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La biographie d’écrivain contemporaine (sur un écrivain par un écrivain) – et les nombreux genres voisins : le roman biographique, l’essai biographique, la fiction biographique, le roman du biographe, etc. – se signale par un usage particulier de l’archive qui la distingue des biographies plus conventionnelles, ou plus orthodoxes, signées par des universitaires ou par des journalistes. Dans des ouvrages comme Le Perroquet de Flaubert de Julian Barnes ([1984] 1986), Rimbaud le fils de Pierre Michon (1991) ou Benjamin ou Lettres sur l’inconstance de Michel Mohrt (1989), l’archive n’a pas pour unique fonction d’étayer le récit, d’attester que telle chose ou tel événement a été : elle ne disparaît pas sous la surface narrative du récit de vie, elle est au contraire exhibée, questionnée, quand ce n’est pas triturée ou tout simplement créée, entre fonction d’authentification et fonction de fabulation. À l’instar du récit historique, le récit biographique « n’est [donc] jamais répétition de l’archive, mais désinstallation par rapport à elle, et inquiétude suffisante pour s’interroger sans cesse sur le pourquoi et le comment de son échouage sur manuscrit » (Farge, 1989 : 93). Ainsi, si elle n’ébranle pas toujours le monument, la biographie contemporaine a certainement le pouvoir de déstabiliser le document.

L’article que voici poursuit deux objectifs qui en ordonnent les deux parties. Le premier est d’interroger le statut de l’archive dans la praxis biographique en suivant le parcours qui va de sa médiatisation à son appropriation, parcours illustré par plusieurs exemples tirés de notre corpus[2]. Le second objectif, qui consiste à observer de près le travail de l’archive dans une biographie contemporaine, est au fondement de notre deuxième section : l’étude de la biographie d’un « écrivain » pour le moins surprenant, Vladimir Ilitch Oulianov dit Lénine, par Dominique Noguez (1989).

L’archive, de loin en loin

L’archive a des usages biographiques multiples : pièce à conviction d’un récit d’enquête, élément générateur du discours, accessoire d’un sous-genre romanesque particulier – le roman du biographe (Madelénat, à paraître), le « roman de l’archive » (Keen, 2001) –, elle apparaît à la fois comme un puissant effet de réel et comme un opérateur de fiction. Même dans ses variantes les plus librement inventives, la « biographie littéraire » (Regard, 1999) semble accorder une certaine « valeur réaliste » à l’archive. Or, le réel ou le bios auquel celle-ci renvoie concerne moins, pour parler comme Barthes (1980), le studium que le punctum. L’écrivain contemporain qui s’adonne à la biographie se soucie généralement moins du contenu informatif de l’archive que de ses effetsponctuels (on verra dans la prochaine partie comment les références documentaires peuvent arriver « à point nommé », justement), effets qui sont liés, plus ou moins étroitement selon les cas, aux désirs, aux visées, à la subjectivité du biographe lui-même. À telle enseigne que l’on pourrait parler de « valences » plutôt que de « valeur », l’archive suscitant tantôt l’envie – c’est Alain Borer découvrant, dans un sanctuaire d’Abyssinie, la « grande signature solaire » de Rimbaud (1984 : 313) –, tantôt la répulsion du biographe – c’est Julian Barnes (1989) dégoûté par l’attrait morbide et obséquieux pour les lettres, bouts de cigare et mèches de cheveux des écrivains.

Les divers usages littéraires de l’archive ne sauraient donc se répartir sur un axe allant de l’« archive factuelle », informant le biographe sur les « faits », à l’« archive fictionnelle », dont l’authenticité serait invérifiable. En fait, fiction et « diction » travaillent conjointement le matériau documentaire et l’élément subjectif de la relation biographique (biographe/biographé) introduit dans le rapport à l’archive une dynamique pragmatique au sens large, c’est-à-dire une « relation de sujet à sujet » (Bougnoux, [1991] 1998 : 38). Dans cette perspective, la praxis archivistique de la biographie littéraire se superpose, en quelque sorte, à la relation biographique : l’archive est non plus seulement objet, mais aussi, à toutes fins utiles, sujet de la biographie, en lieu et place du biographé en quelque sorte. Rien n’interdit alors de penser cette praxis en termes de distance, c’est-à-dire comme une proxémique, et de reprendre les notions très opératoires proposées par Frances Fortier dans un article récent (2005) : médiatisation, tension et appropriation. Que le biographe garde une grande distance par rapport à l’archive, considérée comme « pure trace », et celle-ci se trouvera médiatisée, c’est-à-dire rendue à son caractère médiat, indirect, à son épaisseur de médium ; qu’il commence à lui donner du sens, à la faire parler, à l’utiliser comme document à des fins diverses, et l’on dira qu’il y a tension ; qu’il s’en fasse enfin l’auteur, la détournant à sa guise et s’en arrogeant l’autorité, et l’on conclura qu’il y a appropriation. L’axe médiatisation-appropriation, on s’en doute bien, peut recouper partiellement, mais non nécessairement, l’axe documentarisation-fictionnalisation : l’appropriation permet certes toutes les libertés d’invention, mais elle se décline aussi dans certaines formes argumentatives de la biographie.

Quand la distance par rapport à l’archive est maximale, celle-ci s’apparente à ce que Krzysztof Pomian appelle un « sémiophore » (1987 : 15-59) : un objet simplement dégagé de son utilité et rendu à sa signifiance. Au prix d’une légère modification du sens donné par Pomian, le sémiophore désigne ici, pour ainsi dire, le « degré zéro » de l’archive : un support de signes offerts à l’interprétation mais non encore interprétés (le signe avant le sens), fort de sa matérialité et de sa médialité. Dans Le Goût de l’archive, Arlette Farge décrit avec beaucoup de justesse le rapport avant tout physique à l’archive : « Été comme hiver, elle est glacée ; les doigts s’engourdissent à la déchiffrer tandis qu’ils s’encrent de poussière froide au contact de son papier parchemin ou chiffon » (1989 : 7). À ce niveau purement tactile du traitement ou de la manipulation, l’archive est bien un sémiophore, signe opaque, porté par le papier froid et poussiéreux. D’où une certaine illisibilité : « Elle est peu lisible aux yeux mal exercés même si elle est parfois habillée d’une écriture minutieuse et régulière » (ibid.). Cette archive, qui jusqu’à un certain point se refuse, n’a que plus de valeur si elle n’a encore jamais été manipulée, ni lue : « Au premier abord, on peut savoir si elle a ou non déjà été consultée, ne serait-ce qu’une seule fois depuis sa conservation » (ibid.). Elle est encore plus précieuse (« infiniment », dit Farge) si elle risque la destruction. Ancienne, elle possède un support fragile et « elle se manipule lentement de peur qu’une anodine amorce de détérioration ne devienne définitive » (ibid.). C’est d’abord la matérialité même qui fait signe et qui induit ce désir, ce « goût de l’archive » lié à la préciosité, à la rareté, à la fragilité et à l’unicité du sémiophore. À cette étape, l’archive est « tenue en respect », c’est-à-dire en grande considération et surtout à distance.

D’où le topos du document détruit, si prégnant en biographie. Dans Le Perroquet de Flaubert, quand le narrateur Geoffrey Braithwaite, spécialiste et biographe de Flaubert, apprend que le personnage de Winterton a brûlé des lettres inédites de l’auteur de Madame Bovary, il conclut vite à la folie : « C’était un fou, cela ne faisait aucun doute » (Barnes, 1986 : 55). Puis sa colère éclate : « Est-ce que ce criminel, cet imposteur, ce raté, ce meurtrier, ce pyromane chauve savait ce qu’il me faisait ? Oui, sans aucun doute » (ibid.). Dans Young Alice de Bernard Claveau (2000), les archives de Lewis Nunn (double de Lewis Carroll) sont presque toutes détruites – encore par le feu – par son légataire. Les exemples de ce genre ne manquent pas ; ils rappellent la grande valeur accordée au sémiophore : le document détruit, s’il a fait signe, ne fera (plus) jamais sens, car il ne sera (plus) jamais lu.

Soumise à une telle médiatisation, l’archive signifie le plus souvent sur le mode indiciel de la trace, opposé à la ressemblance iconique et à la conventionnalité symbolique, selon la triade peircienne. C’est le titre du premier chapitre du Goût de l’archive : « Des traces par milliers ». La trace est (d)étendue : elle s’étend sur des kilomètres, vient par milliers, n’appelle pas une interprétation ou une sémiotisation immédiates. Cette « laxité » du sémiophore n’a de sens véritable qu’en opposition à la modalité sémiotique du document, à savoir la tension. Une fois le sémiophore manipulé, lu et interprété, il disparaît, ainsi que la trace, pour être remplacé par le document et par des signes tendus vers l’appropriation.

Un exemple, non pas contemporain mais moderne celui-là, permet d’illustrer la tension minimale de l’archive : il s’agit des Derniers jours d’Emmanuel Kant (De Quincey, [1899] 1986), un texte au destin surprenant[3]. La première version était le témoignage d’un admirateur de Kant, Wasianski, qui, au chevet du philosophe, avait recueilli avec précision ses dernières paroles, ses derniers gestes, son dernier soupir. Ce substrat testimonial – Immanuel Kant in seinen letzten Lebensjahren ([1804] 1980) – permet d’abord de considérer le texte comme un document d’archive. Il traversera bientôt une longue série de traductions, de reprises, de transformations, de retraductions, jusqu’à ce que Thomas De Quincey le fasse sien. Au moyen d’un mince dispositif annotatif et de quelques « inflexions minimales » ajoutées à l’original, l’opiomane anglais se fait le phagocyte du texte de Wasianski et le transpose d’un registre sérieux, historique, à un registre comique – axé sur la déchéance pour elle-même et sur de petits détails peu édifiants.

La reconstitution biographique pousse plus avant la tension documentaire. Le biographe qui désire re-constituer des bribes de la vie de son biographé garde l’archive en respect mais en la faisant parler, comme preuve historique ou même comme pièce à conviction, à la façon d’un enquêteur. Young Alice, mélange de roman policier et de roman du biographe, offre un bon exemple de ce dernier cas de figure. Le récit s’ouvre sur la découverte d’un document fragmentaire et se conclut, au terme d’une longue enquête, par la découverte du document qui explique tous les autres : il s’agit d’une lettre de Lewis Nunn confessant qu’il n’est pas l’auteur de Young Alice (transposition fictive, on l’aura deviné, d’Alice au pays des merveilles)[4]. L’ensemble des documents retrouvés forme alors une archive capable de mener à la résolution de l’énigme et, pour tout dire, à la reconstitution du « crime » commis par le biographé fictif.

Dans Proust fantôme – mélange contre nature, quant à lui, d’essai biographique et de roman noir[5] –, Prieur se livre aussi à certaines interprétations archivistiques dignes de Sherlock Holmes, comme ici à propos d’une photographie du père et du frère de l’auteur de la Recherche :

[…] si c’était un étranger au cercle domestique qui avait photographié la scène, cet invité n’aurait-il pas dû, après ce premier cliché, prendre un second cliché, parfaitement symétrique du précédent ? Et cette fois Marcel aurait été prié de venir se substituer à son benjamin. Il se serait placé en compagnie de son père et se serait rangé, à son tour, derrière le chef de famille. Or si cette photo n’existe pas, n’est-ce pas que Marcel a bien joué, exceptionnellement, le rôle du photographe ?

Prieur, 2001 : 82

Ici, Prieur semble reprendre la théorie de l’« optogramme »[6] pour interpréter ce cliché de la rue de Courcelles. Dans les yeux d’Adrien et de Robert, le biographe-enquêteur voit se dessiner le portrait de Proust en photographe – et en meurtrier symbolique. La dernière phrase du fragment est à cet égard significative : « Au bout du balcon de la rue de Courcelles, c’est Marcel que regardent pour toujours le père et le frère, c’est lui l’absent que, nous, nous voyons, si seul, au fond de leurs yeux » (ibid. : 83)[7].

La reconstitution – qui n’est pas toujours aussi « policière » – exerce donc une tension sur le document, dont elle respecte, dans une certaine mesure, l’« autorité ». Il n’en va pas de même de l’utilisation biographique, laquelle pousse la tension à la limite de son point de rupture, qui serait l’appropriation. L’utilisation, au sens de l’herméneutique notamment – la mobilisation du sens interprété pour un usage direct, une application immédiate à la situation de l’interprète –, peut servir de caution ponctuelle au discours des biographies à forte composante argumentative (essai biographique, « essai-fiction », voire « biographie à thèse », etc.).

C’est le cas du Baudelaire de Sartre, qui soutient que l’auteur des Fleurs du mal a été un homme de mauvaise foi et un faible qui s’est cherché des juges toute sa vie durant. « Et s’il avait mérité sa vie ? » ([1947] 1963 : 18), demande Sartre ; s’il avait mérité tout son malheur : solitude, sédentarité, perversion, autorité paternelle, syphilis, etc. ? Cette thèse fort négative a fait dire à Bernard-Henri Lévy que « [c]e livre est un monument de mauvaise foi, de méconnaissance littéraire – et de cruauté » (Lévy et Dion, 1989 : 67). Pour prouver sa thèse, le biographe utilise, au sens fort, la correspondance de Baudelaire. Par exemple, de ces deux phrases tirées des archives baudelairiennes : « Au moral comme au physique, j’ai toujours eu la sensation du gouffre, non seulement du gouffre du sommeil mais du gouffre de l’action, du rêve, du souvenir, du désir, du regret, du remords, du beau, du nombre, etc.  » et «  Maintenant, j’ai toujours le vertige  » (1963  : 48), Sartre tire ces conclusions  :

Baudelaire : l’homme qui se sent un gouffre. Orgueil, ennui, vertige : il se voit jusqu’au fond du coeur, incomparable, incommunicable, incréé, absurde, inutile, délaissé dans l’isolement le plus total, supportant seul son propre fardeau, condamné à justifier tout seul son existence […].

Ibid.  : 48-49

Que dans les paroles de Baudelaire il y ait du vertige, voire de l’ennui, on ne saurait le nier ; mais qu’il y ait de l’orgueil, c’est Sartre qui le dit. Au reste, l’interprétation – en matière de « justification d’existence » – trahit l’appropriation existentialiste du poète.

Le Cygne de Proust, d’Henri Raczymow, constitue un autre exemple d’utilisation de l’archive à des fins argumentatives. Cet essai a pour point de départ la parenté, reconnue de Proust lui-même, entre le personnage fictif de Charles Swann et le personnage historique de Charles Haas. S’il y a bien une relation entre les deux Charles, elle n’a toutefois pas la simplicité du roman à clefs : comme l’écrit Prieur, « Proust n’emportait jamais le trousseau de son appartement » (2001 : 18). Proust aurait dit de Swann que c’était Haas, mais rempli d’une humanité différente. Selon Raczymow, qui ne manque pas d’humour, cette humanité, c’est Proust lui-même ! Le biographe soutient que l’auteur de la Recherche, malgré son succès littéraire, enviait le prestige mondain de Charles Haas. Il aurait voulu être, comme Haas, un célèbre clubman. En bon stratège, Proust aurait « rempli de son humanité » le personnage de Swann qui connaît dans la Recherche, comme Haas dans la vie, un grand succès mondain, que ne compromettent ni sa judéité, ni son mariage avec Odette. En se cachant – ou en se dessinant – sous les traits juifs du personnage de Swann, l’écrivain se serait vengé de Haas. Raczymow étaye sa thèse de trois types de matériau archivistique : les documents qui rendent compte de la vie mondaine de Charles Haas, les lettres de Proust et, enfin, la Recherche du temps perdu elle-même, qui devient un véritable tissu d’indices[8]. Sur un ton assez comique, plus comique en tout cas que chez Sartre, l’archive devient le support de l’argumentation essayistique.

Avec Les Trois Rimbaud de Dominique Noguez (1986), on peut dire que la tension « casse » et que l’utilisation prend clairement la forme de l’appropriation. Dans ce livre, Noguez invente une troisième vie à l’auteur des Illuminations. Après sa vie de jeune poète adolescent et sa vie de trafiquant en Abyssinie (que retrace Borer), Rimbaud entre à l’Académie et produit une oeuvre de maturité. Pour créer son « essai-fiction », Noguez déploie diverses stratégies. Pour ce qui concerne l’archive, il insère par exemple dans son opuscule un manuscrit apocryphe qui prétend mimer la calligraphie de Rimbaud et qui s’intitule « Page manuscrite de L’Évangile noir (1925) ». En présentant ainsi l’archive dans sa matérialité et sa quasi-illisibilité, Noguez revient en amont de son interprétation et de son appropriation même et profite de toute l’autorité du sémiophore pour mieux s’en éloigner. Ailleurs, le biographe trafique les mots d’André Breton ; dans la citation qui suit, les passages en romain représentent des ajouts noguéziens alors que le reste, authentique, provient bien de L’Anthologie de l’humour noir :

Il y a donc deux vies de Rimbaud. Nous négligeons la seconde où la marionnette a pris le dessus, où un assez lamentable polichinelle, reconverti sur le tard en académicien et qui n’échappa au prix Nobel que de peu, fait sonner à tout bout de champ sa ceinture d’or et ses médailles de la vierge, pour ne considérer que le Rimbaud de 1871-1872, véritable dieu de la puberté comme il en manquait à toutes les mythologies.

1986 : 11 ; nous soulignons

C’est ainsi que le biographe faussaire des Trois Rimbaud usurpe l’autorité de l’archive, tantôt en créant de nouveaux documents, tantôt, comme ici, en trafiquant les « originaux ».

L’appropriation, on le voit, prend la forme de l’ajout. Il en va de même quand l’archive devient objet de la fiction, ou objet générateur de la fiction. Dans la « Vie d’Antoine Peluchet » des Vies minuscules de Pierre Michon, la grand-mère, Élise, garde une statuette bien cachée : « Au fond d’une de ces boîtes, pour moi, pour Élise, pour nos secrètes palabres, il y avait la Relique de Peluchet » (1984 : 26). Pour le narrateur, ce petit objet pose un problème de sens :

Son apparition me causait, avec une troublante attente, une sorte de malaise et une poignante pitié. J’avais beau le regarder : il n’était pas à la hauteur du récit profus qu’il déterminait chez Élise ; mais son insignifiance le faisait déchirant, comme ce récit : dans l’un et l’autre, l’insuffisance du monde devenait folle.

Ibid. : 26 ; nous soulignons

Pourtant, Michon fait dire à cette relique, par le biais d’Élise, la mort, la souffrance, la filiation, la vie des hommes et des femmes qui l’ont tenue, et ainsi de suite. Quand tout le récit est ajout par rapport à l’archive, alors celle-ci n’a de sens que par rapport à l’auteur (étymologiquement : celui qui ajoute) de biographie, dans cette très grande proximité qui suscite désir, récit et fiction.

Au début du Perroquet de Flaubert, le narrateur visite le musée Flaubert de l’Hôtel-Dieu de Rouen, puis la propriété de la famille Flaubert. Chaque fois, il y trouve un perroquet empaillé qu’on lui assure être le modèle authentique de Loulou dans « Un coeur simple ». Dans une lettre, Flaubert aurait écrit : « Savez-vous qui j’ai devant moi, sur ma table, depuis trois semaines ? Un perroquet empaillé… sa vue commence même à m’embêter » (Barnes, 1986 : 19). L’énigme du roman du biographe est posée : des deux reliques, laquelle est le véritable modèle de Loulou ? Ce récit humoristique sera l’occasion pour Barnes – très calviniste en la matière – d’ironiser sur le goût des restes, et même sur le goût biographique en général :

Je commence avec la statue, parce que c’est là que j’ai entamé le projet. Pourquoi l’écriture nous fait-elle poursuivre l’écrivain ? Pourquoi ne pouvons-nous le laisser en paix ? Pourquoi les livres ne sont-ils pas suffisants ? C’est ce que voulait Flaubert : peu d’écrivains ont cru plus que lui en l’objectivité du texte écrit et en l’insignifiance de la personnalité de l’écrivain ; et cependant nous continuons à désobéir. L’image, le visage, la signature ; la statue à 93 pour cent de cuivre et la photographie de Nadar ; le petit morceau de vêtement et la boucle de cheveux. Qu’est-ce qui nous excite dans les reliques ?

Ibid. : 14-15

Là encore, l’artefact archivistique ne signifie rien en soi ; c’est dans sa proximité affective avec le biographe – ici, Braithwaite, qui prépare une vie de Flaubert – que du sens se voit créé. À vrai dire, le roman tourne bientôt à la quête obsessive du perroquet, au détriment de la biographie de l’écrivain. Comme quoi, chez Barnes, l’appropriation excessive de l’archive dissout in fine tout biographique dans la fiction romanesque.

De loin en loin, la répartition des diverses postures du biographe à l’égard de l’archive finit donc par s’organiser selon une trajectoire circulaire menant d’une distance à une autre. Quand la médiatisation est maximale, la très grande distance prise à l’endroit du sémiophore (distance dont le point de rupture est la destruction du document) semble le gage paradoxal d’une proximité au réel : comme le dit Alain Borer du nom de « RIMBAUD » gravé sur la pierre d’Égypte, qu’il compare volontiers à un hiéroglyphe, c’est « [p]arce que l’on ne pourra jamais la déchiffrer [que] cette signature est juste – comme énigme de Rimbaud » (1984 : 314)[9]. Bien qu’informulée, contenue, la « vérité » du biographé paraît d’autant plus proche que l’archive demeure lointaine, inviolée, préservée dans son épaisseur, son opacité. À l’inverse, l’appropriation complète de l’archive tend à repousser le réel au loin, au profit de la seule fiction de l’écrivain ou du biographe. Par une sorte de chiasme, la distance du biographe à l’archive se révèle inversement proportionnelle à la distance du biographe au réel. Au début du parcours, toute l’autorité revient à l’archive ; au terme du parcours, toute l’autorité est transférée au biographe. Mais médiatisation et appropriation excessives se rejoignent en fin de compte dans un commun déséquilibre, d’un lointain à l’autre : éloignement du sens dans le premier cas, éloignement du réel dans le second. Si les biographes peuvent bien, au gré de leurs désirs et de leurs visées, jouer des extrêmes – et ils ne se gênent pas pour le faire, parfois avec de très bons résultats d’ailleurs –, le tout de la biographie contemporaine, dans son ensemble, est de négocier un espace de tension (plus ou moins pacifié, qu’importe), en problématisant et en déplaçant son rapport à l’archive. Lénine dada, de Noguez, y contribue à sa manière, comme on le verra maintenant.

Lénine dada, une biographie

Encadré par la dénomination générique en couverture, « Essai », et par un nota bene qui, juste avant les notes de fin de volume, stipule que « [c]omme le lecteur pourra le vérifier, toutes les citations, toutes les références, tous les documents produits ici sont strictement authentiques » (1989 : 147)[10], le livre de Noguez se donne d’emblée pour un récit biographique sérieux – même si le titre, par la présence même de « dada » (et peut-être aussi par sa consonance avec « Idi Amin Dada »), laisse déjà poindre un certain humour[11]. L’appareil de notes, plutôt développé[12], tend également à accréditer le sérieux du faire biographique, dans la mesure où il donne les références des citations, consigne les versions originales allemandes des textes utilisés et, de manière générale, fait assaut d’érudition et de précision.

Très documenté, le livre porte sur les quelques mois que Lénine passa à Zurich en 1916, au moment où Hugo Ball lançait le Cabaret Voltaire dans la Spiegelgasse, la rue même où le révolutionnaire russe s’était installé avec sa femme. Certains textes fondateurs du communisme et du mouvement Dada auraient ainsi un semblable point d’origine, dans le temps aussi bien que dans l’espace. C’est l’« extraordinaire coïncidence », jusque-là passée inaperçue, « qui fit se côtoyer, à Zurich, en 1916, plusieurs mois durant, Lénine et les premiers dadaïstes » (Ld : 9), que le biographe entend creuser dans son essai. Il s’agit d’abord de montrer que Lénine ne peut pas ne pas avoir eu connaissance des activités, bruyantes et spectaculaires à souhait, de Dada. Au départ, toutefois, les documents ne sont pas d’un grand secours pour établir ce fait : en effet, « [d]u côté de Lénine ou de ses proches, pas un mot » (Ld : 9) ; de même, les biographes de Lénine ne disent rien de Dada. C’est un historien suisse, Willi Gautschi, qui, en 1973 seulement, fera remarquer – comme en passant – que Vladimir Ilitch Oulianov habitait à Zurich dans la rue où se trouvait le Cabaret Voltaire, semblant ainsi tirer la conclusion que les deux révolutions, la politique et l’artistique, se seraient ignorées complètement. Quoique…

Tout Lénine dada tient dans ce « quoique ».

Du côté de Dada, souligne Noguez (car si nous avons bien affaire à un essai, comme cela est mentionné dans le péritexte, l’énonciateur doit être Noguez), « on est à peine plus loquace » (Ld : 10). Or, ces documents laconiques, ces citations rapides, vagues ou allusives, le biographe aura justement à les faire parler. À ceux qui affirment que Lénine et les dadaïstes n’ont fait que se croiser, l’essayiste opposera de solides objections : il montrera que tel témoin qui se trompe sur l’adresse de Lénine dans la Spiegelgasse, ou tel autre qui hésite sur la date d’arrivée du couple russe à Zurich, ne peut être globalement pris au sérieux, sauf bien sûr s’il atteste la présence de l’auteur de Que faire ? dans les parages du Cabaret Voltaire. À force de grappiller les témoignages, d’éplucher les correspondances, Noguez finira par trouver chez Richard Huelsenbeck la mention d’une possible visite de Lénine au Cabaret Voltaire et, chez Hans J. Kleinschmidt, le préfacier des mémoires de Huelsenbeck, l’information selon laquelle Tzara aurait déclaré avoir « échangé des idées » avec Lénine (Ld : 14)[13]. Enfin, un autre témoignage du peintre roumain Marcel Janco, passé inaperçu lui aussi, relate l’apparition soudaine, au Cabaret Voltaire, « de l’impressionnante figure mongole de Lénine » (cité dans Ld : 15). Cette information est, à proprement parler, la « révélation explosive » qui donne son titre au premier chapitre de Lénine dada et qui constitue le socle sur lequel s’érigera tout le reste de l’ouvrage. De l’entrée de Lénine dans l’antre de Dada, Noguez infère que celui-ci a assisté aux soirées du groupe et même, poussant les conjectures un peu plus loin, qu’« il y participa ! »[14] (Ld : 16).

Par la suite, le biographe va utiliser l’archive pour jouer sur l’articulation du réel et de la fiction de manière à faire entrer cette dernière dans le cadre des réalités avérées. Le chapitre II, par exemple, mobilise les témoignages de Lénine lui-même, de sa femme Nadiejda Kroupskaïa et de leurs contemporains, afin d’établir « [l]e goût de Vladimir Oulianov pour les cabarets »[15] (Ld : 17). Noguez en vient même à se demander « [c]omment cet homme épris de chant et de chaleur collective se serait […] privé du plaisir de fréquenter les cabarets » (Ld : 20). Ici, le revirement de l’image, sinon son détournement, est radical : du Lénine ascétique, entièrement voué à la cause du socialisme réel, venu de Berne à Zurich en raison de la meilleure qualité des bibliothèques, on passe à la figure du fêtard épicurien et bohème, « joyeux drille un brin excentrique, expert en chants et en danses russes » (Ld : 27). Le renversement de l’image semble d’autant plus plausible que le lecteur est généralement au fait du puritanisme révisionniste de la plupart des historiographes du communisme, toujours pressés de dresser le portrait édulcoré des héros du prolétariat. Briser l’aura de sainteté qui entoure les premiers révolutionnaires russes, c’est en quelque sorte, et Noguez le sait pertinemment, donner l’impression de débusquer la vérité sous la légende.

Le pas suivant de l’argumentation consiste à faire admettre que Lénine s’est donné en spectacle, littéralement, au Cabaret Voltaire. Retraçant, dans les papiers d’Hugo Ball, les silhouettes d’un groupe de musiciens russes ainsi que d’un récitant ayant interprété Tchekhov à l’occasion de la « soirée russe » du 5 février 1916, Noguez n’a de cesse de faire habiter cette silhouette par la figure de Lénine, même si les dates ne concordent pas (le couple russe étant arrivé à Zurich à la mi-février). Loin de chercher à dissimuler une incohérence qui pourrait être fatale à sa thèse, le biographe se tourne alors vers la correspondance de Lénine pour suggérer qu’il aurait pu se trouver dans la métropole suisse dès le début de février 1916, assez tôt pour assister à l’inauguration du Cabaret Voltaire. Lénine a-t-il été vu à Berne le 8 février au soir ? Après avoir rappelé que Berne et Zurich ne sont distantes que de 130 km, Noguez mobilise une lettre du 17 février qui montre que Lénine « connaissait parfaitement les horaires de chemin de fer et savait en tirer le meilleur parti » (Ld : 34), suggérant par là la possibilité d’un rapide aller-retour entre les deux villes.

Tantôt cités comme preuves, tantôt réfutés et discrédités à titre de témoignages livrés après coup ou imprécis, les documents constituent avant tout des matériaux et non des sources qui tireraient leur légitimité de provenir de l’époque et de l’entourage de Lénine, sinon de Lénine lui-même. Ils servent avant tout de tremplin – particulièrement en fin de chapitre, au moment où le flux de l’argumentation est sur le point de s’interrompre – pour propulser des hypothèses toujours plus hardies, par exemple lorsqu’au terme de la section intitulée « Zurich, février 1916 » (Ld : 27-35) Noguez affirme que l’installation de Vladimir Oulianov dans la même rue que le quartier général de Dada paraît non plus un hasard « mais un acte tout à fait délibéré » (Ld : 35). Du coup, la rareté des documents attestant le rapport de Lénine à Dada rendrait compte non plus du caractère ténu de telles relations, mais plutôt d’une obstination, de part et d’autre, à les nier. Par un paradoxe assez saisissant, c’est ici le silence de l’archive qui devient parlant. Ce silence a aussi, comme tout le reste, sa justification : si ni Lénine, ni Ball, ni les autres dadaïstes importants ne soufflent mot de ce qui les lie, c’est que les uns et les autres font l’objet d’une discrète surveillance policière et ont, en conséquence, tout intérêt à se taire. Que ce silence perdure même après le départ de Lénine pour la Russie alors que celui-ci ne courait plus aucun danger, voilà qui ne suffit pas à démonter l’essayiste. L’explication est simple : c’est que Lénine était un as du déguisement – à preuve : la photographie, par Lechtchenko, du révolutionnaire en ouvrier grimé et coiffé d’une perruque[16] – et que, partant, « la plupart des dadaïstes n’ont jamais su que Lénine était des leurs à Zurich »[17]  (Ld : 39).

Lénine dada glisse ainsi d’hypothèse en hypothèse, de document en document, vers une fiction toujours plus improbable. Tout se passe comme si le texte prenait de plus en plus de risques avec la vérité, comme s’il voulait éprouver la solidité de la trame dans laquelle il s’inscrit[18]. Cela oblige Noguez à soigner particulièrement le montage des documents d’archive, d’autant plus qu’il ne cherche pas, on l’a vu, à dissimuler complètement les failles de son argumentation : il anticipe plutôt les objections éventuelles, qu’il réfute parfois en formulant des justifications fondées sur les probabilités, parfois en produisant encore d’autres documents. Ce recours à l’archive, dans une optique de falsification de l’histoire[19], exige non seulement une sélection judicieuse des artefacts, mais aussi un découpage rigoureux. Ces deux opérations sont effectuées de manière particulièrement remarquable quand, preuves graphologiques à l’appui, l’essai fait de Lénine l’auteur du poème de Tzara intitulé « Arc ». Les figures 5 à 10 (Ld : 60-61, 63, 64, 65 et 68) – fac-similés du manuscrit d’« Arc », de lettres et de manuscrits de Lénine ; tableau comparatif, constitué pour l’occasion, de la façon de former certaines consonnes chez Lénine et chez Tzara – sont assez troublantes : elles font voir, et donc savoir, la parenté effective entre les graphies des deux hommes sans qu’aucun truquage ne soit a priori décelable. Non content d’être l’auteur que l’on connaît, Lénine, dès lors, devient poète dada et nègre de Tzara. En retour, Ball, Tzara et Serner, dans des documents que le biographe produit sur la scène du texte, semblent souscrire au projet révolutionnaire russe, confirmant, si besoin était, l’intime connexion entre dadaïsme et communisme. D’ailleurs Noguez, cette fois encore sans avoir l’air d’y toucher, cite négligemment l’historien Miklós Béládi qui, dans un ouvrage (publié en 1984) sur les avant-gardes littéraires du xxe siècle, note que L’État et la révolution de Lénine se signale « par un style agressif et désespéré, bref, par un dadaïsme faisant étalage de grossièreté et d’esprit subversif »[20] (cité dans Ld : 71). Entre Vladimir Oulianov et Tzara, il y aurait en somme – et là encore l’essayiste ne manque pas de preuves à l’appui de sa théorie – quelque chose comme un « bernard-l’hermitisme intellectuel » (Ld : 75) : une façon, pour Lénine, d’habiter l’oeuvre, sinon la personne, du poète dada.

On arrive ici au point d’aboutissement de l’argumentation de Noguez : Lénine est dada, « Lénine dada » (Ld : 89) – dada par son écriture, dada par ses pseudonymes, dada par ses déguisements et, enfin, dada par sa politique[21]. Une reproduction de la photographie de Lénine avec son entonnoir (figure 19, Ld : 94) sert même à accréditer la thèse d’un Vladimir Oulianov artiste à la manière de Marcel Duchamp. Mais il reste que « c’est avant tout en politique que Lénine est dada »[22] (Ld : 96) : ce serait même uniquement le dadaïsme qui aurait la capacité de dévoiler certaines arcanes de la politique révolutionnaire russe. La suite de l’ouvrage s’emploie à montrer comment les errements et retournements de la période 1917-1924 sont explicables par le principe de contradiction mis en place par Dada : ainsi, c’est le dadaïsme de Lénine qui justifierait le passage d’un anti-pacifisme acharné à la conclusion d’une paix honteuse avec l’Allemagne ; c’est lui qui permettrait de comprendre comment Lénine peut à la fois faire massacrer les mutins du cuirassé Petropavlovsk et leur donner raison devant le Xe Congrès du Parti communiste ; plus largement, c’est lui qui expliquerait les décisions ubuesques de Lénine, les purges massives, les assassinats, la cruauté ironique à l’égard de certains de ses alliés de la première heure, la destruction des institutions, et ainsi de suite. C’est même par un geste authentiquement dada que Lénine aurait été amené à combattre les avant-gardes artistiques russes et à susciter un climat intellectuel propice à l’éclosion du réalisme socialiste. Toute l’action de Lénine aurait en somme un côté pataphysique, et le saccage gigantesque que représente la révolution serait à prendre au second degré, comme la manifestation d’un humour au vitriol.

Pour conclure

On voit bien comment une hypothèse timide au départ – celle d’une certaine convergence, à Zurich, entre le mouvement dada et le mouvement révolutionnaire animé par Lénine – est peu à peu poussée jusqu’à ses ultimes conséquences. Ce qui se donne au préalable pour une recherche légitime – après tout, il est vrai que la coïncidence entre la naissance de Dada à Zurich et le séjour de Vladimir Oulianov dans la Spiegelgasse est troublante – se transforme ainsi en canular. Pour soutenir la supercherie, Noguez doit solliciter toujours plus les documents ; à mesure que son essai s’éloigne de la biographie connue de Lénine, que ses hypothèses s’enhardissent, il est forcé de produire davantage de pièces à conviction, de procéder à un montage plus serré des citations, de décontextualiser ses sources. Plus rien de ce qu’a fait ou dit Lénine ne paraît dès lors relever du hasard : tout doit sembler concerté (ainsi, par exemple, l’essayiste constate : « Ce n’est pas un hasard s’il [Lénine] a déclaré un jour : “Chaplin est le seul homme au monde que je veux rencontrer.” Il sait où est sa vraie famille ! » [Ld : 136]). On assiste en définitive à une prolifération du document, à une inflation documentaire : l’auteur est tenu de forcer la dose pour au moins susciter l’adhésion temporaire et amusée du lecteur. Pour parler comme Jean Gaudon (qui, lui, parlait d’Hugo), on dira que l’archive, ici, est « autorité de savoir et signe du savoir autant et plus que contenu du savoir » (1987 : 123). Référence originaire, elle est aussi, pour parler cette fois comme Jacques Neefs, « garant détourné » (1987 : 176). Cela dit, à la différence des Trois Rimbaud, Lénine dada ne triche pas avec les documents : s’il les manipule, les découpe et les « monte », il ne les modifie ni ne les invente. Il ne se les approprie pas au sens que nous évoquions plus haut, mais il les met sous tension, infléchissant fortement leur sens, les utilisant à des fins argumentatives et fictives. Et si le portrait de Lénine qui résulte de cette mise sous tension et de cette utilisation de l’archive est cohérent, acceptable (avec un clin d’oeil toutefois), il n’est pas sans faille : des pointes d’humour, des supputations trop risquées (encore qu’appuyées par une débauche de documents) viennent lézarder la représentation recatégorisée qui en est faite. En clair, ici, l’archive, le document ne servent pas à ériger le monument de Lénine : ils ont plutôt pour conséquence de déboulonner l’effigie du politicien – non pas, comme le feront plusieurs ex-démocraties populaires après le tournant de 1989, en jetant à bas la statue de Vladimir Oulianov, mais plutôt en en construisant une autre, de carton-pâte celle-là, de Lénine en artiste et écrivain décadent.

C’est là sans doute, dans le vaste domaine de la littérature, un enjeu plus spécifique aux formes biographiques, et plus particulièrement aux biographies d’écrivains ou d’« hommes illustres » : le document se double d’un « monument » (qui a nom Kant, Rimbaud, Proust ou Lénine), l’objet ne peut être séparé d’un sujet. La biographie littéraire permet, voire force, par sa focalisation sur un personnage historique, la recatégorisation de certaines figures, de certains acteurs de l’histoire. En déplaçant le rapport à l’archive, c’est le sol même de l’histoire qui s’inquiète à nouveau sous nos pas, pour paraphraser Michel Foucault. Par la confrontation de l’autorité de l’archive et de l’autorité du biographe, l’actualisation biographique du document provoque, à plus ou moins grande échelle, des mouvements, des failles, des secousses, des déplacements. Entre les pôles opposés de la médiatisation (désémantisation du réel) et de l’appropriation (déréalisation du sens), qui perdent semblablement prise sur leur sujet, la biographie travaille à récrire l’histoire et à écrire l’écrivain, au contemporain.