther), ainsi que Barbali.
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[9]
[La Mort] Jr Juden Jr unglöübigen Hünd/ köndtend Jr noch souil lÿst vnd fünd/ mueßent Jr dennocht stärben Jn Eewigkheÿt/ Dann Jr hannd verlougnet die Christenheÿt. Vous, les Juifs, chiens infidèles, Même avec toutes vos ruses et vos talents, Vous devez mourir pour l’éternité, Car vous avez nié la chrétienté. À quoi les Juifs répondent : O wie sind wir so gantz betrogen/ Die Rabinen hannd vunns alls erlogen/ Sÿ gabenn vnns vil falscher gsatz/ Der tod fuert vnns vf helschen platz/ Ô combien on s’est joué de nous, Les rabbins ont inventé tous ces mensonges, Ils nous ont donné rien que de faux enseignements, La Mort nous emmène en enfer. (Texte selon la copie de Kauw ; traduction de l’auteur.) Comme le mentionne J. Tripps, les Juifs devaient porter depuis 1215 un chapeau pointu, de couleur jaune, depuis 1229 le cafetan avec un anneau ou une petite roue jaunes. Depuis l’expulsion des Juifs de Berne (1427), on y recevait rarement des visiteurs de religion juive, pour la plupart des médecins ou des chirurgiens. Voir Tripps, 2005, p. 98.
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[10]
On connaît un autre autoportrait, celui du Musée des Beaux-arts de Berne (no d’inv. 326), signé NMD, avec dague suivie d’une boucle, daté de 1520, technique mixte sur parchemin. L’oeuvre présente le peintre non pas de profil, mais en « trois-quart ». Le chapeau et la chemise sont presque identiques à ceux de la fresque, bien que les traits soient plus charnus. Cependant, je ne doute pas que le Pâris du Jugement soit également un autoportrait, avec la différence que les cheveux sont d’un châtain clair au lieu d’être blonds, mais le profil est le même. Il se peut que le personnage se trouvant entre le bourreau et Salomé, dans la première version (1513/1514) de la décapitation de saint Jean, un jeune homme au visage « tordu de douleur » qui regarde le spectateur, soit également un autoportrait (H. C. von Tavel, 1979b, p. 331).
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Aujourd’hui au Musée de Bâle. Il se trouve sur l’envers de « Bethsabée au bain » (Bathseba im Bade).
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Tillmann et Manuel participeront activement au « nettoyage » de la cathédrale Saint-Vincent, en 1528. De l’orfèvre, seuls quelques magnifiques spécimens de son travail, des commandes exécutées pour des Burger, ont survécu. Cependant, tout le trésor de la cathédrale (reliques, objets sacerdotaux, calices, un masque célèbre en or) sera fondu et transformé en monnaie.
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[13]
Après une bataille où ils s’étaient distingués par leur bravoure, bien des mercenaires reçurent le titre de « chevalier », que ce soit du pape, du roi de France ou encore de l’empereur, comme lors de la prise de la forteresse de Gênes par les Français (1507), la guerre devant Milan, contre la domination française, et la restitution de cette ville à Maximilien Sforza (1512), la victoire des Suisses lors de la bataille de Novare, contre les Français (1513). En 1516, certaines villes confédérées, comme Berne, Fribourg, Lucerne, acceptent une « paix éternelle » avec la France. La même année, des Reyslouffer se retrouvent dans des camps opposés (François Ier contre l’empereur Maximilien Ier). Chaque bataille fut menée avec une férocité rare ; les lansquenets, mercenaires impériaux, redoutaient les Suisses à cause de leur violence dans le combat. L’intérêt des Reyslouffer était double : le gain avant tout, puisqu’ils pillaient le camp ennemi et spoliaient les morts, et les pensions reçues des chefs de guerre, ensuite le prestige des titres de noblesse.
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[14]
[La Mort] Manuel aller Wällt Figur/ hast du gemalet an dise Mur/ Nun muost stärbenn da hilfft kein Fund/ Bist ouch nit sicher Minut noch Stund/ Et la réponse de Manuel : Hilff einiger Heÿland, drumb ich dich bitt/ Dann hie ist gar keines blÿbens nit/ So mir der tod min Red wirt stellenn So bhuet üch Gott, mine lieben Gsellen
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[15]
Valerius Anshelm, dans sa chronique officielle de Berne, relate qu’en 1518, Bartlomé May, un membre du Petit Conseil, dut s’agenouiller devant Sanson et répudier Luther. On avait trouvé chez May un exemplaire des thèses luthériennes. Ailleurs, Anshelm raconte qu’un jeune patricien, Jakob vom Stein, avait cédé à Sanson sa monture préférée, un superbe étalon gris, contre une indulgence complète pour lui-même ainsi que pour cinq cents mercenaires suisses sous son commandement, sans oublier tous ses ancêtres et l’ensemble de ses serfs au village de Belp. Voir Die Berner Chronik des Valerius Anshelm, 6 vol.
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[16]
« Ohne zweifel hatte Niclaus Manuel mehrmals Klägten gehört führen, dass viele Prediger wohl anderen predigen, sich selbst aber darbey vergessen. Derowegen, nicht auch in diesen allzugemeinen Fehler zu verfallen, predigte er sich selbst die Sterblichkeit auch, und mahlete sich als vom Tod hingerissen. » (Samuel Scheurer, La vie et les oeuvres importantes de Niclaus Manuel, cité d’après Sandor Kuthy, 1999, p. 61.)
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[17]
La production manuélienne, dessins et tableaux confondus, s’étend de 1507 à 1521/1522, avec une forte concentration dans les années 1513 à 1520.
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Le terme signifie, littéralement, « chiffon ». Dans le cas du Jugement, il s’agit d’une commande, exécutée rapidement sur une toile de lin cru, imitant une tapisserie. Au XVIe siècle, ce genre de peinture était très répandu ; à cause de leur extrême fragilité, peu de ces Tüchle ont pu être sauvés.
Bibliographie
- HEINZ, M. (1979). « Zum Thema “Niklaus Manuel und die Glasmalerei” », dans Niklaus Manuel Deutsch. Maler, Dichter, Staatsmann, Berne, Kunstmuseum.
- KUTHY, S. (1999). Niklaus Manuel im Kunstmuseum Bern, Berne Kunstmuseum.
- SCHEURER, S. (1742). « La vie et les oeuvres importantes de Niclaus Manuel », dans Bernisches Mausoleum, II, Berne.
- TRIPPS, J. (2005). « Den Würmern wirst Du Wildbret sein », Der Berner Totentanz des Niklaus Manuel Deutsch in den Aquarellkopien von Albrecht Kauw (1649). Bern, Verlag Bernisches Historisches Museum, Band 6.
- VALERIUS, A. (1884-1901). Die Berner Chronik des Valerius Anshelm. Berne, Wyss, Historischer Verein des Kantons Bern (éd.). 6 vol.
- von TAVEL, H.C. (1991). « Zeichen der Freiheit », Ausstellung des Europarates 1991, 21, Berne, Bernisches Historisches Museum und Kunstmuseum.
- von TAVEL, H.C. (1979a), Niklaus Manuel. Zur Kunst eines Eidgenossen der Dürerzeit. Berne, Verlag K.J. Wyss Erben.
- von TAVEL, H.C. (1979b). « Niklaus Manuel als Maler und Zeichner », Niklaus Manuel Deutsch. Maler, Dichter, Staatsmann, Berne, Kunstmuseum.