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Notre passion pour l’archive se nourrit sans doute d’un certain renoncement à l’emportement romanesque : le rapport d’attestation, de conservation, voire de sidération que l’archive nous invite à entretenir avec notre propre passé n’est pas sans lien avec ce que Ricoeur appelait, pour la littérature contemporaine, « une nuit de l’entendement narratif ». De ce point de vue, l’empire actuel de la mémoire est aussi une perte d’histoires – c’est la proposition que je vais ici mettre à l’épreuve. L’émotion associée au récit s’est en partie éloignée du vent de l’éventuel, la montée en puissance du thème de l’archive en est la marque la plus forte ; comme si l’on attendait désormais autre chose des histoires : ni Great expectations, ni Illusions perdues, mais des Vies dont l’intensité est entièrement absorbée dans leur attestation, immobilisées qu’elles sont sous le scrutin du souvenir. Afin de souligner les enjeux narratologiques et génériques de cette passion de l’archive, j’en prendrai plusieurs exemples au long du siècle, sans souci de progression chronologique : la documentation rassemblée par Roquentin, le goût actuel des récits de filiation, l’arrêt du monde proustien sous le regard de Barthes… ; il s’agit non pas nécessairement de mettre au jour une accentuation des phénomènes mémoriels, mais de manifester un état de fait durable dont l’étonnant reliquaire photographique de Proust fonctionne comme une sorte de comble.

Les paysages de la mémoire que configure et remplit la masse des archives remplacent en partie, dans la littérature du second xxe siècle, les aiguillages de l’aventure, et cette transformation des attentes narratives semble larguer d’un coup deux siècles de roman. Tout un pan des récits témoigne en effet d’une rupture en profondeur avec la généalogie du roman moderne, et leur fraternité évidente avec la grande Histoire (avec ses objets, ses fonctions, ses valeurs) doit sans doute être considérée hors de certains des cadres conceptuels qu’offrait cette aventure générique. On peut faire remonter cette rupture à la Seconde Guerre mondiale, qui a fortement dissocié le roman d’une conception vectorielle de l’Histoire, d’une pensée du temps comme milieu propre des actions, des projets, des modalités inchoatives de la conscience, nourri de l’appui sur une vision « tensive » de la narration. La formule qui, donnée comme en passant dans le Journal de guerre de Raymond Queneau, avait manifestement une force d’évidence s’insère mal désormais dans notre paysage littéraire et semble difficilement nommer ce que nous attendons des récits : « On peut, écrivait-il, se situer dans le passé pour situer son futur (dans le passé) : [c’est] le roman » (1996 : 683). Le goût de l’imminence, de la prospection, de l’ouverture à l’infini des possibles, l’« élation vers l’éventuel » qui définissait pour Gracq la poussée du roman, ce goût ne semble plus être moteur, remplacé qu’il a été dans bien des cas par un romanesque de l’incidence, de la mélancolie ou du minuscule ; c’est le fond de la querelle que Gracq faisait à la résurrectine de Proust, « considéré comme terminus » :

Je n’ergote en rien sur l’admiration que je porte comme tout le monde à la Recherche du tempsperdu, si je remarque que la précision miraculeuse du souvenir, qui de partout afflue pour animer ses personnages […], les prive en même temps de ce tremblement d’avenir, de cette élation vers l’éventuel qui est une des cimes les plus rares de l’accomplissement romanesque […].

1995 : 621-622

L’émergence du motif de l’archive dans la littérature récente est l’une des marques les plus fortes de ce nouveau rapport à l’Histoire et, partant, au récit. Maison hantée, cimetière que l’on traverse, butin, désir de trouver l’origine, le « mal d’archive », cette passion brûlante comme l’a montré Derrida, est l’effet d’un besoin de mémoire. La question de l’archive, en littérature, regarde ce besoin, comme forme et comme valeur, cette quête de l’arkhê (début, autorité) ; mais elle doit aussi être associée à cette insistante mise en débat de la narrativité que l’on peut observer au long du siècle, à cette crise déjà ancienne du récit prospectif, à ce décrochement par rapport à l’histoire du roman qui a largué d’un coup une série de fonctions affectives et sociales traditionnellement associées au genre. Dans le vocabulaire de la poétique traditionnelle, on pourrait parler d’une « crise de l’intrigue »[1], d’un recul du narratif en tant que tel, crise qui est proportionnelle à l’empire de l’histoire comme discipline, car celle-ci impose d’autres usages du temps ; le temps s’intensifie désormais par éclats, dans la brillance des reliques dont les écrivains contemporains se font porteurs ; il y semble parfois figé – c’est le grief formulé à l’encontre de la littérature « mémorielle » contemporaine, très reconnue mais réputée essoufflée et socialement enclavée (même si bien des auteurs[2] viennent démentir ou combattre ce sentiment).

« Le réel à l’état passé » ; la formule décrit dans La Chambre claire ce qui constitue pour Barthes la force émotionnelle du document photographique, qui change la donne du temps et l’expérience que nous en faisons. Ce qu’impose pour le récit la notion d’archive, c’est en effet la substitution d’un réel rechargé vers l’arrière (un réel tissé d’irréels, qui se défait, se fragmente, se dépose, s’oublie, se conserve, que l’on peut perdre et retrouver, moteur affectif et concret, intense jusqu’au pathétique) au « monde » des récits directionnels (ce monde narratif orienté, conflictuel, discordant, que l’on habite, que l’on parcourt, que l’on projette et dans quoi l’on projette, que l’on transforme, et dont le partage fonde la permanence d’une espèce sociale). Le « réel » est donc ressaisi, non dans la perspective du réalisme, qui supposait un agencement sémiotique, une fonctionnalité généralisée de la narration et de ses détails (c’était, dans sa version structurale, la question de « l’effet de réel »), mais, en une conversion à ce que ce réel a d’« intraitable », dans la direction de l’attestation et de la reconnaissance, c’est-à-dire d’une autre pratique du récit. Archives de soi dans L’Âge d’homme (M. Leiris, 1939) ou dans le Roland Barthes par Roland Barthes (1975), féerie des hypothèses appelées par les lacunes des documents dans Rimbaud lefils (P. Michon, 1993), annales des siens dans les Archives du Nord (M. Yourcenar, 1977) ou dans La Chambre claire (R. Barthes, 1980), mémorial bouleversant du Convoi du 24 janvier (C. Delbo, 1965), quête d’un oublié rencontré sur les pages d’un registre dans Dora Bruder (P. Modiano, 1999) et dans Pinagot (A. Corbin, 1998) (histoire et dispositif fictionnel sont devenus les deux faces d’une même fonction)… Corrélative du régime général de la commémoration, l’archive, ce morceau de « réel à l’état passé » qui tombe dans notre présent et y diffuse brusquement son aura, devient sans doute visible parce que le futur est invisible, parce qu’il n’est plus l’affaire décisive de la plupart des romanciers, ou parce qu’il est pris dans des scénarios-catastrophes.

De l’intrigue à la mémoire

Ce décrochement du roman par rapport au bolide de l’Histoire, de l’Histoire qui se fait, ce ralentissement du récit lesté par la mémoire, le souvenir de la « dépossession » diagnostiquée par Denis Hollier (1993) m’invite à le placer, après Proust, au coeur des années 1930 ; ce sont les dernières années de l’imminence, de la projection et de la prospection, de l’attente d’un événement qui s’apprêtait, depuis l’avenir, à bondir sur le présent « comme un voleur », ainsi que le disait Sartre ; après les temps inchoatifs (ceux de la volupté des possibles bergsoniens, de « l’aventure » de Jacques Rivière, du vent surréaliste de l’éventuel) qui l’avaient ouvert toutes voiles dehors, le siècle va tragiquement marquer le pas, et sa réserve énergétique se dégrader. L’expérience complexe d’Antoine Roquentin (homme d’archives et de bibliothèques, après Bouvard et Pécuchet, et autrement que Des Esseintes) suffit peut-être à convaincre de ce qu’il reste, dans notre actuel « parti pris du document »[3], des inquiétudes de ces années menaçantes ; dans le roman de Sartre (paru en 1938), le héros-historien condamnait le récit – coupable de raconter fatalement les événements à l’envers, depuis leur fin, et de donner par là l’illusion de l’aventure – et renonçait à exploiter les documents dont il disposait sur le marquis de Rollebon, c’est-à-dire à écrire sa biographie. « Mon erreur, c’était de vouloir ressusciter M. de Rollebon » (Sartre, 1981 : 210), déclare ce Roquentin qui préfère le romanesque au souvenir, Saint-Exupéry à la résurrectine, et envisage à la fin de La Nausée :

[…] une autre espèce de livre. Je ne sais pas très bien laquelle – mais il faudrait qu’on devine, derrière les mots imprimés, derrière les pages, quelque chose qui n’existerait pas, qui serait au-dessus de l’existence. Une histoire, par exemple, comme il ne peut pas en arriver, une aventure. Il faudrait qu’elle soit belle et dure comme l’acier et qu’elle fasse honte aux gens de leur existence.

Ibid.

L’hésitation et le renoncement de Roquentin éclairent ces deux régimes narratifs qu’induisent respectivement la mémoire et l’aventure. La promotion actuelle de l’archive et des dispositifs littéraires qui lui sont associés s’inscrit peut-être dans le sillage de ces transformations de la pensée du récit, dans cette évolution au long cours de ce que l’on a espéré et de ce que l’on continue d’espérer du roman. À ce titre, le goût de l’archive, du témoignage ou de l’enquête est aussi la solution de notre temps à une énigme déjà ancienne : celle de l’« attente » romanesque et de la sollicitation qu’exercent sur nous les récits.

Crise de « l’intrigue » au sens courant, de l’intrigue intrigante et aventureuse, de sa motivation et de sa tension, dans une littérature tout entière vouée à la mémoire ; mais aussi, de ce fait, triomphe de la « configuration », au sens que Paul Ricoeur a donné à ce mot, et qu’a adopté dans son sillage une grande partie de la pensée contemporaine. La configuration se distingue de l’intrigue comme la concordance de la discordance, le rétrospectif du prospectif, le déjà fait et l’après-coup du « se faisant » ; elle implique une conception réparatrice, pacifiée, conciliante du récit, une vision de la narration comme agencement signifiant de données, plutôt que comme dispositif d’avancée ou accompagnement rusé de la marche incertaine d’un wagon-lecteur. Je crois en effet que, contrairement à la notion d’intrigue, l’idée de « configuration », vers laquelle convergent aujourd’hui nos attentes narratives, prend fondamentalement appui sur le modèle du récit historiographique, du récit non fictionnel (celui qui met rétrospectivement de l’ordre dans la masse informe et discontinue des faits bruts, et par là leur donne sens – bref ce qu’aurait dû ou pu être la biographie de Rollebon). Une relecture de Temps et Récit (1983-1985) peut convaincre de ce statut matriciel, pour Ricoeur (et pour notre époque qui se reconnaît si bien en lui), de la narration factuelle ; le muthos y est défini comme « synthèse de l’hétérogène », « nouvelle congruence » dans l’agencement des incidents (et, tout comme celle de la métaphore, la réussite de la narration s’y mesure implicitement à sa capacité à faire voir « le semblable ») ; c’est le « prendre ensemble » de la configuration, ce deuxième moment mimétique associé au jugement kantien et au travail de l’imagination productrice. On pourrait pourtant considérer que le récit fictionnel n’a pas de passé, n’a pas de mémoire, n’a pas de donné à réorganiser ; mais ce n’est pas cet aspect de la fiction qui semble importer aujourd’hui. Les valeurs de « l’intrigue intrigante » (curiosité, suspens, surprise, comme le montre Meir Sternberg et, à sa suite, Raphaël Baroni) le cèdent aux figures morales de la configuration que sont l’« attestation » et la « reconnaissance », dont Ricoeur a organisé comme on sait le « Parcours » dans son dernier ouvrage ; et les fonctions de cette intrigue (figurer l’imagination temporelle, ordonner l’émotion de l’attente et de l’incertitude) s’effacent devant une plus importante mission mémorielle. Tout comme la « représentance » d’un Ricoeur, la « survivance » d’un Benjamin et le « ça-a-été » d’un Barthes constituent désormais les mots-clés. On reconnaît là les concepts narratifs anticipés ou recueillis par les historiens (Hartog, 2007), dont la vision du récit a certainement eu un effet retour sur la littérature contemporaine ; car la dynamique narrative est à l’évidence aimantée par ce centre de l’espace littéraire qu’est désormais le témoignage.

L’Histoire est devenue un milieu d’intervention rétroactive, l’espace opaque des oublis et des réparations, la ressource pour de possibles résurrections ; son fil n’est plus nécessairement tendu par une pensée de l’avenir, un romanesque des projets et des poussées mentales ; le temps, d’ailleurs, n’est que rarement représenté comme la flèche d’un arc ; spatialisé, démultiplié, il déploie les paysages de la mémoire dans la complexité de leurs reliefs. Une telle idée de l’Histoire fournit de nouvelles coordonnées à la littérature, en particulier à un récit qui se pense souvent en dehors des formes de la prospection et de la pro-tension, ou à côté d’elles. La notion d’« archive », ou plutôt le « champ » qu’elle dessine (champ culturel qui déborde de beaucoup les frontières de la littérature, et est avant tout la conjonction d’une pratique et d’un ethos, comme le souligne Michael Sheringham [2005]) prend place à l’intérieur de ce répertoire des outils propres à la « configuration » : omniprésence du modèle à la fois historiographique et policier de l’enquête (traces, pistes, indices… la personne de l’investigateur ou du témoin, qui porte la mémoire des événements obscurs, revient systématiquement, de Michon à Modiano) – l’enquête et son organisation herméneutique pouvant d’ailleurs être définies comme une victoire rusée de la configuration sur l’intrigue, car elle resserre l’événement sur sa compréhension –, valeurs du témoignage et de la restitution, empire social de l’historien, banalisation des catégories culturelles de l’« usage », du « quotidien » ou de la « forme de vie »…

« Je me renseigne »

Un rapport étroit à l’Histoire s’est en effet réinstitué en littérature, sous de nouvelles formes. Ce lien est indissociable d’un nouveau climat intellectuel, le voisinage, désormais constitutif, de la littérature avec les sciences humaines : l’espace du roman est grand ouvert, ce que l’on appelle aujourd’hui « les savoirs » est devenu le dehors principal de la littérature, il constitue pour elle la frontière autour de laquelle exister, devant laquelle se définir ; si la linguistique constituait la basse sourde de ces savoirs il y a quelques décennies, c’est de toute évidence l’Histoire et ses objets qui sont actuellement au centre de la culture. Quelqu’un comme Pierre Michon se nourrit donc à l’historiographie et à ses documents, piochant aux reliques et aux archives médiévales (d’un Moyen Âge de l’auctoritas, où le passé est appelé à justifier un présent qui le pérennise et qui en est l’ombre), reprenant par exemple à Kantorowicz une figure savante bien connue, celle des « deux corps du roi » (l’ouvrage de Kantorowicz a paru en français en 1989) pour conduire un essai sur « la littérature en personne », définie comme le lieu de cohabitation d’un corps glorieux et d’une enveloppe charnelle. La configuration conceptuelle proposée par l’historien de métier, lorsqu’elle passe dans l’oeuvre littéraire, devient l’objet d’une métaphorisation et d’une toute nouvelle projection (qui consiste d’ailleurs en une resacralisation de la littérature), mais l’image continue de porter en elle tout son passé savant (dont une petite expression de connivence, « on le sait », suffit à rapatrier l’autorité) :

Le roi, on le sait, a deux corps : un corps éternel, dynastique, que le texte intronise et sacre, et qu’on appelle arbitrairement Shakespeare, Joyce, Beckett, ou Bruno, Dante, Vico, Joyce, Beckett, mais qui est le même corps immortel vêtu de défroques provisoires ; et il a un autre corps mortel, fonctionnel, relatif, la défroque, qui va à la charogne, qui s’appelle et s’appelle seulement Dante et porte un petit bonnet sur un nez camus, seulement Joyce et alors il a des bagues et l’oeil myope, ahuri, seulement Shakespeare et c’est un bon gros rentier à fraise élisabéthaine.

Michon, 2002 : 4e de couverture

Bien des proses contemporaines se nourrissent, de la même façon, d’une culture considérée comme trésor collectif et espace de rêverie érudite, c’est-à-dire d’un « imaginaire » de l’archive plutôt que d’archives proprement dites : langages rares, divertissements philologiques, objets vieillis, goût des documents dans leurs aspects les plus matériels (reliques, photographies, papiers divers, etc.), « volupté de l’antique », comme disait Leiris, associent les livres brefs de Pascal Quignard, Gérard Macé, Pierre Michon notamment. Ces proses construisent autant de musées imaginaires, d’espaces synchroniques où les objets trouvés voisinent comme dans un cabinet de curiosités. Les sujets traditionnels des sciences humaines, à la fois hors de portée (en termes épistémologiques) et brusquement rapprochés par une nouvelle confiance placée en l’imaginaire pour les potentialiser, font office de réservoirs, au service d’une littérature souveraine.

On pourrait mettre cet espace sous le signe d’une phrase de Mallarmé :

Ordonner, en fragments intelligibles et probables, pour la traduire, la vie d’autrui, est tout juste, impertinent : il ne me reste que de pousser à ses limites ce genre de méfait. Seulement, je me renseigne.

2003 : 126

Gérard Macé (1991) cite volontiers ce morceau du « Rimbaud » des Divagations pour présenter son travail, appuyant sur la dernière et prosaïque partie de la phrase : « je me renseigne ». L’expression nomme un rapport au donné et pourrait servir d’allégorie à la ressaisie, par certains auteurs de proses, de leur destin littéraire dans les deux dernières décennies. Que désigne-t-elle ? Une réaffiliation à la littérature, à ce que la littérature a de plus intransigeant : Mallarmé, le genre du « poème intellectuel », l’association de la fiction et de la spéculation, et la souveraineté de la langue poétique. Qu’il faille « distinguer » de nouveau la littérature, la resacraliser en la raréfiant, voilà qui impose la sélection d’un public et ré-ancre le récit dans l’histoire longue de la prose poétique. Mais cette formule inspire aussi, et dans le même geste, un usage du document qui rapproche les pratiques littéraires de celles de l’histoire et désigne l’objet privilégié de l’épistémologie de notre temps : l’archive, indissociable ici de l’ethos lettré, lieu de mémoire et de factualité, pièce authentifiée mais aussi source d’histoires extraordinaires et de vies possibles.

Les prosateurs, de ce point de vue, font retour vers des formes très anciennes, des genres prémodernes depuis longtemps livrés à l’obsolescence, et qui ont souvent la particularité de ne pas faire le partage entre discours et récit, manifestant leur recul à l’égard du narratif. Le traité, mais « petit », la méditation, la leçon, voire la prière, les « vies », les hagiographies, le « mémorable » identifié par André Jolles (1972), les formes littéraires de la collection (inventaires, promenades, arts de mémoire) et surtout l’exemplum (dont on connaît l’actuel succès critique), anecdote livrée « à sec » ou fait divers précieusement découpé, tous genres souvent anonymes où l’auteur est témoin et restaurateur, plutôt que fabulateur, et prend modèle sur l’historien. Barthes avait attiré l’attention sur l’efficacité proprement figurale de l’exemplum, « force lumineuse, flattant le plaisir qui est inhérent à toute comparaison », qui permet de procéder du particulier au particulier « par le chaînon implicite du général » (1994 : 932). On sait surtout que Foucault avait en projet une collection de vies que sont venus exemplifier la confession de P. Rivière (Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma soeur et mon frère) et les mémoires de l’hermaphrodite Alexina Babin (Herculine Babin, dite Alexina B.), récits puisés dans les Annales d’hygiène publique et de médecine légale et qui pourraient servir de préhistoire (d’arkhê) à nos histoires littéraires.

Dans ces formes narratives de l’inactualité, d’un anachronisme savant et médité, on cherche moins à fonder, c’est-à-dire aussi à prospecter ou à espérer, qu’à hériter (Declercq, 2004). Le thème généalogique est essentiel à cette nouvelle pente du récit ; il n’est que de citer Rimbaud le fils pour prendre le pouls de cette littérature filiale. « La métaphore du père mort a été comme prise à la lettre, de façon violente, par la situation ; la littérature ne s’est plus occupée que d’une foule de fils, de noms seuls, une fratrie » (1982 : 97), expliquait Patrick Mauriès deux ans après la mort de Sartre et de Barthes. Ces « récits de filiation » (Viart, 1999) imposent de nouvelles images de l’auteur, moins vocationnelles que testimoniales : le tiers, le scribe, le collectionneur, le compilateur, le conservateur, le glaneur… Des lecteurs et des écrivains, unis par le « venin de la connaissance », forment à ce titre une communauté restreinte, qui choisit ses témoins, son butin, ses reliques : « des citations, des formules, des métaphores : autant d’anneaux que la tradition passe aux doigts de ses messagers, pour qu’ils se reconnaissent entre eux à travers les générations » (G. Macé, 1991 : 80). M. Leiris ou G. Bataille (ethnologue et bibliothécaire, hommes à documents et à terrains), A. Warburg ou A. Malraux (hommes-musées), W. Benjamin à la suite des symbolistes (collectionneur dans « Les Passages » de ce qui va disparaître) ne sont sans doute pas pour rien dans ces transformations de la figure de l’auteur. Mais ici, c’est Proust qui peut être considéré comme l’ancêtre essentiel, lui dont l’oeuvre a incarné une solidarité nouvelle entre le récit et la mémoire, une collusion désirable entre la littérature et ce « réel à l’état passé » que Barthes explore à l’issue du récit « vaguement proustien » (Charles, 1981) de La Chambre claire et de sa méditation sur une image retrouvée. Mais c’est un Proust passé au filtre des disciplines historiques, métamorphosé par l’arrivée de Foucault, par une passion pour la mémoire revivifiée à la source des exempla et des documents réintroduits dans la matière culturelle par les nouveaux historiens.

De la mémoire au pathos

« Pour qu’ils se reconnaissent entre eux » : la relique, citation, image ou document, est destinée à un partage restreint et dessine l’espace d’une communauté. Les paysages de la mémoire ont en effet quelque chose de fondamentalement affectif, ils renferment une réserve pathique dont le déploiement sature leurs enjeux. « Non marcelliens, s’abstenir », prévenait Barthes en ouverture de son tout dernier séminaire, consacré aux archives photographiques du monde proustien, justement, capturé par Paul Nadar, le fils de Félix. Intitulé « Proust et la photographie. Examen d’un fonds d’archives mal connu », ce séminaire était déjà issu d’une pratique concrète de l’archive : Barthes est allé consulter rue de Valois tout ou partie d’un fonds documentaire de 400 000 plaques de verre en cours d’inventaire, qui avait déjà fait en 1978 l’objet d’une petite exposition intitulée « Le monde de Proust ».

Son expérience de l’archive avait surtout l’intérêt de pousser, un peu ailleurs qu’il n’est souvent convenu, la balle de la mémoire et de nous indiquer qu’en littérature le document réel peut s’épuiser en une émotion qui surpasse sa fonction mémorielle, qui l’arrache même à la rétrospection. Barthes ne se donne pas ici une mission de résurrection, de réparation d’un oubli, de remplissage de lacunes, mais s’interroge sur le rapport que nous entretenons avec les documents, sur l’intensité affective qu’ils enferment. Le discours consiste simplement à indexer l’archive en la montrant du doigt, en la portant à « l’examen » optique : « vous le voyez ». Barthes livre donc le Panthéon-Nadar du monde de Marcel, en un simple répertoire de photographies légendées. Travail de sélection, puis d’identification et de commentaire, la « chance » du séminaire, dit Barthes, c’est-à-dire sa fonction et son espérance, est de produire une fascination : « L’objectif du séminaire n’est pas intellectuel : c’est seulement de vous intoxiquer d’un monde, comme je le suis de ces photos, et comme Proust le fut de leurs originaux » (2003 : 391). Le document exhumé est amputé d’une partie de ses enjeux, pour se cristalliser sur son seul effet ; de la même façon, la portée de l’archive pour le « dernier Foucault » était resserrée sur une seule de ses fonctions, la brillance :

Vies[…], exempla, mais – à la différence de ceux que les anciens recueillaient au cours de leurs lectures –, ce sont des exemples qui portent moins des leçons à méditer que des brefs effets dont la force s’éteint presque aussitôt.

1977 : 12

Barthes s’en tient, en deçà de la sollicitation de la mémoire, à cette émotion passive qu’est la fascination ; le chemin qui nous a menés dans la promotion du document de la prospection à la rétrospection, c’est-à-dire de l’élation à la mémoire, s’y aggrave : le temps est vidé de sa tensivité, de sa directionnalité, de sa vectorisation vers l’avant mais aussi vers l’arrière ; il ne s’agit même pas d’opérer sur des vestiges en les rapportant au présent, mais de se montrer affecté – presque interdit – par le réel. Cette attitude devant le document, que l’on se contente d’indiquer (« C’est ça[4] ! », dit-il ailleurs), implique chez Barthes un recul à l’égard du discours, car être fasciné, c’est comme Néron devant Junie n’avoir rien à dire : « on échoue toujours à parler de ce que l’on aime ». Voilà l’aura médusante de l’archive lorsqu’elle est extraite (c’est-à-dire sortie) d’une intrigue : on ne parle pas du « réel à l’état passé », on ne le raconte pas, on le convoque et l’on parle à côté de lui : « le peu de mots que je dirai indexe quelque chose qui n’est pas ce que je dis » (Barthes, 2003 : 392).

« Mine d’excitations », la question des clefs narratives, qui est la forme que prend ici l’exploitation et le classement de l’archive, vaut surtout comme émotion de lecture ; les clefs affermissent et développent pour le lecteur un lien imaginaire à l’oeuvre, elles font naître une rêverie propre à l’activité de lecture. Sans l’appui d’un récit vectoriel, la poétique de l’archive est devenue une poétique « des effets », des effets provoqués par un fragment de réel lorsqu’il retombe dans le réel – c’est ainsi, aussi, que Quignard définit les enjeux de son écriture : « Le fragment de réel tombant comme la foudre dans le réel provoque plus en moi d’imaginaire que le faux donné pour tel » (2001 : 182). Tout l’objet du séminaire de Barthes est de montrer que le document à la fois aide et gêne la « pulsion de reconnaissance » du lecteur amoureux de la Recherche (en mal d’archive, justement), que le document n’est pas forcément le point de départ d’un nostos, d’une histoire de retour, mais qu’il peut se consumer en une autre aventure, instantanée.

La Chambre claire disait bien que la photographie n’est nullement résurrectionnelle – « rien de proustien », écrivait Barthes ; elle faisait appel non pas aux formes narratives de la mémoire, mais à cet affect bien plus tolstoïen[5] qu’est la Pitié. Ce n’est pas l’émotion de l’attente évidemment, pas même celle du mémorable ; une petite expression récurrente dans La Chambre claire condensait cet en deçà du résurrectionnel, qui est sans histoire : « C’est ça, c’est elle ! ». Plus loin encore du mémoriel, le séminaire s’attarde à son tour sur l’emprise des photos, non sur leur capacité d’attestation mais sur l’affrontement du rêve au réel, au risque de la déception et de la distorsion plutôt que de la reconnaissance : quoi, ça n’est que ça !

Il y aura donc, par rapport à la lecture, surtout des phénomènes de déception, de gêne, de surprise (mais il y aura aussi des phénomènes compensatoires, d’autres intérêts).

Barthes, 2003 : 397

Cette étrange émotion du réel va jusqu’à la « dérision » et au « vertige » dans la découverte du visage « disgracié, pitoyable de laideur » (ibid. : 451) du plus beau et du plus noble les personnages de la Recherche : la grand-mère bien aimée du narrateur. « Pitoyable », c’est encore l’émotion propre à La Chambre claire, le côté Tolstoï de Proust, un en deçà de la mémoire. C’est surtout une inversion, paradoxale, de la perspective de l’archive, puisque l’on remonte ici de la fiction au document non pour sauver, non pour se rappeler, non pour réparer, mais au contraire pour s’étonner du réel, pour mesurer combien la rencontre avec l’image vraie peut « gêner » la fiction.

On serait sans doute en peine d’évaluer l’exemplarité de ce cas très particulier, de ce cas limite du parti pris documentaire qui manifeste par anticipation et, à l’état de comble, les conditions de bien des oeuvres actuelles ; et on a beau jeu à ne pas trouver de récit dans ce qui se donne explicitement comme un répertoire d’images ; ce qui me retient pourtant dans cet exemple barthésien, c’est le sentiment, une nouvelle fois, d’une compatibilité difficile entre l’archive et la narrativité ; on est évidemment très loin de Roquentin, mais peut-être le problème qu’affronte Barthes à travers l’archive est-il le même, et peut-être reste-t-il aujourd’hui inchangé : c’est celui d’une crise durable de la sollicitation narrative. Ni prospection ni rétrospection, au moment même où s’apprêtent à triompher l’Histoire et l’historien, et en plein contexte proustien, le Temps, ici, apparaît vidé de ses flèches. En sorte que pour Barthes, comme dans beaucoup de cas où les documents sont aujourd’hui « produits » sur la scène littéraire, le punctum de l’archive, l’« incidence personnelle » (ibid. : 410) du document, a absorbé jusqu’à sa fonction mémorielle, tranché ses fils narratifs, et trouvé ailleurs que dans la temporalité (fût-ce celle de l’à-rebours) les forces de sa projection.