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Le fonctionnement des grandes assemblées délibérantes suscite toujours une fascination pour le novice qui apprivoise le processus décisionnel de son syndicat ou de son association. Toutefois, outre le recours aux codes de procédure, la gouverne de ces assemblées reste peu documentée (Girard, 1987). La documentation scientifique et professionnelle est plus riche en propositions de méthodes alternatives que d’études sur les phénomènes propres à l’assemblée délibérante (Beaulieu et Carrière, 2000 ; Bunker et Alban, 1997 ; Holman et Devane, 1999). Pourtant, l’organisation démocratique de nos sociétés repose sur la participation et l’engagement des personnes au sein de ces assemblées. Aussi, il nous est apparu pertinent, sur les plans social et scientifique, de chercher à cerner différents facteurs qui permettraient de mieux comprendre la relation entre la conduite des assemblées et la participation et l’engagement des personnes. La notion de participation fait ici référence aux prises de parole et à l’implication des membres pendant l’assemblée et la notion d’engagement renvoie à l’avant et à l’après de l’assemblée : décision d’aller à l’assemblée et au suivi entre les assemblées à l’égard de l’application des décisions collectives[1].

À partir de la documentation sur les différents codes de procédure (Béland, 1989 ; Bourinot, 1972 ; Filion, 1992 ; Girard, 1987 ; Morin et Delorme, 1994 ; Robert et al., 2000), sur les méthodes alternatives visant à susciter la participation et l’engagement des participants (Bunker et Alban, 1997 ; Holman et Devane, 1999 ; Beaulieu et Carrière, 2000), sur le rôle de la formation (Hansotte, 2002) et de l’information (Beaulieu, Carrière et Schoch, 2002 ; Comeau, 1994) dans le processus décisionnel, nous avons élaboré un modèle a priori des principaux facteurs affectant la participation et l’engagement des participants à une grande assemblée délibérante. Ce modèle se présente sous la forme d’une grille en six facteurs principaux (formation, animation, méthode/code, information, valeurs et suivis) et deux volets (participation et engagement). Nous avons ensuite confronté ce modèle aux témoignages de présidents et présidentes d’expérience dans l’animation de grandes assemblées. Notre analyse de leurs propos eu égard à l’articulation entre les principaux éléments de l’animation des assemblées nous a conduit à l’élaboration de deux métaphores représentant la dynamique de la participation et de l’engagement à une grande assemblée délibérante. Ces modèles de compréhension des assemblées délibérantes proposent des pistes de réflexion et d’interventions pratiques pour les acteurs des organisations démocratiques. En comprenant mieux le type d’animation pouvant être utilisé lors d’une assemblée délibérante, celui ou celle devant préparer une assemblée délibérante peut être en mesure de mieux organiser son espace démocratique. Cela est particulièrement vrai pour ceux et celles qui désirent augmenter la participation et l’engagement des participantes et participants à l’assemblée.

Présentation des méthodes de délibération

L’idéal démocratique est la constitution d’un espace commun, une assemblée, permettant à tous les membres d’une collectivité déterminée, c’est-à-dire dans une frontière explicite, de délibérer et de décider et que cette assemblée représente le lieu suprême des décisions de la collectivité (Habermas, 1997 ; Meister, 1972, 1974). Globalement, les méthodes de délibérations, lors d’assemblées délibérantes, représentent l’aspiration de construire un espace où les choix ne sont plus sous la gouverne d’une personne ou d’une classe d’individus. Les délibérations sont encadrées et segmentées de telle sorte que tous et chacun ont la possibilité de s’exprimer sur une question.

Cette délibération, c’est-à-dire la communication entre les personnes en assemblée, est généralement régulée par un code de procédure. En fait, il n’y a pas qu’un code, mais plutôt plusieurs codes qui, au cours des décennies, ont été modifiés et remodelés par les utilisateurs (Béland, 1989 ; Bourinot, 1972 ; Filion, 1992 ; Lespérance, 2001 ; Morin et Delorme, 1994 ; Picard et Confédération des syndicats nationaux, 2003 ; Robert et al., 2000). Ces codes sont majoritairement conçus avec une même logique de répartition des droits de parole en fonction de critères d’équité.

De nouvelles méthodes, dites alternatives, sont actuellement en émergence au sein d’entreprises privées pour susciter la communication et les échanges entre les membres de l’organisation (Bunker et Alban, 1997 ; Holman et Devane, 1999 ; Nixon, 1998a, b). Ces méthodes pour les grands groupes sont notamment utilisées pour repenser l’avenir de l’entreprise. Puisant leurs sources dans les modèles de Lippit (1980), Lewin (1975) et Bion (1991), elles se sont inspirées d’écrits théoriques sur les organisations et de la praxis de consultants ayant développé des approches adaptées aux besoins des entreprises.

Les codes

Les principes récurrents d’un code à l’autre concernent la convocation, l’information, les règles de délibération, la décision et le suivi. Tous les codes mentionnent qu’il faut convoquer les membres à une heure et un lieu donné adéquats, que les motifs de la rencontre doivent être annexés à un ordre du jour. Tous mentionnent que la présidence a le plein pouvoir sur la régie de l’assemblée et soulignent la nécessité de désigner une ou un secrétaire pour prendre note des résolutions adoptées par l’assemblée. Bien que peu de critiques soient disponibles à l’égard des codes de procédure, il n’en demeure pas moins que certaines voix s’élèvent pour critiquer ouvertement l’usage de tel ou tel code (Susskind, 1999). Leurs critiques envers ces codes portent sur l’incapacité de ces démarches à susciter la coopération et le consensus. Soutenant que ces codes sont dépassés, Susskind (1999) ajoute que, généralement, les gens abandonnent le processus parce qu’ils ne comprennent pas les tenants et les aboutissants des décisions et par suite ne s’engagent pas dans les décisions prises.

Les méthodes alternatives

Les méthodes alternatives actuellement en émergence ont été élaborées en cherchant à stimuler un plus grand engagement, c’est-à-dire un soutien dans les décisions prises. Elles visent à permettre aux gens de trouver des solutions à leur problème lors de rencontres regroupant plusieurs dizaines, voire des centaines de personnes réunies au même moment dans un même lieu. Les auteurs décrivant ces méthodes affirment généralement leur volonté d’engager l’ensemble des acteurs au sein de l’entreprise (Bunker et Alban, 1997 ; Holman et Devane, 1999). Ces méthodes de délibération, appelées « Nouvelles techniques de participation publique » ou encore, du côté anglo-saxon, Large-Group Interaction Methods (Bryson et Anderson, 2000), Large Group Methodology for Organizational Change ou Interactive Collaborative Design (Beaulieu, Carrière et Schoch, 2002), sont de plus en plus présentes à l’intérieur de périodiques de gestion (Manning et Binzagr, 1996 ; Nixon, 1998a, b ; White, 2000) ou encore de manuels s’adressant aux personnes qui pourraient utiliser de telles méthodes (Bunker et Alban, 1997 ; Holman et Devane, 1999).

L’une des caractéristiques communes à ces méthodes est de permettre aux participants de saisir le contexte environnemental de la même manière, de lire la « même page » du système interne (Bunker et Alban, 1997). Chacune de ces méthodes, à sa manière, permet aux personnes impliquées d’élargir leur horizon. L’information sur ce qui doit être discuté est généralement très présente dans ces méthodes. Les processus amènent les participants à comprendre leur organisation, l’environnement dans lequel ils sont plongés, l’histoire qui a construit l’organisation et parfois même l’histoire personnelle des gens. Elles ont pour objectif d’engager l’ensemble du système et même les parties prenantes (stakeholders). Les participants sont invités à être actifs et à émettre leur opinion. L’esprit est à l’ouverture afin de laisser une plus grande liberté de circulation des idées.

Sur le plan démocratique, ces méthodes prévoient parfois un vote, mais le mode privilégié s’apparente davantage à celui du consensus (sans pour autant en appliquer la rigueur) où l’on s’attend à ce que les participants s’approprient les enjeux travaillés en grands groupes. À ce titre, certains auteurs utilisent l’expression imagée du changement du « je » et du « eux » au « nous » chez les participants (Beaulieu et Carrière, 2000 ; Dannemiller, James et Tolchinsky, 1999 ; Nixon, 1998a, b). Les gens modifient leurs perceptions des obstacles et des défis à relever par une appropriation personnelle et une adhésion à la collectivité, créées ou déjà présentes.

Puisqu’elles sont moins connues que les codes de procédure et qu’elles varient entre elles sur le plan de la séquence des événements et des tâches à réaliser, une attention particulière est portée sur la présentation et la description du fonctionnement et le déroulement de l’événement par l’ensemble des promoteurs de ces nouvelles méthodes de délibération. En outre, les animateurs de ces rencontres s’assurent de bien expliquer, au début de la rencontre, le but global et l’horaire, ce que l’on doit faire à chaque étape et le temps alloué pour réaliser les tâches.

Il est important de préciser, en dernier lieu, que ces méthodes demandent beaucoup plus de temps et d’investissement de la part des participants puisque les rencontres durent au moins une journée et peuvent aller jusqu’à une semaine. Par comparaison, les assemblées délibérantes n’ont pas de norme de durée ; elles peuvent tout aussi bien durer trente minutes qu’une journée ou même une semaine. Ces méthodes offrent l’occasion de repenser l’organisation de l’espace de délibération démocratique qu’est l’assemblée délibérante. Bien qu’elles soient plus en vogue dans l’univers de l’entreprise privée, les valeurs et l’approche ne sont pas éloignées des objectifs poursuivis par une assemblée démocratique. Nous avons d’ailleurs pu dégager de ces méthodes, ainsi que des codes de procédure, des facteurs pouvant favoriser la participation lors de l’assemblée et l’engagement avant et après l’assemblée.

Modèle a priori : six facteurs de participation et d’engagement

Certains facteurs pouvant influencer la participation et l’engagement des individus au sein des instances démocratiques ont été relevés par différents auteurs. Un premier concerne la formation des participants aux règles de procédure propres au code utilisé. Comme le souligne Hansotte (2002), l’espace public, en plus d’être un lieu d’engagement, est un lieu de formation à la parole, à la négociation entre pairs et à la recherche du bien commun (Hansotte, 2002). Dans cet esprit, la formation fait partie intégrante de la démarche proposée aux participants par certaines méthodes alternatives (Beaulieu, Carrière et Schoch, 2002). Ces diverses méthodes ayant des manières différentes de structurer les échanges, les responsables de la réunion doivent préalablement former les participants à son fonctionnement. Du côté des codes de procédure, aucun n’aborde directement la question de la formation. La connaissance des règles de fonctionnement semble être considérée comme un acquis. La présidence a la responsabilité d’appliquer les règles, non celle d’éduquer les membres à leur utilisation. L’apprentissage des règles se réalise généralement à l’usage. Toutefois, certaines organisations démocratiques prévoient des sessions de formation (parfois juste avant l’assemblée) à l’intention des nouveaux membres de l’organisation.

Les deux facteurs suivants sont intimement liés. Il y a la méthode ou procédure de délibération et l’animation exercée soit par la présidence, dans le cas d’assemblées délibérantes, soit par une personne externe engagée à titre de consultant, dans le cas des méthodes alternatives. Méthode et animation sont liées puisque la personne responsable de l’animation utilise le cadre explicite de la méthode pour régir la participation et que ces règles structurent son rôle. La présidence joue un rôle central dans les codes de procédure traditionnels ; dans les méthodes alternatives, la fonction d’animation, généralement occupée par une ou un consultant externe, est plus intermittente. L’animatrice ou l’animateur apparaît ou s’efface selon les cycles de la rencontre (Emery et Purser, 1996 ; Owen, 1997a ; Weisbord et Janoff, 1999). Tout comme pour la présidence d’assemblée, cette personne est présente du début à la fin du processus. Bien que les méthodes alternatives aient une démarche à respecter, le rôle de la personne responsable de la démarche est de donner une grande latitude aux participants dans la prise de parole et dans la manière de discuter entre eux (Owen, 1997a, b). Cette latitude d’interaction s’inscrit dans la liberté du flux communicationnel formulé par Habermas (1997).

Le quatrième facteur correspond aux valeurs et principes qui guident la conduite des délibérations. Dans le cas des codes de procédure, ce sont les valeurs d’égalité, d’équité, de justice, de respect des choix de la majorité et des droits des minorités. Dans le code de Michel Filion (1992) sont énoncés cinq principes pour cerner les valeurs sur lesquelles sont appuyées les règles de délibération[2]. Du côté des méthodes alternatives, ces mêmes valeurs et principes de participation et d’inclusion sont généralement énoncés en ouverture de la démarche et guident la ou le consultant dans son travail. Bunker et Alban (1997) insistent particulièrement sur cette notion de participation de toutes les parties du système et sur l’idée de permettre aux participants de saisir la situation de l’ensemble de l’organisation.

Le cinquième facteur est explicitement exposé dans les codes de procédure, soit l’information avant, pendant et après le processus décisionnel. Présente dans l’espace public, l’information est le flux communicationnel nécessaire à la vie démocratique de l’organisation (Habermas, 1997). Dans l’avant-propos du code Bourinot (1972), on rappelle les quatre règles proposées par Jeremy Bentham à la fin du xviie siècle (Bentham, Romilly et Dumont, cités dans Bourinot, 1972) soulignant l’importance de publiciser les informations nécessaires pour assurer un assentiment et un appui envers les décisions. Dans cet esprit, tous les codes comportent des dispositions sur la convocation de l’assemblée, la proposition d’un ordre du jour, la possibilité pour les participants de demander des clarifications au président d’assemblée et la rédaction d’un compte rendu écrit de la rencontre. Du côté des méthodes alternatives, l’information, avant l’événement, semble être incluse systématiquement dans les démarches proposées. Plusieurs méthodes (Beaulieu et Carrière, 2000 ; Dannemiller, James et Tolchinsky, 1999 ; Susskind, McKearnan et Thomas-Larmer, 1999) insistent sur l’importance de bien préparer la rencontre. Certains (Susskind, McKearnan et Thomas-Larmer, 1999) expliqueront même comment travailler avec les médias pour la diffusion des décisions prises et la suite des délibérations. Assurément, l’information est ici présentée comme un élément mobilisateur pour les participants et même, plus largement, la communauté. De même, Comeau (1994) souligne que l’information permet d’adopter une attitude favorable aux changements et à la réflexion dans les associations et les organisations non gouvernementales (ONG).

Le dernier facteur concerne l’après-événement et la garantie d’un ancrage dans la réalité, d’une rétroaction ; il s’agit des éléments de suivi. Dans les méthodes alternatives, la question du suivi est formalisée et fait partie du processus même. Les participants doivent convenir d’une date où ils se reverront pour faire un retour sur l’application du plan d’action décidé (Beaulieu et Carrière, 2000 ; Emery, 1993 ; Weisbord et Janoff, 1999). Pour les codes de procédure, le suivi est lié au procès-verbal où le résultat des décisions est consigné et adopté à la prochaine assemblée. Certains codes de procédure prévoient explicitement que l’assemblée fasse un suivi des décisions après l’adoption du procès-verbal (Lespérance, 2001).

Méthode : récit de pratique

Pour mieux comprendre le rôle et l’articulation des six facteurs relatifs à la participation et à l’engagement des membres d’une assemblée délibérante, nous avons procédé à l’analyse de récits de pratique de présidents et présidentes d’expérience. Ces récits se présentent comme autant de fenêtres ouvertes sur l’expertise développée par 15 hommes et femmes, provenant et oeuvrant au sein de différents milieux (coopératives, syndicats, organisations communautaires, mouvements politiques, etc.) qui ont marqué, au cours des dernières décennies, le développement de nombreuses organisations démocratiques québécoises : Claude Béland, Michel Blondin, Marcelle Dubé, Joseph Giguère, Roland Grand’Maison, Nicole Lacelle, Gérald Larose, Marie Malavoy, Égide Maltais, Manon Massé, Nancy Neamtan, Bernard Normand, Nicolas Poirier-Quesnel, François Saillant et André Therrien. Les interviews étaient structurées autour de la grille issue du croisement des six facteurs et des notions de participation et d’engagement. De leurs récits, nous avons cherché à extraire leurs pratiques d’animateur et animatrice d’assemblée (Robert, 2005). Notre travail a consisté à dégager des récurrences et des fils conducteurs entre les récits permettant d’organiser leurs propos en un ensemble cohérent et de répondre à notre question de recherche : « Comment les codes de procédure et la manière de les appliquer contribuent-ils à favoriser la participation des personnes lors d’une assemblée délibérante et à assurer leur engagement dans les décisions prises par cette instance ? » Le travail d’analyse de leurs propos a été effectué à l’aide du logiciel de traitement de contenu Sémato (Plante, Dumas et Plante, 2005 ; Saint-Charles et Mongeau, 2005).

Interprétation et analyse des résultats

L’analyse des récits de nos répondantes et répondants apporte plusieurs éléments de réponses à la question de recherche. Ils nous ont notamment conduit à élaborer, en cours d’analyse et aussi d’investigation sur le terrain, une représentation explicative du lien entre la présidence et la participation et l’engagement des membres. De plus, l’analyse des différents récits de pratiques nous a permis de dégager deux approches distinctes de la présidence d’assemblée.

Le couple danseur

La personne responsable de l’animation doit, selon nos répondants, s’investir pleinement dans le déroulement de l’assemblée et sentir l’assemblée. Pour sa part, l’assemblée doit faire confiance en la présidence pour exécuter les bons pas de danse au bon moment. Le respect de la méthode, du code, est très important. Cette danse doit déjà être connue (formation) et l’on doit en maîtriser les rudiments (c’est-à-dire la procédure, tels des pas de bases). L’animation est, malgré le caractère très rationnel de l’application d’un code, affaire d’implication émotive, intuitive et relationnelle. On pourrait comparer son rôle à celui de la meneuse ou du meneur d’un long tango, où celle ou celui qui anime, investit sa personne, tout en conservant la grâce et le contrôle de la danse.

Le couple danseur est une proposition imagée pour représenter l’interrelation entre l’animatrice ou l’animateur (la personne qui dirige la danse) et l’assemblée pendant la délibération. Le concept de couple danseur tire son sens, en partie, de la structuration du processus démocratique décisionnel convenu à l’intérieur des codes de procédure (Bourinot, 1972 ; Béland, 1989 ; Filion, 1992 ; Morin et Delorme, 1994 ; Robert et al., 2000 ; Lespérance, 2001). L’une des règles de la délibération oblige les personnes désirant intervenir à s’adresser à la présidence de l’assemblée à l’image des cours de justice où l’on s’adresse au juge (Morin et Delorme, 1994). Bien que cette règle ne soit pas toujours appliquée au sens strict, elle est clairement explicitée. Ainsi, on invite les gens à s’adresser à la présidence plutôt qu’à l’assemblée. Un autre principe important est le contrôle de la parole par la présidence d’assemblée (Bourinot, 1972 ; Béland, 1989 ; Morin et Delorme, 1994). La présidence, en réalité, prête la parole à toute personne désirant s’exprimer sur le sujet en discussion au moment où la présidence l’aura décidé. L’animateur ou l’animatrice peut reprendre la parole en tout temps pour demander le calme ou poursuivre la discussion sur le sujet en débat.

L’assemblée a besoin d’un alter ego, soit l’autre moitié de son couple, pour intervenir ou l’amener à se contenir. Si un membre fait un excès de langage ou si plusieurs personnes dans la salle décident d’invectiver une autre personne s’adressant à l’assemblée, ce sera d’abord à l’animateur ou à l’animatrice d’intervenir. Les propos des répondantes et répondants les plus expérimentés indiquent que c’est lors de ce type de situations que l’animateur ou l’animatrice réalise qu’il forme, tout en demeurant le meneur ou la meneuse du jeu, une seule entité avec l’assemblée. Ainsi, l’animation se place au-delà des contenus de l’ordre du jour, au-delà des sujets à discuter. Elle fait appel à la fibre, à la valeur englobante des personnes s’investissant dans un projet démocratique afin qu’ils puissent en arriver à une décision commune. Sans cette sensibilité qui ne s’exprime pas de manière explicite, l’animatrice ou l’animateur ne peut rester très longtemps au poste de pilotage de l’assemblée. Le couple danseur se doit d’effectuer sa danse de manière harmonieuse pour assurer une bonne participation et un désir d’engagement soutenu.

Par ailleurs, cette proposition du couple danseur où la personne qui anime est la meneuse permet, en lien avec le rôle important que l’on attribue à l’animation, de mieux comprendre que la personne qui anime est plus susceptible de ressentir l’obligation de présenter un bon « spectacle » que, par exemple, la personne responsable de la logistique. Il va de soi que la personne qui anime joue un rôle de médiation entre les règles formelles de l’organisation, les procédures de délibération et le contexte de l’assemblée. Cela aura une influence plus ou moins grande sur la manière d’animer l’assemblée selon l’approche d’animation, technicienne ou tacticienne, que l’on optera et c’est ce que l’on va maintenant explorer.

Deux manières de danser, deux approches d’animation

Deux approches de l’assemblée délibérante, deux manières de danser, ont pu être dégagées lors de notre analyse. L’une d’elles repose sur la séparation de la présidence de l’assemblée et de la direction politique de l’organisation, tandis que l’autre exige au contraire que la même personne assume les deux rôles. La première favorise d’abord le respect des règles pour une bonne participation à l’assemblée délibérante ; à cet égard, elle peut être qualifiée de technicienne.

Avec cette approche technicienne de la présidence, on cherche à s’assurer des conditions d’équité et de justice dans la répartition des droits de parole nécessaires à une bonne participation aux délibérations. La séparation de la présidence de l’assemblée et de la direction politique de l’organisation se présente comme un facteur favorisant cette équité comme en témoigne cet extrait :

Que tu sois président de [nom de l’instance] ou que tu sois le délégué ou le membre, tu participes à l’assemblée, tu as le même traitement, tout le temps. D’ailleurs, chez nous à [nom de l’organisation], c’est jamais des politiques qui président les débats. Pour assurer une neutralité au débat. Ici, c’est des employés qui font ça. Des conseillers et des conseillères. […] Le conseiller, sa job, c’est de faire appliquer le code de procédure. Peu importe si c’est le président, il y a trois minutes pour parler en comité plénier (Répondant 8).

Par rapport à l’engagement des membres, on souhaite le nourrir sans pour autant le garantir. On considère que le respect des règles et le bon déroulement de l’assemblée favoriseront l’engagement des membres envers les décisions prises. C’est une animation séparée totalement de l’animation politique.

L’approche technicienne invite à suivre les règles du jeu à la lettre sans en déroger puisque ces règles représentent un consensus collectif et les valeurs de démocratie auxquelles l’organisation et les membres adhèrent. Avec cette approche, on n’accorde pas autant d’intérêt aux impacts d’une assemblée. L’important, ici, c’est que l’assemblée se soit déroulée dans le bon ordre et qu’elle ait respecté la démarche comme le prescrivent les règles. Les tenants de cette approche ne croient pas que le processus décisionnel assure l’engagement. Par son souci du respect des règles de l’espace de délibération et du respect de chacune des personnes présentes à l’assemblée, l’approche technicienne recherche et favorise davantage la participation immédiate pendant l’assemblée plutôt qu’un engagement à long terme dans les décisions démocratiques de l’organisation.

Avec cette approche, les animateurs et animatrices semblent souvent agir comme des agents extérieurs au groupe. En d’autres mots, ils n’accompagnent pas le groupe au quotidien même si, parfois, ils appartiennent à la grande famille de l’organisation. L’approche technicienne valorise un détachement relatif par rapport aux discussions en cours afin de conserver toute la latitude nécessaire pour présider équitablement. Cette approche de la présidence facilite la prise de décisions impopulaires, tout en respectant les règles démocratiques de l’organisation. De plus, l’approche technicienne conduit à penser qu’une animation respectant les règles assure une participation saine lors de l’assemblée et, ultimement, permet aux membres d’avoir le sentiment du devoir accompli. On peut associer l’animation dans ce cas à celle qu’est appelé à faire un juge appliquant la justice.

La seconde approche valorise l’adhésion du plus grand nombre et le résultat des délibérations. L’assemblée délibérante n’est qu’une étape ou une manifestation, primordiale certes, de l’engagement des membres, c’est pourquoi nous la qualifions de tactique dans la mesure où l’objectif prend le pas sur la règle. Avec cette approche tacticienne, l’assemblée délibérante n’est qu’un lieu parmi d’autres où les membres réaffirment leur adhésion à la cause ou à l’objectif qui les réunit. Aussi, il devient légitime de moduler le déroulement de l’assemblée au gré des enjeux.

Pour les tenants de l’approche tacticienne, il faut accepter qu’une part de subjectivité teinte l’animation de l’assemblée. À l’extrême, si l’animateur ou l’animatrice ne fait pas l’affaire, on le change. D’ailleurs, selon cette approche, la personnification ou l’identification de la présidence à une personne est plus valorisée. De même, on valorise que la présidence de l’assemblée et la direction politique de l’organisation soient assumées par une seule et même personne. La démocratie y est davantage vue comme un rapport humain qu’un traitement équitable ou que la régulation mécanique d’un processus, comme le montrent les extraits ci-dessous :

Dans l’animation, il y a un leadership qui s’exerce, qui se manipule, qui passe. Puis, c’est comme l’éducation. C’est la même affaire. [… Le professeur] suscite une certaine admiration et finalement, surtout chez les plus jeunes, tu t’éduques parce que tu suis ton prof. En réalité, tu t’éduques parce que tu as embarqué émotivement dans le leadership manifesté par ton prof. Je trouve que l’animation joue le même rôle. L’animation bien faite, fait que tu t’engages. […] Quelque part, il y a quelque chose qui a manifesté un leadership au nom de l’organisation […] C’est toute cette émotivité-là qui fait que tu t’engages après. C’est toute la différence entre une animation pure, technique, froide et neutre (répondant 7).

C’est très rare [nom de l’organisation] qu’on se perd dans les procédures. Le président veut savoir ce que le monde pense […] L’inconvénient, c’est que ça fait des débats plus cadrés, moins ouverts. Mais quand on a de bons dirigeants, ils peuvent s’exprimer. Ça varie. À l’époque [] l’on avait [nom du président] comme président, on disait qu’il y avait le code [son nom]. Il se permettait de passer à côté des procédures avec la complicité de la salle. Et c’était efficace. Des fois, ça bousculait du monde, mais c’était efficace. L’avantage, […] c’est que ça permet au leader principal d’exercer un leadership plus fort. Il ne perd pas de temps. Les débats [s’embourbent rarement] dans les procédures (répondant 2).

En conclusion, avec une approche tacticienne de la présidence, on cherche aussi à favoriser le bon déroulement de l’assemblée, mais sans se préoccuper des entorses à la procédure. On vise plutôt l’établissement et la consolidation d’un lien subjectif d’appartenance à l’organisation, et à assurer un plus grand engagement des membres et ainsi améliorer la participation.

Soulignons enfin que les approches technicienne et tacticienne représentent deux visions de la présidence des assemblées délibérantes et non pas deux types d’animatrices ou d’animateurs-présidents. Catégoriser ainsi les animateurs et animatrices serait caricaturer la réalité. Dans les faits, parmi les praticiennes et les praticiens d’expériences que nous avons rencontrés, aucun n’incarne entièrement ni exclusivement l’une ou l’autre de ces approches.

Conclusion

Devant la pauvreté de la documentation scientifique relative à la conduite des grandes assemblées délibérantes, nous avons cherché à cerner différents facteurs qui pourraient nous aider à mieux comprendre la relation entre la conduite des assemblées délibérantes et la participation pendant les rencontres et l’engagement des personnes envers les décisions entre les rencontres. Après avoir relevé six facteurs principaux à partir de la documentation sur les différents codes de procédure et sur les méthodes alternatives de conduites des rencontres, nous avons colligé 15 récits de pratiques de personnes d’expérience dans l’animation des assemblées délibérantes. L’analyse de ces récits nous a permis de dégager le modèle du couple danseur, représentant la dynamique du lien entre la présidence et l’assemblée, ainsi que deux grandes approches (manière de danser) de la présidence. Une première approche, technicienne, cherche à assurer les conditions d’une participation équitable par le respect des règles et la séparation de la présidence de l’assemblée de celle de l’organisation. La deuxième, tacticienne, cherche plutôt à favoriser l’engagement par le biais d’une relation plus personnalisée avec la présidence, en soutenant l’intégration de la présidence de l’assemblée et de celle de l’organisation.

En terminant, nous pouvons constater que les zones d’ombre et les questions sans réponse sont encore nombreuses dans cet espace de délibération que sont les grandes assemblées des organisations démocratiques. Plusieurs sujets restent donc à explorer pour accroître nos connaissances relativement à la participation et à l’engagement ; par exemple, la question de la disparité des prises de parole en assemblée délibérante entre les hommes et les femmes, les plus jeunes et les plus vieux, les communautés culturelles. L’intérêt de ce champ d’investigation nous a été confirmé lors de nos rencontres avec les personnes expertes. Nous espérons avoir apporté des clés de compréhension pour l’intervenant et l’intervenante désirant améliorer la participation et l’engagement dans un processus décisionnel démocratique.