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Introduction

Il existe un consensus chez les auteurs les amenant à décrire la situation socioéconomique des jeunes sous l’angle de la précarité. En effet, les transformations du marché du travail ont produit une précarité de l’emploi chez les jeunes, soit une croissance de l’emploi à temps partiel et à contrat de durée déterminée, une baisse des revenus et une moins grande offre d’emplois protégés. De plus, les mutations affectant la forme familiale ont modifié les mécanismes de socialisation traditionnels qui s’y rattachaient, soit la transmission et l’identification familiale. Il en résulte, pour les jeunes, de nombreuses conséquences sur le passage à la vie adulte : le processus d’autonomisation des jeunes ne suit plus les séquences qui lui sont traditionnellement associées : scolarisation – emploi – décohabitation – constitution d’une famille. L’autonomie des jeunes s’acquiert par étape et selon un ordre qui n’est pas préprogrammé. La jeunesse doit faire face à de nouveaux défis dans un contexte de fragmentation et de dissolution des cadres sociaux intégrateurs (le travail et la famille) et des pratiques sociales s’y rattachant.

Ainsi, la jeunesse se trouvant dans une situation de fragilité sociale, les marqueurs potentiels délimitant et différenciant les sous-groupes de jeunes, notamment les jeunes en difficulté, s’estompent, voire disparaissent. Dans ces circonstances, comment peut-on rendre compte des cheminements de jeunes en difficulté d’insertion ? À partir d’entrevues auprès des jeunes qui, à cause de leur situation socioéconomique précaire, fréquentent des organismes communautaires, nous avons voulu saisir le sens qu’ils donnent au travail salarié et la place qu’il occupe ou pourrait occuper dans leur vie. Il appert que les discours des jeunes témoignent de la vigueur de la valeur accordée au travail, et ce, malgré leur situation commune de précarité sur le plan socioéconomique qui résulte de différentes expériences et opportunités de travail. À la lumière de nos analyses, les itinéraires des jeunes questionnent l’association entre l’inemployabilité et l’exclusion qui est issue d’une acception traditionnelle de la socialisation des jeunes.

Problématique et éléments théoriques

Prenant acte des changements sociaux qui résultent du passage de la société industrielle à la société postindustrielle, la sociologie de la jeunesse a tenté d’éclairer les nouvelles formes que prend le passage de la jeunesse à l’âge adulte. Les théories et les statistiques portant sur la jeunesse montrent que les parcours biographiques ont subi des changements démographiques. Plus particulièrement, l’observation des parcours de transition de l’adolescence à l’âge adulte débouche sur deux constats empiriques qui font consensus dans les écrits scientifiques. D’abord, l’extension de la période de transition de l’adolescence à l’âge adulte est un phénomène largement reconnu et bien documenté. L’allongement de la transition est si significatif, en termes de durée, qu’il a donné lieu à l’identification d’une nouvelle phase de développement psychosocial que Arnett (2000) nomme l’« emerging adulthood ». L’auteur avance que cette période se situe entre 18 et 25 ans et correspond à une phase de développement distincte de ce que l’on qualifie généralement de « début de l’âge adulte ». Le second constat, aussi largement partagé, a trait à la diversification des itinéraires de vie lors de la phase de transition à l’âge adulte. L’entrée dans la vie adulte n’obéit plus à un rythme défini par une séquence de phases préétablies telle celle-ci : la fin de la scolarisation – l’insertion professionnelle – la décohabitation parentale – la formation d’un couple. Galland (1996) parle alors de désynchronisation de ces phases qui bouleverse les rôles et les statuts traditionnellement associés à certains âges de la vie. Le changement temporel de ces événements a des impacts sur l’organisation de la vie familiale et affecte le lien entre les générations (Gaudet, 2005 ; Evans et Furlong, 2000). La déconnexion des phases traditionnelles du passage à l’âge adulte produit une fragmentation des itinéraires dorénavant marqués par des discontinuités, des investissements et désinvestissements multiples tant sur le plan personnel que professionnel (Gauthier et Guillaume, 1999).

Dans les argumentaires proposés par les auteurs, les éléments fournis pour expliquer les transformations (allongement et diversification) des parcours d’entrée dans la vie adulte sont de nature différente sans être mutuellement exclusifs. Alors que certains auteurs relient ces transformations plus largement à l’émergence de la société postindustrielle, d’autres mettent surtout l’accent sur l’économie, la globalisation des marchés et la transformation de la sphère du travail pour rendre compte de ces changements dans les parcours de transition vers l’âge adulte. En exemple, on peut citer l’étude britannique longitudinale de Bynner (2005) qui démontre que les jeunes d’aujourd’hui (moins de 30 ans) seraient davantage touchés par des mécanismes d’exclusion sociale que ne l’étaient les jeunes du même âge à la fin des années 1970 et des années 1980. L’allongement et l’instabilité des parcours de transition pourraient alors être le résultat d’un accroissement de l’inégalité sociale. Allant dans le même sens, d’autres études démographiques montrent que la précarité financière est une situation assez généralisée parmi les jeunes au moment de la phase de transition vers l’âge adulte (Halleröd et Westberg, 2005 ; Molgat, 2000 ; Molgat et Gauthier, 1999). Cette période de vie s’accompagne d’une dépendance financière plus ou moins importante des jeunes à l’égard de leur famille d’origine ou de l’État. Cette dépendance ne serait pas étrangère aux transformations du marché du travail qui ont engendré une plus grande précarité de l’emploi chez les jeunes. L’augmentation importante de l’emploi contractuel, à temps partiel ainsi que la baisse des revenus et des emplois conventionnés sont des indicateurs de cette précarité qui touche particulièrement les jeunes (Molgat, 2000). Par ailleurs, une proportion élevée de jeunes qui sont en emploi a de la difficulté à se stabiliser sur le marché du travail et à accéder à un emploi qui permet de faire valoir les compétences acquises au cours de la formation (Trottier, 2000 ; Ellefsen et Hamel, 2000). À la lumière de ce contexte, Gorz (1997) mentionne que le travail avait perdu sa fonction de vecteur principal d’intégration sociale. Le travail devenu intermittent, flexible et précaire exigerait des ajustements identitaires constants. Les jeunes construiraient alors leur vie, leur identité et leur itinéraire en s’affranchissant de l’éthique du travail qui rythmait, auparavant, les cycles de vie (Gorz, 1997). En somme, le travail serait une valeur en voie de disparition (Méda, 1995).

Le passage à l’âge adulte semble marqué au sceau de l’incertitude et de l’instabilité. En effet, les changements touchant la sphère du travail et la forme de la famille correspondent, selon Schehr (2000), à des mutations profondes des deux institutions qui constituaient auparavant des points de repère stables dans la transition à l’âge adulte. Ainsi, l’érosion de ces référents bouleverse les liens sociaux (en termes de rôles et d’affiliation) et modifie les itinéraires de vie (particulièrement ceux des jeunes) en individualisant les rapports sociaux (Schehr, 2000).

En résumé, la sociologie de la jeunesse traite la question de l’insertion sociale des jeunes comme un nouvel enjeu qui se mesure dorénavant à la lumière des transformations sociales suivantes : la désynchronisation des phases traditionnelles d’entrée dans la vie adulte, la perte de repères stables, les transformations du lien social basé sur les rôles et attentes normatives et l’affaiblissement du rôle du travail comme vecteur principal d’intégration sociale. Quels sont les enseignements que l’on peut tirer de ces informations ?

D’abord, signalons que certains auteurs se montrent critiques à l’égard du portrait de la jeunesse qui ressort à la suite de l’identification de ces transformations sociales. Ils soutiennent que la jeunesse est (trop) souvent présentée dans les écrits scientifiques comme ayant des problèmes d’insertion sociale, de stabilisation sur le marché du travail et de précarité, comme si la très grande majorité des jeunes était acculée à l’exclusion (Trottier, 2000 ; Ellefsen et Hamel, 2000). Il est vrai que, dans les réflexions sociologiques contemporaines portant sur les expériences propres à la jeunesse, on repère très souvent l’idée d’une dynamique de l’instabilité et du changement comme fondement biographique. Ainsi, les écrits dans le champ de la sociologie de la jeunesse gênent quelque peu les tentatives de réflexion à propos de jeunes en difficulté d’insertion sociale. Les discours sur la jeunesse sous-tendent une vision homogène des jeunes qui peut occulter la situation de ceux qui sont confrontés aux plus grandes difficultés. Tout se passe comme si cette sous-catégorie de jeunes avait disparu comme entité sociologique par le jeu d’une extension de la fragilité à l’ensemble de la jeunesse. En même temps, cette représentation « du tout précaire » engendre une posture théorique intéressante. Car cette vision globalisante de la jeunesse précaire nous force à repenser la notion d’exclusion et les critères qui la fondent, comme le font quelques rares écrits scientifiques, notamment les travaux de Roulleau-Berger (1999). Il ressort que la délimitation entre les états d’exclusion et d’inclusion sur la base des référents traditionnels à l’emploi stable et aux trajectoires prévisibles est fortement questionnable. Par exemple, l’absence d’un emploi permanent ou la présence de chômage ne seraient plus des indicateurs de la précarité, car ils sont susceptibles d’être observés dans un espace-temps limité sans qu’ils marquent nécessairement les itinéraires à plus long terme (Halleröd et Westberg, 2005). De même, « On peut chômer, exercer des emplois précaires ou changer d’emplois souvent sans systématiquement vivre dans la précarité » (Nicole-Drancourt et Roulleau-Berger, 1995 : 73). Ainsi, sur la base des anciens référents sociaux, la frontière entre l’exclusion et l’inclusion, le dedans et le dehors, devient plus ténue et plus floue. C’est pourquoi Roulleau-Berger (1999) préférera utiliser la notion de processus de désaffiliation sociale plutôt que celle d’exclusion. Par ailleurs, des critiques importantes ont été adressées à la notion d’exclusion sociale. La représentation de l’exclusion comme une mise-en-dehors de la société est impossible à concevoir comme le rappelle Robert Castel : « Sans doute y a-t-il aujourd’hui des “in” et des “out”, mais ils ne peuplent pas des univers séparés. Il n’y a jamais à proprement parler dans une société de situations hors-social » (Castel, 1995 : 15). En d’autres termes, tout exclu est un tant soit peu inclus. Pour sa part, Roulleau-Berger note que « l’inséré et l’exclu, comme le normal et le stigmatisé, ne sont pas des personnes, mais des points de vue socialement produits » (1995 : 109).

Si la vision dualiste de l’insertion semble en partie dépassée, la réflexion dans le domaine de la marginalisation sociale tarde à recadrer théoriquement cette évolution. Hormis l’approche développée dans les travaux de Roulleau-Berger, nous n’avons pas trouvé de cadres conceptuels qui à la fois rendent compte des situations de jeunes en grande difficulté d’insertion sociale et résistent à réifier l’opposition insertion/exclusion. Notre étude se veut une contribution au champ de connaissances sur l’insertion sociale des jeunes. Elle repose sur le postulat que les possibilités d’insertion sur le marché du travail ne dépendent pas seulement d’éléments structurels ou des caractéristiques individuelles, mais sont déterminées, pour une part, par la perception qu’ont les jeunes du travail salarié et de sa capacité à leur procurer une identité sociale et une appartenance collective.

Présentation de l’étude

Les participants de l’étude ont été recrutés parmi neuf organismes communautaires de Montréal sur la base de leur disponibilité et de leur désir de collaborer à la recherche initiale portant sur la participation des jeunes (Robert, Pelland et Brassard, 2004). Il s’agit donc d’un échantillon de convenance. Nous avons rencontré 25 jeunes, 15 hommes et 10 femmes, dont la moyenne d’âge est de 21 ans (écart type de 2 ans). Ces jeunes vivent des situations similaires aux plans socioéconomique et familial : le travail stable leur fait défaut, ils vivent seuls et ne peuvent pas compter sur le soutien familial, leurs liens avec leur famille d’origine étant faibles ou rompus. Ces caractéristiques sont généralement reconnues comme des indicateurs importants définissant un sous-groupe de jeunes qui vit une plus grande précarité ou fragilité sociale (Molgat et Gauthier, 1999). Leur situation constitue un critère stratégique d’analyse dans le cadre de notre étude. En ce sens, notre échantillon est tout à fait adéquat pour répondre à notre questionnement de recherche, bien qu’il ne soit pas représentatif de l’ensemble des jeunes vivant en situation de grande précarité.

Les deux tiers des jeunes de notre échantillon n’ont pas de diplôme d’études secondaires. À l’exception de deux jeunes, tous ont vécu des périodes d’instabilité résidentielle nécessitant le recours à l’hébergement communautaire à la suite de la décohabitation avec leurs parents ou à leur départ d’un centre d’accueil. Pour la présente analyse, nous avons éliminé neuf jeunes qui présentent un itinéraire de vie structuré par des problèmes importants de santé, physique ou mentale, ou des problèmes de drogues. Leur aptitude au travail est incertaine et ils possèdent peu d’expérience du travail salarié et certain n’en ont aucune. À ce titre, ils ne peuvent pas contribuer à éclairer le questionnement que nous poursuivons ici. Notre analyse porte donc sur 16 jeunes qui, au moment de l’entrevue, fréquentaient une ou des ressources communautaires afin de répondre à leurs besoins de base (nourriture et hébergement). Lorsque nous les avons rencontrés, 12 d’entre eux bénéficiaient d’un hébergement communautaire et la grande majorité (13) recevait des prestations d’aide de dernier recours. Ce portrait ne signifie pas que ces jeunes sont inactifs ou passifs puisque sept jeunes participaient à un programme d’insertion au travail, quatre avaient un travail salarié et/ou fréquentaient l’école afin de compléter leurs études secondaires et les autres, pour la plupart, cherchaient activement un travail.

Le matériau d’analyse provient d’entrevues individuelles de type semi-directif d’environ 90 minutes. Le matériau obtenu est constitué de récits des expériences de travail salarié des jeunes ainsi que de leurs réflexions sur le travail, la valeur qu’ils lui accordent et le rôle qu’il a dans la construction de leur itinéraire de vie. L’entrevue a permis un temps d’arrêt où les jeunes se sont interrogés sur le sens de leurs expériences de travail passées, sur leur situation actuelle et leurs aspirations professionnelles.

Bien que ces jeunes éprouvent manifestement des difficultés d’intégration, leurs représentations du travail et la valeur qu’ils lui attribuent dans la construction de leur identité sociale et de leur itinéraire de vie laissent voir des cas de figures différents. L’analyse a permis de dégager trois types distincts de rapport au travail : l’acceptation/résignation, la résistance et l’expérimentation.

L’acceptation/résignation

Ces jeunes sont généralement « victimes » des transformations du marché de l’emploi. Ils ne quittent pas leur emploi, ils sont renvoyés en raison de compressions budgétaires, de restructurations d’entreprise, du manque de contrats, ou encore ils sont congédiés pour éviter une éventuelle syndicalisation. Ces jeunes désirent un emploi stable : « Une bonne job, une vraie job pis une job stable. »

Ils sont conscients des obstacles et des limites quant à leur insertion sociale puisqu’ils mentionnent lors de l’entretien que le travail permanent et à temps plein se fait rare, que leur scolarisation est déficiente et qu’ils ne peuvent compter que sur eux-mêmes. Dans leurs réflexions sur leur itinéraire d’emploi, ces jeunes mettent en perspective des composantes explicatives d’itinéraires chaotiques que l’on associe à certains jeunes ayant peu de ressources (capital humain et social). Ainsi, un jeune souligne : « Tu prends ce qu’il y a ou ben tu n’as rien, c’est ça la job, surtout si tu n’as pas d’école ou pas de pushing. »

La plupart du temps, ils ne choisissent pas un travail à cause de ses qualités intrinsèques, ni en fonction du niveau de rémunération. Ils sont plutôt enclins à accepter n’importe quel travail, à n’importe quelles conditions : « Ma première job, cinq jours semaine, pis ils nous faisaient rentrer les samedis en plus. Je me faisais tout le temps mal, y avait pas une journée que je rentrais là que j’avais pas un bobo sur les doigts ou mes mains. Je me disais, je vais continuer… »

Le travail est perçu comme un mécanisme de production de l’identité sociale et un moyen incontournable de s’intégrer socialement :

Travailler, oui oui ça a tout le temps été important. C’est essentiel pour moi, je ne suis pas un gars qui est intéressé à vivre dans [l’interviewé nomme un quartier de Montréal] pis à attendre mon chèque jusqu’à 35 ans là, tu sais en buvant sa bière. Je ne suis pas un anarchiste là. J’ai pas de trouble à travailler dur.

En accord avec la valeur qu’ils accordent au travail, la perte d’emploi ou l’absence d’emploi est vécue, chez ces jeunes, comme mettant en danger leur identité sociale et leur intégrité individuelle :

Après mes [trois] pertes d’emploi, j’ai eu beaucoup de down, le citron était comme un petit peu pressé là.

Je sais que le bien-être social c’est le dernier recours, mais je ne veux rien savoir, je suis prêt à n’importe quoi autant que possible pour pas… Moi je ne veux pas que ma vie soit une catastrophe.

Le travail à temps partiel, intermittent ou à durée déterminée n’est pas un choix de leur part : il est subi. Ce temps ainsi dégagé du travail est perçu comme du temps perdu. Ils démontrent alors leur intérêt à travailler au maximum : « […] quand je ne vais pas travailler, je trouve ça plate pis ennuyant, rester là à rien faire là. Si je pouvais aller travailler tous les jours pis avoir une deuxième job, je le ferais […] »

Ces extraits de leurs réflexions démontrent bien que le travail salarié constitue un vecteur privilégié de construction de l’identité sociale et un mécanisme indispensable à l’insertion sociale. Ces jeunes correspondent aux jeunes précaires comme ceux décrits dans l’étude de Ellefsen et Hamel (2000). L’importance qu’ils accordent au travail salarié est sans doute amplifiée par leur situation précaire actuelle où la stabilité et la sécurité leur font défaut. Toutefois, il faut reconnaître que le récit de ces jeunes, qui investissent le travail de propriétés indispensables à la réussite de leur vie, vient nuancer la thèse de Gorz (1997) voulant que la jeunesse désinvestisse le travail.

La résistance

Les jeunes regroupés dans ce rapport au travail croient qu’ils peuvent se réaliser à travers l’obtention d’un emploi, à condition qu’il soit intéressant. Le rapport à l’argent est secondaire : « C’est plus important d’avoir une job qu’on aime que d’avoir un gros salaire. » Toutefois, des « jobs de survie », comme les désignent certains jeunes, sont généralement le type d’emploi qui leur est offert. Les jeunes quittent leur emploi parce qu’il est « sans valeur » et qu’ils n’en tirent aucun autre bénéfice que l’argent obtenu pour subvenir à leurs besoins. Ces jeunes perdent leur travail souvent en raison du manque d’intérêt à le conserver : « C’est parce que, moi dans le fond le plus important, c’est une job que je vais aimer là, pis c’est peut-être un peu plus dur à trouver, une job dans laquelle tu es bien c’est peut-être ça qui est peut-être un peu plus dur, moi, c’est plus ça que je recherche là. »

Quitter son emploi, « sacrer la job là » et pouvoir en obtenir un autre leur procure une forme de contrôle sur leur vie, même si cette forme d’autodétermination produit généralement une même séquence d’événements (on délaisse un travail que l’on juge inintéressant pour s’en procurer un autre que l’on jugera, après un court laps de temps, tout aussi inintéressant).

Cette attitude révèle également un refus d’enfermement dans une routine de vie qui leur apparaît mortifère.

[…] c’était pas fait pour moi dans le sens, tu sais, je considère que c’est des jobs de survie que j’appelle… Ça m’apportait rien, tu sais, c’était bon pour avoir des sous pour payer mes affaires, mais c’était tellement routinier… Moi, je suis quelqu’un qui aime le changement, qui déteste les routines, tu sais, pis les horaires de travail. Si je fais la comparaison avec mon père qui a le même travail depuis 15 ans, il travaille du matin jusqu’au soir, mais moi je suis quelqu’un qui a besoin de changement.

C’était pas des jobs que j’aimais, tu sais, c’était pas ça que je voulais faire de ma vie moi, laver de la vaisselle dans un resto pour du monde qui s’en fout… appeler des gens pour leur demander ce qu’ils pensent du nouveau papier de toilette trois épaisseurs rose avec la face d’Elvis dessus. […] un moment donné ça devient aliénant là tout le temps juste travailler pour une paye… à moins que ça soit une job, tu sais, intéressante ou quelque chose qui me parle, là, qui me stimule, là, je vais être prêt à y aller jusqu’au bout.

Les réflexions des jeunes suggèrent que la perte d’emploi est souvent la conséquence du fait qu’il ne fournit pas les conditions à la réalisation de soi : « j’ai peut-être pas trouvé ce que j’aime » ou « il faut que j’apprenne de quoi… il faut pas que ça devienne trop routinier ». Quitter ce type de travail apparaît une stratégie de résistance.

Ce second cas de figure est différent du premier à plus d’un titre. D’abord, contrairement au premier cas, le travail n’est pas une fin en soi, mais doit fournir un certain nombre de conditions qui garantissent une satisfaction personnelle qui va au-delà de la rémunération essentielle à la survie. En de rares occasions seulement, ces jeunes ont perdu leur emploi pour des raisons « hors de leur contrôle » ; ils le quittent sans amertume. Leurs discours dénotent clairement un refus de s’insérer socialement à travers un travail qu’il ne valorise pas et à travers lequel ils ne se sentent pas valorisés. Ils sont aux prises avec les mêmes types d’obstacles d’insertion que les jeunes du premier groupe, c’est-à-dire une scolarisation insuffisante, des emplois peu rémunérateurs et à durée variable, mais y réagissent d’une manière fort différente. Ils n’ont pas la perception que leur trajectoire d’insertion sociale est « extradéterminée, c’est-à-dire qu’elle se déploie dans un contexte où les ressources à leur disposition et leur marge de liberté pour les mettre à profit sont limitées » (Molgat et Gauthier, 1999 : 80). C’est la recherche du travail qualifiant, telle qu’elle est décrite par certains auteurs (Dubet, 1987 ; Gaudet, 2005), qui caractérise les jeunes de cette catégorie. Ils exigent que le travail contribue à l’expression de soi, à leur identité.

Les jeunes regroupés dans cette catégorie affichent des valeurs « postindustrielles » au regard du travail salarié. Ils le soumettent constamment à un questionnement dans la construction de leur identité sociale et concluent que, pour l’heure, il n’est pas adéquat. Le cumul des expériences de travail en est le symptôme. Tout en résistant, ces jeunes ne se détournent pas du travail. Souvent, ils retournent aux études ou planifient de le faire afin d’améliorer leur situation sur le marché du travail. Pour l’instant, ils font face à un écart constant entre leur situation et leurs attentes. La gestion difficile de cet écart se traduit par le cumul d’expériences de travail.

L’expérimentation

Sous ce type de rapport au travail, on retrouve une autre perception du travail salarié, de son importance comme vecteur d’intégration et de construction de l’identité sociale. Les propos d’un jeune montrent bien la valeur sociale accordée au travail : « Je pense qu’on a tous besoin de travailler que ce soit rémunéré ou non. »

Allant dans le même sens, une jeune femme nous explique sa perception du travail : « Heu, moi comment je vois ça le travail ? Ben moi, je me fais du fun, le pire, c’est que, oui, je me fais du fun, c’est un métier qui est… c’est un passe-temps, là, je veux dire pour moi, là… La seule chose, c’est que je fais pas d’argent ben ben. »

Pour ces jeunes, le travail est une activité sociale qui se distancie du principe fondant le « travail salarié » et à travers lequel la force de travail est fournie en échange d’une juste rétribution. Le travail est avant tout une activité sociale qui permet l’expression de soi et de ses capacités. L’insécurité financière associée au travail rémunéré est acceptée en contrepartie de ce qu’il apporte sur le plan des aspirations individuelles : « C’est pas payant, mais ça me permet d’apprendre beaucoup beaucoup sur moi puis… ça me fait vivre des expériences. »

Le travail est soumis à un projet de vie qui ne se réduit pas au travail salarié, mais qui repose plus largement sur l’épanouissement personnel : « […] de toute façon, dans tout ce que je fais dans ma vie, j’essaie d’avoir des expériences qui vont me faire grandir, mais si un jour, là, je l’ai jamais fait encore, mais si un jour je vais travailler juste pour le cash, ben j’aurais de la misère avec ça ».

Le changement de travail, qui apparaît comme une relative instabilité ne témoigne pas d’un échec d’intégration, ni d’une recherche identitaire infructueuse, mais constitue une opportunité pour développer son potentiel. « […] c’est ça qui permet de… tu sais de faire tout la palette, là, de ce qui t’intéresse, qui m’a permis de développer un certain potentiel pis dans plusieurs domaines, moi c’est ça que je trouve intéressant ».

Ces jeunes partagent des points communs dans la construction de leur identité sociale : le travail salarié est perçu comme un moyen, parmi d’autres, de se connaître, de se définir, et les multiples expériences de travail sont vécues sous le signe d’un enrichissement individuel. Ils se définissent alors à travers d’autres univers que le travail rémunéré. Par exemple, bon nombre de ces jeunes poursuivent des activités artistiques, telles que la peinture, l’animation et les prestations publiques (spectacles de magie ou pour enfants, radio communautaire, etc.) qui ne permettent pas d’assurer leur survie, mais dans lesquelles ils s’investissent intensément. Le travail salarié n’est pas le seul espace social où ils peuvent s’affirmer et s’intégrer dans un collectif. Tous les jeunes de cette catégorie nous ont relaté des expériences de vie, hors du travail salarié, qui témoignent de leur participation sociale, de la construction de leur itinéraire de vie avec et dans la société plus large. Par exemple, une jeune femme a conçu un personnage de clown et nous raconte que sa création lui permet de se sentir utile socialement, notamment auprès des enfants, même si son activité ne produit pas, pour l’instant, une valeur marchande significative. Deux autres jeunes ont participé à la création d’un lieu d’habitation collectif dans un bâtiment désaffecté (squat). Ce micro-univers a été construit et maintenu sur la base d’engagements moraux de type informel, comme l’obligation d’entraide entre les jeunes, et de type plus formel, comme le respect de certaines règles de sociabilité. Deux jeunes nous décrivent cette expérience :

[…] on s’est débrouillé pis c’était habitable là, c’était pas insalubre. S’il y a des jeunes qui rentraient trop dopés, ils se faisaient mettre dehors par nous autres, il n’y avait pas d’Intervenants là-dedans […].

Ouais, ben tu sais avec le squat y avait comme plein de réseaux d’aide, là, qui s’étaient développés.

Ce cas de figure montre que le travail salarié est résolument assujetti au désir d’expérimenter et de se réaliser. L’expérimentation participe à l’élaboration de leur identité sociale qui se construit, en partie, hors du travail salarié. Le travail n’est pas une activité centrale dans le processus de socialisation de ces jeunes. Il n’est pas non plus le lieu principal d’intégration sociale. Leur identité sociale se construit principalement à travers d’autres activités de type artistique ou non, qui leur fournissent des occasions de rencontres et d’échanges avec les autres. Leurs activités hors du travail sont des pratiques de socialisation qu’ils valorisent et qui donnent un sens à leur itinéraire.

Conclusion

Nos analyses des récits des jeunes indiquent que le travail a un rôle structurant dans leurs parcours d’insertion sociale et revêt une valeur centrale. Par ailleurs, bien qu’ils vivent une situation de précarité commune, ces jeunes ont des perceptions différentes du travail salarié. Or, ces représentations apparaissent, à la suite de l’analyse, déterminantes de leur capacité d’intégration. En effet, la diversité de leurs représentations laisse voir autant de stratégies cohérentes qu’ils développent dans leur parcours d’insertion sociale. Les stratégies qu’ils développent, en lien avec leurs représentations et leurs expériences de travail, questionnent fortement l’association entre exclusion et inemployabilité souvent mise de l’avant dans une perspective traditionnelle de la socialisation.

Ainsi, pour certains jeunes, que nous avons regroupés sous le type « acceptation/résignation », le travail salarié est une fin en soi parce qu’il procure une identité sociale et une appartenance collective. Ils déploient une énergie considérable pour maintenir ou rechercher un travail, ils acceptent les offres d’emploi souvent sans égard aux conditions de travail. Ces jeunes sont ceux qui souffrent le plus des transformations du marché de l’emploi et des ratés de leur insertion professionnelle. Ils témoignent avec force que la valeur du travail n’est pas en voie de disparition. Pour leur part, les jeunes constituant le second cas de figure présentent un rapport au travail qui est traversé par des valeurs associées à une éthique individualiste. Au-delà de la rémunération, le travail doit fournir les conditions de réalisation de soi. Toutefois, leurs expériences de travail les obligent à accepter des emplois souvent jugés peu intéressants, qu’ils conservent d’ailleurs peu de temps. Le cumul de plusieurs expériences de travail de courte durée signale une résistance à l’égard du modèle identitaire que leur fournit présentement le travail salarié. Malgré cette résistance, ils aspirent, pour la plupart, à une appartenance sociale fondée sur l’insertion professionnelle. À ce titre, plusieurs mettent en place des stratégies de bonification de leur qualification professionnelle (retour à l’école, insertion dans les programmes d’employabilité). En dernier lieu, le troisième modèle nous apparaît être un approfondissement du second. Tout comme ce dernier, il s’inscrit dans une tendance d’affaiblissement d’un modèle identitaire basé principalement sur le travail salarié. Le travail est une activité, rémunérée ou non, à partir de laquelle on apprend à se connaître, à se définir. Le travail salarié est perçu comme une expérience sociale qui participe à la réalisation de soi. Par ailleurs, il ne constitue pas la seule plate-forme de socialisation. La plupart des jeunes de ce modèle se réalisent dans et par des expériences hors du travail salarié, des activités de création de nature artistique (animation, peinture par exemple) ou non (expérience d’habitation collective).