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1. Introduction

Le tabac représente au Québec comme au Canada la première cause de mortalité évitable. Chaque année plus de 45 000 Canadiens, dont 13 000 Québécois, meurent prématurément des conséquences du tabagisme (Makomaski Iling et Kaiserman, 2004). Selon le ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec (MSSS), cette mortalité représente 24,6 % de la mortalité totale pour le Québec et est plus importante que les décès liés à l’alcool, au sida, aux drogues illicites, aux accidents de la route, aux suicides et aux homicides réunis (MSSS, 2001).

Depuis 1965, l’implantation de mesures préventives et législatives pour contrer le tabagisme a entraîné une diminution progressive de la prévalence de celui-ci dans la population générale. Ces efforts ont permis de réduire le taux de prévalence de 50 % à approximativement 19 % chez les adultes de plus de 15 ans au Canada, en 2005 (Santé Canada, 2005 ; 2006). Au Québec, le taux était de 22 % pour l’année 2005 (Santé Canada, 2006). Néanmoins, cette baisse ne s’est pas généralisée dans les milieux de santé mentale, de toxicomanie et de traitement de l’alcoolisme, où de 70 à 100 % de la clientèle est encore composée de fumeurs (McCool et Richter, 2003 ; Richter et coll., 2002 ; Williams et coll., 2005). Friend et Pagano (2004) mentionnent que les taux élevés de fumeurs qui sont rapportés dans les études réalisées auprès de cette population suggèrent que le tabagisme est un comportement normatif dans ce milieu.

Cette dépendance croisée à l’alcool, aux drogues et au tabac engendre d’importants problèmes de morbidité et de mortalité. Par exemple, le risque de cancer et de maladies cardiovasculaires est plus élevé chez les fumeurs alcooliques que chez les fumeurs qui ne consomment pas d’alcool (Abrams et coll., 1996 ; McIlvain et Bobo, 1999). L’effet synergique de l’alcool avec le tabac engendre un risque accru de cancers oraux, pharyngiens et laryngiens. Et, globalement, les conséquences pour la santé associées à la consommation simultanée de tabac et d’alcool peuvent être jusqu’à 1,5 fois plus élevées que la somme des effets individuels liés à la consommation de chacune de ces substances (Bien et Burge, 1990 ; Friend et Pagano, 2004 ; Currie et coll., 2003). Par rapport aux drogues, l’utilisation combinée de la cocaïne et de la cigarette provoque une augmentation substantielle des demandes métaboliques cardiaques tout en diminuant simultanément l’approvisionnement sanguin, augmentant ainsi le risque de problèmes cardiaques (McIlvain et Bobo, 1999). De plus, les toxicomanes ont tendance à fumer plus de cigarettes par jour, ce qui augmente leur vulnérabilité à des problèmes de santé liés à l’usage de la cigarette (Friend et Pagano, 2004).

Quant au risque de décès, il est trois fois plus élevé chez les fumeurs alcooliques que dans la population générale (Hurt, 1999), et le tabagisme cause plus de décès que l’alcool (Hurt et coll., 1996, cités dans McCool et Richter, 2003).

Si l’on s’intéresse plus spécifiquement aux dépendances, la recherche indique que le tabagisme occupe un rôle non négligeable dans leur développement et leur maintien. Ainsi, la sévérité des dépendances à l’alcool ou aux drogues est reliée au degré de dépendance à la nicotine et vice-versa (Batel et Pessione, 1995 ; Daeppen et coll., 2000 ; Frosch et coll., 2002 ; Krejci et coll., 2003). En effet, la nicotine peut diminuer les propriétés sédatives de l’alcool (Perkins, 1997) et augmenter son effet anxiolytique (Onaivi et coll., 1989), procurant ainsi aux fumeurs la capacité de consommer de l’alcool en plus grande quantité, avec plus de plaisir et moins de somnolence.

En ce qui concerne le jeu pathologique, il semble être fortement associé à la consommation de cigarettes (Grant et Potenza, 2005 ; Oliveira et Silva, 2000). Dans une étude portant sur les joueurs pathologiques utilisant un service d’aide téléphonique, les fumeurs quotidiens rapportaient davantage de problèmes de santé mentale (dépression, pensées suicidaires), de problèmes de drogues et d’alcool et de problèmes de comportement que les non-fumeurs ou fumeurs occasionnels (Potenza et coll., 2004). Des résultats similaires ont été rapportés dans des études réalisées sur des joueurs pathologiques en traitement (Grant et Potenza, 2005 ; Petry et Oncken, 2002).

2. Cessation tabagique en milieu de traitement des dépendances : La problématique actuelle

2.1 Peu d’aide pour la cessation tabagique

Malgré l’ampleur des dépendances croisées avec le tabac, l’intervention en cessation tabagique a traditionnellement été négligée, sinon oubliée dans le traitement des dépendances. Au Canada, environ 10 % des centres de traitement des dépendances offrent un service intégré de cessation tabagique à leurs clients en interne (Currie, 2003) et à peine plus de 20 % offrent ce service en traitement externe (Fogg et Borody, 2001). Au Québec, il n’existe, à notre connaissance, aucun programme de cessation tabagique intégré au traitement des dépendances. Comment expliquer cette situation paradoxale ?

Une des raisons pouvant être avancée est que la consommation excessive d’alcool et de drogues est souvent associée à de nombreux problèmes sociaux (difficultés familiales et conjugales, violences physiques et verbales, pertes de revenus et d’emplois, problèmes juridiques) et de santé demandant une action immédiate. À l’inverse, la consommation des produits de tabac est perçue dans la société comme ayant moins de conséquences négatives immédiates (Baker et coll., 2006). Conséquemment, les milieux de traitement jugent peut-être que le tabagisme est un problème de second ordre comparativement à l’usage abusif de l’alcool et des drogues.

Le manque d’aide à la cessation tabagique dans les milieux de traitement des dépendances peut aussi être mis en lien avec la croyance voulant que ce type d’intervention mette en péril l’efficacité du traitement offert à la clientèle (Bowman et Walsh, 2003). Pourtant, plusieurs études ont établi que la cessation tabagique peut faciliter le traitement des dépendances tout en favorisant la prévention de la rechute pour les problèmes de drogue et d’alcool (Prochaska et coll., 2004).

Rohsenow et coll. (2005) relèvent que de nombreux clients croient que le fait de fumer est une forme de gestion efficace des épisodes de sevrage, ce qui peut expliquer leur réticence à délaisser cette façon de procéder. Drobes (2002) rapporte aussi que de nombreux intervenants en alcoolisme approuvent cette stratégie. Ainsi, intervenants, pairs ou mentors aux rencontres des Alcooliques Anonymes, continuent à décourager les clients fumeurs de tenter de cesser de fumer lors de leurs tentatives d’arrêt de consommation d’alcool ou de drogues (Karam-Hage et coll., 2005).

2.2 Les besoins de la clientèle

Plusieurs études rapportent qu’approximativement 75 % des personnes aux prises avec des dépendances désirent cesser de fumer (Ellingstad et coll., 1999 ; Irving et coll., 1994 ; Kozlowski et coll., 1989), un taux similaire à celui observé chez les fumeurs dans la population générale (70 %) (Santé Canada, 2004).

Par ailleurs, les toxicomanes semblent posséder des attitudes reliées au tabagisme qui sont similaires à celles des fumeurs de la population générale, suggérant ainsi qu’ils pourraient bénéficier de traitements similaires (Seidner et coll., 1996). Les deux groupes invoquent la santé comme principale motivation pour cesser de fumer et partagent les mêmes inquiétudes face aux symptômes de sevrage (Burling et coll., 1997).

Quel est le moment propice pour réaliser l’intervention de cessation tabagique ? Kozlowski et coll. (1989) indiquent que 78 % des fumeurs n’étaient pas intéressés à recevoir de l’aide pour la cessation tabagique avant de recevoir leur traitement pour leurs problèmes d’alcool et autres drogues. Néanmoins, un client sur trois (31 %) rapportait être modérément à très intéressé à recevoir un traitement simultané pour son tabagisme et son problème de consommation. Flach et Diener (2004) relèvent que les toxicomanes seraient favorables à cesser de consommer les deux substances simultanément lors de leur thérapie, bien que leur désir de renoncer au tabac semble plus faible que leur désir de cesser la consommation d’alcool.

En règle générale, l’attitude positive d’une part significative de la clientèle suggère que le traitement en interne (une forme de milieu protégé) est propice à l’intervention en cessation tabagique et que celle-ci devrait être proposée systématiquement à la clientèle, dès l’entrée en traitement.

2.3 Ce que la recherche en dit

Plusieurs études rapportent que la cessation tabagique n’a pas d’effet négatif sur le traitement de l’alcool ou des autres dépendances. Au contraire, elle semble améliorer le taux d’abstinence chez les alcooliques (Shiffman et Balabanis, 1995 ; Stuyt, 1997) et les toxicomanes (Lemon et coll., 2003). Dans une étude examinant l’impact d’un counselling tabagique sur le taux d’abstinence des alcooliques, Bobo et coll. (1998) rapportent que le groupe de clients ayant reçu l’intervention est plus susceptible d’être abstinent à l’alcool que le groupe contrôle aux suivis de 6 et 12 mois. Ceci suggère que l’intervention en cessation tabagique soutient et renforce les résultats obtenus lors du traitement de l’alcoolisme.

Le fait de fumer peut temporairement réduire les symptômes de sevrage chez les alcooliques (Dani et Harris, 2005). Toutefois, la sévérité de la dépendance à la nicotine est associée à des besoins plus élevés en alcool dans cette population (Hillemacher et coll., 2006). À ce sujet, Durazzo et coll. (2006) indiquent que le fait de fumer nuit au rétablissement neurocognitif et neurobiologique du cerveau des personnes en traitement pour des problèmes d’alcool.

Enfin, de nombreux mécanismes neurobiologiques sous-jacents à la dépendance à l’alcool sont similaires à ceux de la dépendance à la nicotine (Hillemacher et coll., 2006). Pour cette raison, des modes de traitement communs aux différentes dépendances pourraient s’avérer efficaces pour aider les personnes aux prises avec ces dépendances (Dani et Harris, 2005).

Malgré les avancées scientifiques qui indiquent que la cessation tabagique est bénéfique pour les personnes dépendantes à l’alcool ou aux drogues, celle-ci n’est encore que trop rarement offerte à la clientèle des centres de traitement. La question pertinente ne semble donc plus être « faut-il intervenir ? », mais plutôt « comment intervenir ? ». La section suivante suggère une série de mesures pour remédier à la situation actuelle.

3. Développer un nouveau standard de bonnes pratiques (best practices) en intégrant le traitement du tabagisme à celui des autres dépendances

Plusieurs mesures doivent être entreprises pour développer les interventions de cessation tabagique dans les centres de traitement des dépendances. Le soutien administratif, la formation adéquate d’intervenants et un programme de cessation tabagique adapté constituent des éléments essentiels pour favoriser les changements dans les pratiques thérapeutiques. Il convient également d’examiner les habitudes tabagiques des professionnels du milieu (intervenants, personnel auxiliaire et administrateurs), ainsi que les facteurs liés à l’environnement (présence ou absence de fumoirs, politique anti-tabac, etc.). Ces éléments peuvent devenir des obstacles à une implantation réussie du traitement s’ils sont négligés.

3.1 Objectifs et nature du programme de cessation tabagique

Déterminer des objectifs réalistes est une étape importante du programme de cessation tabagique. Il est nécessaire de prendre en considération qu’une personne effectue généralement plusieurs tentatives avant d’arriver à une cessation définitive (Fiore et coll., 2000). Par ailleurs, il semble que la cessation soit plus difficile auprès des personnes qui souffrent de dépendances additionnelles ou qui ont commencé à fumer tôt dans leur vie (Friend et Pagano, 2004). Pour cette raison, il est utile de considérer d’autres avenues que la seule cessation tabagique comme indicateur de succès des interventions. Entre autres, mentionnons le fait d’être davantage informé sur les mécanismes de la dépendance au tabagisme et ses méfaits, être davantage motivé à cesser de fumer, avoir effectué une ou plusieurs tentatives d’arrêt, avoir diminué sa consommation de tabac, et enfin, avoir cessé de fumer.

De nombreux milieux de traitement utilisent des interventions basées sur la philosophie des Alcooliques Anonymes. Cette vision du traitement favorise l’abstinence plutôt que la réduction de la consommation. Il est donc possible que ces milieux aient une perception négative d’interventions qui ne visent pas l’abstinence. Pourtant, d’un point de vue empirique, il apparaît que même la diminution de la consommation quotidienne de cigarettes chez les clients des centres de traitement diminue la probabilité de rechute avec l’alcool (Friend et Pagano, 2005). Il est donc important de diffuser ces connaissances aux intervenants.

En ce qui concerne la nature du programme, il semble préférable que la participation à celui-ci se fasse sur une base volontaire plutôt qu’obligatoire. Dans le contexte actuel, les clients fumeurs des centres de traitements ne viennent pas consulter prioritairement pour un problème de tabagisme. Pour prévenir des réactions négatives, il paraît justifié d’éviter une attitude coercitive concernant le tabagisme. Toutefois, l’offre d’aide pour la cessation tabagique doit être systématique et faire l’objet d’un suivi régulier de la part des intervenants.

3.2 Contenu du programme

Parmi les différents aspects d’un programme de cessation tabagique, il est possible de distinguer : l’évaluation de la clientèle, les aspects informatifs et motivationnels, les changements comportementaux, le soutien médicamenteux et le suivi.

Les centres de traitement des dépendances effectuent généralement une évaluation de leur clientèle lors de la première rencontre. Celle-ci permet de connaître les motivations et les besoins des clients et constitue un point de référence qui permet d’orienter les interventions. Il est donc possible d’intégrer une évaluation des habitudes tabagiques à cette première rencontre. En outre, il est important de proposer à la clientèle qui fume la possibilité de recevoir de l’aide pour cesser de fumer dès la première rencontre. Ceci donne un message cohérent concernant le fait que le tabagisme est une dépendance similaire à l’alcoolisme ou à la toxicomanie.

À l’entrée en traitement, la motivation à cesser de fumer peut être faible, d’autant plus que de nombreux clients ne s’attendent pas à cesser de fumer lors de leur traitement. Le rôle des intervenants est donc d’aider les clients à considérer le soutien à la cessation tabagique comme une opportunité pour accéder à une meilleure santé tout en réduisant le risque de rechute avec les autres dépendances. La connaissance que les intervenants ont du phénomène des dépendances croisées est donc un élément important. Elle leur permet d’informer les clients que la diminution de la consommation de cigarettes, ou mieux l’arrêt tabagique, diminue la probabilité de rechute avec l’alcool ou les drogues. De plus, la connaissance des mécanismes d’action de la nicotine ainsi que de son rôle dans le maintien de la dépendance peut motiver la clientèle qui fume à entreprendre une démarche de cessation.

Par ailleurs, lorsque les clients perçoivent des obstacles liés à la cessation tabagique, cela diminue leur motivation à cesser de fumer (Martin et coll., 2006). Il est donc souhaitable de prendre en considération ces préoccupations dès le début de l’intervention. Martin et coll. (2006) indiquent également que la perception d’efficacité personnelle est liée à la motivation à cesser de fumer chez les personnes en traitement d’une dépendance à l’alcool. Pour cette raison, il est important que les intervenants soient convaincus du bien-fondé de la démarche de cessation, afin d’augmenter le sentiment de compétence à cesser de fumer chez les clients.

Pour certains clients, il peut être approprié de les inciter à considérer les avantages et les inconvénients de la cessation tabagique sans insister sur un arrêt immédiat. Pour d’autres clients, qui sont à un stade de motivation plus avancé, la fixation d’une date d’arrêt peut s’avérer une mesure plus appropriée.

Dans cette démarche, diverses aides pharmacologiques (timbres et gommes à la nicotine) peuvent constituer un apport additionnel pour aider un client à cesser de fumer. Plusieurs recherches indiquent que ces thérapies médicamenteuses peuvent augmenter le taux de succès envers la cessation tabagique (Fiore et coll., 2000).

Enfin, la présence d’un suivi peut contribuer à soutenir le client dans ses tentatives d’arrêt ou le motiver à effectuer une nouvelle tentative lorsque les précédentes ne sont pas fructueuses. À ce sujet, la préparation à la gestion des rechutes est importante dans tout processus de cessation. Il est utile de dédramatiser la rechute, tout en enjoignant le fumeur à continuer ses efforts vers la cessation. En outre, l’accès à des ressources d’aide à la fin du traitement peut aussi favoriser l’atteinte d’un objectif de cessation tabagique.

3.3 Intégrer le programme de cessation tabagique aux pratiques du milieu

L’implantation d’un nouveau programme dans un centre de traitement peut être perçue comme une charge de travail additionnelle par les intervenants. Il est donc important d’utiliser une approche participative qui tienne compte de l’avis des intervenants dans le processus, mais surtout qui intègre le programme de cessation tabagique à leur mode de fonctionnement existant. Les connaissances et les compétences que les intervenants utilisent auprès de la clientèle souffrant d’alcoolisme et de toxicomanie constituent la base sur laquelle l’intervention de cessation tabagique doit être développée.

3.4 Habitudes tabagiques des professionnels du milieu

Dans certaines études, on a observé que le personnel qui fume incite moins la clientèle à la cessation et qu’il peut présenter un obstacle au traitement de la dépendance à la nicotine chez la clientèle (Baker et coll., 2006). Pour cette raison, il est important d’inciter toutes les personnes qui côtoient la clientèle à cesser de fumer et de leur fournir les ressources nécessaires pour le faire.

3.5 Transformation de l’environnement

L’environnement de soins doit être adéquat pour que les interventions de cessation tabagique s’avèrent efficaces. Par exemple, lorsque l’environnement comporte des zones où il est permis de fumer, cela peut interférer avec le contenu du programme de cessation tabagique. Ce problème peut être considéré sous un angle pratique et un angle plus théorique. D’un point de vue pratique, il peut s’avérer difficile pour la clientèle qui désire cesser de fumer de côtoyer des personnes qui continuent de fumer. D’un point de vue théorique, le fait de permettre de fumer dans le centre de traitement donne un message implicite de moindre danger lié au tabagisme. Ceci est clairement problématique lorsque l’on connaît les dommages à la santé causés par le tabagisme. Cela peut également avoir comme effet de diminuer la motivation des clients à cesser de fumer. Enfin, cela entre en contradiction avec la philosophie du système de soins qui devrait promouvoir la santé. Le message institutionnel qui est implicitement offert aux usagers en autorisant la présence de lieux où il est permis de fumer ne doit pas être négligé. En effet, il peut contribuer à décrédibiliser les interventions, donc à réduire leur impact.

Bernstein et Stoduto (1999) relèvent que la mise en place de politiques sans fumée dans les centres de traitement a parfois généré des problèmes comme le trafic de cigarettes en sous-main et l’insatisfaction d’une part de la clientèle et des intervenants. Toutefois, les études mentionnées datent du début des années 1990, lorsque la dénormalisation du tabagisme était à ses débuts. Étant donné que la société est actuellement mieux informée sur les risques sanitaires que représentent les produits du tabac, il est vraisemblable que les réactions de la clientèle et des intervenants seront moins négatives.

La perception que les intervenants et les administrateurs ont de la cessation tabagique et du tabagisme peut constituer un obstacle à l’efficacité du programme de cessation. En connaissant mieux les craintes et les réticences de ces personnes, il est possible de favoriser une meilleure collaboration, tout en façonnant des attentes plus réalistes des effets du programme de cessation tabagique. Une étude sur 33 centres de traitement résidentiel (Williams et coll., 2005), réalisée au New Jersey, États-Unis, rapporte que l’introduction de politiques sans fumée, incluant les terrains entourant les centres, n’a pas généré d’augmentation dans le nombre de départs prématurés parmi la clientèle, ni de diminution concernant la proportion de clients fumeurs entrant en traitement. Cependant, l’étude ne précise pas si les départs prématurés concernaient des abandons volontaires ou des renvois. Il est donc important de diffuser ce type de résultats auprès des gestionnaires et des intervenants des centres de traitement pour faciliter l’adoption de politiques sans fumée.

3.6 L’évaluation

L’évaluation des résultats est un aspect parfois négligé dans les démarches d’intervention. Cette étape peut être considérée comme un coût additionnel dont ne profite pas directement la clientèle. Pourtant, l’évaluation des comportements de dépendance est un élément essentiel pour contribuer à l’amélioration des pratiques thérapeutiques et au changement des pratiques inefficaces. Dans le cas du tabagisme, l’évaluation permet à l’intervenant d’effectuer un bilan de la situation du client et de lui donner une rétroaction sur son état. Il est possible d’effectuer des évaluations qualitatives (sous forme d’entrevues), quantitatives (sous forme de questionnaires) ou, idéalement, de combiner les deux.

4. Un exemple d’implantation de programme de cessation tabagique : Le programme J’Tabac maintenant ! à la Maison l’Alcôve

4.1 Description du milieu

Fondée en 1985, la Maison l’Alcôve se présente comme un organisme communautaire ayant pour mission de « maintenir et opérer un centre de thérapie avec ou sans hébergement selon les principes du mouvement des [Alcooliques Anonymes] pour les personnes alcooliques, toxicomanes et souffrant d’autres dépendances » (Maison l’Alcôve, 2004). La Maison l’Alcôve est située en Montérégie, à Saint-Hyacinthe. Elle accueille uniquement une clientèle majeure. Les interventions effectuées au centre se font dans un cadre qui comprend un traitement en interne (trois semaines) suivi d’un traitement en externe (dix semaines).

Au cours des années d’activité 2002-2004, les caractéristiques de la clientèle (N = 503) de la Maison l’Alcôve étaient les suivantes (Maison l’Alcôve, 2002 ; 2003 ; 2004) : 71 % d’hommes, une majorité de clients étaient âgés de 25 à 44 ans, 75 % des usagers consommaient plus d’une substance, 93 % consommaient de l’alcool, 61 % du cannabis, 59 % de la cocaïne et 16 % étaient des joueurs pathologiques. Pour plus de neuf usagers sur dix, la consommation de substances s’étirait sur une période de plus de dix ans.

À la Maison l’Alcôve, l’approche la plus utilisée pour traiter les dépendances est de type motivationnel. Cette approche est basée sur le modèle transthéorique de Prochaska et DiClemente (Prochaska et DiClemente, 1983 ; Prochaska et coll., 1992 ; Prochaska et Velicer, 1997). L’approche motivationnelle repose sur l’idée que les fumeurs se trouvent à des stades différents concernant la cessation, en fonction de leurs motivations. Le procédé de changement orienté vers la cessation tabagique est conceptualisé de façon dynamique et peut s’étendre sur une période variable en fonction des individus (Prochaska et coll., 1994). Le programme de cessation tabagique J’Tabac maintenant ! a été basé sur le même modèle motivationnel qui était utilisé pour intervenir avec les autres dépendances, ce qui a facilité son adoption par les intervenants.

À la Maison l’Alcôve, la consommation de cigarettes était réglementée lorsque le programme de cessation tabagique a été mis en place. Hormis un fumoir interne, l’ensemble des lieux intérieurs était non fumeur. Par contre, il était possible de fumer sur le terrain entourant le centre de traitement. La vente, l’échange ou le don de cigarettes étaient explicitement interdits. Six intervenants sur huit étaient d’anciens fumeurs et un intervenant fumait. Il est nécessaire de mentionner que, lorsque le programme a été implanté et évalué, le centre de traitement n’avait pas développé de règles spécifiant que les intervenants ne devaient pas fumer en compagnie de la clientèle.

4.2 Description du programme

Le programme J’Tabac maintenant ![1] s’insère dans une optique de prévention et de changement d’habitudes de vie chez une clientèle qui entreprend l’abandon de comportements à risque. Il a pour objectif principal de faire prendre conscience aux clients fumeurs qu’ils sont dépendants au tabac de façon similaire aux autres types de dépendances. La participation au programme s’effectue sur une base volontaire. Néanmoins, les intervenants doivent informer et sensibiliser tous les clients fumeurs aux problèmes que représente le tabagisme pour leur santé et leur traitement des dépendances.

Le programme J’Tabac maintenant ! s’intègre au traitement des dépendances et se déroule sur une période de 13 semaines, tout comme le traitement des dépendances et du jeu pathologique. Six rencontres individuelles sont effectuées avec un intervenant attitré durant les 21 jours du traitement interne. L’intervention intensive personnalisée propre à la cessation tabagique vient se greffer à l’intervention d’origine sur les dépendances à l’alcool, aux drogues et au jeu pathologique. Des outils d’évaluation sont utilisés à l’accueil et à la sixième rencontre pour effectuer un bilan de la situation de chaque client. De plus, un atelier de groupe sur la cessation tabagique est prévu pour tous les résidents, qu’ils décident de participer ou non au programme. Cet atelier Prévention Éducation Tabac a pour objectif de renforcer les messages brefs ou intensifs de l’intervenant lors des rencontres individuelles, prévenir les rechutes, favoriser les échanges entre clients afin de créer un réseau interne de soutien à l’abandon et répondre aux questions des clients.

Lors du traitement à l’externe, les clients doivent assister à des rencontres de groupe hebdomadaires, durant dix semaines. Ces rencontres n’ont pas pour thème spécifique la cessation tabagique, mais abordent l’ensemble des dépendances. Leur but est d’amener les clients à échanger sur les expériences qu’ils ont vécues depuis leur départ de la Maison l’Alcôve. Pour le tabagisme, l’accent est mis sur les bénéfices du maintien de l’arrêt tabagique et sur ceux liés à l’arrêt tabagique pour les clients qui n’y sont pas encore parvenus.

Après ces dix rencontres, les clients inscrits au programme J’Tabac maintenant ! reçoivent un suivi individuel par l’intermédiaire de quatre interventions combinant lettres et appels téléphoniques. Une année après avoir commencé le programme, les personnes qui sont toujours abstinentes reçoivent un diplôme d’ex-fumeur. Les personnes qui ont recommencé à fumer sont encouragées à poursuivre le processus d’abandon du tabac à l’aide des ressources régionales, provinciales ou nationales.

4.3 Description de la formation des intervenants

La formation des intervenants poursuivait plusieurs buts. Elle a permis de les informer sur le tabagisme (facteurs de développement et de maintien, effets néfastes sur la santé, lien avec les autres dépendances), ainsi que sur leur rôle en cessation tabagique. Parallèlement à la formation, l’évaluation des apprentissages des intervenants a permis de connaître les éléments du programme qui devaient être approfondis.

À la Maison l’Alcôve, deux ateliers totalisant quatre jours d’activités ont été offerts aux intervenants. Diverses modalités de formation ont été utilisées : des présentations par des experts en tabagisme, des vidéos et des discussions de cas cliniques. Une attention particulière a été accordée aux préoccupations des intervenants. Parmi les principales, mentionnons les questionnements sur la compétence à intervenir en cessation tabagique et l’adéquation du moment de la cessation tabagique. Il a été possible d’augmenter la perception de compétence des intervenants en leur apportant des informations sur le tabagisme et en leur fournissant des outils d’aide à la cessation tabagique (questionnaire sur les motivations à cesser et à ne pas cesser de fumer, journal de bord à l’intention des clients, articles, vidéos, etc.). En ce qui concerne les questions sur le bien-fondé de la cessation tabagique en cours de traitement des dépendances, la présentation du rôle du tabagisme dans la rechute avec les autres dépendances a permis aux intervenants de reconsidérer le modèle implicite « une chose à la fois » que la majorité d’entre eux considéraient valable.

À la suite de la formation, les intervenants avaient développé une perception plus réaliste des effets du tabac sur la santé. En outre, ils estimaient désormais que la fumée secondaire du tabac représente un risque élevé pour la santé des non-fumeurs et étaient davantage conscients de la propension à fumer des personnes dépendantes à l’alcool ou aux drogues. Ils rapportaient ne plus considérer que l’intervention de cessation tabagique pourrait nuire au traitement des autres dépendances. La majorité d’entre eux estimait aussi que le traitement du tabagisme pourrait faciliter le traitement des autres dépendances. Enfin, le sentiment de compétence pour aider les clients à cesser de fumer avait augmenté.

4.4 Sensibilisation auprès des administrateurs

Des discussions avec les administrateurs de la Maison l’Alcôve ont porté sur les politiques anti-tabac à l’intérieur du centre de traitement. Ceci a permis de préciser leurs inquiétudes (ex. : peur de perdre des clients avec une politique interdisant l’usage du tabac à l’intérieur des murs, crainte d’avoir davantage de comportements problématiques et de risques d’incendie), de discuter du bien-fondé de telles politiques et de sensibiliser les gestionnaires aux problèmes liés à la présence du fumoir.

Ces efforts de sensibilisation ont favorisé la prise de conscience des avantages pratiques d’un milieu sans fumée (milieu à l’air plus sain, meilleure santé des résidents, diminution des frais de nettoyage grâce à un milieu plus propre, etc.). Environ une année après le début du programme de cessation tabagique, le fumoir a été transformé en salle de conditionnement physique. En outre, la Maison l’Alcôve a mis en place une politique qui interdit à tous les employés du centre de fumer en compagnie des résidents.

4.5 Résultats préliminaires de l’étude

Cet article s’intéresse essentiellement au processus d’implantation d’un programme de cessation tabagique. Les impacts du programme font l’objet d’un autre article (Royer et Cantinotti, manuscrit en préparation). Des résultats globaux sont mentionnés ici, afin de donner un aperçu de la clientèle qui a pris part au programme et de certains de ses effets.

Au total, 230 personnes de la Maison l’Alcôve ont accepté de prendre part à la collecte de données ; 85 % fumaient lors de l’entrée en traitement, et ce, depuis 20 ans en moyenne. Neuf fumeurs sur dix mentionnaient souhaiter cesser de fumer et 78 % rapportaient avoir déjà tenté d’arrêter de fumer. Parmi les fumeurs, 62 % (soit 101 clients) se sont inscrits au programme de cessation tabagique J’Tabac maintenant ! Parmi ces derniers, 79,8 % (n = 81) ont rapporté avoir fixé une date d’arrêt tabagique et 62,9 % (n = 64) ont indiqué avoir cessé de fumer à un moment ou un autre durant les trois semaines de thérapie en interne. Les participants ont également rapporté avoir apprécié le programme de cessation tabagique et reconnu qu’il constituait une aide importante pour cesser de fumer.

En ce qui concerne l’environnement, 27 % des usagers ont estimé que le fumoir influençait leur consommation de cigarettes, et parmi eux, 80 % ont rapporté que la présence d’un fumoir les incitait à fumer davantage. Enfin, approximativement huit personnes sur dix ont rapporté qu’elles auraient accepté de venir en thérapie dans un centre où il est interdit de fumer dans les lieux intérieurs.

5. Conclusion

La prévalence des fumeurs en traitement de dépendances est très élevée, dépassant généralement les trois quarts de la clientèle. Étant donné les effets particulièrement nuisibles pour la santé de l’association de l’alcool, des drogues et du tabac, il est possible, bénéfique et même nécessaire d’intégrer une intervention en cessation tabagique dans les centres de traitement des dépendances. Une intégration réussie du programme de cessation tabagique dans ce contexte repose sur le leadership des administrateurs, une formation adéquate des intervenants, un programme de cessation adapté à la clientèle et une politique cohérente de lieux sans fumée.

Plus précisément, nous recommandons de :

  1. S’assurer du soutien des gestionnaires du centre de traitement ;

  2. Bien connaître le milieu (durée et modalités du traitement), sa philosophie d’intervention et le type de clientèle ;

  3. Adapter le programme de cessation tabagique pour qu’il s’intègre aux pratiques préexistantes du milieu ;

  4. Prévoir d’inclure dans la formation les aspects qui sont habituellement liés aux préoccupations des intervenants ;

  5. Prévoir d’offrir un soutien à la cessation tabagique aux administrateurs, aux intervenants et aux membres du personnel qui fument ;

  6. Envisager, en collaboration avec les gestionnaires du milieu, des moyens de rendre l’environnement de soins plus favorable à la cessation tabagique ;

  7. Prévoir d’évaluer le projet, afin de pouvoir réajuster au besoin les interventions et pour bonifier le programme.