Corps de l’article

Introduction

Depuis quelques années, des études montrent que les jeunes ont un intérêt réel pour la politique, contrairement à l’impression laissée par leurs faibles taux de participation aux élections et leur présence minime dans les instances politiques traditionnelles comme les partis et les syndicats (Muxel, 2001 ; Ion, 2005). Au Canada, les données de l’Enquête sociale générale menée en 2003 l’illustrent bien : 58 % des jeunes de 22 à 29 ans ont déclaré avoir participé à au moins une autre forme d’engagement politique que le vote, comme la participation à des manifestations, la signature de pétitions, le boycott de certains produits, etc. (Milan, 2005). À cet égard, dans une recherche que nous avons menée auprès d’une cinquantaine de jeunes Québécois et Québécoises militant au sein de divers groupes alternatifs et de partis politiques[1], une majorité affirmait manifester leur engagement non seulement au sein de leur groupe, mais aussi, de façon individuelle, à travers les gestes posés chaque jour, comme citoyens. Plus encore, ils disaient vouloir, au quotidien, poser des gestes cohérents avec les valeurs et les causes qu’ils défendaient sur la scène publique, dans leurs activités politiques, qu’il s’agisse de leurs choix pour des modes de transport écologiques ou pour l’achat de produits équitables.

Partant de ces constats, et dans la continuité de nos recherches sur les jeunes militants, nous nous sommes penchées sur la question des mobilisations spontanées des jeunes ainsi que des nouvelles formes d’engagement[2], et c’est ce qui nous a incitées à mener une recherche qualitative auprès d’une trentaine de jeunes consommateurs de produits dits « responsables[3] », c’est-à-dire associés à des valeurs éthiques ou morales, favorables à l’environnement ou respectueux envers les humains et les animaux, et ce, dans une perspective durable[4]. Nous voulions comprendre quand et comment, dans leur trajectoire de vie, ils ont été amenés à se tourner vers de tels produits et dégager les influences et les raisons de leurs choix de même que les valeurs dont ceux-ci sont porteurs. Dans cet article, nous montrerons que pour ces jeunes, les gestes liés à la consommation sont des actes chargés de sens, exprimant en partie ce qu’ils sont ou désirent être, c’est-à-dire qu’ils représentent une forme d’engagement politique.

Mise en contexte : l’univers de la consommation responsable

L’univers de la consommation responsable, appelée aussi par certains consommation engagée ou consom’action[5], étant très large, allant des produits alimentaires aux vêtements en passant par le tourisme ou les produits financiers, nous nous sommes restreintes à deux de ses formes les plus populaires, soit le commerce équitable et l’agriculture biologique[6].

Le commerce équitable

Sans entrer dans les détails des origines du commerce équitable, rappelons que c’est en 1964, lors de la Conférence des Nations Unies pour le commerce et le développement que les premiers appels à des conditions de commerce plus justes se font entendre. Se posant en rupture avec le modèle marchand dominant, le commerce vise à engendrer des résultats bénéfiques au sein des communautés du Sud, non seulement en donnant un prix juste aux producteurs, mais aussi en favorisant des projets communautaires et de développement. Le commerce équitable connaît depuis quelques années une croissance annuelle moyenne de 55 % au Canada et représente 2 à 3 % des ventes au Québec[7]. Le café, qui fut le premier produit à faire l’objet d’un commerce équitable, en est encore le plus populaire.

L’agriculture biologique

L’agriculture biologique, pour sa part, est centrée sur des considérations écologiques ou environnementales et témoigne d’un désir de transparence et de traçabilité des produits consommés, s’expliquant en partie par la peur engendrée par les scandales autour de la vache folle et des OGM. C’est un secteur en forte croissance dans le monde entier, qui connaît une augmentation annuelle de 20 % par an[8]. Au Canada, au cours de la dernière décennie, le taux de croissance de l’industrie biologique est passé de 15 à 20 %. Au Québec, c’est en 1995, que l’organisme Équiterre lance son programme d’agriculture soutenue par la communauté (ASC) et que les produits biologiques font graduellement leur entrée dans les épiceries conventionnelles. Aujourd’hui, 2,7 % des fermes québécoises ont une production certifiée biologique, ce qui fait du Québec, après la Colombie-Britanique, la province ayant le plus grand pourcentage de fermes certifiées[9].

Cadre de référence : les nouvelles formes de l’engagement politique

Pendant la majeure partie du xxe siècle, et notamment au cours des années 1960 et 1970, l’engagement a été synonyme de militantisme politique, impliquant l’adhésion à de grandes idéologies et passant nécessairement par les collectifs de masse tels les syndicats et les partis politiques. Depuis quelques décennies, il en va autrement : les formes de l’engagement se sont modifiées, parallèlement aux transformations mêmes du politique. Ainsi, tout d’abord, si l’engagement implique toujours la nécessité d’agir pour la collectivité (Perrineau, 1994), il est moins associé à des formes organisées de participation politique, moins lié aux appartenances et obligations institutionnelles, plus « distancié » (Ion, 1997), laissant place « aux singularités de la parole individuelle » (Ion, 2005 : 27). Mais s’il est plus individualisé, l’engagement n’en continue pas moins « d’être animé par l’indignation et la révolte et par le souci des individus » (Lapeyronnie, 2005 : 50-51), comme en ont témoigné les nombreuses manifestations contre la guerre en Irak un peu partout dans le monde ou encore les mobilisations autour des accords de Kyoto. En ce sens, être engagé « suppose que l’on se batte pour une idée et pour que la société adhère à un certain type de valeur, pour qu’elle donne une priorité à cette valeur (l’égalité), qu’elle reconnaisse tel groupe social (les homosexuels) ou telle idée (la préservation de l’environnement) » (Ferrand-Bechmann, 2000 : 17). En outre, aujourd’hui, l’engagement est pragmatique au sens où il vise l’atteinte d’objectifs limités et concrets, la réalisation d’actions ayant un effet direct et efficace sur le cours des choses, ici et maintenant, notamment chez les jeunes : « désormais, ce qui [les] mobilise, ce ne sont plus les grandes causes, mais “la vie quotidienne” et les politiques qui l’encadrent » (Labadie, 2005 : 68). Ce pragmatisme n’empêche cependant pas les utopies de subsister — que l’on pense aux altermondialistes qui revendiquent un monde exempt d’inégalités et de misère —, mais elles doivent être ancrées dans les actes concrets du quotidien : « c’est ce qu’on peut appeler un idéalisme pragmatique » (Ion, 2005 : 26).

Ces caractéristiques de l’engagement se retrouvent particulièrement chez les jeunes. Ainsi, plusieurs observateurs constatent, chez les Québécois de moins de 25 ans[10], un regain du militantisme axé non pas sur la question nationale comme ce fut le cas dans les années 1960 et 1970, mais autour d’enjeux comme l’environnement et le partage des richesses à l’échelle mondiale, qui sont autant locaux que planétaires, et autour des valeurs de solidarité et de justice sociale (Gauthier, Gravel et Brouillette, 2004 ; Quéniart, Bayard et Jacques, 2006 ; Quéniart et Jacques, 2004) et d’un « rejet du monde de la consommation et du matérialisme ambiant » (Charbonneau, 2004 : 41). Dans le même ordre d’idées, la tenue de l’école d’été de l’Institut du Nouveau Monde a illustré l’intérêt des jeunes pour les questions touchant la mondialisation, l’éthique et l’environnement (Venne, 2005).

Pourtant, sur le plan sociologique, on connaît peu les motivations de ces jeunes qui adoptent des pratiques de consommation responsable, ni les trajectoires qui les ont menés à transformer leurs habitudes de consommation. Ce que l’on en sait nous vient surtout des sondages qui montrent essentiellement qu’au Canada les jeunes représentent la tranche d’âge qui a acheté le plus de produits éthiques (Guénette, 2006) et qu’ils sont aussi les plus susceptibles de poser des gestes associés à la « consommation responsable », comme boycotter une entreprise ou un produit, signer une pétition ou favoriser les produits qui présentent des caractères éthiques (Milan, 2005).

Méthodologie

Nous avons opté, sur le plan méthodologique, pour une recherche qualitative par entrevues, nous inspirant essentiellement de la théorisation ancrée (Paillé, 1994).

Échantillon

Nos objectifs étaient de mettre au jour les motivations et le sens des pratiques de ceux qui ont fait le choix de consommer des produits biologiques et équitables et non faire une enquête auprès de consommateurs en général pour connaître leurs pratiques de consommation. C’est pourquoi, pour faire partie de notre échantillon, les consommateurs devaient affirmer consommer régulièrement des produits biologiques et/ou équitables. Le recrutement s’est donc fait sur une base volontaire, par l’affichage dans des lieux où nous étions susceptibles de les trouver — boutiques offrant de produits biologiques, restaurants offrant du café équitable, commerces de produits écologiques, etc.

Collecte des données et analyses

Des entrevues semi-structurées, d’une heure trente en moyenne, ont été réalisées auprès de 30 jeunes consommateurs, autour des grandes thématiques suivantes : 1) la trajectoire (élément déclencheur dans l’intérêt pour la consommation responsable, influences et modèles, évolution des raisons et des pratiques) ; 2) les habitudes de consommation (critères d’achats, fréquence et type de produits) ; 3) le sens de la consommation (importance, apport, but recherché) ; 4) le rapport au politique (militantisme, importance du vote, des boycotts, des manifestations) et 5) la consommation responsable (définition, gestes associés).

Toutes les entrevues ont été enregistrées puis retranscrites intégralement au fur et à mesure de leur réalisation, pour être ensuite soumises à une analyse qualitative de contenu selon des procédures de condensation et de catégorisation (Paillé, 1994) consistant essentiellement à : 1) coder et classer les thèmes et sous-thèmes et 2) effectuer des regroupements en catégories conceptuelles. Les données d’entrevues étaient ensuite soumises à une analyse comparative systématique selon les variables indépendantes pertinentes. Pour l’ensemble des procédures d’analyse, nous avons eu recours au logiciel N’Vivo.

Caractéristiques des jeunes consommateurs rencontrés

Les 30 jeunes sont des hommes (13) et des femmes (17), âgés de 18 et 30 ans, pour une moyenne de 26 ans. Ils sont assez fortement scolarisés, puisqu’un tiers possède un diplôme universitaire de deuxième cycle ou est en voie de l’obtenir. Environ la moitié des jeunes est aux études et combine un emploi alors que l’autre moitié est sur le marché du travail, dans des professions variées. Trois femmes avaient des enfants et une était enceinte alors qu’aucun homme n’avait d’enfant, mais un était en voie de devenir père. Les revenus personnels annuels des répondants se situent en moyenne entre 10 000 $ et 29 999 $.

Résultats

Chez tous les jeunes que nous avons rencontrés, il y a eu, à un moment donné dans leur vie, la découverte que consommer n’est pas un geste anodin, mais un acte chargé de sens. Pour certains, cette prise de conscience est récente, pour d’autres, elle remonte à l’adolescence. Dans la plupart des cas, elle est liée à des expériences personnelles (voyages, rencontres, lectures, maternité) ou encore à l’influence de leur famille ou de pairs, qui ont joué un rôle de catalyseur dans le passage à des pratiques de consommation responsable. Dans les sections qui suivent, nous présenterons deux dimensions qui sont ressorties de nos analyses relativement au sens que prennent ces pratiques : d’une part, la consommation responsable comme manière de défendre une cause, d’affirmer certaines valeurs et d’en rejeter d’autres et, d’autre part, comme prise de responsabilité envers soi-même et envers autrui.

La consommation comme défense d’une cause

Se porter à la défense du petit

Pour les jeunes, consommer des produits responsables, c’est d’abord faire des choix, encourager certaines causes et en rejeter d’autres. Au-delà du produit biologique et équitable, une grande majorité priorisera l’achat chez un petit commerçant plutôt que dans une grande chaîne, et préférablement, l’achat local, qui revient comme un leitmotiv. Le lieu d’achat d’un produit responsable n’est donc pas laissé au hasard chez les jeunes.

Le lieu, ça fait une différence pour moi. L’important, c’est d’encourager une petite famille, un détaillant où je sais que la personne est gentille, j’ai un bon service, puisque l’argent va rester là. Les grosses branches, je ne connais pas le propriétaire, je ne sais pas où l’argent va, je ne sais pas où ils mettent leur argent, où ils investissent, et tout, et tout (F26, femme, 27 ans).

Ils misent en fait sur la confiance envers le commerçant ou le producteur qui devient même, dans certains cas, équivalente et parfois supérieure à la certification. En effet, malgré le fait que l’un des critères d’achats de produits biologiques ou équitables soit la présence d’un sceau de certification, certains n’hésitent pas à acheter des produits qui ne sont pas certifiés par un organisme, se fiant à la parole du commerçant qu’ils connaissent et avec qui ils peuvent échanger :

Il y a une petite épicerie à côté de chez moi où ils vendent du café qui est censé être équitable, mais il n’y a pas la certification. Puis la maison de torréfaction est proche de chez moi et je pense qu’ils viennent du Guatemala ou du Costa Rica […] c’est eux qui ont la maison de torréfaction qui emballent le café puis qui le distribuent dans les épiceries locales. Ils n’ont pas la certification parce qu’ils n’ont pas les moyens d’avoir la certification. J’hésitais à acheter le café puis je me dis, si le propriétaire le dit, bien c’est fiable. Même s’il n’y a pas le sceau, je peux me fier à lui, ce n’est pas un épicier qui me dit : « Oui, oui, c’est équitable. » Ça j’aurais fait moins confiance, mais si c’est le petit monsieur, le petit Costaricain direct qui me le dit, j’ai confiance (F30, femme, 23 ans).

En misant sur le « petit » commerçant, les jeunes s’opposent aussi à la récupération politique des produits équitables et biologiques faite par les multinationales. En encourageant l’artisan plutôt que le « capitaliste », ils témoignent de leur volonté pour une relation marchande différente, de proximité, limitant les intermédiaires qui sont coûteux sur les plans écologiques et économiques. Cela est particulièrement vrai chez les jeunes qui sont abonnés aux paniers biologiques, et qui ont souligné participer à la création de lien social avec le producteur. En effet, le panier répond, certes, à leurs besoins en termes d’aliments biologiques, mais, en plus, il procure un sentiment d’appartenance avec le producteur et tous les autres « partenaires ». Il est également associé à une forme de solidarité, celle-ci s’exprimant par le fait d’encourager directement un producteur local, plutôt que de donner à des intermédiaires, comme c’est le cas dans les épiceries, et ainsi d’éviter les pertes d’emploi.

Plus encore, plusieurs souhaitent acheter des produits là où les conditions de travail des employés semblent correspondre à leurs valeurs — dans les petits commerces de quartier — à l’inverse de celles des employés de supermarchés ou de grands magasins où régneraient la pression et le stress. La nette préférence pour des commerçants locaux s’explique aussi par le fait que l’on ne fait pas qu’acheter un produit, on achète aussi « les valeurs qui vont avec ».

Je pense que c’est dans l’idée de la cohérence. […] Tu vas au McDo, t’achètes un café équitable, donc ce que tu veux c’est te prononcer en faveur de la justice sociale, mais les gens chez McDo sont payés des peanuts par rapport à tout le chiffre d’affaires qu’ils font. Donc, pour moi, ça perd de son sens, puis c’est important d’aller jusqu’au bout du raisonnement. Tant qu’à acheter bio, tant qu’à acheter équitable, est-ce qu’on ne peut pas intégrer des lieux qui sont cohérents avec ces valeurs-là, où l’organisation est faite de façon démocratique, comme avec des coops où les gens ont une forme d’équité, une forme de justice sociale, une réflexion idéologique (H49, homme, 26 ans).

Ainsi, au-delà du produit, d’autres critères entrent en jeu, notamment la fonction du commerce, son indépendance par rapport aux géants de l’alimentation, la façon dont on peut y faire son marché, la relation avec les employés et la possibilité de connaître les valeurs du commerçant. Bref, outre les qualités du produit lui-même, plusieurs consommateurs vont aussi, et dans certains cas, surtout, rechercher des commerces qui correspondent à leurs valeurs, la philosophie de l’entreprise étant tout aussi importante que le produit en tant que tel.

Encourager la solidarité avec les producteurs du Sud

Outre les préoccupations pour les producteurs locaux, celles pour les producteurs du Sud sont grandes, et c’est pourquoi les jeunes se sont tournés vers les produits du commerce équitable. Acheter équitable, c’est pour eux affirmer des valeurs de solidarité et de respect :

J’ai habité en Afrique et je connais un petit peu les producteurs là-bas. Tu te dis : « pourquoi mes pratiques à moi ici encouragent finalement une forme d’exploitation ? » (F1, femme, 25 ans).

Au niveau de l’équitable, c’est vraiment pour aider les paysans du Sud. Mon chum et moi, on a voyagé un peu puis on a fait un stage de coopération au Brésil, on a habité avec des paysans sans terre, alors d’encourager ce type d’agriculture là plutôt que des mégafermes, des méga-industries, ça nous plaisait. Puis on sait aussi que les grosses multinationales font beaucoup d’argent sur le dos des paysans, et c’est sûr que, autant que possible, on essaie de ne pas encourager ça (F4, femme, 29 ans).

Pour être le plus « équitables » possible, beaucoup de jeunes vont aussi se renseigner sur la situation politique du pays du producteur, sur le lieu de vente et sur la compagnie qui en fait la promotion. Autrement dit, ils accordent une importance particulière à tous les acteurs impliqués dans la production ou encore la vente d’un bien. Ils veulent, pour ainsi dire, retrouver de l’humanité dans leur assiette ou dans le produit qu’ils achètent.

Pour moi, c’est d’avoir une consommation en ayant conscience des impacts de notre consommation, c’est-à-dire comment le produit a été produit ? Par qui ? Dans quelles conditions ces gens ont travaillé ? (H19, homme, 29 ans.)

Les gens travaillent, travaillent, travaillent, puis, ils n’ont à peu près rien à se mettre dans les poches et il y a peut-être une multinationale en arrière qui, elle, se bourre les poches. Ça m’écoeure et je n’ai vraiment pas d’attrait pour ça. C’est pour ça que ça nous dérange moins de payer plus cher, quitte à ce que je consomme moins, au moins, je sais qu’il y a des gens qui se font moins exploiter et ça fait mon bonheur (H29, homme, 30 ans).

En ce sens, pour eux, acheter un produit est beaucoup plus que payer pour celui-ci : c’est adopter et défendre un ensemble de valeurs, c’est affirmer leur propre vision du monde.

Mettre à mal la société de consommation

À cet égard, consommer de façon responsable pour les jeunes, c’est aussi mettre à mal la société de consommation. En effet, les valeurs qui vont guider leurs gestes sont essentiellement basées sur l’idée de consommer à la fois mieux et moins, corollaire du besoin ressenti de ne pas contribuer à un système qui encourage la surconsommation. D’ailleurs, certains ont associé le consommateur responsable à celui qui est capable de résister aux pressions de la publicité, du marketing, du branding, qui s’éloigne donc de la société de surconsommation dans laquelle nous vivons. Sans penser révolutionner le monde avec ce pouvoir à la fois économique et politique, il reste que la majorité croit au message envoyé par leur achat ou encore leur refus d’achat.

C’est comme un acte politique, c’est un acte citoyen. Autant au départ on peut se dire : « Ah mon dieu, c’est juste de la bouffe ! » Mais je ne trouve pas. C’est vraiment lié à plein de choses. En faisant ça, j’encourage des gens, j’encourage un mode de production, j’encourage une autre façon de voir les choses (F4, femme, 29 ans).

Il y a toute l’idée de la démocratie du dollar qui a quand même un fond qui est bien intéressant. À partir du moment où t’encourages des réseaux de production, bien t’encourages des valeurs qui vont avec. Donc, ça devient un geste politique. À la place d’aller voter une fois par quatre ans, tu peux décider de consommer sur une base hebdomadaire, même quotidienne, des produits qui représentent encore une fois tes valeurs (H49, homme, 26 ans).

S’ils se disent conscients de n’être « qu’une goutte d’eau dans l’océan », plusieurs affirment avoir l’impression que leurs gestes contribuent néanmoins concrètement à un changement qui les dépasse, « à un mouvement planétaire », dira l’un d’eux. Ils ont le sentiment que « les choix individuels de consommation de chaque personne s’additionnent et prennent la forme d’une action collective » (Micheletti, citée dans Mailloux, 2005).

La consommation comme prise de responsabilité aujourd’hui pour demain

Une autre dimension mise au jour dans les analyses est la part de responsabilité que s’attribuent les jeunes dans le devenir de la société : ils se disent persuadés de pouvoir contribuer aujourd’hui à l’amélioration du présent et du futur.

Poser un geste écologique

La question environnementale est celle dont ils se sentent le plus responsables, et ce, même s’ils ne sont pas à l’origine des problèmes de réchauffement climatique et de pollution, engendrés plutôt par les générations qui les précèdent. La consommation biologique et équitable devient pour eux une façon de poser un geste écologique, non pas seulement en termes de refus de pesticides, herbicides et autres additifs, ou encore des OGM, mais aussi en termes de pollution liée au transport. C’est d’ailleurs une autre raison pour eux de privilégier l’achat local, car ce sont des produits qui n’ont pas voyagé. D’ailleurs, entre un produit biologique qui vient d’ailleurs et un produit non biologique local, c’est souvent ce dernier qui va l’emporter dans leur « échelle de choix », puisque le biologique ne fait sens que s’il respecte l’environnement. Autrement dit, la valeur écologique du local peut supplanter la valeur santé du biologique. En ce qui concerne l’équitable, la question de l’achat local est plus délicate, car elle concerne généralement des produits qui ne sont pas disponibles au Québec, notamment le café. En dépit du côté positif des conditions de travail plus équitables pour les producteurs de café, des conséquences négatives, à un niveau plus global, doivent aussi être prises en compte. Pour certains, la priorité à l’achat local comme façon de restreindre la pollution du transport les amène à refuser de manger un fruit ou un légume qui n’est pas de saison, et même à boycotter le produit équitable le plus « populaire », celui qui a parfois même été le point de départ de leur conscientisation, le café.

Poser des gestes responsables au quotidien

L’un des aspects les plus intéressants du point de vue de l’engagement est que la responsabilité à l’endroit du devenir de la société et de la planète, présente chez tous, signifie pour eux non seulement faire des choix d’achats éclairés et critiques en matière d’alimentation, mais aussi favoriser une multitude d’autres gestes à caractère « responsable », tels que le recyclage, le compostage, la réduction de l’utilisation de l’automobile, l’achat de produits usagés et même la réduction de sa consommation :

On utilise beaucoup la bicyclette, le transport en commun, puis quand ce n’est pas possible, CommunAuto. […] La récupération, beaucoup. On achète neuf le moins possible. Je pense qu’on n’a rien de neuf ici. C’est tout acheté dans des friperies, des ventes de garage, récupération…On va récupérer dans la rue […] Donc, pour moi, la consommation responsable, ça commence déjà là, de consommer ce que tu as besoin. Puis dans la mesure du possible, récupérer. Faire avec ce que tu as déjà (F1, femme, 25 ans).

Moi, je suis pour la réutilisation. D’en parler aussi, juste d’en parler. À une caissière qui te dit : « Veux-tu un sac ? – Non je suis allergique aux sacs de plastique. – Ah oui t’as une allergie ? – Oui ça prend quatre cents ans à se décomposer, c’est pas le fun. – Ah ! j’avais pas pensé » (H43, homme, 24 ans).

Il y a donc, chez plusieurs, cette idée que l’achat de produits biologiques et équitables n’est qu’une partie d’un tout plus large que l’on peut appeler consommation responsable ou engagée. Celle-ci renvoie à une philosophie de vie où d’autres pratiques cohérentes s’ajoutent, où la réflexion est de plus en plus globale et profonde, et où les gestes s’inscrivent dans une recherche du bien commun. En effet, ces consommateurs semblent s’être construit un mode de vie basé sur des valeurs éthiques et liées au développement durable. La consommation biologique et équitable représente alors pour eux un maillon dans une chaîne beaucoup plus vaste d’engagements citoyens ou, plus justement, une étape dans une spirale d’engagements. Nous parlons de spirale au sens où les engagements semblent à la fois de plus en plus nombreux et de plus en plus variés ; c’est un mouvement qui s’effectue à la fois en s’approfondissant et en s’élargissant. En s’approfondissant tout d’abord, puisque les convictions liées aux habitudes de consommation responsable semblent de plus en plus solidement ancrées :

Plus ça va, plus j’avance en âge et en connaissance de cause, plus j’essaie de faire des choix responsables, autant en termes de justice, comme le commerce équitable, autant en termes de respect de l’environnement, comme le biodégradable, autant que j’essaye de moins acheter aussi. Je ressens de moins en moins le besoin de consommer quoi que ce soit, fait que, en termes du respect que je porte aussi là, en tant que consommatrice (F30, femme, 23 ans).

En outre, ce mouvement de spirale s’élargit dans le sens où comme nous l’avons souligné, l’intérêt pour les produits de consommation biologique ou équitable s’étend à d’autres pratiques responsables (recyclage, réduction des déchets, etc.), participant ainsi à une sorte de recherche de cohérence éthique entre les opinions et idées et les gestes concrètement posés au quotidien. Chez certains, cela concerne même les pratiques culturelles :

Dans les loisirs, aussi, c’est essayer de pas trop consommer. On utilise beaucoup la bibliothèque. Depuis qu’il y a la Grande Bibliothèque, emprunter des livres, des CD, des films, on peut aller directement là-bas. C’est une autre manière de voir la culture aussi. Il y a beaucoup de spectacles gratuits, ou encourager les petites productions (F1, femme, 25 ans).

Le fait de consommer de la culture, que ça soit des films, la télévision, la radio, les médias, mais aussi la musique, le théâtre. Aller consommer plus des choses québécoises, dans ce qu’on appelle le mouvement indépendant, parce que ça peut influencer le contenu de l’oeuvre. En fait, à chaque mois, on achète un disque québécois d’un artiste d’ici. Puis c’est important aussi qu’on les achète chez un disquaire indépendant, bien les Anges Vagabonds. On n’irait pas chez Archambault parce que c’est Québécor (H15, homme, 27 ans).

Conclusion

À la lumière de ces résultats, on peut conclure que la consommation responsable chez les jeunes est bien une forme d’engagement dans la mesure où elle consiste à utiliser leur « pouvoir d’achat comme un certain pouvoir de décision et d’expression » (Dietritch, 2004 : 134). Les 30 jeunes que nous avons rencontrés ont choisi d’adopter une attitude, un style de vie où les achats quotidiens sont précédés d’une réflexion critique[11] sur leurs conséquences sur les plans social, économique, environnemental et qui sont posés dans le but de faire changer les choses. En ce sens, leurs motivations sont moins celles de simples « consommateurs » que de citoyens engagés, car elles témoignent de « nouvelles » façons de consommer, où l’aspiration à « vivre autrement », à créer « un monde meilleur », est centrale :

L’acte de consommation responsable permet à un individu de se considérer comme un citoyen engagé et soucieux non seulement de sa communauté, mais aussi du reste du monde (en tant que « citoyen du monde »), tout comme il l’invite à contribuer à l’épanouissement des générations montantes et à venir.

Marchand, De Coninck et Walker, 2005 : 42

D’ailleurs, nous l’avons montré, cela se traduit souvent par une volonté de réduction de la consommation, par des pratiques visant à récupérer et à réutiliser les objets, où le « faire soi-même » équivaut à faire un pied de nez à la publicité, aux multinationales et à la société de consommation. De plus, si chez certains, ces engagements se vivent exclusivement sur un mode personnel, au quotidien, c’est-à-dire « faire sa part » en matière d’environnement, d’éthique, engagements de proximité, etc., pour d’autres, ils débouchent sur un mode politique comme le militantisme au sein de groupes ou partis politiques ou encore sur le mode de la participation sociale ou citoyenne comme le bénévolat, le boycott de produits, la participation à des mobilisations ponctuelles. En regard du renouvellement démocratique des pratiques d’intervention, notre recherche met donc au jour de nouvelles pratiques citoyennes dans lesquelles :

Ce sont essentiellement les personnes à titre de citoyens et de citoyennes qui se mobilisent […] pour défendre un point de vue, revendiquer des droits et dénoncer des situations, exprimer des aspirations collectives et/ou développer une critique sociale sur certains contextes sociaux ; bref, tout ce qui peut émerger en termes de désirs démocratiques en dehors des pratiques habituellement suggérées par les deux autres perspectives.

Parazelli, 2004 : 27

En fait, si les pratiques de consommation responsables se situent en marge des mouvements sociaux et politiques et sociaux traditionnels, si elles s’inscrivent au départ davantage dans une démarche personnelle que collective (Lecompte, 2004), elles sont néanmoins porteuses de nouvelles façons d’investir le politique, elles représentent de nouvelles modalités de participation à la vie sociale et politique