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Dix ans de luttes pour la reconnaissance raconte l’histoire de la période 1995-2005 qui a vu le Québec se doter d’une politique de reconnaissance de l’action communautaire (PRAC). S’appuyant principalement sur les écrits, les mémoires et les prises de position du Comité aviseur de l’action communautaire autonome (CAACA), ce travail impressionnant d’archivage a le mérite de réunir dans un seul endroit plusieurs des grands moments de cette aventure unique en Amérique du Nord qui a permis au gouvernement du Québec de clarifier sa relation avec les organismes communautaires.

Les événements de cette histoire sont relativement bien connus. Alors que le milieu communautaire réclame une politique de reconnaissance depuis le début des années 1980, le gouvernement du Québec ne daigne pas y répondre avant la prise du pouvoir du gouvernement péquiste de Jacques Parizeau. À partir de 1995, de longs et ardus travaux se réalisent tantôt avec des représentants d’un mouvement communautaire revendicateur, plus tard avec un mouvement communautaire en mode de négociation. Du côté gouvernemental, outre l’intérêt péquiste partisan et préréférendaire, on ressent un besoin de mettre fin à la cacophonie occasionnée par la multitude de programmes et de pratiques étatiques s’adressant au communautaire. Au cours de la période dont il est question dans cet ouvrage, le milieu communautaire autonome s’est structuré, s’est réuni, s’est donné une stratégie commune de négociation et s’est entendu sur des revendications financières. Voici donc le contexte dans lequel est né le CAACA, un organisme parfois boiteux dans sa structure, mais souvent articulé dans ses positions. Lacombe et Sotomayor arrivent généralement à bien documenter les grands moments de cette histoire.

Cependant, trois mises au point s’imposent. D’abord, un point mineur : suggérer que les carrefours jeunesse emploi (CJE ; p. 25) sont à la base de la création du SAC[1] est contestable, même s’il est vrai que M. Parizeau voit les CJE en « mur à mur » au Québec et qu’un document descriptif des CJE fait référence aux députés comme étant « des organisateurs communautaires ». La proposition qui a particulièrement agacé le milieu communautaire est celle voulant que les nouveaux CJE (qu’aucun milieu n’a revendiqué) soient financés à même le nouveau Fonds d’aide à l’action communautaire autonome. Cela dit, le mandat principal du SACA[2] a toujours été de travailler à l’élaboration de la politique de reconnaissance.

Deuxièmement, à en croire ce livre, la naissance et l’évolution du Comité aviseur se sont faites dans l’harmonie et sans conflit, ce qui est faux. Deux petits exemples : d’abord, le livre ne discute pas du boycottage de l’annonce officielle de la création du SAC au Salon rouge de l’Assemblée nationale. Décision solidaire des membres du « comité aviseur provisoire », seule la Table nationale des CDC[3] fait bande à part en s’y présentant. Or, les CDC venaient de recevoir un financement important des mains de monsieur Parizeau, celui-là même qu’elles avaient négocié sans que les autres composants du mouvement d’ACA soient mis au courant. Ensuite, la relation de solidarité entre les deux vieux alliés en éducation populaire autonome, le MÉPACQ[4] et la Table des fédérations et organismes nationaux en éducation populaire autonome, a définitivement été ébranlée à cause d’analyses différentes des enjeux autour de la PRAC.

Plus irritante encore est l’affirmation voulant que le ministre André Boisclair ait soumis, le 20 décembre 1999, une politique de reconnaissance de l’ACA (p. 61). C’est tout le contraire ; alors que le mandat d’origine du SACA préconisait l’élaboration d’une politique de reconnaissance et de financement de l’action communautaire autonome, la première fois qu’une politique d’AC arrive dans le décor est justement ce fameux 20 décembre alors que le ministre Boisclair dépose le premier brouillon au Comité aviseur. Toutes les discussions antérieures entre le Comité aviseur (d’abord provisoire, ensuite dûment mandaté) et Jacques Parizeau, Lisette Lapointe et Louise Harel portent sur une reconnaissance de l’ACA. Quelle ne fut pas notre surprise de découvrir un projet de reconnaissance de l’AC comme premier fruit « écrit » de nos travaux. Que voulez-vous ? Comme Lorraine Guay résume bien l’attitude gouvernementale dans son entrevue au sujet du SAC devenu le SACA : « L’autonome, somme tout, c’est juste un mot de plus » (p. 28).

Ce petit détour introduit la faiblesse du livre de Lacombe et Sotomayor. L’histoire qui y est racontée est justement une histoire ; d’autres auraient pu être écrites. Le bout de la lorgnette choisi est celui de la santé et des services sociaux, une préoccupation tout à fait légitime dans la mesure où, au moment où le livre était rédigé, près de 80 % des organismes communautaires provenaient de ce secteur. Mais en limitant à la vision « santé et services sociaux », les auteurs ignorent d’autres aspects de leur histoire, et ce, à deux niveaux.

D’abord, la vision est colorée et l’importance de certains enjeux ne ressort pas. Concrètement, plusieurs régies régionales en santé et services sociaux se dotent durant cette même période de leurs propres politiques de reconnaissance du communautaire et la lutte contre les « ententes de services » semble avoir été perdue pour les organismes communautaires de ce secteur. En conséquence, les auteurs ne semblent pas voir combien ce mode de financement excède le communautaire hors du secteur santé et services sociaux, à tel point que le livre se concentre sur l’enjeu de l’obtention d’un financement en appui à la mission, sans jamais mentionner que les ententes de service font partie de la proposition gouvernementale depuis les toutes premières versions de la politique.

Cet oubli est critique, car il explique pourquoi le tiers des regroupements présents à la rencontre nationale de mai 2000 ont refusé d’endosser la proposition de politique, dont 17 (incluant l’auteur de ces lignes) ont inscrit leur dissidence. Alors qu’il note qu’il y avait division dans le milieu communautaire, le livre n’analyse pas le pourquoi de celle-ci. Avec une vision autre que celle de la santé et des services sociaux, peut-être les auteures auraient-elles posé la question : pourquoi les deux tiers des regroupements ont-ils accepté une politique qui légitime le type de financement « entente de service » et donc l’utilisation par l’État de ce qui était autrefois un mouvement de revendication ?

En fait, l’oubli est doublement critique parce que ce livre sera recherché par les universitaires pour qui il deviendra « l’histoire officielle » de la période. D’ailleurs, un document actuellement en consultation sur l’évaluation de l’impact de la politique abonde dans le même sens[5]. On y lit : « la version finale de la Politique n’a pas été l’objet d’un véritable consensus, mais représentait un outil que l’ensemble des acteurs, ou presque, étaient prêts à expérimenter ».

Peu importe la façon de faire le calcul, un tiers des regroupements en opposition, avec 17 dissidents, infirme l’affirmation que « l’ensemble des acteurs, ou presque, étaient prêts à expérimenter ». Au contraire, la crainte que cette politique ouvre la voie au démantèlement étatique et à l’utilisation du communautaire par l’État dans son propre processus de réorganisation est un enjeu majeur qui a marqué toute cette période, mais qui n’est pas analysé dans le livre Dix ans de luttes[6]

Focaliser sur la santé et les services sociaux, comme on l’a fait dans ce livre, occulte d’autres événements de la période qui ont eu un impact sur les groupes communautaires d’autres secteurs. En parallèle aux travaux de la PRAC, d’autres démarches sont en cours. Subventionnés par un programme discrétionnaire du ministère de l’Éducation depuis la fin des années 1960, les groupes d’éducation populaire autonome, sur la demande expresse du ministre Jean Garon, investissent les États généraux de l’éducation (1995-1997) dans l’espoir de gagner une reconnaissance légale d’éducation populaire autonome. À la suite de cette intervention, l’élaboration d’une reconnaissance légale de l’ÉPA fut confiée au Chantier sur la formation continue (1997-1999). Or, tout comme le gouvernement a transformé la reconnaissance de l’ACA en celle de l’AC, la demande voulant que la loi reconnaisse l’obligation du MÉQ de soutenir l’ÉPA se transforme en un amendement à la Loi sur l’instruction publique précisant le rôle que jouent les organismes communautaires en matière d’éducation. Dix ans de luttes pour la reconnaissance ne mentionne pas cette lutte, pourtant à l’origine même de la lutte qui y est analysée !

Enfin, une phrase sur « les pionniers » de l’action communautaire autonome. Avec une exception (Pierre Ducasse), les personnes choisies proviennent toutes de Montréal ou sont basées à Montréal. Où sont les Claude Lapointe, Jean Proulx, Monique Villeneuve ou Marie-Renée Tremblay qui auraient pu donner une perspective plus régionale de cette période de notre histoire ?

En conclusion, un bon livre pour avoir mis en valeur les archives du Comité aviseur. Là où le livre déçoit est sur le plan de l’analyse. On fait peu d’effort pour lier les éléments de cette histoire aux événements extérieurs qui l’ont marquée. Cette recherche, bien que probablement nécessaire, déçoit, car elle est trop près des arbres : elle ne tient pas compte de la forêt alors que c’est elle qui est déterminante.