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Texte traduit de l’anglais par : Services d’édition Guy Connolly

Introduction

Malgré une diminution de la prévalence observée au cours des dernières années, le tabagisme chez les jeunes constitue, actuellement et depuis très longtemps dans les pays occidentaux, un important problème de santé publique (Santé Canada, 2005). Dans un article publié en 1863 dans The Lancet (Lancet, 1863 : 73), le tabac était défini comme « one of the least hurtful of luxuries »[1], on y affirmait également que « youth of all countries should abandon it entirely »[2]. En outre, dans un éditorial de 1906 (Lancet, 1906), on réclamait des mesures publiques contre « the poisoning of the child with tobacco »[3]. Plus d’un siècle plus tard, la prévalence du tabagisme demeure beaucoup trop élevée chez les jeunes Canadiens. En effet, plus de 20 % d’entre eux commencent à fumer et demeurent fumeurs à l’âge adulte (Statistique Canada, 2005), entraînant collectivement de graves conséquences pour la santé qui auraient pu être évitées. La consommation quotidienne de cigarettes commencerait en général à 16 ans, mais la première bouffée serait prise à un âge moyen beaucoup plus précoce. Bien qu’il existe une grande variabilité, de nombreux adolescents ont déjà fait l’essai de la cigarette avant 12 ans et même dès huit ans dans les collectivités défavorisées (O’Loughlin et coll., 1998). On sait que les fumeurs précoces consomment un plus grand nombre de cigarettes, fument plus longtemps, sont moins susceptibles de cesser de fumer et présentent des risques plus élevés de mort prématurée que les autres. Selon les données de l’Enquête de 2002 sur le tabagisme chez les jeunes (ETJ) (Santé Canada, 2005), les jeunes fumeurs d’aujourd’hui consomment plus de cigarettes par jour qu’il y a huit ans (8,1 cigarettes par jour en 2002, comparativement à 7,4 cigarettes par jour en 1994). Plusieurs rapports récents donnent également à penser que la cooccurrence du tabagisme et d’autres comportements nuisibles à la santé qui créent une dépendance, notamment l’abus d’alcool, l’usage de la marijuana, le jeu pathologique, l’inactivité physique et les mauvaises habitudes alimentaires, est en croissance (Audrain-McGovern et coll., 2003 ; De Bourdeaudhuij et Van Oost, 1999 ; Dierker et coll., 2004 ; Scal et coll., 2003).

La recherche empirique sur le tabagisme chez les jeunes a commencé dans les années 1950 et a augmenté de façon exponentielle depuis, des centaines d’articles étant publiés chaque année dans les ouvrages traitant de santé et de sciences sociales. Beaucoup de connaissances ont été acquises quant aux facteurs déterminants et aux conséquences du tabagisme ainsi qu’à l’efficacité des interventions antitabac auprès des jeunes grâce à la recherche ; cependant, nous estimons qu’il est nécessaire de réfléchir à la recherche sur le tabagisme chez les jeunes, de la repenser et peut-être de la recadrer, en sortant des paradigmes et des méthodes qui ont prédominé dans le domaine. Pour illustrer ce propos, mentionnons que, dans le cadre d’une étude intitulée Smoking habits of schoolboys (Habitudes de la cigarette chez les écoliers) (Raven, 1957), publiée il y a 50 ans, on a utilisé plusieurs des mesures les plus courantes encore en usage à l’heure actuelle, dont le nombre de cigarettes fumées par semaine, l’âge de la première cigarette et l’âge au début du tabagisme. Entre autres conclusions, Raven avait signalé des corrélations entre le tabagisme et la classe sociale, la faible estime de soi, les comportements délinquants, l’influence parentale et la faiblesse dans l’application des politiques scolaires en matière de tabac. Ces résultats se sont confirmés à maintes reprises au cours des 50 dernières années, à l’aide de méthodes essentiellement similaires.

Posant comme hypothèse qu’il est probablement nécessaire de mettre en oeuvre de nouvelles méthodes de conceptualisation de la recherche sur le tabagisme chez les jeunes, le présent article vise à poser un regard critique sur l’utilité des résultats de l’étude NICO (O’Loughlin et coll., 2003 ; Karp et coll., 2006 ; Karp et coll., 2005) en vue de recadrer la recherche sur le tabagisme chez les jeunes. L’étude NICO (www.etudenico.ca) est une enquête longitudinale toujours en cours (de 1999 à 2012) auprès d’une cohorte d’adolescents de Montréal, financée par l’Institut national du cancer du Canada. Nous ferons valoir dans le présent article, en nous fondant sur le travail réalisé dans le cadre de l’étude NICO jusqu’à présent, qu’il serait nécessaire d’aborder au moins six questions pour repenser et recadrer la recherche sur le tabagisme axée sur les jeunes : l’adoption d’une perspective socio-écologique en recherche sur les déterminants ; la mise en place de recherches collaboratives interdisciplinaires ; la distanciation des cadres des études transversales ; la reconnaissance des différences entre le tabagisme chez les jeunes et chez les adultes ; la transition vers les recherches sexospécifiques ; et l’analyse de multiples phénotypes.

Adoption d’une perspective socio-écologique

Des préoccupations voulant que la recherche sur les interventions en matière de tabac ait atteint un plateau ont déjà été soulevées (Hébert, 2003). Par exemple, au cours des 20 dernières années, la recherche sur la prévention a en grande partie mis l’accent sur la mise à l’épreuve d’interventions selon la théorie de l’apprentissage social, une perspective qui est peut-être trop limitée pour entraîner la mise en place d’interventions aux effets concrets et durables. Puisqu’elles analysent un ensemble relativement restreint de déterminants limités dans le temps, les recherches sur les facteurs de risque ont donné naissance à des initiatives d’intervention aux cibles limitées. Il est toutefois très clair que les déterminants du tabagisme chez les jeunes comprennent de nombreux éléments, des facteurs biologiques et physiologiques aux influences sociales. De plus, au-delà de la difficulté à comprendre le tabagisme chez les jeunes, les chercheurs ont récemment commencé à adopter la perspective que les facteurs de risque du tabagisme changeraient avec le temps. L’ensemble de facteurs du tabagisme dans l’enfance ou au début de l’adolescence peut être différent de celui qui est important au milieu ou à la fin de l’adolescence. Enfin, sans compter les questions liées à la recherche sur le tabagisme chez les jeunes, le tabac en tant qu’enjeu de santé publique et de recherche constitue une cible mouvante en ce qui a trait aux lois, aux interdictions, aux politiques, aux normes sociales et à d’autres facteurs qui concourent à l’évolution constante du problème ainsi qu’à ses solutions.

Parmi les facteurs de risque connus du tabagisme chez les jeunes, citons le génotype, les facteurs sociodémographiques (âge, sexe, composition de la famille, statut socioéconomique), l’environnement social (parents, amis, enseignants fumeurs), les facteurs psychosociaux (dépression, stress, impulsivité, recherche de la nouveauté, estime de soi, rendement scolaire, poids), les avantages perçus du tabagisme (surveillance du poids, être cool) ainsi que l’accès aux cigarettes et leur usage (interdiction de fumer à l’école, coût, publicité). Cette gamme de déterminants illustre que la recherche sur les causes du tabagisme chez les jeunes justifie véritablement les perspectives imbriquées dans de larges modèles socioécologiques de déterminants sanitaires. Par exemple, selon la théorie des systèmes écologiques (Bronfenbrenner et Ceci, 1994), les complexes couches contextuelles du milieu, soit la famille, les pairs, l’école, le voisinage et la société, interagissent avec les déterminants individuels pour former l’acquisition de comportements de mode de vie. Nous présenterons ci-dessous deux déterminants du tabagisme chez les jeunes, analysés dans le cadre de l’étude NICO, qui soutiennent la nécessité d’élargir notre perspective des possibles déterminants du tabagisme chez les jeunes au-delà des traditionnels déterminants sociodémographiques, psychosociaux et socioenvironnementaux.

Dépendance à la nicotine chez les nouveaux fumeurs

L’une des questions les plus importantes de la recherche contemporaine sur le tabagisme chez les jeunes est liée au moment où les symptômes de la dépendance à la nicotine surviennent après le début de la consommation de cigarettes et à la possibilité que ces symptômes augmentent la consommation de cigarettes chez les nouveaux fumeurs. Dans un rapport du Surgeon General (chef du service fédéral de la santé publique aux États-Unis) sur le tabagisme chez les jeunes publié en 1994 (U.S. Department of Health and Human Services, 1994), le cycle naturel de la consommation de cigarettes est décrit comme une progression séquentielle passant par cinq étapes, comprenant la préparation, pendant laquelle l’intérêt envers le tabac est éveillé, l’essai, l’usage irrégulier, l’usage régulier, puis, après deux ou trois ans, la dépendance à la nicotine, qui se manifeste par un besoin physiologique. Le modèle des cinq étapes a été largement accepté et, pendant de nombreuses années, l’évolution naturelle de l’émergence du tabagisme chez les adolescents a ainsi été conceptualisée (Flay, 1993 ; Lerman et Berrettini, 2003 ; Mayhew et coll., 2000 ; U.S. Department of Health and Human Services, 1994). Toutefois, les travaux de Joseph DiFranza de l’Université du Massachusetts, menés au début des années 2000 (DiFranza et coll., 2000 ; DiFranza et coll., 2002 ; DiFranza et coll., 2004), ont soulevé des préoccupations quant à l’apparition rapide des symptômes de la dépendance à la nicotine après le début de la consommation de cigarettes, ce qui a remis en question la validité du modèle des cinq étapes. Dans le cadre de récents travaux, DiFranza et ses collaborateurs soutiennent que les symptômes de sevrage chez les jeunes fumeurs peuvent apparaître malgré une consommation très faible de tabac. Ces symptômes peuvent être soulagés pendant plusieurs jours par la consommation d’une seule cigarette et ne peuvent apparaître que pendant plusieurs jours après la dernière cigarette (DiFranza et coll., sous presse).

À l’aide des données de l’étude NICO, nous avons déterminé l’ordre et le moment d’apparition des principales étapes de l’usage de la cigarette (première inhalation, première cigarette complète, consommation mensuelle, hebdomadaire et quotidienne de cigarettes, consommation de 100 cigarettes dans une vie) et des symptômes de dépendance à la nicotine (dépendance physique et psychologique, tolérance, état de manque, symptômes de sevrage, temps d’acquisition de la dépendance au tabac selon la CIM-10) (Gervais et coll., 2006). Nous avons découvert que bon nombre de jeunes qui s’initient au tabac inhaleront rapidement la fumée de cigarette après la première bouffée et que les symptômes de la dépendance à la nicotine, y compris les états de manque, apparaissent rapidement, bien avant la consommation hebdomadaire et quotidienne ou la consommation de 100 cigarettes. Plutôt que d’être une activité inoffensive sans conséquences graves, la première bouffée risque en fait de représenter pour de nombreux jeunes le début d’un processus qui se traduit rapidement par l’apparition de symptômes de dépendance à la nicotine et par un usage croissant de cigarettes.

En appui aux arguments de DiFranza, cette description de l’évolution naturelle du tabagisme et des symptômes de dépendance à la nicotine remet en question les croyances de longue date des chercheurs en matière de progression séquentielle de la consommation de tabac en cinq étapes (Flay, 1993 ; Fleming et coll., 2002 ; U.S. Department of Health and Human Services, 1994). Elle remet également en cause l’idée que la dépendance à la nicotine ne se crée qu’après deux ans d’usage excessif et habituel de cigarettes, et que la consommation de 100 cigarettes dans la vie d’un jeune constitue un marqueur central pour « devenir fumeur ». Il est suggéré que la recherche sur les causes et la prévention du tabagisme de même que sa surveillance devrait aussi intégrer la notion d’apparition précoce des symptômes de dépendance à la nicotine après la première bouffée. Il est possible, notamment, que les interventions de cessation soient nécessaires rapidement après la première bouffée chez certains jeunes pour traiter les symptômes de dépendance à la nicotine qui apparaissent tôt au cours du processus et pour prévenir l’augmentation de l’usage de la cigarette.

Facteurs de risque génétique

On s’intéresse de plus en plus à savoir si les individus ayant des génotypes précis sont plus exposés à la consommation de tabac et à la dépendance à la nicotine et, en particulier, si les gènes interagissent avec l’environnement ou avec d’autres gènes afin d’augmenter les risques. Des preuves tirées d’études sur des jumeaux et des enfants adoptés ainsi que des études sur les liaisons génétiques donnent effectivement à penser que l’initiation au tabac, la persistance, la dépendance et la cessation comportent une forte composante génétique, de 28 à 85 % de la variation du tabagisme étant liée à des facteurs héréditaires (Tyndale, 2003). À l’instar d’autres résultats complexes pour la santé, la consommation de tabac et la dépendance à la nicotine sont probablement polygéniques, causées par de nombreuses variations de l’ADN, chacune d’elles n’ayant qu’un effet minime sur le phénotype. Les recherches sur les facteurs génétiques ont jusqu’à présent porté principalement sur les voies empruntées par les neurotransmetteurs (c.-à-d. neurotransmetteurs dopaminergiques et sérotonergiques ainsi que systèmes récepteurs), les enzymes métabolisant la nicotine (CYP2A6, CYP2D6, CYP2E1) et les récepteurs nicotiniques neuronaux (CHRNA4, CHRNA7, CHRNB2), bien que les preuves de la contribution de gènes précis du tabagisme soient faibles (Munafò et Flint, 2004).

Les données de l’étude NICO sur les risques génétiques fournissent de l’information sur les mécanismes menant au tabagisme chez les jeunes qui pourrait être utile dans la conceptualisation de programmes de lutte contre le tabac (O’Loughlin et coll., 2004). Contrairement aux études de cas-témoins menées auprès d’adultes, qui laissent supposer que les allèles inactives du gène qui code le cytochrome hépatique P450 2A6 (CYP2A6) protègent contre la dépendance à la nicotine et la consommation élevée de cigarettes, nous avons découvert que les adolescents de l’étude NICO possédant une ou deux copies du CYP2A6*2 ou *4 (c.-à-d. des métaboliseurs lents de la nicotine) présentent un risque très élevé de dépendance à la nicotine, mais fument moins lorsqu’ils sont dépendants (O’Loughlin et coll., 2004). Nous avons également génotypé le CYP2B6, une autre enzyme du cytochrome P450 qui métabolise la nicotine, mais de façon moins efficace que le CYP2A6. Dans nos analyses préliminaires réalisées à l’aide des données de l’étude NICO, les variantes du CYP2B6 ont été liées à des taux accrus d’acquisition d’une dépendance, et l’effet était plus important chez les métaboliseurs lents CYP2A6, ce qui laisse croire qu’il existerait une interaction entre les gènes. Ces facteurs liés aux gènes en interaction avec les autres facteurs de risque peuvent jouer un rôle dans la détermination ou dans la modulation du tabagisme et des trajectoires de dépendance à la nicotine.

Mise en place de recherches collaboratives interdisciplinaires

La compréhension accrue de la nature complexe et multidimensionnelle du comportement tabagique a poussé les chercheurs à examiner un nouveau paradigme en recherche pour la lutte contre le tabac. Alors qu’il est possible de distinguer les recherches multidisciplinaires, interdisciplinaires et transdisciplinaires (Stokols et coll., 2003), l’idée maîtresse de tous ces concepts est qu’il soit préférable pour les chercheurs de collaborer en utilisant des cadres conceptuels qui mettent en commun des théories, des méthodes et des mesures de leurs disciplines respectives, plutôt que de travailler en vase clos disciplinaire et institutionnel (Kahn et Prager, 1994 ; Rosenfield, 1992). Pour ce faire, il est nécessaire d’obtenir des perspectives de nombreuses disciplines, y compris la génétique, la neurologie, la psychologie, la pharmacologie, la santé de la population, l’épidémiologie, les politiques en matière de santé, la médecine, le marketing, la recherche sexospécifique, l’anthropologie, la science politique, l’ethnographie et les sciences économiques. Les chercheurs interdisciplinaires devraient posséder une solide base scientifique ainsi que d’excellentes compétences conceptuelles, méthodologiques et en conception de recherche ; une prédisposition de traverser des frontières analytiques et disciplinaires ; une compréhension et un respect des différentes disciplines ; d’excellentes habiletés en relations humaines et en communication ; et une volonté de collaborer plutôt que d’entrer en compétition (Hébert, 2003). Le rassemblement de chercheurs de disciplines aussi divergentes que la génétique et l’évaluation de politiques publiques peut être difficile, mais la fusion interdisciplinaire de paradigmes de recherche, de connaissances et de méthodes permettra de mieux comprendre l’usage du tabac, la prévention et la cessation, et ainsi de mettre en place des politiques et des programmes pertinents et efficaces qui réduiront le fardeau du tabagisme.

L’étude NICO a permis de souligner la contribution potentielle de l’interdisciplinarité accrue en recherche pour la lutte contre le tabagisme, en liant l’épidémiologie du tabagisme chez les jeunes à la science fondamentale de la génétique, au développement psychologique tout au long de la vie et à la santé publique. Sur le plan méthodologique, les chercheurs ont eu recours, dans le cadre de cette étude, à des méthodes quantitatives et qualitatives telles que des groupes de discussion, qui nous ont éclairés sur le point de vue des adolescents à l’égard de leur expérience du tabagisme. Ce travail a permis de mieux cibler et de perfectionner les mesures quantitatives, notamment en montrant que certains symptômes de la dépendance à la nicotine mesurés à l’aide des outils communs ne sont pas ressentis par les jeunes, ou sont ressentis d’une façon différente que par les adultes (O’Loughlin et coll., 2003).

Distanciation des cadres des études transversales

Quoique des centaines d’études sur les déterminants du tabagisme chez les jeunes aient été fondées sur des modèles d’enquêtes transversales, des études longitudinales ont commencé à proliférer au cours des dix dernières années, et au moins 45 études du genre ont été publiées au cours des cinq dernières années. Les modèles longitudinaux sont nécessaires pour aborder certaines questions de recherche sur l’évolution naturelle des comportements tabagiques, les trajectoires de consommation de tabac, la validation prédictive des outils de mesure ainsi que les risques et les résultats variant chronologiquement. Ils permettent de tenir compte du fait que le contexte ou l’environnement du tabagisme chez les jeunes change constamment, tout comme change le monde qui les entoure et comme leur propre développement physique et psychologique façonne leurs interactions avec leur environnement. Enfin, les modèles longitudinaux sont utiles pour comprendre les résultats à long terme des essais d’intervention, en montrant notamment, comme dans l’essai Hutchinson (Hutchinson Smoking Prevention Project), l’échec à long terme de la prévention (Peterson et coll., 2000). Dans l’ensemble, nous pourrions considérer que, à moins qu’elles ne soient effectuées dans un contexte de surveillance de la santé publique, l’ère des enquêtes transversales sur les déterminants du tabagisme chez les jeunes tire à sa fin. Le défi sera de veiller à ce que les organismes de financement reconnaissent l’importance de ce changement et mettent en place des mécanismes de financement visant à soutenir les recherches longitudinales complexes et de grande envergure auprès des jeunes.

Il existe un intérêt croissant pour la caractérisation des trajectoires du tabagisme et de la dépendance à la nicotine en modelant quantitativement les voies de développement au fil du temps à l’aide de bases de données longitudinales. Nos travaux et ceux d’autres chercheurs ont laissé entrevoir des modèles constants de trajectoires du tabagisme. Chassin et coll. (2000) ont défini six modèles de trajectoires chez des participants âgés de 11 à 31 ans, soit les abstinents stables, les fumeurs occasionnels, les fumeurs habituels précoces et tardifs, les ex-fumeurs et les expérimentateurs. De leur côté, Colder et coll. (2001) ont déterminé cinq modèles chez des adolescents âgés de 11 à 16 ans, à savoir les fumeurs ayant commencé tôt à fumer et dont la consommation augmente rapidement, les fumeurs ayant commencé tard à fumer et dont la consommation augmente modérément, les fumeurs dont la consommation augmente lentement, les fumeurs légers stables et les jeunes qui ne prennent que quelques bouffées de cigarette pas mois. Enfin, Audrain-McGovern et coll. (2004) ont établi quatre modèles chez des élèves de la 9e à la 12e année : les jeunes n’ayant jamais fumé, les expérimentateurs, les jeunes ayant commencé tôt à fumer et dont la consommation de cigarettes a augmenté rapidement, et d’autres, ayant commencé tard à fumer et dont la consommation de cigarettes a augmenté lentement.

Dans l’étude NICO, même si les trajectoires individuelles étaient très hétérogènes, nous avons repéré quatre classes de trajectoires quant à l’intensité du tabagisme chez 369 sujets (moyenne d’âge de 13 ans) qui avaient commencé à fumer pendant le suivi, soit les fumeurs à faible intensité, les fumeurs dont la consommation n’augmente pas (72 % des débutants) et les jeunes qui ont augmenté leur consommation de cigarettes lentement, modérément ou rapidement (respectivement 11 %, 12 % et 6 % des débutants) (Karp et coll., 2005). Les participants dont la consommation de cigarettes était croissante tendaient davantage à acquérir une dépendance au tabac au fil du temps. De nombreux fumeurs dont la consommation de cigarettes augmentait, par exemple, étaient déjà dépendants rapidement après leur première bouffée ; après une année, c’était le cas de 90 % d’entre eux.

Il est important de souligner que des facteurs de risque sont liés à des modèles précis de trajectoire. Le sexe, le rendement scolaire piètre et le nombre d’amis fumeurs au début du tabagisme constituent des prédicteurs indépendants du modèle de trajectoire selon l’étude NICO (Karp et coll., 2005). Sans surprise, les personnes présentant un nombre élevé de facteurs de risque augmentent leur consommation de cigarettes plus rapidement que les autres. À l’inverse, ceux présentant moins de facteurs de risque tendent à maintenir de faibles taux de consommation (Audrain-McGovern et coll., 2004 ; Chassin et coll., 2000).

Reconnaissance des différences entre le tabagisme chez les jeunes et chez les adultes

L’hypothèse selon laquelle il est possible d’appliquer intégralement les modèles de recherches axées sur les adultes, et les connaissances qui en sont tirées, aux jeunes constitue un piège qui risque de freiner les progrès de la recherche pour la lutte contre le tabagisme chez les jeunes. Cette situation est illustrée par un exemple frappant : en général, les profils de consommation du tabac chez les adultes varient peu quotidiennement alors que chez les jeunes, en particulier chez les fumeurs débutants, on remarque une tendance à adopter des modes de consommation du tabac sporadiques et irréguliers. Ces derniers partagent leurs cigarettes avec des amis et ne les fument donc pas nécessairement en totalité. En outre, ils ont plus de contraintes environnementales que les adultes, autant à la maison qu’à l’école. En particulier lorsqu’ils commencent à fumer, il est possible que les fumeurs débutants ne reconnaissent pas les symptômes de la dépendance à la nicotine et qu’ils éprouvent ou signalent des symptômes de dépendance de façon différente comparativement aux adultes. Enfin, même s’ils commencent à fumer pour une multitude de raisons particulières, celles-ci tendent à changer avec le temps, par exemple, au fur et à mesure que les symptômes de la dépendance se manifestent. Par ailleurs, bien que les fumeurs novices tendent à être moins exposés à la cigarette que les adultes et que les modèles de consommation soient différents, il existe des preuves voulant que les effets physiologiques de la nicotine ne soient peut-être pas si distincts. Les jeunes inhalent et absorbent autant de nicotine par cigarette que les adultes, dès les premières cigarettes (McNeill et coll., 1987). Ces résultats donnent à penser qu’il est nécessaire de mener des recherches sur les similitudes et les différences entre le tabagisme chez les jeunes et chez les adultes ainsi que sur la façon dont le tabagisme chez les jeunes évolue jusqu’à l’âge adulte. En particulier, ces mêmes résultats remettent en question des notions telles que la définition d’un adolescent fumeur, soit une personne ayant consommé 100 cigarettes ou plus dans sa vie (une étape relativement tardive dans le cycle naturel du tabagisme (Gervais et coll., 2006) mais utilisée couramment dans la surveillance et les études sur la cessation), et laissent supposer que la surveillance et la recherche chez les adolescents devraient comprendre des fumeurs qui en sont à une étape précoce du tabagisme et de la dépendance à la nicotine.

Transition vers les recherches sexospécifiques

Les données de l’étude NICO signalent des différences entre les sexes dans l’acquisition du tabagisme. Alors que les garçons présentaient un risque plus élevé de progression rapide vers le tabagisme, les filles tendaient davantage à adopter des parcours lents et modérés (Karp et coll., 2005). Les taux d’incidence de l’usage précoce et fréquent de la cigarette ainsi que de l’existence de nombreuses étapes de dépendance étaient plus élevés chez les filles (Gervais et coll., 2006). Ces données appuient celles de DiFranza et de ses collègues (DiFranza et coll., 2002), qui montrent que la période de latence médiane entre la consommation mensuelle de cigarettes et l’apparition d’un ou de plusieurs symptômes décrits dans la Hooked on Nicotine Checklist était de 21 jours pour les filles et de 183 jours pour les garçons. Cependant, selon l’étude NICO, il existe peu de différences entre les sexes relativement aux étapes de la période tardive du tabagisme et, peut-être plus important encore, de la dépendance au tabac.

Plusieurs explications possibles justifient les différences observées entre les sexes durant la période d’émergence du tabagisme et de la dépendance à la nicotine. Premièrement, le signalement précoce des symptômes de dépendance à la nicotine chez les filles est peut-être lié à la consommation plus importante de cigarettes au début du processus. En effet, selon les données de l’étude NICO, les taux d’incidence de l’inhalation, de la consommation d’une cigarette complète et de la consommation mensuelle sont plus élevés chez les filles que chez les garçons. Deuxièmement, il est possible que les filles soient plus sensibles que les garçons aux effets de la nicotine. Fallon et coll. (2005) ont montré que l’administration d’un timbre de nicotine influait sur le métabolisme cérébral de façon différente chez les hommes et chez les femmes. En effet, celui-ci était plus rapide chez les femmes que chez les hommes, mais le timbre de nicotine en réduisait les différences. Troisièmement, il est possible que les filles soient plus sensibles aux signes et aux symptômes corporels et, pour cette raison, elles sont plus susceptibles de reconnaître, d’exprimer et de signaler les symptômes de dépendance à la nicotine qu’elles éprouvent. Peu importe l’explication, les différences entre les sexes au début du processus du tabagisme méritent qu’on y porte attention afin d’en tenir compte dans la mise en place des interventions de prévention et de cessation.

Analyse de multiples phénotypes

Les données de l’étude NICO donnent à penser que la recherche sur le tabagisme chez les jeunes tirerait profit d’examiner des conséquences au-delà de la consommation de cigarettes. Cette manière de procéder permettrait de mieux comprendre d’autres phénomènes liés au tabac tels que les symptômes de la dépendance à la nicotine, les états de manque, la tolérance, le sevrage et l’automédication par le tabagisme. Les futures études longitudinales seront essentielles pour mieux saisir les trajectoires de cooccurrence et d’interaction entre l’usage de la cigarette et celui d’autres substances ou comportements. Nous en savons peu, notamment, sur l’influence des trajectoires d’usage du cannabis sur les trajectoires de dépendance à la nicotine, un domaine d’intérêt considérable en raison de la combinaison croissante de l’usage du tabac et du cannabis (Santé Canada, 2005). Enfin, la recherche dans d’autres domaines prioritaires en santé publique tels que l’inactivité physique et l’obésité permettra peut-être d’en apprendre également en recherche sur le tabagisme.

Conclusion

Dans le présent article, nous défendons de nouvelles approches de recherche en matière de tabagisme chez les jeunes. Les questions que nous avons présentées peuvent être utiles pour entreprendre la déconstruction et la redéfinition de notre compréhension des déterminants et des conséquences du tabagisme, et pourraient entraîner de nouvelles initiatives sur le plan des politiques et des interventions en matière de santé publique. Outre les axes de recherche prometteurs soulignés ci-dessus, nous faisons valoir que l’acceptation enthousiaste des critiques sévères, qui s’élèveront tant au sein de notre champ de spécialité qu’à l’extérieur de celui-ci, constituera la clé pour faire évoluer les connaissances sur le tabagisme chez les jeunes. Fait intéressant, le Dr Raven (1957 : 1141) concluait son article par une remarque à propos du tabagisme chez les filles : « Replies from the headmistresses of 3 public (girls’) schools suggested that the problem does not exist in these schools. As one said, “ It is no longer considered clever to smoke.” »[4] Cinquante ans plus tard, il est manifeste que le Dr Raven, qui a montré qu’il avait raison à de nombreux égards au cours de ces cinq décennies de recherche, s’est trompé dans ce cas-ci, ou, du moins, qu’on ne peut lui donner raison aujourd’hui. Au lieu de nous féliciter d’avoir acquis des connaissances, nous devrions peut-être nous demander : « Sur quoi d’autre nous sommes-nous trompés durant les 50 dernières années ? »