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Introduction

« Les sans-abri ne sont bienvenus nulle part. » Cette phrase de Peter Yeomans, lorsqu’il était conseiller municipal et directeur de la sécurité publique à la Ville de Montréal (cité par Cauchy, 2004), exprime bien ce que plusieurs pensent en leur for intérieur et qui se manifeste dans l’orientation répressive que prend la gestion urbaine de la marge dans plusieurs villes du monde et, notamment, à Montréal.

En effet, la revitalisation urbaine du centre-ville de Montréal et la lutte aux incivilités nous fournissent, depuis une quinzaine d’années, plusieurs manifestations du conflit social qui oppose les populations marginalisées à plusieurs acteurs de la gouvernance urbaine : autorités policières et agents de surveillance, gestionnaires urbains, acteurs économiques, résidants. Soulignons, entre autres, les descentes policières au Square Berri pour en évacuer les itinérants et les jeunes de la rue en 1996 et 1997 (Bousquet, 1998 ; Charest, 2003), le conflit entre les prostituées et les résidants du Centre-sud en 2000 (Myles, 2000) et, plus récemment, les difficultés associées à la localisation des organismes communautaires travaillant auprès des populations marginalisées (CACTUS, 2005) et la fermeture des parcs la nuit pour en interdire l’accès aux itinérants (Côté, 2006). Relativement aux problèmes sociaux et aux plus démunis de notre société se dessine une intervention répressive qui contribue à la judiciarisation des personnes marginalisées (Bellot et al., 2005). Nos travaux, ainsi que ceux de plusieurs autres auteurs, montrent que les jeunes de la rue[1] n’échappent pas à cette criminalisation de leur simple occupation de l’espace public[2].

Or, plusieurs recherches (Bellot, 2001 ; Colombo, 2008 ; Gilbert, 2004 ; Parazelli, 1997, 2002) démontrent que la rue, bien qu’elle comporte son lot de risques, parfois mortels, peut constituer un lieu de socialisation (par la marge) pour certains jeunes ayant fui un contexte familial ou institutionnel violent ou incohérent à leurs yeux. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, leur vie de rue ne relève pas d’une errance dénuée de sens, mais leur occupation des lieux urbains s’inscrit dans une quête identitaire permettant à certains d’entre eux de s’approprier par la suite une position autonome au sein de la société. En effet, la recherche doctorale en cours de Colombo (2008) sur la sortie de la rue révèle que s’ils se sont sentis suffisamment reconnus dans des contextes relationnels dans la rue ou en dehors, plusieurs jeunes de la rue réussissent à construire un rapport suffisamment positif à eux pour délaisser la dimension destructive de la rue et s’approprier une position sociale et identitaire différente (comme celle de professionnel, d’étudiant, de parent, de militant, etc.). Ainsi, nos résultats indiquent que le processus de sortie de la rue se construit à partir d’éléments associés à la vie de rue et aux lieux occupés par ces jeunes et que les mesures de répression et d’évacuation de l’espace prises à leur égard contribuent moins à les sortir de la rue que, au contraire, à fragiliser leur processus de sortie.

Dans cet article, nous traitons des effets d’une telle gestion urbaine de la marginalité sur le processus de sortie de la rue des jeunes. Dans un premier temps, à partir d’une recension d’écrits sur le sujet, nous rendons compte des orientations de gestion urbaine actuelles prises à l’égard des personnes marginalisées. Les écrits à ce sujet montrent que, plutôt que de tenir compte des efforts d’insertion par la marge des jeunes de la rue en s’appropriant ces lieux urbains, les autorités urbaines de plusieurs villes du monde, dont Montréal, semblent chercher à les évacuer du centre-ville, le but apparaissant être davantage de les rendre invisibles que de se préoccuper de leur devenir. Dans un deuxième temps, nous décrivons comment de telles mesures fragilisent les efforts de certains de ces jeunes pour sortir de la rue, à partir des résultats de la recherche doctorale de Colombo sur le rôle de la reconnaissance dans le processus de sortie de la rue. Précisons à ce propos que si les problématiques associées à la vie de rue ont fait l’objet de plusieurs études, rares sont celles qui s’intéressent à la question des sorties de la rue comme telle. En ce qui concerne Montréal, à part les travaux de Colombo (2001, 2008), il n’existe qu’une autre étude traitant de cette réalité dans plusieurs villes canadiennes (Karabanow et al., 2005). Plus précisément, les résultats présentés dans cet article contribuent à une réflexion sur les politiques urbaines établies à l’égard des jeunes de la rue, à partir des liens théoriques et empiriques qui sont établis entre les expériences de reconnaissance et de déni de reconnaissance relatifs à l’occupation de l’espace urbain et le processus de sortie de la rue. En ce sens, nous pensons que ces résultats peuvent contribuer à alimenter la réflexion autour des enjeux très actuels de cohabitation urbaine, dans un contexte où la compétition économique et politique à laquelle sont soumis les grands centres urbains affecte lourdement les choix relevant de la gouvernance urbaine.

Méthodologie

Les données présentées dans cet article proviennent de deux recherches en cours. La recension des écrits sur la gestion pénale de la marginalité a été effectuée dans le cadre du mémoire de maîtrise de Larouche (2007) portant sur les effets de l’incarcération sur l’identité des jeunes de la rue. Elle permet d’approfondir cette thématique apparue dans les résultats de l’enquête de terrain menée dans le cadre de la recherche doctorale de Colombo et d’en enrichir l’analyse. Portant chacune sur un aspect particulier des problématiques associées à la vie de rue, ces deux recherches s’inscrivent dans une lecture commune de l’appropriation de la rue en termes identitaires. Plus précisément, notre approche théorique conçoit les jeunes de la rue comme des acteurs qui, afin de demeurer sujets de leur vie dans un contexte de mutations sociales associées à la montée de l’individualisme et à un brouillage des repères normatifs (Bajoit et Belin, 1997 ; Bajoit et al., 2000), « choisissent de façon contrainte » de s’approprier des lieux urbains afin de compléter leur socialisation par la marge (Parazelli, 1997). À partir de cette approche théorique commune, la mise en discussion des apports de chacune de ces recherches permet d’offrir une réflexion enrichie sur les questions de cohabitation urbaine et de reconnaissance en lien avec le processus identitaire qui a lieu lors de la sortie de la rue de ces jeunes.

La recension des écrits sur la gestion urbaine de la marginalité juvénile a été effectuée dans les bases de données CSA (Social Service, Sociological), FRANCIS, Repères, SAGE Full-Text Collection (Urban Studies & Planning, Sociology, Criminology), Érudit et Biblio Branchée, à partir de différents mots clés en français et en anglais (jeunes de la rue, street youth, homeless youth, tolérance zéro, espace public, gouvernance urbaine, public space, urban governance, cohabitation, criminalisation, judiciarisation, criminalization, etc.), de 1990 à 2006. Les références ont principalement été retenues lorsqu’elles traitaient à la fois de gouvernance urbaine et de populations marginalisées.

S’inscrivant dans une approche interactionniste, l’enquête de terrain de Colombo, privilégiant le point de vue des sujets, a consisté en 24 entrevues individuelles semi-dirigées avec des personnes sorties de la rue depuis une période variant entre deux et treize ans et qui avaient vécu la rue à Montréal durant une période allant de un à dix ans. Ces personnes ont été recrutées avec l’aide de personnes-ressources travaillant dans le milieu de l’intervention auprès des jeunes de la rue, ainsi que par le biais de la technique boule de neige. Les critères d’échantillonnage (nombre d’années passées dans la rue et écoulées depuis la sortie, sexe, pratiques privilégiées dans la rue) ont été établis à partir d’entrevues avec des informateurs clés (intervenants du milieu) en fonction de leur pertinence par rapport au sujet, tout en visant une cohérence et une diversité suffisante de l’échantillon. Le nombre d’entrevues a été fixé à partir du principe de saturation des informations. La grille d’entrevue semi-ouverte a été élaborée à partir des objectifs de l’enquête, qui visait à comprendre le rôle joué par la reconnaissance dans le processus de sortie de la rue. Les entrevues, d’une durée variant entre deux et trois heures, entièrement enregistrées et retranscrites, abordaient, pour chaque contexte relationnel identifié par le répondant comme étant significatif, les manifestations de reconnaissance attendues et perçues et la façon dont elles ont affecté le processus de sortie de la rue. Les données qualitatives obtenues ont fait l’objet d’une analyse de contenu approfondie (verticale et horizontale) à partir des repères offerts par la théorie de la reconnaissance développée par Honneth (2000), en lien avec les apports théoriques de la psychanalyse (Winnicott, 1969), de la sociopsychanalyse (Mendel, 1992), de la psychosociologie (Mead, 1963), de la sociologie du sujet (Bajoit, 1997, Bajoit et al., 2000), de la sociologie du risque (Le Breton, 1995) et de la socialisation marginalisée (Parazelli, 1997). L’analyse visait à dégager les conditions de reconnaissance ayant facilité ou fait obstacle à la sortie de la rue des répondants. Les résultats de ces analyses ont ensuite été soumis pour validation aux répondants eux-mêmes lors de deux groupes de discussion (focus group).

La gestion urbaine et les populations marginalisées

La recension des écrits effectuée par Larouche (2007) dans le cadre de son enquête de maîtrise permet de voir que depuis les années 1990, on assiste à des changements importants sur le plan de la gouvernance urbaine et de la gestion de la marginalité dans l’espace public dans plusieurs villes du monde, de plus en plus pensées en termes sécuritaires (Donzelot, 2006 ; Pedrazzini, 2005 ; Wacquant, 2003 ; Roché, 2002 ; Mitchell, 1997) et écosanitaires (Parazelli, 2000a ; Beaud et Pialoux, 2005). Devant la pression des résidants, touristes, commerçants et entreprises pour disposer d’un environnement urbain sécuritaire et propre, des mesures dites de « tolérance zéro » sont prises pour évacuer de l’espace public tout ce qui est perçu comme un danger potentiel. Dans ce contexte, plusieurs recherches montrent que les populations marginales, et plus particulièrement les jeunes, sont considérées comme des désordres publics et leur seule présence dans l’espace public semble créer un sentiment d’insécurité (Bellot, 2000 ; Charest, 2003 ; Laberge et al., 1998 ; Parazelli, 2002).

Le courant de pensée et d’action de la tolérance zéro s’appuie sur la théorie de la vitre brisée (broken windows) développée en 1982 par Wilson et Kelling, selon laquelle le sentiment d’insécurité, qui émane de l’incapacité des habitants à faire respecter des règles de « bon voisinage », ouvre la porte à la délinquance ; l’état détérioré d’un quartier lancerait le message qu’il n’y a pas de lois, d’où le début d’une spirale menant à une délinquance plus grave. Précisons que cette théorie met de l’avant l’importance des liens sociaux de proximité et non pas celle d’une police répressive face aux incivilités, moyen que les politiques de tolérance zéro favorisent d’emblée (Roché, 2002). En effet, Bellot et Morselli (2003) montrent que la tolérance zéro se fonde clairement sur la coercition en ayant recours aux acteurs pénaux et judiciaires pour contrôler les pratiques sociales et assurer l’ordre. Comme le signale Wacquant (2003 : 38), ces politiques, pourtant basées sur des prémisses questionnables (sentiment d’insécurité plutôt que dangers avérés), permettent de justifier des pratiques agressives et discriminatoires de nettoyage des rues et « contribuent puissamment à légitimer le basculement vers la gestion pénale de l’insécurité sociale que génère partout le désengagement économique et social de l’État ».

Plusieurs auteurs soutiennent que la popularité de la notion de tolérance zéro exportée des États-Unis vers plusieurs pays européens (Wacquant, 2003 ; Mary, 2003), Sud-Américains (Pedrazzini, 2005) et le Canada (Bellot et Morselli, 2003) s’inscrit dans la radicalisation du discours sur le sécuritarisme devenu la priorité d’intervention. Cela entraînerait les politiques de lutte contre l’insécurité à déborder largement du champ criminel (Mary, 2003 ; Pattegay, 2003), d’où découleraient deux enjeux menant à un durcissement des réponses pénales envers les personnes marginales : soit l’élargissement de la notion de criminalité à celle de risque, de désordres et d’incivilités, et la redéfinition du travail policier vers une orientation plus préventive (Bellot et Morselli, 2003). Les recherches de Parazelli (1997, 2000a, 2002) et de Bellot (2000, 2003) indiquent que les jeunes de la rue font clairement partie des personnes menaçant l’ordre social qu’on estime nécessaire de neutraliser. En effet, Parazelli (2000a : 5) note que la représentation répressive dépeint le jeune de la rue « comme un délinquant dont la présence collective et les aspects transgressifs sont perçus comme autant de nuisances publiques qu’il faut arrêter, disperser et/ou évacuer ».

Concrètement, les orientations visant les incivilités du Projet d’optimisation de la police de quartier, adopté en octobre 2003 par le Service de police de la Ville de Montréal pour répondre aux préoccupations de sécurité des élus et de la population, ont retenu notre attention. D’une part, l’augmentation de la visibilité policière dans les zones ciblées pour la présence d’incivilités et la priorité donnée à la lutte contre les incivilités, et, d’autre part, l’ajout de 26 nouvelles incivilités aux codes d’appel existants, dont la présence dérangeante d’itinérants, de mendiants, de « squeegees », de prostitué(e)s et le regroupement de jeunes sur la voie publique (SPVM, 2003).

Afin de mesurer l’ampleur de la judiciarisation des personnes itinérantes à Montréal, Bellot et al. (2005) ont analysé les constats d’infraction aux règlements municipaux qui leur ont été remis entre 1994 et 2004, soit 22 685 constats pour 4036 personnes, dont 300 mineurs. Leurs résultats ont permis de dégager trois aspects très révélateurs de la gestion répressive actuelle : 1) le nombre de constats émis a quadruplé en dix ans ; 2) dans 72 % des cas de non-paiement d’amende, il y a recours à l’emprisonnement ; et 3) il y a une explosion des coûts pour les personnes itinérantes et pour le système pénal.

Selon Charest (2003), ces changements dans la gestion de l’espace peuvent être attribués à l’augmentation de la visibilité de l’itinérance associée au développement de nouvelles formes de débrouillardise telles que le squeegee. De plus, cet auteur soutient que les projets de revitalisation urbaine s’accommoderaient mal de la présence de marginaux dans l’espace public, d’où l’opposition résultant de son utilisation différenciée. En conséquence, les pressions constantes des résidants et commerçants sur les forces policières obligent celles-ci à intensifier leurs actions répressives à l’égard des populations marginalisées.

Les écrits recensés révèlent que ce contexte crée des tensions autour de l’appropriation de l’espace du centre-ville. Comme nous allons le voir avec les résultats de la recherche de Colombo (2008), celles-ci se matérialisent notamment dans les relations conflictuelles entre jeunes de la rue et policiers. En effet, les policiers représentent les figures d’autorité urbaine avec lesquelles les jeunes sont le plus en contact dans le quotidien de leur vie de rue. Or, comme le relève Charest (2003 : 67) :

Les forces policières portent certainement une part de responsabilité quant à leurs gestes et leurs comportements vis-à-vis les personnes itinérantes ; mais ceux-ci, s’ils peuvent, parfois, être questionnés sur le plan éthique, sont toutefois déterminés par un contexte social et politique caractérisé par une montée de l’exclusion et une ambivalence des décideurs politiques.

En d’autres termes, à travers l’action des policiers, c’est toute l’institution municipale qui est représentée. Ainsi, les manifestations de répression de la part des policiers reflètent, en grande partie, les orientations politiques privilégiées par les responsables municipaux, tout en médiatisant les tensions qui existent sur le terrain entre ces derniers et les différents acteurs concernés par la réalité de la rue, soit les commerçants et résidants du centre-ville, les organismes communautaires intervenant auprès des populations marginalisées et ces populations elles-mêmes. À ce titre, l’espace urbain devient l’arène où ces différents acteurs tentent de négocier un contrat social relatif à l’occupation de l’espace public, négociation médiatisée, presque à leur insu, par les policiers, dont l’impartialité peut être questionnée (Charest, 2003 : 68), ce dont d’ailleurs les populations marginales font souvent les frais.

Les effets de la gestion pénale de l’espace public sur les jeunes de la rue

À la lumière de ces repères pour comprendre le contexte actuel de la gestion urbaine de la marginalité à Montréal, nous proposons de discuter des effets de telles interventions publiques sur la vie de rue et surtout sur les efforts de sortie de la rue des jeunes. En effet, l’enquête de Colombo réalisée auprès de personnes sorties de la rue révèle que celles-ci n’ont pas senti que leur occupation de l’espace était reconnue lorsqu’elles étaient dans la rue et que cette non-reconnaissance a fragilisé à la fois leurs efforts pour compléter leur socialisation par la marge et, par la suite, leur processus de sortie de la rue.

La théorie de la reconnaissance développée par Honneth (2000) nous permet de saisir l’importance d’une telle reconnaissance publique sur la construction de l’identité personnelle[3]. Partant de l’analyse des expériences de déni de reconnaissance, cet auteur a développé une typologie montrant qu’un rapport positif à soi se construit non seulement à travers la reconnaissance affective et sociale, mais aussi juridique. Ainsi, même si un individu se sent reconnu affectivement à travers des relations d’amour ou d’amitié, et socialement à travers un système culturel qui reconnaît sa capacité à participer à la société, il va lui être difficile de s’approprier une place sociale s’il ne sent pas que ses droits fondamentaux sont respectés. Selon Honneth, les manifestations de reconnaissance juridique correspondent à un respect social de l’individu. Et c’est parce qu’il sent que ses droits sont respectés qu’il peut se respecter lui-même. La reconnaissance juridique permet, à un plan abstrait, l’appropriation de son autonomie, au même titre que la confiance maternelle lors de la socialisation primaire.

[…] de même que, dans le cas de l’amour, l’enfant acquiert grâce à l’expérience permanente de la sollicitude maternelle la confiance qui lui permet de manifester librement ses besoins, de même l’adulte acquiert dans l’expérience de la reconnaissance juridique la possibilité de comprendre ses actes comme une manifestation, respectée par tous, de sa propre autonomie.

Honneth, 2000 : 144

Grâce à la reconnaissance juridique de ses droits fondamentaux, l’individu prend conscience qu’il peut se respecter lui-même, parce qu’il mérite le respect des autres. Cette forme de reconnaissance se matérialise dans la possibilité qu’a un individu d’exercer ses droits, ce qui lui confirme qu’il est reconnu en tant que citoyen, au même titre que les autres.

Si la vie de rue peut être associée à diverses activités illégales (mais pas toujours illégitimes), l’occupation de l’espace public ne constitue pas en soi une transgression au plan légal et tout citoyen devrait y avoir droit. Or, les témoignages des répondants interrogés révèlent que ce droit n’est pas toujours reconnu aux jeunes de la rue, alors qu’il revêt une importance d’autant plus fondamentale pour eux puisque leur vie de rue s’organise à partir des lieux urbains. Les exemples ci-dessous illustrent les différentes formes qu’ont pris ces dénis de reconnaissance vécus par les personnes que nous avons interviewées.

Un répondant fait état de l’augmentation de la présence policière dans les rues de Montréal, qui ne lui permettent pas un accès aussi libre qu’avant aux rues de Montréal et aux lieux auxquels il s’identifiait en tant que jeune de la rue.

Ça, c’est une autre affaire aussi : avant, t’étais libre de te promener au centre-ville comme tu voulais, à trois-quatre-cinq heures du matin. Astheure, je vais aller me promener à cinq heures du matin, si t’as pas d’affaire là, tu vas te faire coller, ils [les policiers] vont te demander qu’est-ce que tu fais là. Astheure, ils laissent plus passer rien (André, 34 ans, sorti depuis deux ans).

Plusieurs autres répondants témoignent d’attitudes discriminatoires des policiers envers eux lorsqu’ils étaient dans la rue, notamment à travers la distribution de contraventions pour des faits dont la nature criminelle est questionnable ou qui semblent être distribuées de façon arbitraire.

R : J’aime pas la police, je les hais !
 I : Pourquoi ?
 R : Parce que c’est des porcs, excuse-moi, là ! Parce qu’ils font juste écoeurer le monde sur la rue. C’est comme, je suis en train de fumer une cigarette, pis il y avait un gars avec un habit-cravate, avec des bagues en or et un gros cigare, pis il a donné un ticket à moi !
 I : T’as reçu des tickets ? Tu les as tous payés là ?
 R : Oui, je les ai payés, sinon je serais en prison. Pis le gars avec le cigare s’en est sorti (Rachid, 25 ans, sorti depuis trois ans).

Plusieurs répondants ont aussi relaté des situations d’abus de pouvoir, de répression et de brutalité policière dont ils ont été victimes lorsqu’ils étaient dans la rue. Un répondant associe ces pratiques à la corruption de l’ensemble du corps policier et même du gouvernement, témoignant de son sentiment de ne pas pouvoir faire confiance à l’autorité, tout en étant impuissant face à son pouvoir contrôlant. Par exemple, lorsque les motifs de son arrestation ont été modifiés, sans qu’il puisse avoir une quelconque prise dessus.

[…] notre gouvernement est corrompu, la police est corrompue, pis si vous voyez pas, je peux pas rien faire pour personne […] ça nous contrôle, ça ! Ça nous dicte nos lois, ça nous dit comment vivre pis c’est la pire cochonnerie qu’il y ait pas sur la terre ! Tu te fais arrêter pour de la drogue, t’avais même pas ça, ils en mettent plus, ils en mettent moins… c’est de la bullshit. Il y a des choses qui sont vraies là, mais y a beaucoup que c’est de la bullshit (Laurent, 25 ans, sorti depuis deux ans).

On voit qu’à travers ces différentes manifestations de contrôle à leur égard, ces jeunes se sont sentis dépossédés de leurs efforts de s’affirmer par la marge, se voyant soumis à un contrôle de leur trajectoire dans la rue, affaiblissant leur processus de construction identitaire à partir de ces lieux urbains. Certains se sont même vus dépossédés de leurs pratiques d’affirmation de soi, qui étaient déformées et réinterprétées négativement par les policiers, comme dans le cas de cette répondante qui se voyait accusée de faire de la prostitution, ou encore de répondants accusés de motifs différents de la réalité.

La première fois que je me suis fait arrêter, j’avais 14 ans, c’était au poste [numéro], pis quand ils m’ont amenée, rendue là-bas, je sors avec les menottes, pis ils m’amènent, pis tous les policiers que je rencontre me disent des vacheries : « C’est pas toi que j’ai vu coin Saint-Laurent, Sainte-Catherine en train de faire la rue ? ». Pis j’étais super innocente… Pis en dedans, on était deux filles, ils nous ont lancé des seaux d’eau froide. Il faisait déjà froid, il fait froid en cellule. Fait qu’ils font plein d’affaires… (Claire, 27 ans, sortie depuis six ans).

Mentionnons que pour quelques répondants, l’image d’eux-mêmes qui leur était renvoyée à travers des expériences telles que la prison ou le harcèlement policier a pu contribuer à leur décision de sortir de la rue. Par exemple, un répondant nous a expliqué que son séjour en prison a été l’un des déclencheurs de sa sortie de la rue, car la position de prisonnier représente l’antithèse de la réussite sociale et la liberté à laquelle il aspire.

I : Comment tu t’es vu quand t’étais en prison ? Tu dis que t’as cliqué…
 R : Je me suis vu… comme un looser. Non non, j’ai pas aimé le feeling en prison. Le soir, quand tu te couches, t’entends un gros bang, bien fort, ça c’est la porte de la cellule qui ferme. À chaque soir, à chaque soir. Y a pas un soir où ça le fait pas. À chaque soir, ça te rappelle que t’es en prison, pis que ta liberté, tu l’as perdue. Je l’ai entendu sept fois, pis non, plus jamais. C’est pour ça que je veux travailler pour mon argent, je veux pas vendre de la dope. Travailler pour mon cash, pis je vais l’avoir (Vincent, 25 ans, sorti depuis deux ans).

Cependant, il est nécessaire de souligner que ce n’était pas tant l’expérience de la prison en soi qui a constitué un déclencheur de la sortie de la rue, mais bien l’interprétation qu’en a faite le répondant, selon son rapport à lui et aux autres à un moment de son parcours. Dans ce cas, l’expérience du mépris vécue a déclenché un tel sentiment d’injustice que ce répondant a trouvé l’énergie de se mobiliser dans une lutte pour la reconnaissance. Comme le montre Honneth (2000 : 162-179), cette lutte peut effectivement passer par la décision de s’approprier une nouvelle position identitaire. Mais en ce qui concerne la réalité qui nous occupe, ce n’est pas le cas pour tous les jeunes ayant vécu de telles expériences, au contraire.

En effet, les résultats de notre recherche montrent que tous les individus ne disposent pas des mêmes moyens identitaires pour se mobiliser ainsi. Parfois, comme le souligne Renault (2004 : 50), dont l’analyse des formes de mépris social s’inscrit dans la foulée des travaux d’Honneth, certaines blessures identitaires sont trop profondes pour permettre la mobilisation d’une quelconque forme de révolte. Selon la façon dont le mépris est vécu, la réaction à celui-ci pouvait aller de la déstabilisation identitaire à une dérive menant à la destruction de soi. D’autre part, rappelons que la lutte pour la reconnaissance ne prend pas toujours la forme de l’appropriation d’une nouvelle position identitaire et que les logiques risquées ou destructives associées à la vie de rue peuvent aussi constituer des appels à la reconnaissance. Nos résultats rejoignent en ce sens les observations de Le Breton (1995), de Jeffrey (2005) et de Gilbert (2004) notamment, indiquant que certains comportements à risque peuvent, entre autres, être interprétés comme des demandes de reconnaissance de son existence. Si ces demandes ne sont pas entendues, certains individus peuvent s’enfermer dans des comportements de destruction ou de violence, tournées contre eux-mêmes ou contre les autres, afin de chercher à obtenir la reconnaissance des autres.

L’exemple de Jeff illustre bien ce risque d’enfermement dans des pratiques destructives afin de faire reconnaître son identité marginale. Ce répondant cite deux situations similaires où il a été en contact avec des policiers, l’une alors qu’il était encore dans la rue et affichait un style punk et l’autre alors qu’il en était sorti et présentait une apparence plus soignée. Alors que face à son style punk, il dit avoir perçu du mépris et de l’abus de pouvoir de la part des policiers (ils l’ont fouillé sans raison apparente), lorsqu’il avait une apparence plus soignée, ils lui ont témoigné le même respect qu’à n’importe quel autre citoyen, s’adressant poliment à lui. Ce répondant explique que cette manifestation de non-reconnaissance de son identité de jeune de la rue, qui représente une partie de lui-même, même s’il est sorti de la rue, pourrait le pousser à affirmer son côté marginal en recommençant à adopter des pratiques associées à la vie de rue, pour qu’on lui reconnaisse le droit d’exister différemment.

[…] Pis pourtant, tsé, c’est parce que là, quoi, je suis le même ! Fait que pour moi là, ça ressemble à rien de bon, tsé. Dans ma tête, ça a fait fuck youpareil [à la police]. Mais ça a l’air [que les policiers ont agi différemment], peut-être parce que j’étais différent avant, mais je suis la même personne en-dedans, tsé, je suis moi-même, tsé, pis si j’ai envie de mettre des bottes vertes, j’ai le droit, tsé. Mais vu que ça faisait différent, ils deviennent agressants, tsé (Jeff, sorti depuis deux ans).

Par ailleurs, pour ceux, comme les personnes rencontrées au cours de l’enquête, qui trouvent dans d’autres contextes relationnels des éléments de reconnaissance leur permettant d’entamer un fragile processus de sortie de la rue, les expériences de non-reconnaissance de leur occupation de l’espace vécues dans la rue peuvent remettre en question ce dernier, qui n’est jamais acquis, comme nous avons pu le voir. En effet, nos résultats montrent que, n’ayant pas les moyens de payer leurs contraventions, plusieurs répondants ont accumulé des dettes qui peuvent constituer un obstacle à leur stabilisation financière lors de leur sortie de la rue. Ils expliquent que, même s’ils sont sortis de la rue, les conséquences de ces contraventions pourraient mettre en péril leur fragile processus de sortie de la rue, soit parce qu’ils pourraient se retrouver en prison pour ne pas les avoir payées, soit en raison du poids financier que ces dettes représentent, comme l’explique ce répondant.

I : C’est parce que t’as des tickets non payés, c’est ça ?
 R : Ouais [rire], j’en ai en masse ! !
 I : Pis qu’est-ce que tu risques ?
 R : Ah, je le sais plus là mais… Ah, comment qu’elle disait ça la criminologue ? Je suis pour pogner un an de prison, quelque chose de même. J’ai plus de 10 000 piasses de tickets. Pas le temps là ! Je ferais peut-être six mois, mais là ! […] Je vais faire les travaux [compensatoires] là, je veux faire ça. Mais c’est sûr que j’avais commencé à faire des travaux avant l’Interféron[4], j’ai dû arrêter. Pis là, ben faut que je recommence (Jeff, 31 ans, sorti depuis trois ans).

À ce sujet, comme nous l’avons mentionné plus haut, Bellot et son équipe (2005) ont constaté un recours généralisé à l’emprisonnement pour non-paiement d’amendes. Non seulement ces mesures occasionnent des frais pour le système judiciaire, mais nos résultats rejoignent ceux d’autres recherches (Laberge et al., 1998), qui montrent que l’incarcération peut constituer un obstacle à la sortie de la rue, que ce soit à travers une insertion plus importante dans les milieux criminels, par la stigmatisation qu’elle entraîne aux yeux des autres (notamment des propriétaires ou des employeurs, qui ont accès au casier judiciaire) ou encore au niveau de l’estime de soi et des processus identitaires qui peuvent découler d’un séjour en prison. À ce propos, une répondante nous a fait part de sa peur de se retrouver en prison, en raison de la violence qui y règne et de l’obstacle que cela représente pour réaliser son projet de retour aux études. Néanmoins, elle espère que le juge reconnaîtra ses efforts d’appropriation d’une nouvelle position identitaire et sociale.

I : Est-ce que t’as encore des tickets pas payés ?
 R : Ouais, je suis « mandat[5] » pour des tickets, tsé, faut le faire ! J’ai un ticket parce que j’étais assise sur la table au lieu de sur le banc, dans un parc ! Là, [le policier] il dit : « Je pourrais te donner un ticket parce que t’as marché sur le gazon pour te rendre à la table », c’est vraiment chien !
 I : Pis qu’est-ce que tu vas faire pour ça ?
 R : Je vais attendre, je vais aller sûrement en cour, mais hostie que j’ai peur, je veux pas aller à [la prison de] Tanguay, j’ai vraiment pas le goût d’y aller à Tanguay ! Je vais attendre d’avoir fait toutes mes démarches, d’être rendue à l’école, à l’université ou quelque chose de même, pis là, je vais aller les voir, je vais leur dire : « Regarde, je suis correct, laisse-moi tranquille, je veux pas y aller à Tanguay ! » (Cynthia, 21 ans, sortie depuis 3 ans).

Par ailleurs, quelques répondants ont fait l’objet de procédures pénales en raison de leurs activités illégales, telles que trafic de stupéfiants ou complicité de vol. Mais, plutôt que de purger (la totalité de) leur peine en prison, ils ont pu bénéficier de mesures alternatives, comme l’interdiction d’accéder à certains lieux du centre-ville (quadrilatère), l’assignation à résidence dans un appartement ou l’obligation de suivre une thérapie de désintoxication. Or, ils estiment que ces mesures, combinant peine pénale et programme de réinsertion, ont eu une influence plus ou moins bonne sur leur processus de sortie de la rue. En effet, ils expliquent que ces mesures en elles-mêmes n’ont pas vraiment contribué à diminuer leur attrait pour la rue, même si certains d’entre eux ont saisi cette occasion pour s’en éloigner ou stabiliser leur position. Mais, comme l’a aussi démontré une recherche sur ce genre de traitements (QCT : Quasi Compulsary Treatment for Drug Offenders) en Europe, le succès de ces derniers dépend de l’engagement de l’individu (Stevens et al., 2006). En d’autres termes, si ces mesures peuvent offrir des conditions favorables à la sortie de la rue, encore faut-il que l’individu y voie suffisamment de sens pour se les approprier. Ce n’était par exemple pas le cas d’une répondante qui, bien qu’elle se considère sortie de la rue parce qu’elle vit en appartement, nous a dit le percevoir comme une cage. Au moment où nous l’avons rencontrée, la rue représentait encore pour elle la liberté, c’est pourquoi elle y retournait lorsqu’elle en avait l’occasion.

Ça fait depuis les années 1990 que je fréquente le centre-ville de Montréal la plupart de mon temps, comme lieu de rattachement, comme lieu de repère. Mais depuis 1999, j’ai été sentenciée à faire deux ans de sursis, fait que je suis déménagée. C’est comme une mesure pour sortir de la rue, tsé, il fallait que j’aie une adresse fixe, pis comme ça j’allais pas en prison. Fait que là, j’ai fait deux ans de sursis, pis depuis ce temps-là, j’ai continué à être en appart, sauf que depuis que je peux sortir, je suis tout le temps rendue en ville. Ouais, dès que j’ai pu sortir, je suis revenue en ville. J’ai été « quad », j’ai eu un quadrilatère pendant longtemps (Pascale, 25 ans, sortie de la rue depuis cinq ans).

Des répondants mentionnent encore les risques de difficulté à accéder au marché du travail, en raison de leur casier judiciaire. L’un d’eux explique que ces pressions liées à la multiplication des embûches pourraient le démoraliser au point de recommencer à consommer, par exemple.

Mettons que je m’en sors, pis mettons que j’applique pour des jobs, même si je le sais que le Code criminel, il interdit de vérifier si t’as un dossier ou pas par un employeur, mais eux autres le font pareil. Il est sous mandat, il a pas payé des tickets, c’est comme… Pis là, le gars il a le moral à terre, quand il a le moral à terre, qu’est-ce que c’est qu’il fait, c’est qu’il se gèle… (Frédéric, 28 ans, sorti depuis quatre ans).

En fait, en subissant les conséquences de cette discrimination alors qu’ils sont sortis de la rue, c’est comme si ces répondants sentaient que leurs efforts pour s’approprier une nouvelle place sociale n’étaient pas reconnus et que le fait d’avoir vécu la vie de rue les empêchait de jouir des mêmes droits que les autres citoyens.

Conclusion

Paradoxalement, alors que la majorité des acteurs politiques s’accordent pour dire que la place des jeunes n’est pas dans la rue et qu’il faudrait mettre en place des mesures favorisant leur « réinsertion sociale et professionnelle » (Direction de la sécurité du revenu et du développement social de Montréal, 2004), la politique municipale actuelle à leur égard semble tout faire pour les y maintenir.

À travers les manifestations discriminatoires dont divers acteurs urbains (surtout les policiers) ont fait preuve face aux jeunes rencontrés lorsqu’ils vivaient dans la rue, ces répondants ne se sentaient pas reconnus comme citoyens au même titre que les autres, ce qui renforçait leur sentiment d’être marginalisés. De plus, dans la lignée de plusieurs autres recherches (Parazelli, 1997 ; Bellot, 2001 ; Gilbert, 2004), nos résultats révèlent à quel point les efforts de ces jeunes pour construire leur identité à partir des lieux urbains sont précaires et combien la limite entre la dimension constructive et la dimension destructive de la rue est fragile. Ainsi, si les efforts de ces jeunes pour prendre leur place à travers l’appropriation de lieux urbains ne sont pas reconnus, le risque est grand que les dynamiques d’autodestruction et d’enfermement dans la marginalité prennent le dessus sur les dynamiques d’autonomisation et de construction de ponts avec les adultes et le « centre » de la société.

Par un double mouvement de contrôle des déplacements et des pratiques des jeunes de la rue et d’aménagement de l’espace urbain ne leur laissant plus de place, les orientations de gestion urbaine actuelles contribuent à créer un espace public d’où certains citoyens sont exclus. Pour Lamoureux (2001 : 29), l’exclusion des populations marginalisées de l’espace public remet « en cause fondamentalement la citoyenneté », et ce, au plan juridique, au regard des appartenances et au niveau de l’accroissement des inégalités et de l’exclusion. Laberge et al. (1998 : 94) concluaient leur étude sur l’itinérance et la prison en des termes semblables :

[…] du déploiement d’une réglementation de l’espace public urbain qui, sans cibler ouvertement l’extrême pauvreté et l’itinérance, vise implicitement l’exclusion de cet espace des manifestations publiques de ces problématiques sociales. Ces contradictions, sur le plan de l’intervention sociale, soulèvent ainsi la question de l’harmonisation des politiques publiques, et ce, en regard des principes fondamentaux de citoyenneté et de démocratie.

Dans le contexte politique actuel, où plusieurs personnes n’ont plus voix dans les décisions qui les concernent, il devient nécessaire de développer des modes d’intervention qui leur permettent de participer, en tant que citoyens, au projet collectif que devrait être la société.

À cette fin, certains organismes, intervenants et chercheurs s’efforcent de développer des projets qui reconnaissent la position politique que peuvent occuper les jeunes de la rue au sein de la société et qui cherchent à établir des ponts entre la marge et « le centre[6] », plutôt que de chercher à évacuer la marge en la rendant invisible. Nous en citerons ici deux exemples : il s’agit de l’Opération Droits devant du RAPSIM et de la Table de concertation jeunesse/itinérance, et du Dispositif de concertation et de négociation de groupe à groupe.

L’Opération Droits devant a le double objectif de dénoncer le caractère discriminatoire de l’émission massive de contraventions aux populations itinérantes et d’en montrer les coûts sociaux et financiers en ayant recours à diverses stratégies : formations sur le processus judiciaire et services juridiques de base ; dénonciation et sensibilisation de la judiciarisation ; rencontres avec des représentants de la Ville de Montréal, du SPVM et de la Société des transports ; mise sur pied d’un groupe de travail tripartite (RAPSIM, CDPDJ, Ville de Montréal), etc. (RAPSIM, 2005).

Un autre exemple est celui du Dispositif de concertation et de négociation de groupe à groupe, pratique de médiation sociale qui invite les jeunes de la rue à échanger, par écrit et selon des règles démocratiques, avec les autres groupes d’acteurs autour de la situation des jeunes de la rue à Montréal (responsables institutionnels, policiers, intervenants jeunesse). Ce dispositif offre une possibilité de participation démocratique et de dialogue entre des acteurs qui, généralement, soit ne sont pas en contact, soit le sont de façon conflictuelle, et permet aux jeunes de s’approprier politiquement une place sociale (Larouche, 2006 ; Colombo, 2004b ; Parazelli, 2000b).

Chacune à leur façon, ces pratiques tentent de mettre en place les conditions d’une véritable citoyenneté, au sens où la définit Lamoureux (2001 : 42), c’est-à-dire inclusive, plurielle et critique. Inclusive, dans le sens que chacun y a l’espace pour s’exprimer et est considéré comme membre à part entière. Plurielle, dans le sens d’une citoyenneté qui ne craint pas les ancrages culturels (au sens large) et qui permet de négocier le vivre-ensemble. Enfin, critique, dans le sens d’une citoyenneté où les acteurs peuvent évaluer le travail des autres groupes d’acteurs, juger des questions qui les concernent et proposer des alternatives.

En somme, la construction de tels ponts est essentielle, puisque, comme nous avons pu le constater, à trop vouloir ne pas les voir, on contribue davantage à augmenter les coûts de la marginalité, aussi bien pour les populations marginales elles-mêmes que pour le reste de la société, plutôt qu’à leur sortie de la marginalité. Donc, à la question « faut-il intervenir auprès des jeunes de la rue ? », nous répondons oui, mais de façon à les accompagner dans leurs efforts d’affirmation par la rue et de sortie de la rue, plutôt que de façon répressive et marginalisante.